Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart V

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 302-305).

CHAPITRE V


Mozart jugeait ses propres ouvrages avec impartialité, et souvent avec une sévérité qu’il n’aurait pas soufferte aisément dans un autre. L’empereur Joseph II aimait Mozart, et l’avait fait son maître de chapelle ; mais ce prince avait la prétention d’être un dilettante. Son voyage en Italie lui avait donné l’engouement de la musique italienne, et quelques Italiens qu’il avait à sa cour ne manquaient pas d’entretenir cette prévention, qui, au reste, me semble assez fondée.

Ils parlaient avec plus de jalousie que de justice des premiers essais de Mozart, et l’empereur, ne jugeant guère par lui-même, fut facilement entraîné par les décisions de ces amateurs. Un jour qu’il venait d’entendre la répétition d’un opéra comique (l’Enlèvement au Sérail), qu’il avait demandé lui-même à Mozart, il dit au compositeur : « Mon cher Mozart, cela est trop beau pour nos oreilles ; il y a beaucoup trop de notes là-dedans. — J’en demande pardon à Votre Majesté, lui répondit Mozart très sèchement ; il y a précisément autant de notes qu’il en faut. » Joseph ne dit rien, et parut un peu embarrassé de la réponse ; mais lorsque l’opéra fut joué, il en fit les plus grands éloges.

Mozart fut ensuite moins content lui-même de son ouvrage ; il y fit beaucoup de corrections et de retranchements : et depuis, en exécutant sur le piano un des airs qui avaient été le plus applaudis : « Cela est bon dans la chambre, dit-il, mais pour le théâtre il y a trop de verbiage. Dans le temps où je composais cet opéra, je me complaisais dans ce que je faisais, et n’y trouvais rien de trop long. »

Mozart n’était nullement intéressé ; la bienfaisance, au contraire, faisait son caractère : il donnait souvent sans choix, et dépensait son argent plus souvent encore sans raison.

Dans un voyage qu’il fit à Berlin, le roi Frédéric-Guillaume II lui proposa trois mille écus d’appointements (onze mille francs) s’il voulait rester à sa cour et se charger de la direction de son orchestre. Mozart répondit seulement : « Dois-je quitter mon bon empereur ? » Cependant, à cette époque, Mozart n’avait point encore d’appointements fixes à Vienne. Un de ses amis lui reprochant, dans la suite, de n’avoir pas accepté les propositions du roi de Prusse : « J’aime à vivre à Vienne, répliqua Mozart ; l’empereur me chérit, je me soucie peu de l’argent. »

Des tracasseries qu’on lui avait suscitées à la cour le portèrent cependant à demander sa démission à Joseph ; mais un mot de ce prince, qui aimait ce compositeur, et surtout sa musique, le fit sur-le-champ changer de résolution. Il n’eut pas l’habileté de profiter de ce moment favorable pour demander un traitement fixe ; mais l’empereur eut enfin de lui-même l’idée de régler son sort ; malheureusement il consulta sur ce qu’il était convenable de faire un homme qui n’était pas des amis de Mozart, et qui proposa huit cents florins (un peu moins de deux mille deux cents francs). Jamais Mozart n’eut un traitement plus considérable. Il le touchait comme compositeur de la chambre, mais il ne fit jamais rien en cette qualité. On lui demanda une fois, en vertu d’un de ces ordres généraux du gouvernement, fréquents à Vienne, l’état des traitements qu’il recevait de la cour. Il écrivit, dans un billet cacheté : « Trop pour ce que j’ai fait, trop peu pour ce que j’aurais pu faire. »

Les marchands de musique, les directeurs de théâtre et autres gens à argent abusaient tous les jours de son désintéressement connu. C’est ainsi que la plupart de ses compositions pour le piano ne lui ont rien rapporté. Il les écrivait par complaisance pour des gens de sa société, qui lui témoignaient le désir de posséder quelque chose de sa propre main pour leur usage particulier : dans ce cas, il était obligé de se conformer au degré de force auquel ces personnes étaient parvenues ; et c’est ce qui explique comment dans le nombre de ses compositions pour le clavecin, il s’en trouve beaucoup qui paraissent peu dignes de lui. Artaria, marchand de musique à Vienne, et d’autres de ses confrères, savaient se procurer des copies de ces pièces, et les publiaient sans demander l’agrément de l’auteur, et surtout sans lui proposer d’honoraires.