Sueur de Sang/Le Mot

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Georges Crès (p. 297-303).

XXVIII

LE MOT


Quand j’habitais Vaugirard, au temps des famines, la rue Cambronne était naturellement le plus court chemin pour venir chez moi.

Caïn Marchenoir.

Sola Gallia monstra non habuit, sed viris semper fortissimis et eloquentissimis abundavit.

S. Jérôme, adv. Vigil.

Chaussons le cothurne et entamons les grandes gueulades.

Flaubert.


Je refuse pourtant de l’écrire. Je me reconnais incapable et même tout à fait indigne de l’écrire, ce Mot historique, ce Mot tyrannique, ce Mot fatidique, ce Mot formidable et délicieux, cet Archi-Mot toujours surprenant que les anges n’osent balbutier et qui paraît avoir cinq millions de lettres.

Aucun autre mot français ne fut autant proféré en 1870, et c’est pour cela, sans doute, que cette année s’appela terrible.

Depuis le 4 août jusqu’au paiement des derniers centimes du fantastique paquet de milliards qu’on voulut nommer l’indemnité aux spoliateurs de la France, ce Mot dut être vociféré, chaque jour, de la façon la plus énergique, un nombre incalculable de fois.

Si l’impuissance à deviner ou comprendre quoi que ce soit n’était pas, fort heureusement, le privilège des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’humanité, ce serait à mourir d’effroi de considérer, à cette occasion, que les mots ne sont pas seulement des combinaisons alphabétiques ou des aventures de gueuloir, mais les plus vivantes réalités.

Quand il est sorti de nous, le pauvre mot qui flottait auparavant dans les limbes ténébreux du Disponible, il devient aussitôt agile, vagabond et irréparable.

Ubiquitaire par sa nature, il s’élance de tous les côtés à la fois, agissant avec la force plénière de son origine d’En Haut, car les mots ne sont pas de l’homme.

Il faut être atteint d’Académie pour croire à la bassesse de quelques-unes de ces entités subtiles, — comme s’il y avait moyen de concevoir une hiérarchie dans ce vestige lamentable et surnaturel de l’ancien plan des constellations qui se nomme un Vocabulaire ; comme s’il y avait des mots qui fussent évêques, d’autres mots condamnés aux labeurs serviles et des épithètes accoutumées à faire le trottoir.

La vérité, c’est qu’ils sont tous terribles, tous mystérieux, qu’ils ont le pouvoir de se changer en serpents, comme les bâtons de Jannés et de Mambré, sous les yeux du Pharaon, quand le magicien l’ordonne, et que c’est ordinairement le plus méprisé qui doit dévorer les autres.

Ce fut, en 1870, l’étonnante histoire du Mot que j’ai résolu de ne pas écrire.

Ne craignons pas de l’affirmer, il se multiplia, se fit nombreux autant que les flots du grand Déluge. Bientôt il n’y eut plus que lui, et il submergea tout être vivant.

Impossible, aujourd’hui, de prévoir comment on pourra s’en dépêtrer, car tout le monde sent bien qu’on y est toujours et de plus en plus. Que dis-je ? Le Mot est devenu réellement la Chose, ainsi que le veut une inflexible et trop juste loi. Purgamenta et stercora facti sumus, disait l’Apôtre.

Quelques années avant la guerre, Victor Hugo avait été l’émancipateur de ce Vocable jusqu’à lui captif dans les lieux obscurs et méprisé par tous les apôtres littéraires.

La Défaite fut l’occasion, pour la France entière, d’implorer le secours du paria devenu puissant dont la jeune gloire éclatait déjà et ce fut un concert unanime d’invocations comme on n’en avait jamais entendu.

Chaque fois que le Prussien remettait sa botte sur les plaies vives d’un peuple dont il est naturellement le domestique, l’âme en agonie de plusieurs millions d’infortunés se réfugiait dans les deux syllabes comme dans une forteresse.

Les mourants de misère et les mourants de désespoir, les blessés, les charcutés, les brûlés vivants, les moribonds abandonnés au milieu des champs, par les nuits glaciales, tous murmurèrent ou vociférèrent le Mot vengeur.

Il s’envola de clocher en clocher comme l’aigle de Napoléon, se posa sur le pinacle des monuments les plus altiers, se déposa même à leur base et le long des murs croulants de soixante villes bombardées.

Les vaincus irrésignés à l’inacceptable déconfiture, mais contraints de la subir, se plastronnèrent le visage des colliquations de leur dégoût pour que, du moins, la crapule des triomphateurs ne vît pas leurs larmes.

Quelqu’un pense-t-il qu’une guerre aussi malheureuse avec l’Espagne, par exemple, ou les habitants hypothétiques de la lune, aurait pu déterminer un tel besoin national de s’évacuer ?

Nous subîmes alors et nous subissons encore l’effrayante loi de l’affinité des turpitudes.

Surmontés, pour le châtiment de nos vieux crimes, par le plus sale peuple de la terre, par une nation de mangeaille et de pot de chambre, et les six cent mille goujats de ses armées ayant souillé nos belles campagnes du torrent de leurs excréments, il était inévitable que la noble langue du Jardin des grands Lys d’or, s’enlisât elle-même dans ce terrible fumier !

J’ai su l’histoire d’un pauvre homme capturé par les dragons de Rheinbaben et qui, fou de la honte et du désespoir de n’avoir pu se faire tuer, crachait aux Allemands le Mot unique et le recrachait sans cesse, en même temps que son écume, avec une si furieuse volonté de réprobation et d’outrage qu’on lui fit la grâce de le fusiller.

Or, c’était un professeur de rhétorique et même, je crois, un petit poète !

Évidemment, ce malheureux qui se fichait bien de sa propre vie, s’était efforcé de traduire, de condenser en une sorte d’allemand les sublimes choses qui crevaient son âme et, ne trouvant absolument que cette ordure, en avait fait un ciboire…

Le Mot fut tellement dit pendant la guerre qu’hommes et choses en demeurèrent saturés. Enfin, le Mot est devenu littéraire ! Cela dit tout.

Je me souviens, en ce moment, d’une particularité qui n’a l’air de rien et qui ne parut, en effet, que l’occasion sans cesse renouvelée de nous démontrer à nous-mêmes notre parfait abrutissement.

Quand une de nos sentinelles barrait le passage à tel ou tel camarade, il suffisait ordinairement que celui-ci lui jetât le mot, vous m’entendez bien, le Mot suprême qui répond à tout, qui englobe, a fortiori, toutes les consignes, toutes les échéances de l’Éventuel.

— Mange, cochon ! répliquait alors la sentinelle en s’effaçant.

Il n’en fallait pas davantage pour se comprendre. Quelquefois même le poste voisin s’esclaffait.

Cela, certes, est bien idiot, bien résolument idiot. Le lyrisme, j’en conviens, est furieusement absent de cette anecdote militaire. Mais en y songeant tout à coup, après vingt ans, j’y crois entrevoir une profondeur symbolique.

J’en viens à me demander si cette pauvre multitude souffrante, qui ne savait guère pourquoi elle souffrait, ne fut pas l’instrument d’une combinaison très spéciale de la routinière Providence qui n’a pas changé, depuis six mille ans, son système de préfigurer les événements futurs par d’analogues événements ; si la débâcle inouïe du grand peuple des Invaincus ne fut pas chargée de signifier la définitive débâcle de Dieu lui-même, évidemment incapable de subsister au milieu de ses astres offensés, quand la France est abattue ; si, enfin, le Mot indomptable, œcuménique et solitaire dont l’anagramme est une promesse de Rédemption, et que tant de bouches ont clamé dans le désespoir, ne fut pas alors quelque chose comme ce Schibboleth équivoque du livre des Juges, qu’il était indispensable de bien prononcer pour ne pas mourir.