Sueur de Sang/Une Femme Franc-Tireur.

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Georges Crès (p. 277-285).

XXVI

UNE FEMME FRANC-TIREUR


Cette aventure, je le sais bien, est peu vraisemblable. Mais qu’y puis-je ? La guerre franco-prussienne est elle-même un chaos d’invraisemblances. On le saura plus tard, quand certaines bouches qu’on croyait de fer ou de bronze auront été complètement desserrées par la mort.

Il y en a, parmi ceux qui ont l’air de vivre encore, dont le témoignage ou la confession la plus faiblement chuchotée mettrait debout les pierres tombales et ferait jaillir les pavés de tous les chemins de France.

L’aveu de Bismarck, dont le monde, il y a six mois, fut épouvanté, n’est que le prodrome de beaucoup d’autres aveux qui n’attendront peut-être pas la fin du siècle… On nommerait facilement une quarantaine d’individus qui doivent lire avec de singuliers yeux les légendes actuelles de cette guerre unique en son genre, dont tous les ressorts furent cachés.

J’imagine que quelques-uns de ces personnages, qu’on aurait pu contraindre à parler en les chaussant de brodequins rouges, laisseront au moins une poignée de documents authentiques, dont la place est marquée d’avance dans l’histoire des étonnements humains.

La guerre de 1870 est peut-être la seule où toutes les fautes furent commises par tout le monde sans exception, et des deux côtés à la fois.

Il n’est pas permis d’ignorer aujourd’hui que, jusqu’à la fin, les Allemands furent aussi stupéfaits de leurs victoires que les Français consternés de leurs défaites. Même après Sedan, même après Metz et jusqu’à la décisive bataille du Mans, l’Allemagne trembla, l’Allemagne eut peur de se sentir au milieu d’une nation si supérieure d’où pouvait jaillir tout à coup un Homme.

Aussi longtemps qu’une armée d’au delà de la Loire put être prévue, les chefs allemands les plus audacieux ou les plus habiles se crurent en danger quand même, et se tinrent toujours prêts à déchirer précipitamment des deux éperons les flancs agités de leurs chevaux de triomphateurs.

Ah ! si ce qu’on nomme bêtement la Fortune avait voulu susciter alors un de ces « petits Gaulois », — comme disait le Chancelier, — invisibles en plein soleil à force d’insignifiance, mais dont l’âme est affiliée au tonnerre et que la tempête, quelquefois, chaperonne soudainement d’une crinière de feu, quelle sublime chasse à courre de huit cent mille vainqueurs éperdus !

La panique immense, comme un cyclone venu du profond Midi, ramassant giratoirement l’Invasion autour de Paris, aurait aussitôt jeté l’Olympe de Versailles sur Manteuffel, Frédérick-Charles sur Werder, Mecklembourg sur Falkenstein et Von der Tann sur le prince royal de Saxe, dans une bousculade infinie.

Revirement inouï de la débâcle française dont l’univers eût éclaté d’admiration ! Mais il aurait fallu que les barbares, une minute seulement, aperçussent l’Âme de la France, et c’est ce que Dieu ne voulut pas, parce que l’heure n’était pas encore venue, parce que c’est une âme très précieuse dont il est jaloux, et parce qu’il fut recommandé dans le Livre de sa Parole de ne pas offrir des perles aux pourceaux.

En conséquence, tout le monde fit d’incomparables sottises. Les généraux français laissèrent échapper toutes les occasions sans cesse renaissantes de la victoire et les généraux allemands n’en laissèrent échapper aucune de déshonorer immortellement leur patrie.

Mais les uns et les autres parurent toujours dissimuler avec soin le principe de leur démence de victorieux ou de leur vertige de vaincus, — à ce point qu’on serait tenté de supposer le plus impossible concert et que cette histoire apparaît tout à fait indéchiffrable quand on cherche à l’examiner dans ses profondeurs.

Il était donc inévitable qu’un désarroi si surnaturel des pratiques extérieures de la Providence eût pour corollaire un déplacement universel des habitudes ou des conventions banales, et nous ne songeâmes point à nous étonner de la présence parmi nous d’une vraie femme en costume de franc-tireur.

Il eût été dangereux de lui manquer de respect. Quelqu’un l’avait essayé au commencement. Mais ce quelqu’un avait reçu une telle danse qu’il fallut ensuite le raccommoder.

C’était une grande et robuste fille de la campagne, supérieure à beaucoup d’hommes par son énergie. Sans beauté, d’ailleurs, mais fort expressive et toujours agréable à voir.

N’ayant pas l’embonpoint de son sexe, le vêtement masculin lui allait admirablement et les inattentifs ou les myopes la prirent souvent pour un authentique troupier.

Il va sans dire que son nom n’avait été porté sur aucun registre matricule, qu’elle n’avait à répondre à aucun appel et qu’elle était amplement dispensée de tout service. Mais elle comptait au moins pour un soldat, pour un fier soldat, et répondait au nom de Jacques Maillard qui était celui de son fiancé enduit de pétrole et brûlé vif dans sa maison de Lailly, village près de Beaugency dont les Bavarois ne laissèrent en novembre que les ruines calcinées.

Histoire des plus simples. Il était arrivé qu’un jour, comme nous donnions la chasse à des uhlans, un coup de feu parti d’un fourré, à cent pas de nous, avait jeté par terre l’un des fuyards que ses camarades, serrés de très près, avaient été forcés, contre leur coutume, d’abandonner à moitié mort.

Aussitôt nous avions vu sortir du taillis un jeune paysan armé d’un fusil qui s’était avancé vers nous.

— Mes compliments, mon brave, lui avait dit le commandant, c’est un coup superbe. Comment t’appelles-tu ?

— Jacques Maillard.

— Tu es du pays ?

— Pas précisément, monsieur l’officier. Je suis de Lailly, canton de Beaugency ?

— Lailly ? N’est-ce pas ce village qu’ils ont brûlé, les bandits ? Nous avons vu ça, il y a quelques jours. Ah ! mon pauvre garçon !

À ce dernier mot, quelque chose de noir avait passé sur le visage de l’inconnu, en même temps que montait du fond de sa gorge un hoquet semblable au commencement d’un sanglot.

— Que fais-tu donc par ici ? avait ajouté le commandant.

— Vous voyez, je chasse les Prussiens, comme vous.

— Tiens ! tu es franc-tireur ?

— Oui, monsieur, depuis un mois.

— Très bien ! À quelle compagnie appartiens-tu ?

— À la vôtre, si vous voulez me recevoir.

— Mais, commandant, avait dit alors un officier attentif à l’interrogatoire, ne voyez-vous pas que cet individu est une femme ?

Il avait fallu s’expliquer, et voici ce que le vieux commandant avait appris en particulier.

La jeune fille, sur le point de se marier, habitait déjà la maison de son fiancé, lorsqu’un jour les Prussiens arrivèrent inopinément. L’un d’eux, un lieutenant de hussards, sans doute excité par la chevauchée du matin, et la trouvant seule, avait tout de suite essayé de la violer.

Par malchance, il avait affaire à une fille des plus vigoureuses, et la lutte ignoble eût probablement fini par la déconfiture de l’agresseur. L’apparition de Jacques, accourant aux cris, décida le Prussien à se retirer à reculons, les yeux hors de la tête et protégé par la pointe de son sabre.

L’infortuné protecteur, sachant très bien qu’une violence directe attirerait immédiatement la foudre sur son amie et sur le village entier, parvint à se contenir toute la journée. Mais, le lendemain matin, on retrouvait, dans un endroit écarté, le corps du lieutenant criblé de coups de poignard.

Naturellement, les amoureux avaient disparu.

Ces deux êtres vécurent trois semaines environ dans la forêt, de la terrible existence des proscrits, des braconniers à l’affût de l’homme.

Jacques, désormais enragé, parvint à descendre deux ou trois vedettes et fit même présent d’un très bon fusil prussien à sa compagne qui tirait aussi bien que lui.

Une imprudence trop forte lui mit enfin sur les bras une demi-douzaine de cavaliers qui le ramenèrent à Lailly, le jour même où on avait décidé de brûler ce malheureux village. Il fut reconnu pour l’assassin du lieutenant et on lui fit la mort aussi affreuse que possible.

La jeune fille, éloignée de lui au moment de la surprise et qui n’avait pu le secourir, résolut de lui survivre et, se sentant un cœur d’homme, appelant, tirant à soi toute l’âme du défunt, conçut et réalisa le projet de se donner au premier groupe de volontaires qui consentirait à l’incorporer.

Ce fut alors, pendant deux mois, les deux longs mois de la fin, le spectacle le plus surprenant et le plus simple.

Cette fille qui s’était elle-même rasé la tête, n’ayant aucun autre moyen d’exprimer son deuil, qui semblait avoir oublié son sexe et dont tout, jusqu’à la voix, était devenu d’un homme, se conduisit, aussi longtemps que dura la guerre, avec un calme courage qu’aucune souffrance intérieure ou extérieure ne put entamer.

Ceux qui la connurent ne se souviennent pas de l’avoir vu rire. Elle n’acceptait jamais de conversation avec personne, passait même des jours entiers sans faire entendre une parole. Mais elle n’était dure à aucun de nous, et son instinct de femme se révélait en ce point qu’elle déployait une incomparable sollicitude pour nos blessés. Une dizaine, au moins, qui vivent encore, furent sauvés par elle.

Il fallait que cette créature eût dans l’âme toutes les chevilles de l’amour ou du désespoir, car nous ne pouvions comprendre où elle prenait la force de n’être jamais abattue.

Jamais de révoltes, jamais de plaintes, jamais une larme, jamais un soupir.

Quand il fallait se battre, elle se battait avec nous, mieux que nous, du même air tranquille, avec une indémontable innocence — comme elle eût fait une besogne horrible, mais nécessaire, qu’il ne lui était pas permis de refuser.

Rien d’une amazone. La rhétorique la plus opiniâtre n’eût pu voir en elle un seul trait d’ange exterminateur. C’était bien plus simple et bien autrement sublime.

Je ne crois pas qu’il me soit possible d’oublier le moment terrible où, saisis par un remous de bataille, il nous arriva d’être tellement entassés avec la moitié d’un régiment saxon, dans une ruelle étroite, qu’il devint impossible de faire usage des armes, d’accomplir seulement un geste et qu’Allemands et Français se contemplèrent face à face, sans pouvoir combattre. Situation d’un tragique bizarre et déconcertant.

Je voyais en plein la pauvre fille dont l’expression n’avait pas changé, qui regardait machinalement devant elle un gros paysan de Thuringe à barbe rouge qu’elle aurait pu mordre au visage, tant ils étaient rapprochés, et je crus voir dans ses beaux yeux calmes une sorte de pitié douloureuse pour tant de misères.

Mais je parle de la durée d’un éclair. Ayant eu moi-même fort à faire pour me débrouiller en un tel instant, la suite m’échappa et je ne revis notre volontaire que plusieurs jours après, dans le cloaque de boue neigeuse où pataugeaient soixante mille hommes en déroute.

Appuyée d’une main sur son fusil, elle soutenait du bras gauche un petit mobile breton qui, sans son aide évidemment, se serait laissé fouler aux pieds. Toujours la même expression d’oiseau triste et doux à qui on aurait coupé les ailes…

Et ce fut ainsi jusqu’à la fin.

Quand vint l’heure du licenciement, elle reprit tranquillement ses habits de femme et partit, à la grâce de Dieu, sans nous avoir dit son nom, nous ayant salués avec douceur.