Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart VII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 314-321).

CHAPITRE VII


Ce fut dans cet état qu’il composa la Flûte enchantée[1], la Clémence de Titus, son Requiem, et d’autres morceaux moins connus. C’est pendant qu’il faisait la musique du premier de ces opéras qu’il commença à avoir, au milieu de son travail, ces moments d’évanouissement dont nous avons parlé. Il aimait beaucoup la Flûte enchantée, quoiqu’il ne fût pas très content de quelques morceaux que le public avait pris en affection et qu’il ne cessait d’applaudir. Cet opéra eut un grand nombre de représentations ; mais l’état de faiblesse dans lequel Mozart se trouvait ne lui permit de diriger l’orchestre que pendant les neuf ou dix premières. Quand il était hors d’état d’aller au théâtre, il plaçait sa montre à côté de lui, et semblait suivre l’orchestre dans sa pensée : « Voilà le premier acte terminé, disait-il ; maintenant on chante tel ou tel air, etc » ; puis il était de nouveau saisi de l’idée que bientôt il serait obligé de quitter tout cela.

Un événement assez singulier vint accélérer l’effet de cette funeste disposition. Je prie qu’on me permette de rapporter cet événement avec détails, parce qu’on lui doit le fameux Requiem, qui passe, avec raison, pour un des chefs-d’œuvre de Mozart.

Un jour qu’il était plongé dans une profonde rêverie, il entendit un carrosse s’arrêter à sa porte. On lui annonce un inconnu qui demande à lui parler : on le fait entrer ; il voit un homme d’un certain âge, fort bien mis, les manières les plus nobles, et même quelque chose d’imposant : « Je suis chargé, monsieur, pour un homme très considérable, de venir vous trouver. — Quel est cet homme ? interrompit Mozart. — Il ne veut pas être connu. — À la bonne heure ! et que désire-t-il ? — Il vient de perdre une personne qui lui était bien chère, et dont la mémoire lui sera éternellement précieuse ; il veut célébrer tous les ans sa mort par un service solennel, et il vous demande de composer un Requiem pour ce service. » Mozart se sentit vivement frappé de ce discours, du ton grave dont il était prononcé, de l’air mystérieux qui semblait répandu sur toute cette aventure. Il promit de faire le Requiem. L’inconnu continue : « Mettez à cet ouvrage tout votre génie ; vous travaillez pour un connaisseur en musique. — Tant mieux. — Combien de temps demandez-vous ? — Quatre semaines. — Eh bien, je reviendrai dans quatre semaines. Quel prix mettez-vous à votre travail ? — Cent ducats. » L’inconnu les compte sur la table et disparaît.

Mozart reste plongé quelques moments dans de profondes réflexions ; puis tout à coup demande une plume, de l’encre, du papier, et, malgré les remontrances de sa femme, il se met à écrire. Cette fougue de travail continua plusieurs jours ; il composait jour et nuit, et avec une ardeur qui semblait augmenter en avançant ; mais son corps, déjà faible, ne put résister à cet enthousiasme : un matin il tomba enfin sans connaissance, et fut obligé de suspendre son travail. Deux ou trois jours après, sa femme cherchant à le distraire des sombres pensées qui l’occupaient, il lui répondit brusquement : « Cela est certain, c’est pour moi que je fais ce Requiem ; il servira à mon service mortuaire. » Rien ne peut le détourner de cette idée.

À mesure qu’il travaillait, il sentait ses forces diminuer de jour en jour, et sa partition avançait lentement. Les quatre semaines qu’il avait demandées s’étant écoulées, il vit un jour entrer chez lui le même inconnu. « Il m’a été impossible, dit Mozart, de tenir ma parole. — Ne vous gênez pas, dit l’étranger : quel temps vous faut-il encore ? — Quatre semaines. L’ouvrage m’a inspiré plus d’intérêt que je ne pensais, et je l’ai étendu beaucoup plus que je n’en avais le dessein. — En ce cas, il est juste d’augmenter les honoraires ; voici cinquante ducats de plus. — Monsieur, dit Mozart, toujours plus étonné, qui êtes-vous donc ? — Cela ne fait rien à la chose ; je reviendrai dans quatre semaines. »

Mozart appelle sur-le-champ un de ses domestiques pour faire suivre cet homme extraordinaire, et savoir qui il était : mais le domestique maladroit vint rapporter qu’il n’avait pu retrouver sa trace.

Le pauvre Mozart se mit dans la tête que cet inconnu n’était pas un être ordinaire ; qu’il avait sûrement des relations avec l’autre monde, et qu’il lui était envoyé pour lui annoncer sa fin prochaine. Il ne s’en appliqua qu’avec plus d’ardeur à son Requiem, qu’il regardait comme le monument le plus durable de son génie. Pendant ce travail, il tomba plusieurs fois dans des évanouissements alarmants. Enfin, l’ouvrage fut achevé avant les quatre semaines. L’inconnu revint au terme convenu : Mozart n’était plus.

Sa carrière a été aussi courte que brillante. Il est mort à peine âgé de trente-six ans ; mais dans ce peu d’années il s’est fait un nom qui ne périra point tant qu’il se trouvera des âmes sensibles.

fin de la vie de mozart
  1. À l’époque où l’on donna les Mystères d’Isis à l’Opéra de Paris, un journal publia une lettre écrite à ce sujet par une dame allemande, et dont voici l’extrait :
    « J’ai vu les Mystères d’Isis : décorations, ballets, costumes, tout est fort beau ; mais ai-je vu la pièce de Mozart ? ai-je reçu l’impression de sa musique ? Nullement.
    « La Flûte enchantée est, dans l’original, ce que vous appelez un opéra-comique, une comédie mêlée d’ariettes. Le sujet est tiré du roman connu de Séthos ; le dialogue en est alternativement parlé et chanté. C’est sur ce canevas que Mozart a composé sa délicieuse musique, si bien d’accord avec les paroles.
    « Comment n’a-t-on pas vu que c’était dénaturer cet ouvrage que de le transformer en grand opéra ? Il a fallu d’abord, pour le rendre digne de votre académie de musique, couvrir tout le poème d’un récitatif étranger ; il a fallu y intercaler des airs, des chants, qui, pour être du même auteur, ne sont ni de la même pièce ni du même faire ; il a fallu enfin ajouter à cette pièce un grand nombre de morceaux hétérogènes, pour amener les superbes ballets dont elle est ornée. Il résulte de tout cela un ensemble qui n’est plus celui de Mozart : l’unité musicale est troublée, l’intention générale est effacée, l’enchantement disparaît.
    « Encore si l’on nous eût donné la musique de Mozart telle qu’il l’a faite ! mais nombre des morceaux les plus saillants ont perdu, dans la parodie, leur caractère et leur physionomie primitive : on en a altéré le mouvement, le ton, la signification.
    « Le Bochoris de la pièce allemande est un jeune oiseleur, gai, naïf, un peu bouffon, qui porte, sans le savoir, une flûte enchantée : il paraît vêtu d’un habit fait de plumes d’oiseaux ; il a sur le dos la cage où il met ceux qu’il a pris, et à la main la flûte dont il les pipe. Une ritournelle pleine de gaieté l’annonce, et il entre en chantant :

    Der Vogelfaenger bin ich, ja,
    Stets lustig, heissa ! hopsassa !
    Ich Vogelfaenger bin bekannt
    Bel alt und jung, im ganzen Land ;
    Weiss mit dem Locken umzugehn,
    Und mich auf’s Pfeifen zu verstehn. (Gamme de flûte.)
    Drum kann ich froh und lustig Sein ;
    Denn alle Vœgel sind ja mein *.
    (Gamme de flûte.)

    « Tel est le texte que Mozart a reçu de son poëte, et qui est ressorti de son esprit sous la forme musicale qui lui convenait. Au lieu de ces paroles joyeuses et simples, le poëte français met des couplets de sentiment dans la bouche de son Bochoris. Il y est question de la Mère de la Nature, des Grâces fidèles et de l’Amour qui vole autour d’elles… Tout cela peut être fort joli en France, mais l’air de Mozart ne va plus aussi bien.
    « Sur la mélodie qui sert au Bochoris allemand à exprimer son désir inquiet de rencontrer une jeune fille qui réponde à son amour, le Français débite de la morale bien éloignée de l’âme du jeune oiseleur :

    La vie est un voyage :
    Tâchons de l’embellir, etc.

    « Ce n’est pas là ce que Mozart a voulu dire.
    « Ce n’est pas là non plus ce qu’il a voulu dire quand, du bel air à couplets que chantent ensemble l’oiseleur et la princesse Pamina, on a fait ce trio de circonstance :

    Je vais revoir l’amant que j’aime, etc.

    Dans l’allemand, c’est une hymne à l’Amour, chantée par deux jeunes gens, une princesse et un oiseleur, qui se rencontrent seuls au milieu des forêts : le chant en est très beau, et il devient touchant quand on songe à l’innocence, à l’ingénuité, à l’émotion vague des deux jeunes acteurs qui sont en scène.
    « Il en est de même des nymphes de la nuit, qui viennent sauver le prince d’un serpent prêt à l’attaquer durant son sommeil : ces jeunes filles n’ont jamais vu d’hommes ; leur surprise, leur crainte, se peint dans leurs accents : rien de tout cela ne peut se trouver dans le trio des femmes de Myrrhène.
    « On voit que, constamment, une situation intéressante, et dont les développements sont pleins de naturel, est remplacée par une de ces combinaisons si rebattues et si froides qui font vivre le théâtre français.
    « Je ne parierai pas de quelques chants transposés, à leur grand désavantage, dans d’autres tons, ni de plusieurs autres altérations ; mais je me plaindrai de ce que l’on a supprimé de très-beaux morceaux ; je regrette surtout un duo naïf, chanté par deux enfants ; un autre chanté par le prince et par la princesse, après avoir passé ensemble par les épreuves de l’eau et du feu. Cette circonstance de deux amants qui supportent de compagnie les périls de l’initiation est un des motifs qui me feraient donner la préférence au poëme allemand, quelque baroque qu’il puisse être d’ailleurs.
    « Nous devons donc dire aux Français, pour l’honneur de Mozart : Votre opéra des Mystères d’Isis est un fort bel ouvrage, plein de noblesse, et peut-être très supérieur à notre Flûte enchantée ; mais ce n’est pas du tout l’ouvrage de Mozart.
    « Wilhelmine ** »
    Les personnes qui se rappelleront l’original et l’imitation y trouveront, ce me semble, la lutte du genre classique et du genre romantique. Le versificateur français, dont j’ignore jusqu’au nom, a dû être tout fier d’avoir fait quelque chose qui eût un air de famille avec les chefs-d’œuvre de Racine et de Quinault. Il ne s’est pas aperçu qu’il perdait tout naturel, toute grâce, toute originalité, et que rien n’est sujet à endormir comme une pièce où les spectateurs qui ont fait leur cours de littérature à l’Athénée prévoient à chaque scène l’événement qui va suivre. Le genre romantique, à égalité de talent dans l’auteur, aurait au moins le mérite de nous surprendre un peu. Veut-on la vérité sur cette dispute qui va faire la gloire des journaux pendant un demi-siècle ? C’est que le genre romantique, véritable poésie, ne souffre pas de médiocrité. Des drames romantiques, faits avec tout le talent qu’on trouve dans les huit ou dix dernières tragédies que vous m’avez envoyées de Paris, faits avec le talent qui créa les Ninus II, les Ulysses, les Artaxerxès, les Pyrrhus, etc., ne seraient pas parvenus à la seconde scène. Ces alexandrins bien ronflants sont un cache-sottise, mais non un antidote contre l’ennemi. Qu’est-ce qu’un style qui se refuse à répéter le mot le plus caractéristique du plus français de nos grands hommes ?
    Pour faire supporter Henri IV, disant qu’il souhaiterait que le plus pauvre paysan pût au moins avoir la poule au pot le dimanche, Legouvé fait dire à cet homme qui avait tant d’esprit :

    Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,
    L’hôte laborieux des modestes hameaux,
    Sur sa table moins humble, ait, par ma bienfaisance,
    Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance ;
    Et que, grâce à mes soins, chaque indigent nourri,
    Bénisse avec les siens la bonté de Henri.

    * Voici la version exacte et littérale de ce couplet allemand. Si quelqu’un veut essayer de la substituer aux paroles françaises, sous les yeux de la déesse, il s’apercevra combien elle s’adapte mieux au caractère de l’air :

    C’est moi qui suis l’oiseleur, oui, oui,
    Joyeux et dispos, ta la la, ta la la !
    C’est moi qui suis l’oiseleur si connu
    Des vieux et des jeunes, par tout le pays :
    Je sais piper, tendre un filet,
    Tirer des sons du flageolet. (Gamme de flûte.)
    Allons, soyons gai ! car, sur ma foi,
    Tous gentils oiseaux sont à moi. (Gamme de flûte.)

    ** Une note dans la marge de l’exemplaire Mirbeau indique que ce nom cache Mme Philipine de Bulow. En réalité Stendhal emprunte cette note à Winckler. N. D. L. E.