Sueur de Sang/La Messe des Petits Crevés

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Georges Crès (p. 51-59).

V

LA MESSE DES PETITS CREVÉS


Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ?

Comme l’aumônier disait ces mots par lesquels toute messe commence, un boulet lui emporta la tête qu’on ne put jamais retrouver.

La chasuble blanche du Commun des Vierges, liturgiquement obligatoire pour ce 21 novembre, jour de la Présentation de Marie, devint aussitôt la chasuble rouge des Martyrs.

Le tronc sacerdotal, une seconde immobile, perdit l’équilibre dans le geste effrayant des bras mécaniquement distendus en haut vers l’âme en fuite, et vint rouler jusqu’au premier rang des jeunes volontaires qui se préparaient à suivre l’office avec attention dans de petits eucologes de la maison Mame, dorés sur tranche et reliés en maroquin noir.

Il sembla qu’un large pinceau trempé de céruse venait de passer sur tous ces visages d’adolescents pleins de ferveur. L’un d’eux, un joli bonhomme de dix-neuf ans, qui allait servir la messe et qu’ondoya le sang du prêtre, s’évanouit.

C’étaient des guerriers sans expérience qui n’avaient jamais vu chose pareille chez leurs mamans. Pleins d’enthousiasme, ils s’étaient engagés de tout leur cœur, un mois auparavant, sous un chef dont le Nom célèbre évoquait tous les héroïsmes de la Vendée militaire et ils avaient promis, comme de braves enfants qu’ils étaient, de ne déposer les armes que lorsque le Roi légitime serait assis sur son trône.

C’était tellement infaillible ! Les bons Pères leur avaient fait lire tant de prophéties formelles et circonstanciées relatives à ce Grand Monarque et à cet Admirable Pontife qui devaient régner ensemble sur toute la terre, qu’il eût été vraiment difficile de ne pas les reconnaître en la grandeur géminée de Pie IX et du Comte de Chambord.

Sur ce point, les témoignages étaient unanimes, depuis l’évêque Amadée et le Bienheureux Théolophre qui fonctionnèrent aux environs du xiie siècle jusqu’au Solitaire d’Orval et au vénérable commentateur Holzhauser, confirmés en leurs assertions par les plus récents inspirés.

Ils étaient donc arrivés de diverses provinces de l’Ouest, en chantant des choses décisives telles que ce tronçon de dithyrambe que je me glorifie d’avoir pu sauver de l’oubli :

Il est écrit que deux grands hommes,
L’auguste bandeau sur le front,
Dans la nuit des temps où nous sommes,
En Occident apparaîtront :
L’un, d’une sainteté sublime,
Doit, dans la nouvelle Solyme,
Glorifier la vérité ;
Par son audace et sa prudence,
L’autre, sur le trône de France,
Étonnera l’humanité.

Sûrs de l’avenir, par conséquent, et lestés, pour la plupart, d’assez fortes sommes, ils avaient d’abord étonné eux-mêmes de leurs opinions et de leurs extras les camarades plus rassis ou moins opulents dont ils épousaient l’uniforme : petit chapeau noir avec plume noire sur le côté, pantalon bleu foncé, liséré bleu clair, vareuse même couleur, ceinture bleu clair, couleur du liséré.

Les Prussiens devant être écrasés comme des punaises, traqués aussi sûrement que des lièvres, et la guerre, en somme, ne pouvant plus être désormais qu’une amusante chasse à courre avec relais dans tous les châteaux, on devine ce que la sollicitude maternelle ou les goûts altiers d’un chacun avaient osé faire pour que ce modeste harnais fût éclaboussant. Le chapeau surtout fut l’occasion des plus introuvables et des plus glorieux panaches.

Ces enfants pouvaient être à peu près une soixantaine dans le bataillon où l’autorité de quelques maroufles décréta pour eux, dès le premier jour, l’inéquitable désignation de petits crevés.

Le premier instant de stupeur et d’horreur étant passé, ils se jetèrent sur leurs armes en frémissant. On leur avait bien dit le matin même que l’ennemi était proche et c’était précisément parce qu’ils s’attendaient à un combat qu’ils avaient désiré cette messe préliminaire, en imitation des classiques héros commandés par Sobieski. Mais ils croyaient avoir plus de temps et n’ayant vu de la guerre jusqu’à ce jour que le désarroi provincial des enrôlements et des mobilisations, l’arrivée du projectile meurtrier accompagné d’ailleurs d’une fusillade assez vive, leur fit battre violemment le cœur.

Il y avait lieu de croire cependant que ce boulet ne leur était pas exactement destiné, les Prussiens n’ayant aucune raison de soupçonner leur présence dans ce creux de la forêt où ils campaient depuis deux jours, et le combat s’engageait, selon toute probabilité, à trois ou quatre kilomètres en avant, sur la route de Pithiviers. Il devait y avoir là quelques troupes solides en état de résister.

C’est ce que leur expliqua le capitaine en donnant l’ordre de se tenir prêt. Ce capitaine était un vieux brave, ancien officier de marine, homme de bonne compagnie et fort affable qui s’était fait un plaisir de commander à des jeunes gens si bien élevés.

La mort de l’aumônier l’avait très ému lui-même. Il était un peu son parent, et ce fut avec larmes qu’il l’ensevelit à la hâte de ses propres mains tremblantes dans une toile de campement et le fit transporter à l’ambulance, en attendant les funérailles plus ou moins pompeuses que les circonstances permettraient.

— Mon capitaine, dit alors, avec une remarquable fermeté, le jeune marquis Enguerrand de Bellefontaine, superbe gars de vingt-deux ans, qui n’avait certes pas la physionomie d’un crevé, la mort de notre cher aumônier nous prive de la messe. Mes camarades et moi nous sommes prêts au sacrifice de notre vie et nous marcherons comme des gentilshommes aussitôt qu’on nous commandera de marcher. Mais si notre inaction doit se prolonger seulement une heure, ne pensez-vous pas qu’il serait cruel que nous eussions inutilement préparé ceci ?

Il montrait l’autel de missionnaire construit avec des tréteaux de cantine recouverts d’une magnifique pièce de linge.

Les degrés symboliques n’avaient pas été oubliés, les cierges non plus : deux bougies de l’Étoile ou du Phénix plantées à droite et à gauche dans des canons de chassepots.

Une grande croix piquée dans le sol et formée de deux baliveaux, dominait l’ensemble.

Enfin une masse épaisse de ramées reliait de pavois les troncs des arbres voisins, jonchait la terre aux alentours, et c’était même un effet charmant de tapisserie très ancienne que tous ces feuillages à demi morts de la fin d’automne.

Permission fut accordée au pétitionnaire d’aller requérir, à ses risques et périls, du côté même de la fusillade, le desservant du village le plus rapproché, et une voiture heureusement disponible l’emporta sur-le-champ.

Sa diligence dut être inouïe, car une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’on le voyait revenir au triple galop, ramenant cet ecclésiastique. Celui-là était, par faveur du ciel, un prêtre jeune, capable d’expédier sa messe de bataille rapidement et sans balbutier.

Il avait appris avec calme l’aventure de celui qu’il allait remplacer.

— Mon cher enfant, répondit-il simplement au messager, qu’on soit en paix ou en guerre, la Messe est toujours dite en présence de l’ennemi.

On entendait toujours le bruit du combat qui se rapprochait sensiblement. La messe vigoureusement enlevée ne bronchait pas.

Au moment où le célébrant, qui priait d’une voix très haute, prononçait les paroles de l’Offertoire : Ne cadant in obscurum, l’un des auditeurs du premier rang eut la jambe frappée d’une balle et tomba par terre avec une précision liturgique, sans troubler d’un cri le recueillement de ses camarades.

Comme si cette première chute avait été un signal, dans la même seconde apparut le commandant, l’épée haute.

— Mes petits amis, cria-t-il, je n’aurais pas voulu troubler la cérémonie, mais Dieu ne m’en voudra pas d’accomplir mon devoir. Capitaine, en tirailleurs et guide à gauche. Les Prussiens sont refoulés sur notre camp et ils essaient de pénétrer dans le bois.

Une crépitation terrible souligna ces derniers mots. Toutes les autres compagnies étaient à leur poste, engagées déjà. L’ennemi, très nombreux, semblait attaquer à la fois de tous les côtés.

On avait cru sans imprudence de réserver jusqu’à la dernière minute les jeunes gens qui faisaient, en réalité, l’arrière-garde aussi longtemps qu’on ne serait pas débordé. Mais on l’était depuis un instant, et par cela même, le plus rude effort de cette attaque disséminée allait justement porter sur eux.

En tirailleurs ? Ah ! le brave homme de commandant !

Ces novices n’eurent point à chercher la mort. Ils n’avaient pas fait trente pas que le surgissement d’une masse énorme qui paraissait déplacer l’atmosphère les contraignit à se replier jusqu’au camp, où ils formèrent instinctivement un segment de cercle dont l’autel était le centre géométrique.

Le prêtre continuait sa messe avec la tranquillité des saints. On sait qu’à partir d’un certain moment, l’officiant ne peut plus s’interrompre sous quelque prétexte que ce soit. Théologiquement, il n’existe pas de force majeure, — fût-ce du côté de Dieu ! — qui le puisse relever de la nécessité infinie de consommer l’Acte indicible.

Les pauvres enfants le savaient et ils résolurent, sans phrases, de se faire tuer, non pour la France, non pour le Roi, non pas même pour les Anges et les Saints des cieux, mais uniquement et très simplement pour que cette messe pût s’achever.

Il arriva donc une chose effrayante et belle. Ils se firent, en effet, massacrer tous à la place même et dans le temps qu’il fallait pour que les malpropres hérétiques n’eussent pas le pouvoir d’interrompre le Sacrifice Essentiel.

Cette tuerie, d’ailleurs, ne fut pas donnée. Les Prussiens durent la payer cher, car les adolescents se battirent comme s’ils avaient été quelque chose de plus que des hommes, et on raconte que l’épouvantable duc de Mecklembourg, qui faisait assiéger les femmes à coups de canon, eut un sanglot en apprenant ce que les petits crevés avaient accompli.

Ils avaient voulu suivre leur messe comme autrefois, bien sagement, chez les bons Pères, pour se préparer à la mort qui « vient sans être attendue ».

Ils la suivirent plus sagement et plus attentivement encore en égorgeant les perturbateurs du « Lieu saint » et se faisant égorger par eux.

Les jolis paroissiens noirs devenus on ne sait quoi, durent assurément changer de couleur, ainsi que les cachemires précieux et les plumes de vautour ou de paille-en-queue dont s’adornaient si glorieusement leurs petits chapeaux.

Et quand le prêtre se retourna, la messe finie, pour congédier ses auditeurs en les bénissant, il ne put apercevoir devant lui que les fronts pâles des vainqueurs, barrés jusqu’à la hauteur des yeux par la colline des agonisants et des morts.