Stoïcisme et Christianisme/Introduction

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Antoine Amaté
Stoïcisme et Christianisme
Introduction
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Dans les sociétés antiques, l’élément le plus fondamental est le religieux. Toutes les activités humaines, qu’elles soient de l’ordre pratique ou de l’ordre de la pensée, dépendent de la religion. La politique est particulièrement révélatrice de cet état des choses. À Rome, tout choix demande la prise des augures, manière de consulter les dieux, d’obtenir leur consentement. C’est d’ailleurs ce rapport entre les dieux et Rome qui explique, aux yeux des romains, leur domination sur l’Europe.

Dans ce cadre, la morale a nécessairement un rapport très étroit avec la religion. Celui qui est amoral ne respecte pas le divin et ses lois. Étant donnée la place de la religion en politique, la morale y occupe une place importante. C’est évident à Spartes avec les lois somptuaires du réformateur mythique Lycurgue. À Rome, la représentation la plus frappante de ce phénomène est le personnage de Caton l’ancien, fameux pour sa rigueur morale. En philosophie, dans la République de Platon, l’importance accordée à la morale est aussi significative : la cité idéale de Platon se trouve éloignée de la mer pour éviter l’influence de l’étranger malsain.

La philosophie n’est pas non plus exemptée de l’influence du religieux ; après tout les philosophes s’inscrivent dans leur époque. La religion est même naturellement à la base de toute philosophie, la divergence fondamentale entre différents courants philosophiques étant souvent le rapport au divin, cette première divergence en entrainant de nombreuses autres. Ainsi, la philosophie peut en venir à élaborer une morale, conformément à sa théorie du divin. Ceci est particulièrement visible dans la philosophie qui nous intéresse, le stoïcisme, qui développe une conception originale du monde et des dieux. Voilà le premier rapprochement appréciable entre cette philosophie et une religion comme le christianisme, qui bien entendu va aussi donner sa vision de Dieu et produire une morale pour ses croyants.

Tous ces éléments justifient une comparaison entre les idées des philosophes du portiques et celles des penseurs des débuts du christianisme. Ces deux courants de pensée ont en effet chacun une certaine idée de Dieu et du monde, et une morale qui en découle.

Le stoïcisme est un monisme et un matérialisme ; dans cette philosophie tout est corps. Il est caractérisé par une puissance de cohésion qui lui permet d’être systématique, ce qui est un trait caractéristique des systèmes de pensée antiques. Comme tout y est corps, les différents incorporels ne sont que des attributs du corporel : il s’agit du dicible, du temps, du lieu et du vide. Ce qui différencie fondamentalement la philosophie du Portique du platonisme est aussi son optimisme envers le monde. Il n’y a pas de refus ou d’évasion du monde dans cette philosophie, les stoïciens veulent s’adapter au monde. Ils pensent que le monde est harmonieux, ainsi, selon eux l’utile est le bon et le beau est le bien. Marc-Aurèle dans Pensées à moi-même écrit que « ce qui nous arrive est toujours pour le bien de l’ensemble. Il ne nous en faudrait pas déjà davantage. Mais en y regardant de plus près, tu verras que le plus généralement ce qui est utile à un individu l’est en même temps à bien d’autres. »[1] Il convient d’introduire une dernière notion, qui est peut-être la plus importante de cette philosophie : le pneuma. Ce pneuma est âme du monde et en même temps son souffle, il transporte la raison du monde, le logos, qui apporte plénitude et perfection.

Après cette brève définition, il convient de préciser que le stoïcisme a six siècles d’existence et d’évolution, il n’est donc pas monolithique. On peut d’ailleurs distinguer différentes écoles ou périodes du stoïcisme dans l’antiquité : l’ancien stoïcisme dont les maitres sont Zénon de Citium, le fondateur (v. 335-262-261 av. J.-C.), Cléanthe d’Assos (330-232 av. J.C.), Chrysippe (280-206 av J.C.), Diogène de Babylone (240-150 av. J.C.), et Antipater de Tarse (200-129 av. J.C.). Il ne nous reste que des fragments de ces auteurs. Ensuite vient la période du moyen-stoïcisme avec les philosophes, Panétius de Rhodes (v.180-110 av. J.-C.), puis Poseidonios d’Apamée (135-51 av. J.-C). Enfin s’impose le stoïcisme impérial ou stoïcisme latin dont les représentants principaux sont Sénèque (4 av. J.C.-65 ap. J.C.), Épictète (50-v.125-130 ap. J.C.), et l’Empereur Marc Aurèle (121-180 ap. J.C.).

À l’époque qui nous intéresse, c’est à dire le deuxième et le début du troisième siècle, la société intellectuelle semble dominée par un syncrétisme. Le stoïcisme n’est pas complètement indemne de cette tendance et on retrouve donc chez Marc Aurèle une vision de Dieu transcendant et absolu, moins centré sur l’homme, qui est plus caractéristique du platonisme. Il cite aussi Épicure dans son ouvrage, ce qui témoigne de cette tendance. Néanmoins, le stoïcisme parvient à rester solide, ce qui en fait la philosophie incontestablement dominante de cette époque.

Il se diffuse à travers deux types d’enseignement : un enseignement pour l’élite, basé sur le commentaire des textes, et en enseignement populaire. Cet enseignement populaire est essentiellement moral ; Sénèque, qui en est le fondateur, est un directeur des âmes, il est diffusé par des philosophes itinérants. Cet aspect du stoïcisme, par son influence sur toute la société, a transformé le stoïcisme lui-même. Au deuxième siècle, la domination du stoïcisme en fait la philosophie type ; quand les auteurs satyriques se moquent des philosophes, les philosophes en question sont des stoïciens. Cette domination arrive à son apogée durant le règne de Marc Aurèle qui fit du stoïcisme une mode ; les courtisans l’adoptèrent par flatterie.

Étant donné cette domination du stoïcisme à l’époque qui nous intéresse, il convient de s’interroger sur son influence. Les auteurs la dise omniprésente ; E. Bréthier l’explique de cette manière : « Une fois l’éducation élémentaire terminée, les grandes familles romaines ont l’habitude de confier leurs enfants à des percepteurs stoïciens, qui sont à la fois des directeurs de conscience et des maitres de hautes études […]. Souvent le professeur n’abandonne pas son élève devenu adulte : il devient son conseiller. [… Ainsi l’esprit stoïcien imprégnait, si l’on peut dire, la société tout entière. Ses manière de penser ou de juger s’imposent sans que l’on en ait conscience ».[2]

M. Spanneut avance la même idée en donnant des exemples : « Par ce détour de la culture, plus que par influence directe, le stoïcisme pénétrait toute la vie intellectuelle de l’époque, le droit et les institutions, en la personne de Papinien, Paul et Ulpien, la philologie certainement ; les sciences naturelles, l’alchimie et la médecine chez un Gallien qui avoue qu’en son temps « on remplirait toute une bibliothèque des œuvres médicales stoïciens ». Que dire de la logique et de la morale où les stoïciens sont spécialisés ? Toute la littérature porte le sceau de la Stoa : Perse, Dion Chrysostome, Pline le Jeune, Horace et ses Épîtres, Juvénal et la satyre, Quintilien et la pédagogie, Tacite et l’histoire, Aelius Aristide et la sophistique […]. À la faveur de l’éclectisme, le stoïcisme a pris place dans les autres systèmes philosophiques […]. Tous les genres littéraires et tous les domaines ont subi l’influence du stoïcisme. » [3] Plus loin, il conclut à propos des Pères de l’Église qu’ « il n’y a peut-être pas d’adoption voulue du système, mais imprégnation inconsciente et non moins profonde »[4]

Au deuxième siècle, la situation du christianisme est à l’opposée de celle du stoïcisme. Il ne cherche pas à dominer mais seulement à se défendre, à s’établir contre les persécutions. C’est la raison pour laquelle la majorité de ses auteurs cherchent à obtenir un statut légal pour leur religion.

D’un point de vue doctrinaire, on peut d’ailleurs se demander quelle est la réalité du christianisme à cette époque, avant les grands conciles qui l’ont en partie fondé. Ernest Renan a déjà donné une réponse à cette question. Il écrit que « le christianisme était entièrement fait avant Origène et le concile de Nicée. Et qui l’a fait ? Une multitude de grands anonymes, des groupes inconscients, des écrivains sans nom ou pseudonymes. »[5]

Sans dire comme Ernest Renan que le christianisme est « fait », on peut affirmer qu’une pensée chrétienne existe déjà avant le troisième siècle. Il convient aussi d’ajouter qu’il ne s’agit pas seulement d’une multitude d’anonymes, puisqu’au deuxième siècle on trouve les Pères apostoliques et apologètes dont les noms sont souvent connus, comme par exemple ceux de Justin, Clément de Rome ou Irénée de Lyon. Leur influence sur ce que va devenir le christianisme n’est pas à minimiser. En plus de ces auteurs du deuxième siècle, nous aborderons aussi ceux du début du troisième siècle. On connait souvent mieux ces auteurs que sont Clément d’Alexandrie, Tertullien ou encore Origène. Leurs textes ont eu un impact sur la pensée chrétienne qui ne fait aucun doute.

Étant donné que nous allons étudier les points de convergence entre ces deux courants d’idées que sont la religion chrétienne et la philosophie stoïcienne, il peut être bon de connaître leurs visions l’une de l’autre.

Si les auteurs chrétiens font très souvent référence aux philosophes en général et notamment aux stoïciens, ces derniers écrivent très peu sur le christianisme. Pourtant, on a parfois supposé un lien entre certains d’entre eux et le christianisme. Tout d’abord, il faut rappeler que les seuls grands auteurs stoïciens qui auraient pu avoir entendu parler de cette nouvelle religion sont Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle.

Concernant Sénèque, de nombreux chercheurs ont essayé de prouver qu’il était particulièrement familiarisé avec la pensée chrétienne qui aurait influencé son œuvre. Il aurait été en contact avec l’apôtre Paul, et certains pensaient qu’il avait été son disciple. On trouve en effet des parallèles évidents entre les écrits de Sénèque et ceux de l’apôtre. Deux points sont généralement mis en avant pour tenter de prouver l’existence d’une relation entre eux. Tout d’abord, le frère de Sénèque, Gallus, était le représentant politique en charge du cas de Paul à Corinthe. L’argument veut que le frère aîné ait partagé son expérience avec son frère cadet. De surcroit, Paul aurait joui d’un laxisme relatif de la part de la justice à Rome et cette faveur aurait pris fin avec son arrestation à la mort de Sénèque. Cela serait la preuve, pour certains, que Paul aurait bénéficié de la protection de Sénèque du vivant de celui-ci. G. Boissier a présenté toutes les études tentant de déterminer si oui ou non Sénèque a connu Paul ou si oui ou non il a été initié au christianisme par lui. G. Boissier ne tire aucune conclusion définitive de sa présentation mais finit cependant par déclarer que la réalité d’une rencontre entre Sénèque et l’apôtre n’est pas tout à fait impossible. En réalité, le premier auteur chrétien à parler d’une relation entre Sénèque et Paul est Jerôme au quatrième siècle. Ses remarques sont fondées en particulier sur une correspondance apocryphe entre le philosophe et l’apôtre. Quoi qu’il en soit, des chercheurs comme A. Momigliano ou G. M. Ross ont apporté des preuves très convaincantes de la falsification de cette correspondance rejetant formellement cette thèse.

Épictète, lui, ne fait pas une seule fois référence au christianisme. S’il l’a connu, il n’a pas vu l’intérêt d’écrire à ce sujet

Quant à Marc-Aurèle, il fait référence au christianisme une seule fois dans ses Pensées : « Quand je dis que l’âme est prête, j’entends que cette fermeté doit venir de notre propre jugement, et sans être la suite d’une injonction étrangère, comme pour les Chrétiens. » [6]. Il ne les évoque donc que pour les réfuter. Néanmoins, il insère la chrétienté dans une discussion philosophique, ce qui peut signifier qu’il donne une certaine valeur à son discours.

Pour ce qui est de la vision des chrétiens, au vu de la situation de domination intellectuelle de la philosophie stoïcienne à cette époque, les Pères ont nécessairement subi son influence de manière directe ou indirecte. Ils n’ont pas pu avoir la même indifférence que les stoïciens témoignent envers eux. On peut parler d’influence stoïcienne quand une idée, même empruntée chez Platon ou Aristote, est essentielle aux yeux des stoïciens. D’autre part, une idée secondaire dans la bible que l’on trouve aussi dans le stoïcisme devenue principale dans la pensée des Pères peut dénoter. Cette influence a évidemment eu lieu, étant donnée l’éducation hellénistique des Pères et le fait qu’ils évoluaient dans un milieu pétri de références stoïciennes.

Comme dernière marque manifeste de cette influence des stoïciens chez les Pères de l’Église, on peut noter que ces derniers en sont une source importante, particulièrement pour les stoïciens anciens comme Zénon et ses disciples. Le stoïcisme moyen est moins connu par les Pères. Les thèses stoïciennes sont parfois rappelées par les Pères quand elles apportent de l’eau à leur moulin ou quand elles permettent de critiquer les philosophes hellènes. Ainsi, à titre d’exemple sur les dieux, ils notent que les stoïciens reconnaissent l’unicité de Dieu puisqu’ils voient les dieux comme facettes de la nature. En revanche, ils critiquent le coté animiste et l’humanisation de Dieu. D’autre part, iles auteurs chrétiens témoignent positivement de la morale contemporaine, en grande partie développée par le stoïcisme impérial. Dans l’Octavius, Minucius Félix nous montre qu’il est nourri de la lecture de Cicéron et Sénèque ; il leur emprunte des phrases entières. Ainsi, les Pères de l’Église sont témoins de la philosophie stoïcienne scolaire mais aussi populaire. Cependant, en ce qui concerne cette dernière, ils ne citent pas les auteurs, ce qui en fait des sources de peu de valeur. Pour ce qui est de la philosophie scolaire, ils sont parfois les seules sources pour certains textes ; Zénon leur doit beaucoup par exemple.

Nous venons ainsi de définir de manière générale les rapports entre stoïcisme et christianisme à cette époque. Nous allons à présent comparer ces deux courants d’idées pour mettre en lumière les points de convergence. Les similitudes apparaissent dans différents domaines tels que celui de la philosophie pure ou celui de la morale. Nous allons traiter les deux sujets successivement.

Notes et références[modifier]

  1. Marc-Aurèle, Pensées à moi-même, VI, 45.
  2. E. Bréthier, Les stoïciens, introduction, p. 60.
  3. Ibid., pp.23-25.
  4. M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l'Église, de Clément de Rome à Clément d'Alexandrie, Paris, Le Seuil, 1957, p.76
  5. Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme, volume VII, Marc Aurèle ou la fin du monde antique, XXVIII.
  6. Marc-Aurèle, Pensées à moi-même, XI, 3.