Sueur de Sang/À la Table des Vainqueurs

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Georges Crès (p. 83-94).

VIII

À LA TABLE DES VAINQUEURS


Au fond de la salle, à gauche, lit numéro 27. Elle vous a demandé toute la nuit, mais je crois bien que la pauvre vieille n’a plus sa tête et nous serons bien étonnés, mon révérend père, si vous en tirez quelque chose. »

Sur cette encourageante parole de la sœur hospitalière, le franciscain de la Terre-Sainte se dirigea silencieusement vers le lit indiqué, sans paraître voir les exemplaires de douleur ou de décadence physique répartis dans les autres couches d’insomnie.

Arrivé au numéro 27, il s’arrêta devant une forme inerte, une ruine de vieille femme, un haut-relief des Alhambras de la Misère et du Désespoir.

Rigide et les yeux fermés, comme un simulacre d’épouvante sur la tombe d’un supplicié, on aurait eu quelque peine à la supposer vivante encore, cette créature évidemment saccagée par les démons, sans le mouvement régulier des mains occupées à lisser doucement les draps.

C’est terrible à voir, les mains des mourants. C’est en elles, semble-t-il, que se réfugie toute notre âme aux derniers instants, pour que soit expressivement vérifiée l’implacable loi de donner sa vie. La plupart se crispent avec force, comme les mains des naufragés et de ceux qui tombent dans les gouffres. Quelques-unes se tordent convulsivement ou se ferment tout à fait. D’autres font le geste d’écarter, de repousser quelque chose. Enfin, on en a vu qui cherchaient à se joindre au-dessus de l’ombilic, organe respiratoire du corps astral, selon les vieux Mages.

La ressource dernière pour être entendu d’un agonisant, c’est le contact ou l’imposition des mains sur les mains. Le franciscain le savait, et les yeux de la moribonde s’ouvrirent aussitôt qu’il eut accompli cet acte.

Quels yeux ! Deux vitres gelées, derrière lesquelles éclaterait tout à coup un incendie. Car elles ne furent vagues et décolorées qu’une seconde, ces lazulites pâles de la mort qui devinrent immédiatement, à la vue du prêtre, les flamboyantes escarboucles de l’enfer.

— Vous m’avez fait appeler, madame. Me voici prêt à vous entendre, si vous êtes en état de parler.

Il y eut un silence plus que pénible, la malade fixant toujours l’étranger avec des yeux fous qui la faisaient ressembler à l’un de ces masques de cauchemar inventés par l’infâme génie de l’Extrême-Orient.

— Je vous en conjure, ma chère sœur, dit encore le religieux, ne vous affligez pas de ma présence. Je suis peu de chose, mais vous n’ignorez pas que j’ai le pouvoir de vous offrir de véritables consolations, et l’habit que je porte vous dit assez que j’appartiens à la famille des amis du Pauvre. Remettez-vous, je vous le demande au nom de Jésus agonisant, et parlez avec confiance.

L’horrible visage se détendit alors, les yeux sauvages s’adoucirent un peu, et la vieille, ramenant ses mains avec effort, les étala sur sa poitrine. C’étaient des mains de sexagénaire, misérables, épuisées, déformées par les étreintes du mal, mais non d’une femme élevée aux durs travaux, et qui avaient pu être belles. À l’annulaire de la gauche, se voyait un tout petit anneau d’or.

— J’ai pensé bien des fois, dit-elle en les regardant, qu’il aurait fallu les couper. Ce qu’elles ont fait, je ne l’ai jamais dit qu’à une seule personne et je ne sais pas si vous pourrez l’entendre. Mais je vais mourir bientôt. Dieu merci ! et je ne veux pas, du moins, que Celui qui me jugera puisse me reprocher d’avoir eu les lèvres fermées jusqu’à la fin. Je vous ai prié de venir, mon père, parce que vous êtes un de ceux qui gardent là-bas le Saint Tombeau. J’ai pensé que vous m’écouteriez peut-être avec moins d’horreur que d’autres qui ne sont pas même capables de garder une étable à porcs et qui ne veulent jamais rien savoir de ce qui les dépasse. Je vais donc parler, non pas à vous, mais devant vous, en me figurant que je parle devant le Sépulcre de Jésus-Christ. Sans doute, je suis de celles qui ont le plus besoin qu’Il soit mort. Ne m’interrompez pas, je vous prie. Il me reste peu de forces. Si vous ne trouvez dans mes paroles ni humilité, ni repentir, n’importe ! Dites-vous bien que le récit que je vais faire est, quand même, l’aveu le plus déchirant, l’effort le plus douloureux que puisse entreprendre une créature pour son pardon.

Le père avait peu compté sur ce discours que l’affreux aspect de la grabataire n’aurait pu lui faire prévoir. Il s’était attendu à une pauvresse quelconque et, tout à coup, il se trouvait en présence d’une âme d’exception, à l’entrée d’une caverne d’âme pleine de voix effrayantes, à la fois lumineuse et sombre comme les gouffres intermédiaires…

Étant un homme simple, il comprit que les formules d’usage fréquent ne pouvaient être, en cette occasion, d’aucun secours, et, prenant une chaise, il s’assit tranquillement auprès du lit pour mieux écouter.

— Celui qui m’a donné cet anneau, commença la vieille, en soulevant sa main gauche, est mort, il y a vingt ans, pendant la guerre, à Saint-Sigismond, dans le Loiret, le matin même de la bataille de Loigny, fusillé par les Bavarois de M. de Thann. Il avait avec lui deux de nos enfants, le plus jeune âgé seulement de dix-neuf ans, et ils furent exécutés avec leur père. On m’a raconté que ces démons assassinèrent d’abord les pauvres petits le plus cruellement qu’ils purent, en tirant dans les parties inférieures, pour que celui qui les avait engendrés les vît souffrir longtemps à ses pieds avant d’obtenir la mort pour lui-même.

Mais cela n’est rien, dit-elle, dans un rauquement qui ressemblait à un sanglot. Ces Allemands se vengeaient à leur manière. Mon mari était un homme de grand courage qui leur avait fait beaucoup de mal. Il avait sacrifié la moitié de notre fortune pour organiser une petite compagnie de tirailleurs qu’on appelait les Braconniers de Neuville et dont l’audace fut extraordinaire… Je n’ai jamais pu savoir ce qu’étaient devenus les corps… Vous n’ignorez peut-être pas qu’il existe à Loigny, sous l’église, une crypte où l’on voit les ossements blanchis et rangés symétriquement de mille trente-cinq soldats français. Plusieurs fois, j’ai fait ce pèlerinage, essayant de me persuader qu’on les avait transportés là, mes chers morts, et j’ai prié pour eux aussi bien qu’une criminelle peut prier…

Écoutez maintenant. J’étais seule, un soir, avec notre dernier enfant, une jolie petite fille de dix ans, dans notre maison, sur la route de Châteaudun. Je ne savais rien encore, sinon que tout allait mal. L’ennemi arrivait de tous les côtés. Les voisins avaient pris la fuite… Plût à Dieu que j’en eusse fait autant !…

Je vis entrer chez moi, par la porte enfoncée, une vingtaine au moins de brutes féroces qui se mirent à piller immédiatement, hurlant pour que je leur donnasse à boire et à manger. Je leur abandonnai tout, m’estimant heureuse de n’être pas maltraitée dans ma personne. Ce fut alors que l’un d’eux m’apprit en ricanant la mort de mon mari et de mes deux fils. Folle de désespoir, je me jetai sur cet homme et le mordis au visage si cruellement que j’eus les yeux remplis de son sang, et que j’eus l’air ainsi de pleurer son sang, son abominable sang !…

En cette minute s’accomplit ma destinée. Je fus assommée, piétinée, violée par tous ces bandits et jetée enfin presque mourante sur un tas de fumier devant la porte où je ne fus tirée d’un long évanouissement que par les cris surhumains de ma fille enfermée dans ma maison que dévorait l’incendie…

M’écoutez-vous attentivement, mon père ? demanda la malheureuse devenue plus sombre encore et plus effrayante qu’auparavant. Ah ! il faut que vous m’écoutiez, je ne dis pas pour m’absoudre, mais pour être mon témoin. Car ces cris de ma pauvre petite fille que j’entendrai toute l’éternité, c’est mon trésor, voyez-vous, mon unique bien, le viatique de mon âme affreuse, quand elle se présentera devant Dieu qui demande à sa créature de tant souffrir !…

Ah ! je me suis bien vengée, bien diaboliquement, bien épouvantablement vengée !… ajouta-t-elle d’une voix si profonde que le franciscain trembla. J’espérais ainsi, païennement, me délivrer de ces cris horribles. Mais je n’ai pas passé une minute, sachez-le, depuis vingt ans, sans les entendre et je les entendrai toujours… Car l’Innocence ne s’apaise pas… Ils me remplissent, ils m’environnent, et quand mon Juge me regardera, je les mettrai sur ma vieille poitrine comme une cuirasse de blancheur, je les lui offrirai de la main droite et de la main gauche, je les répandrai aux pieds de son trône et dans toutes les rues de son Ciel, qui deviendra peut-être, alors, une seconde Vallée de Larmes, en lui rappelant les cris de son propre Enfant crucifié qu’il ne voulut pas écouter !…

La Gorgone maternelle s’était dressée à demi pour prononcer ces paroles de démence qui retentissaient dans l’âme du prêtre comme une traduction en langue étrangère du sempiternel Désespoir.

Cette vieille dévastée lui paraissait une image de la passion humaine sans mesure, de la passion infinie qui ferait éclater le monde si beaucoup d’âmes en étaient capables.

Que dire à cette lamentatrice d’En Bas qui subsistait miraculeusement, depuis vingt années, de l’Eucharistie de son deuil et qui communiait trois cents fois par jour avec les cris de son enfant brûlée vive ?

Nul espoir, d’ailleurs, de l’arrêter. On le sentait en regardant sa face, détruite ainsi qu’un champ d’alluvion labouré par les cyclones, calcinée par ces pleurs d’enfer qu’on dit capables de corroder les métaux, où s’arrondissaient, pour l’effroi du contemplateur, deux yeux de Moloch, deux écoutilles défoncées d’un navire en flammes. Et quand, parfois, un nuage pâle, une taie blafarde y flottait, l’espace d’une seconde, on croyait avoir l’impossible sensation de quelque chose de plus implacable encore… Il aurait fallu la grande Étrangleuse pour l’empêcher d’aller jusqu’au bout de cette étrange confession qui lui donnait peut-être, à son dernier jour, la bonne chimère de se rebaigner dans sa Vengeance.

— J’étais une femme solide, je vous en réponds, continua-t-elle, et, dans le pays, on m’appelait la grenadière. Après trois jours d’agonie dans les cendres de ma maison, je me mis en marche pour accomplir ma volonté. Ce que j’avais résolu, je le voulais, comme Dieu a voulu le monde.

Je suivis l’armée allemande pendant une semaine, dans la direction du Mans, et je traversai ses lignes. Je pus passer, non sans recevoir beaucoup d’injures, car je ressemblais à une mendiante et je devais avoir l’air d’une folle. Mais j’étais descendue si bas que rien, désormais, ne pouvait m’atteindre, et d’ailleurs je me sentais protégée par le Démon.

Enfin, j’arrivai chez une parente de mon mari qui possédait une espèce de château aux environs de la Ferté-Bernard, dans le département de la Sarthe. J’étais sûre d’y trouver un bon accueil et je savais surtout qu’il passerait par là beaucoup de Prussiens, puisque les quatre corps d’armée commandés par le prince Frédérick-Charles se répandaient de ce côté de la France comme un torrent de cent vingt mille hommes.

À ce moment, je ne savais pas encore exactement ce que me conseillerait l’Esprit nouveau qui soufflait en moi ; mais, n’importe comment, il s’agissait de faire souffrir.

Je viens au fait, car je me sens tomber dans le noir et je veux… je veux finir. J’obtins de m’utiliser en qualité de garde-malade et de cuisinière dans cette maison riche où logeaient les officiers supérieurs.

Il y avait — oh ! je le verrai, celui-là, dans la pourriture de mon cercueil ! — il y avait un général-major d’une brigade de cavalerie hessoise, un grand vieillard extrêmement dur, qui passait pour fort habile et qui ne faisait jamais de grâce. — Encore ! me disait-il, encore ! Mehr ! mehr ! — Attendez, vous allez voir. Il avait un fils, un joli petit capitaine, ma foi ! qui n’avait pas trente ans. Celui-là était blessé et confié à mes soins, à mes bons soins. Son père, qui faisait bombarder les ambulances, ne venait pas le voir, ses camarades non plus, et il était bien à moi toute seule, dans une chambre éloignée. Il ne traîna pas longtemps… Je n’ai eu besoin d’aucune aide. Ces mains que vous voyez ont suffi, et je n’ai pas ôté cet anneau… Ensuite, j’ai porté le corps dans un endroit de la cave où personne ne mettait jamais les pieds.

Mehr ! mehr ! gute französische Küche ! Oui, mon père, pendant trois jours, il en a mangé, le général ! Ah ! l’excellente cervelle de veau à la poulette avec sel, poivre, muscade, champignons et petits oignons que je lui ai préparée d’abord et qu’il faisait fondre dans sa bouche en buvant du château-margaux ! Il en redemandait, le vieux goinfre, mais je lui répondis que c’était l’unique veau que ses hommes n’eussent pas réquisitionné et qu’on l’avait tué tout exprès pour lui. Alors, n’est-ce pas ? il était bien juste qu’il eût aussi les côtelettes en papillottes et les fricandeaux à la chicorée. Il invita quelques officiers le lendemain. Je leur fis des escalopes, des rognons sautés, de la blanquette, des tendrons aux petits pois, de la galantine et du rôti. Mehr !… mehr !… Ces messieurs se régalèrent, il y en avait pour tout le monde, et les rats mangèrent le reste au fond de la cave. J’avais naturellement réservé le cœur, parce qu’il faut le faire mariner avant de le mettre sur le gril, et le père du joli petit capitaine de dragons dévora le cœur de son fils, le troisième jour.

Vous aurez beau me parler du Dieu tout-puissant, je le défierais bien de me donner dans son paradis une joie plus grande. Je crus que j’allais mourir de bonheur. Mais cela ne suffisait pas, comprenez-vous ? Il fallait parler.

— N’est-ce pas ? lui dis-je, que c’est bon, les enfants grillés, mon général ?

Comme il me regardait sans comprendre, étonné seulement de cette question familière, j’ajoutai :

— C’est le cœur de votre enfant que j’ai étranglé de mes deux mains, c’est son cœur que vous venez de manger, vieille canaille ! et c’est sa viande, sa carne ignoble que je vous ai servie hier et avant-hier !

J’espérais bien qu’il allait me tuer. Il se mit à rire doucement…, très doucement…, gute französische Küche ! Ponne gouissine frentzèse !… ses yeux s’éteignirent…, et le soir même on l’expédiait dans un cercueil au fond de l’Allemagne…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

— Est-ce tout ? demanda le franciscain dont les dents claquaient.

— Mon révérend, dit la religieuse qui s’était approchée, ne voyez-vous pas que cette femme est morte depuis un quart d’heure ?