Suisse et Savoie - La zone franche de la Haute-Savoie

La bibliothèque libre.
SUISSE ET SAVOIE
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE

Que dans un Etat centralisé comme la France il puisse aujourd’hui subsister, entre le Léman, le Rhône et les Alpes, un vaste territoire jouissant d’un régime spécial d’exterritorialité économique, sans parler d’autres franchises, tel qu’il semble bénéficier des privilèges de la nationalité sans en subir toutes les charges : qui le croirait ? C’est pourtant le cas de la « zone franche de la Haute-Savoie[1], » qui comprend les anciennes provinces du Chablais et du Faucigny, avec une fraction du Genevois, soit les arrondissemens actuels de Bonneville et Thonon avec la majeure portion de celui de Saint-Julien. Disons tout de suite que dans cette zone franche on doit distinguer deux parties, l’une très petite, dite zone sarde, qui résulte des traités de 1815, et l’autre, dite zone de 1860 ou zone d’annexion, créée par Napoléon III, bien autrement vaste et qui occupe les deux tiers du département de la Haute-Savoie. Ajoutons que, de cette zone économiquement franche, il faut d’autre part distinguer le territoire, encore plus spacieux, puisque du lac de Genève il s’étend jusqu’au midi des lacs d’Annecy et du Bourget, dont les traités de 1815 ont prononcé la neutralité militaire. Voilà d’étranges anomalies, de singulières restrictions apportées sur une terre française à la loi commune des Français. Comment s’expliquent-elles ? Quelles sont, au point de vue économique, le seul ici qui ait une portée pratique, les raisons d’être de cette institution de la zone franche de la Haute-Savoie, quels sont ses avantages, ses inconvéniens, les motifs actuels qui militent pour ou contre sa suppression ? C’est ce que nous voulons examiner, en prévision du renouvellement prochain de la convention franco-helvétique du 14 juin 1881 relative à cette zone franche. Question économique, question politique aussi : c’est l’aboutissement moderne de l’histoire de la Savoie, notamment dans ses rapports avec Genève et la Suisse, et c’est de cette histoire qu’il nous faut d’abord rappeler quelques traits.


I

Elle a voulu, cette histoire, qu’avant de faire l’Italie, les princes de Savoie, « ces portiers des Alpes, » eussent l’ambition de faire, non pas une France, mais du moins une « Bourgogne. » Pendant trois siècles ils s’agrandirent aux dépens de la France et de la Suisse : c’est Amédée V le Grand, qui acquiert la Bresse et le Bugey et qui, après avoir chassé les comtes de Genevois, prend pied, à titre de « vidomne » épiscopal, à Genève, où l’ont appelé les bourgeois en lutte avec leur évêque suzerain (1290) ; c’est Amédée VI, le « comte vert, » qui prend Gex, Vaud, le Valromey ; c’est Amédée VIII, premier duc de Savoie, — celui-là même qui, retiré à Ripaille après son abdication, devait être pape sous le nom de Félix V, — qui s’annexe le Genevois, et, dans un règne glorieux, voit l’apogée de cette politique « bourguignonne » dont les rois de France, et leurs alliés les Suisses, allaient aux XVe et XVIe siècles ruiner l’édifice et ravir les dépouilles. En 1477, la Savoie perd le bas Valais, le pays de Vaud, le protectorat de Berne et Fribourg. En 1535, après vingt ans de luttes, Genève, révoltée et réformée, chasse son évêque, son vidomne, et, s’érigeant en république, rejette le joug de ces princes de Savoie qui, depuis plus d’un siècle, régnaient sur elle en maîtres, par les évêques leurs créatures, et par leurs partisans dans la bourgeoisie, les « Mamelus. » Ils verront dès lors paralysés par la France tous leurs efforts contre Genève, et leurs provinces du Nord souvent occupées et ravagées par les Suisses. En 1603, au traité de Saint-Julien, le duc Charles-Emmanuel devra reconnaître l’indépendance genevoise, au lendemain de cette malheureuse tentative de l’Escalade, dont les Genevois célèbrent encore chaque année la mémoire, non sans quelque excès de chauvinisme. Dépouillée de ses possessions helvétiques, la Savoie perdra en même temps toutes ses possessions en France : au traité de Lyon, en 1601, elle cédera à Henri IV ce qui lui en restait en échange du marquisat de Saluces.

Voilà, en ce tournant de l’histoire, les portes du Nord fermées aux convoitises des princes savoyards. Celles du Midi s’ouvrent à eux, et leur politique, de bourguignonne devenue italienne, s’oriente dès lors vers la Lombardie et vers la péninsule dont ils réaliseront un jour à leur profit l’indépendance et l’unité. Séparée du Piémont par la nature avant de l’être par l’histoire, la Savoie, cette « marche » transalpine, n’est pour eux qu’une charge dans la paix, un risque dans la guerre. Comment assurer contre les Français la défense de cet Usbergo di Savoia ? Pendant deux cents ans, tous les efforts des ducs de Savoie, et de leurs successeurs les rois de Sardaigne, convergeront pour demander, à l’encontre de la France, la neutralité militaire de la Savoie, à garantir par qui ? par le corps helvétique. Dès 1611, la prétention est posée ; elle l’est en 1690 et en 1703 à Berne, elle l’est à Utrecht et à Aix-la-Chapelle : toujours la France s’y oppose. — Durant ce même temps, Genève qui, depuis sa rupture avec la Savoie, étroitement enserrée, enclavée entre ses puissans voisins, manquant de terre et d’air, étouffe ; Genève, qui s’est volontairement séparée de son « grenier » savoyard, et que les princes de Savoie peuvent affamer, qu’ils affament parfois, par la simple interdiction de sortie de leurs denrées alimentaires ; Genève, qui aspirerait à se constituer dans la Savoie du Nord la banlieue agricole qui lui manque, s’efforce au moins d’obtenir la liberté du commerce avec la Savoie, cette liberté qui est nécessaire à sa vie économique, et que sanctionnent, assez vaguement d’ailleurs, les traités de 1530, de 1564, de 1603 et de 1754.

Avec la Révolution, voici pour un temps Genève et la Savoie réunies sous l’égide française et rendues à leur communauté d’intérêts. Envahie par Montesquiou, la Savoie se donne à la France en 1792 ; elle subira les confiscations et les proscriptions, elle s’associera avec un enthousiasme vraiment national aux guerres et aux gloires napoléoniennes : de ce jour, elle sera de cœur française. Genève, de son côté, est annexée en 1798 ; la Savoie du Nord, à laquelle est jointe le pays de Gex, forme avec Genève pour capitale le département du Léman. Pour la première fois depuis près de trois siècles, Genève est politiquement unie à la Savoie, union qui va être à nouveau brisée à la chute de l’Empire, lorsque Genève, ayant repris sa liberté et s’étant réunie à la Confédération helvétique, la Savoie est restituée au roi de Sardaigne, pour partie en 1814, et en totalité en 1815. Tous les vieux différends entre Genève et la Savoie se font jour alors au Congrès de Vienne. La Sardaigne présente avec succès cette fois à l’Europe sa vieille demande de neutralisation de la Savoie. Genève, par la bouche de l’habile Pictet de Rochemont, découvre ses ambitions sur la Savoie du Nord et demande de ce côté un agrandissement de territoire avec de bonnes frontières, des limites stratégiques, le Fier ou les Usses : prétention écartée de prime abord par le Congrès, qui rejettera même la demande de Pictet de Rochemont tendant à obtenir de la Sardaigne l’engagement qu’aucune partie de la Savoie septentrionale ne serait jamais cédée à d’autres qu’à la Suisse. Genève demande et obtient la libre sortie des denrées du duché de Savoie destinées à sa consommation. Elle obtient, moyennant le prix de cent mille livres, le reculement de la ligne des douanes sardes à une petite distance de la frontière politique, c’est-à-dire la réserve d’une zone franche de minime étendue en bordure de sa frontière méridionale : voilà la « zone sarde » constituée. Elle obtient enfin la cession par la Sardaigne de douze communes destinées à arrondir son territoire et à désenclaver certaines de ses possessions, ceci comme contre-partie de la neutralité qui est conférée à la Savoie. Par l’article 92 de l’acte final du Congrès et l’article 7 du traité de Turin du 16 mars 1816, le privilège de la neutralité helvétique est en effet accordé à la Savoie septentrionale au nord d’Ugine, Faverges et Lescheraines, et de là au lac du Bourget jusqu’au Rhône : « En conséquence, toutes les fois que les puissances voisines de la Suisse se trouveront en état d’hostilité ouverte ou imminente, les troupes de S. M. le roi de Sardaigne qui pourraient se trouver dans ces provinces, se retireront, et pourront à cet effet passer par le Valais, si cela devient nécessaire ; aucunes autres troupes armées d’aucune autre puissance ne pourront traverser ni stationner dans les provinces et territoires susdits, sauf celles que la Confédération suisse jugerait à propos d’y placer… » C’est une situation étrange et sans précédent, fort mal définie au surplus, qui est faite alors à la Savoie septentrionale. La Confédération n’y est investie d’aucun droit territorial, mais de la seule faculté d’y faire respecter par ses troupes, en cas de guerre, une neutralité qui est décrétée, non pas à sa demande, mais à la demande (si souvent réitérée depuis deux siècles) de la Maison de Savoie, non pas comme une faveur, mais comme une charge dont elle reçoit d’ailleurs le prix. Cette charge, cette fonction de « concierge » comme on l’a bourgeoisement appelée, la Suisse y a vu depuis lors un privilège qui lui aurait été concédé dans son intérêt propre, comme un renforcement de la neutralité helvétique : c’est ainsi qu’en 1860 elle s’en fera un argument pour soutenir ses revendications sur la Savoie du Nord, et qu’elle s’efforcera ultérieurement de maintenir ouverte une question à laquelle l’annexion de 1860 ne pourra qu’enlever toute portée sérieuse. Que restera-t-il en effet pratiquement de la neutralité savoyarde, instituée contre la France en faveur de la Sardaigne, du jour où la Sardaigne cédera la Savoie à la France ? Si la lettre des traités de 1815 est restée, je veux dire si cette lettre a été respectée par le traité d’annexion de 1860, l’esprit qui la vivifiait sur ce point s’est éteint. La question de la neutralité de la Savoie du Nord, si elle reste « actuelle » pour une partie de l’opinion suisse, n’a guère plus à nos yeux qu’un intérêt théorique. Il n’en est pas de même de la question des rapports économiques entre Genève et la Savoie ; celle-ci va passer au premier plan avec l’annexion de la Savoie à la France.


II

Redevenue sarde à la chute de Napoléon, la Savoie, sous le buon governo, sous ce régime de police militaire plus ridicule que tyrannique, plus pesant que blessant, et dont le pire vice est d’être Piémontais, c’est-à-dire étranger, la Savoie, conquérante autrefois du Piémont et maintenant sa vassale, ne fut point heureuse. « Pauvre Savoie, sire, comme cet antique héritage est traité ! » s’écriait Joseph de Maistre. Elle est traitée en terre sujette, exploitée comme une colonie : ses intérêts sont négligés, le plus clair de ses revenus s’en va en tribut au-delà des Alpes, ses habitans sont écartés des emplois, son administration est d’une négligence proverbiale : affari interni affari eterni, dit-on. De là une désaffection marquée pour l’autorité de Turin, notamment chez les libéraux, un détachement qui ne fait que s’accroitre avec les deux guerres malheureuses de 1848 et 1849 où la Savoie, tout en donnant largement le sang de ses fils pour une cause qui n’est pas la sienne, sait qu’elle a tout à perdre et rien à gagner. Elle n’est pas et ne peut pas être italienne, elle comprend que plus le Piémont s’agrandira, plus elle sera déchue et sacrifiée, elle ne veut pas devenir, selon un mot prêté à Cavour, l’ « Irlande de l’Italie. » Sans doute le statut de 1848 et la politique anticléricale de Cavour rallient bientôt au gouvernement les libéraux, les démocrates, les amis de la France républicaine devenus les adversaires de la France impériale ; mais ce sont alors les conservateurs qui, sans renier leur loyalisme au prince, de « Piémontais » qu’ils étaient, deviennent « Français, » tandis que la masse garde au cœur son affection pour la grande nation dont la rapprochent la langue, les intérêts, et tant de glorieux souvenirs ! Tout le monde pressent qu’une nouvelle campagne sur le Pô décidera du sort de la Savoie, et l’angoisse est à son comble quand éclate la guerre de 1859 où la brigade de Savoie va faire encore une fois brillamment son devoir. La Savoie se survivra-t-elle ? Se réveillera-t-elle Française ? Subira-t-elle l’humiliation d’un démembrement franco-helvétique ?

On sait comment à Plombières, en juillet 1858, Cavour s’était assuré de l’aide de l’Empereur dans une guerre italienne d’où le Piémont sortirait agrandi de la vallée du Pô, de la Romagne et des légations ; en échange, le roi Victor-Emmanuel sacrifierait « l’enfant et le berceau : » il donnerait à l’Empereur la Savoie, il donnait de suite au prince Napoléon la main de la jeune princesse Clotilde. L’Empereur, un an après, s’étant à Villafranca retiré du jeu, alors que le but à atteindre n’était qu’à demi atteint, et paraissant dès lors s’opposer aux progrès du Piémont dans l’Italie centrale, dut laisser pour un temps sommeiller la question savoyarde. Il la reprit en douceur dans l’automne de 1859, puis avec fermeté au début de janvier 1860, après qu’il se fut décidé, devant le progrès des révolutions italiennes, à rendre la main à la monarchie sarde en Italie. Le 12 mars, il y a accord secret, notifié le lendemain aux puissances ; enfin le 24 mars, le traité officiel de cession, ce « bon contrat de droit monarchique, » comme disait alors M. Forcade dans la Revue des Deux Mondes, est signé et publié : la Savoie et Nice sont « réunies » à la France ; cette « réunion » sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations, les gouvernemens devant se concerter sur les moyens de constater la manifestation de cette volonté. Après trois siècles et demi d’épreuves, l’histoire atteignait donc son but, et en même temps que la Maison de Savoie devenait la dynastie d’Italie, la Savoie, rendue par ses princes à sa destinée, devenait française pour toujours : jamais Savoie comme a dit le marquis Costa, ne repassera les Alpes !

Ce sont là des faits connus de tous. Il y en a d’autres moins connus, mal connus encore aujourd’hui, et sur lesquels il faut insister, car on y démêle l’origine de l’établissement, par l’initiative impériale, de la zone franche de 1860. Ce qu’on sait peu, ce qu’on s’explique moins encore, c’est que, bien avant le jour de l’annexion, l’Empereur se soit disposé à céder à la Suisse la Savoie du Nord, le territoire même de la zone franche actuelle. Ses intentions étaient sans doute fixées depuis longtemps lorsqu’il déclara verbalement au ministre de Suisse à Paris, Kern, le 31 janvier 1860, que, « si l’annexion devait avoir lieu, il se ferait un plaisir, par sympathie pour la Suisse à laquelle il portait un intérêt tout particulier, de lui abandonner, comme son propre territoire et comme une partie de la Confédération helvétique, les provinces de Chablais et de Faucigny. » Les 6 et 7 février, des déclarations analogues furent faites à Berne et à Genève ; Turin et Londres furent mis au courant[2]. Pourquoi cette libéralité gracieuse ? Pourquoi l’Empereur se préparait-il à offrir à la Suisse cette part du gâteau de Savoie, et à créer de son plein gré au Sud du Léman un nouveau Tessin ? On a imaginé bien des raisons, et pas une bonne. Sans doute, dès l’automne de 1859, saisissant l’occasion de faire valoir ses prétentions sur la Savoie septentrionale, la Suisse avait d’avance et officieusement protesté contre une annexion éventuelle de la Savoie à la France : Genève serait écrasée par la ligne des douanes françaises ; la défense militaire de la Confédération deviendrait impossible : la neutralité de la Savoie du Nord, dont elle est garante, ne serait plus qu’un vain mot… En « bon chien de garde, » disait encore M. Forcade, elle « entend partager le déjeuner[3]. » Mais en janvier 1860, la vraie campagne de la presse et de la diplomatie helvétique, qui sera très violente, et qui, chose curieuse, sera l’une des causes du revirement de l’Empereur dans l’affaire de la cession, n’était pas activement commencée. Il en était de même, à ce même moment, de la campagne séparatiste qu’allait mener dans la Savoie du Nord un groupe de démocrates helvétisans ; cette campagne, qui sera largement propagée, alimentée par la Suisse, et qui aboutira à une pétition plus ou moins sincère, revêtue de 12 000 signatures, en faveur d’une réunion à la Confédération, ne commença réellement qu’à la fin de janvier (réunion de Boëge, 28 janvier) ; elle n’a donc pu influer sur le projet, alors déclaré, de l’Empereur. Ce n’est pas non plus, quoi qu’on ait dit, aux instances de Cavour que céda Napoléon. Serait-ce à son propre sentiment d’amitié pour la Suisse, de gratitude à l’égard de la Confédération dont il avait été le citoyen, qu’il avait servie comme capitaine d’artillerie et qui, après l’affaire de Strasbourg, avait donné asile au proscrit, malgré les menaces de Louis-Philippe ? Certaines paroles de l’Empereur pourraient le faire croire. Mais, en vérité, la reconnaissance personnelle a-t-elle un tel pouvoir en politique, et peut-on bien croire qu’il ait voulu payer ses dettes privées, au prix d’une trahison des intérêts français, avec des lambeaux d’un pays qui se donnait alors à la France ? Peut-être vaudrait-il mieux voir dans le geste de l’Empereur un effet de certaines appréhensions qu’il aurait conçues sur l’accueil que les puissances, l’Angleterre surtout, feraient à l’annexion savoyarde, un contre-coup tardif du coup de barre de Villafranca et des fluctuations qui s’ensuivirent dans sa politique.

Toujours est-il qu’il ne se passa pas longtemps avant que l’Empereur, par un brusque et nouveau coup de barre, ne revint avec quelque embarras, non pas à la vérité sur des « promesses » qu’il n’avait pas faites, du moins sur des « espérances » qu’il avait autorisées : il abandonne son plan de largesses territoriales à la Suisse et, par une compensation bénévole, décide de créer une zone franche sur ce même territoire qui avait été sur le point de devenir suisse et qui devait devenir et rester français. La création de la zone apparaît ainsi comme la conséquence indirecte d’une manœuvre imprudente de l’Empereur, d’une faute politique qu’il a voulu réparer, quand il en était temps encore, par un adroit subterfuge. Le 1er mars, à l’ouverture du Parlement, l’Empereur, en annonçant l’annexion savoyarde, s’abstient de toute allusion à l’idée du partage. Le 13 mars, Thouvenel fait savoir officiellement à Berne, comme il en a déjà avisé Kern à Paris, que la Savoie ne sera pas démembrée contre son gré, autrement dit qu’elle sera française tout entière[4]. — Pourquoi, dirons-nous ici encore, ce soudain, — et heureux, — revirement ? L’Empereur y fut porté d’abord par l’attitude agressive du gouvernement helvétique qui, poussé par l’Angleterre, cherchait à provoquer contre la France une intervention diplomatique des puissances. D’autre part, en France, l’opinion publique réclamait, en compensation des charges de la guerre, non pas un demi-succès, mais un succès plein, et n’aurait pas admis que, pouvant avoir la Savoie entière, il se fût contenté d’une moitié de Savoie. Enfin, et surtout, un fort mouvement s’était dessiné en Savoie contre l’éventualité d’un démembrement. Dès le milieu de février, une déclaration, partie de Chambéry, « repoussant comme un crime de lèse-patrie toute idée de morcellement ou de division de l’antique unité savoisienne, » se couvre de signatures, et sous l’impulsion des conservateurs unis aux libéraux modérés, toutes les classes, toutes les provinces, même la Savoie du Nord, s’unissent dans une protestation angoissée contre un nouveau partage de la Pologne. En même temps, l’idée de la zone franche, lancée dès janvier, a fait son chemin ; on apprend de source officieuse que l’Empereur est disposé à accorder la zone à la Savoie du Nord, ce qui ne peut qu’y favoriser le mouvement « français. » Les 8 et 10 mars, les conseils provinciaux de Chambéry et d’Annecy, représentans autorisés de la nation, signent des adresses officielles de protestation contre le démembrement. Une députation de 40 notables savoyards, présidée par le comte Greyffié de Bellecombe, va présenter ces adresses et pétitions à l’Empereur qui, dans l’audience solennelle du 21 mars, leur confirme l’assurance qu’il « ne contraindra pas au profit d’autrui le vœu des populations, » et ajoute que, « quant aux intérêts politiques et commerciaux qui lient à la Suisse certaines portions de la Savoie, il sera facile de les satisfaire par des arrangemens particuliers[5] : » c’est la promesse de la zone franche, dont le Moniteur du 7 avril sanctionnera l’annonce. Il faut ici reconnaître à la Savoie l’honneur d’avoir, dans des circonstances difficiles, préservé son intégrité nationale, par un beau mouvement patriotique, du danger d’une mutilation sacrilège, et empêché ce crime politique, cette « division de l’indivisible, » comme disait déjà Joseph de Maistre en 1814.

L’idée première de la zone franche n’émanait pas de l’Empereur ; déjà en 1849 elle avait été agitée dans la Savoie du Nord et portée au Parlement de Turin. Ce qui est certain, c’est que l’Empereur s’empressa de l’adopter comme un moyen de faciliter son changement de front, tant vis-à-vis de la Suisse que de la Savoie. Un plébiscite doit avoir lieu en Savoie sur la question de la réunion à la France ; une quasi-unanimité y est désirable : la concession de la zone ralliera les votes de cette Savoie du Nord où pendant six semaines une agitation, en partie factice d’ailleurs, était menée en faveur d’une réunion à la Suisse. Ce don de joyeux avènement n’était peut-être pas indispensable, car les helvétisans du Chablais et du Faucigny eussent été loin de se retrouver au vote aussi nombreux qu’ils paraissaient l’être sur les listes de la pétition suisse, et le plébiscite eût en tout cas réuni une énorme majorité de votes « français. » Mais, d’autre part, il y a la Suisse, dont l’Empereur a imprudemment « autorisé les espérances ; » il y a Genève, dont les revendications économiques lui sont connues. Bien plus qu’à l’avantage des « zoniens, » dont l’Empereur paraît avoir peu de souci puisqu’un mois auparavant il était prêt à les faire suisses, la zone est faite au bénéfice de Genève. Bien que froissé des agissemens helvétiques, il veut pallier les mauvais effets de sa volte-face : en avril, il fera offrir, sans succès d’ailleurs, à la Suisse la cession de quelques communes au bord du Léman ; dans le même esprit de bonne volonté, il décide la zone, fiche de consolation allouée à Genève et aux intérêts genevois ; et si la Confédération refuse alors, comme elle refusera pendant vingt ans, de reconnaître officiellement cette zone de 1860, n’est-ce pas qu’elle se refuse à reconnaître, en prenant acte d’une compensation, l’échec de ses prétentions territoriales sur la Savoie du Nord ?

Quoi qu’il en soit, l’affaire de l’annexion se résout dès lors vite et bien. La Savoie du Nord reçoit avec empressement l’assurance officielle que le vote « oui et zone » sera « déclaré valable et considéré comme affirmatif. » Dans toute la Savoie, l’influence des modérés de droite et de gauche réalise l’union des partis en faveur de la France. Le parti sarde disparait comme par enchantement après la publication du traité d’annexion, non sans laisser un bel et digne adieu au Roi : « Nous sommes, sire, les aînés de vos sujets, et votre plus haut titre de noblesse est fait de notre nom… » Quel loyalisme au souverain pouvait prévaloir contre l’abandon, par ce souverain, du berceau de sa maison ? Les conservateurs, fidèles au prince, ont perdu leur prince ; les démocrates, fidèles à Cavour, sont joués par Cavour ; la Savoie ne peut plus appartenir à l’Italie ; que sera-t-elle, sinon française ? Le plébiscite du 22 avril est moins un vote qu’une fête. Sur 130 839 votans, il y a 130 533 oui ; les non ne sont que 235 ; la Savoie du Nord, où le parti suisse voit son effondrement, donne, sur 47 474 votans, 47 076 oui et zone. L’unanimité ne peut être plus complète, plus frappante aux yeux de l’étranger. Le Cabinet de Londres, qui a poussé la Suisse à la lutte et protesté lui-même aigrement à Paris, abandonne son opposition ; la Suisse voit échouer toute sa campagne diplomatique, et après s’être donné « l’émotion d’une petite agitation militaire, » isolée et impuissante, elle laisse tomber ses protestations, sans toutefois se résoudre à considérer comme close la « question de Savoie. » Le traité d’annexion, ratifié le 29 mai par le Parlement de Turin, est promulgué à Paris par le sénatus-consulte du 12 juin, en exécution duquel un décret, rendu le même jour, crée officiellement la zone.


III

Voilà donc constituée la zone franche de la Haute-Savoie. Bornée au Nord par le Léman, la frontière genevoise et le Rhône, elle l’est au Midi par la rivière des Usses et la ligne de partage qui sépare le bassin de l’Arve des bassins du Fier et de l’Arly. Sa population actuelle est d’environ 171 000 habitans, sur une population départementale de 255 737 habitans, et sa superficie d’environ 3 112 kilomètres carrés, sur une superficie départementale de 4 445 kilomètres carrés : la zone franche, comprenant à la fois la petite zone sarde de 1815 et la zone dite d’annexion de 1860, représente donc à peu près 70 p. 100 du département de la Haute-Savoie.

Sa caractéristique est d’être en dehors de la ligne des douanes françaises : elle est « ex-douane. » Donc, sa porte d’accès est grande ouverte de toutes parts ; tout entre chez elle librement et sans contrôle : elle vit (chose inouïe en Europe) sous le régime du libre-échange absolu. Autre corollaire de l’exterritorialité douanière : c’est l’exonération d’un certain nombre de taxes intérieures (droits sur les bières, les sucres, les huiles autres que minérales, droits de garantie des métaux précieux, diverses licences de fabricans), la minoration de quelques autres (droits sur le sel, sur les cartes à jouer), à quoi il faut ajouter de grosses réductions dans les prix de vente des produits de régie (poudres, tabac, allumettes). Les « zoniens » échappent ainsi à un tiers environ des charges fiscales payées par les autres Français. Grâce à l’ « entrée libre » d’une part, et de l’autre aux adoucissemens fiscaux, ils ont bon nombre de denrées de consommation à des prix un peu inférieurs aux prix de France : ils ont la vie moins chère.

La zone est, disions-nous, hors la loi douanière. Ses importations en France seront donc taxées par la douane française ? Ainsi le voudrait, en bonne logique, l’application stricte du principe des zones franches, territoires « réputés étrangers, » ouverts sur l’extérieur et fermés sur l’intérieur. Cette conséquence rigoureuse, le gouvernement impérial s’efforça d’en adoucir la sévérité lorsqu’il organisa le régime zonien par arrêté du 25 juillet 1860[6] : il entr’ouvrit légèrement à la zone la porte d’entrée en France, en lui donnant le droit d’importer en franchise un petit nombre de ses produits (5 en tout), en quantités limitées et à des conditions déterminées. De fait, il pouvait être alors équitable de compenser dans une petite mesure aux zoniens de la Haute-Savoie, comme on le faisait depuis longtemps aux zoniens du pays de Gex, ce qu’il y avait d’excessif dans ce régime d’exterritorialité appliqué à des Français. Mais ce privilège limité, cette modique franchise d’importation, on ne tarda pas à l’élargir, à l’étendre démesurément : c’est ce qu’on commença de faire dès 1863 ; c’est ce qu’on fit surtout en 1892-93, à l’occasion de la guerre commerciale franco-suisse dont la zone devait avoir particulièrement à souffrir ; c’est ce qu’on faisait hier encore et ce qu’on fera peut-être demain, car quand on est entré dans la voie du privilège, on ne s’arrête plus que malaisément. Entre-bâillée seulement en 1860, la porte française est maintenant plus qu’à moitié ouverte à la zone, concession d’autant plus appréciable que depuis 1860 la France, devenue protectionniste, a singulièrement haussé ses murailles douanières : la zone n’est plus une zone « franche, » mais une zone « privilégiée, » et de faveur en faveur, les zoniens en sont arrivés à cumuler, avec tous les avantages que leur assure en tant que consommateurs leur régime de libre-échange, une bonne partie de ceux qu’assure le protectionnisme à la production française.

C’est le cas des agriculteurs de la zone, c’est-à-dire de la majorité des zoniens. Depuis 1893, qu’ils soient Français ou Suisses, ils ont la franchise d’importation en France pour tous les produits de la terre ou à peu près, tantôt sans limitation de quantité, tantôt dans la limite des crédits annuellement et d’ailleurs très libéralement fixés par le ministre des Finances. Ils ne paient rien des charges douanières françaises, et ils n’en ont pas moins le droit de vendre leur blé, par exemple, dans l’intérieur de la France, sous la protection de la douane française et aux prix de faveur que vaut cette protection à l’agriculture nationale, et l’on conçoit que ce privilège, modique au début quand les droits sur les blés étaient modiques, soit devenu des plus précieux depuis que ces droits se sont haussés à 7 francs. Sans doute cela ne va pas sans contrôle ni formalités : déclarations fondamentales et extraits-permis, marque métallique pour le bétail bovin, certificats d’origine à délivrer par les maires pour les produits secondaires, surveillance permanente par le service des douanes. La porte s’ouvre, mais non sans délai, examen, discussion ; on ne peut faire un pas sans ses papiers. Et quelque stricte et gênante que soit cette réglementation, quelque forte que soit la pénalité qui menace le fraudeur, la fraude, nourrie par le privilège, a pris racine dans la zone et autour de la zone, elle y prospère et elle y règne. Il y a de la fraude sur toutes les frontières, mais ici mille fois plus qu’ailleurs parce que le privilège zonien lui procure mille fois plus de facilités et plus de tentations. Modérée au début, elle a grandi avec les faveurs faites à la zone, et si depuis une dizaine d’années, devant la protestation publique, on a réussi à la réduire, elle reste encore considérable. Fraude « légale, » d’abord, si l’on peut dire, j’entends fraude tolérée par les règlemens : celle, par exemple, qui se pratiquait naguère sur les farines, ou celle qui résulte de ce que les agriculteurs zoniens sont admis à importer en franchise en France une moyenne de 100 000 quintaux de blé, après avoir fait venir pour leurs besoins des blés étrangers, alors qu’on sait que la zone ne produit bon an mal an qu’à peine ce qui lui est nécessaire pour sa consommation. Puis fraude condamnable, et trop rarement condamnée : fausses déclarations, trafic des permis de franchise, certificats d’origine signés par complaisance ou en blanc, vulgaire contrebande enfin, mais contrebande profitable et exorbitante, sollicitée par le bas prix en zone des denrées coloniales et des produits de régie. Tangente extérieurement au cordon de douanes, la zone libre-échangiste est un vaste et commode entrepôt de fraude. Et plus que les agriculteurs, dont les franchises d’importation sont achetées par bien des entraves administratives, les vrais bénéficiaires du régime zonien sont les fraudeurs. La fraude est l’industrie nationale de la zone.

C’est aussi la seule qui prospère, car l’industrie zonienne n’a pas réussi, — pas encore réussi, — à obtenir les mêmes privilèges que l’agriculture. Plus soucieux, faut-il croire, de la protection industrielle que de la protection agricole du territoire, moins sollicités sans doute par les rares manufacturiers de la zone que par la masse des agriculteurs zoniens, les pouvoirs publics ne se sont guère prêtés à favoriser la concurrence que pourrait faire aux fabricans de l’intérieur le développement industriel d’un territoire exonéré par la loi d’un certain nombre des charges nationales. Ce souci de l’équilibre économique explique que l’arrêté ministériel du 31 mai 1863 n’ait accordé qu’à une quarantaine d’articles manufacturés la faveur de l’importation en franchise, dans la limite des crédits annuels ; encore faut-il que les propriétaires des manufactures soient français, qu’ils se soumettent à un « exercice » permanent, que leurs matières premières soient françaises ou francisées par le paiement des droits. De plus, aucun établissement créé postérieurement au 1er janvier 1863 (limite reportée au 1er janvier 1883 par arrêté du 1er avril 1863), n’est admis à bénéficier des crédits de franchise, ce qui s’explique par le fait qu’en accordant ces crédits le gouvernement n’a voulu que respecter des droits acquis et non pas en créer de nouveaux[7]. On voit la gravité de cette réserve : aucune usine nouvelle ne peut se créer en zone, puisque le marché français comme les marchés étrangers lui seraient fermés ; les anciennes ne pourront que végéter, beaucoup d’ailleurs ont disparu déjà : c’est la condamnation de la zone à la stagnation, à la paralysie industrielle. Voilà le prix du privilège, le lourd sacrifice qu’elle a dû faire pour payer à la France ses prérogatives de neutralité douanière, ses avantages fiscaux, ses franchises d’importation agricole. N’a-t-elle pas acheté un peu cher ses faveurs ? Et reçoit-elle du moins une compensation du côté de la Suisse ?


IV

Nous avons dit quels ont été les efforts faits par Genève, du jour où elle eut séparé son histoire de celle de la Savoie, pour s’assurer, à défaut d’un agrandissement territorial toujours recherché sur la Savoie du Nord, du moins la liberté de commerce avec le duché voisin ; nous avons vu comment le roi de Sardaigne, en 1815-1816, en lui garantissant à nouveau la libre sortie des denrées savoyardes nécessaires à sa consommation, se résigna à constituer le long de la frontière genevoise une petite zone franche, dite zone sarde, concession qui lui coûta beaucoup, et dont il chercha tout de suite à pallier les dangers par une réglementation très sévère. Genève, pas plus que la Confédération où elle venait d’entrer, n’avait alors de douanes à sa frontière : c’est ce qui explique que le roi de Sardaigne ait négligé de faire inscrire dans les traités la contre-partie logique de l’entente, c’est-à-dire la libre entrée des produits savoyards en Suisse. Or il arriva que de cette réciprocité que semblait garantir l’esprit, sinon la lettre, des accords, la Confédération ne tint nul compte quand elle imposa dès 1816 au canton de Genève comme aux autres cantons de légers droits de péage, puis surtout lorsqu’elle établit en 1849-1851 des taxes de douanes dont les tarifs ne firent depuis lors que s’aggraver. Les importations savoyardes, les produits de la zone sarde se virent frapper comme les autres à l’entrée à Genève, à l’exception d’un très petit nombre de denrées pour lesquelles la Sardaigne obtint en 1851 un traitement de faveur : de là toutes les difficultés commerciales actuellement pendantes entre la Savoie et la Suisse, entre la zone et Genève.

Elles ne firent que s’accroître, ces difficultés, le jour où l’Empereur Napoléon prit l’initiative de créer, à côté et en plus de la petite zone sarde, la zone dite d’annexion, près de vingt fois plus importante en superficie. Ce n’était pas seulement une facilité nouvelle donnée à Genève pour s’approvisionner dans la Savoie septentrionale, c’était encore un débouché important ouvert à l’industrie et au commerce helvétiques. Si considérable qu’elle fût, la libéralité gratuite que consentait l’Empereur n’eut pas alors le don d’être appréciée par la Suisse, qu’il avait trop vivement blessée dans l’affaire de la cession, et qui, de la zone, avait espéré obtenir non seulement le domaine utile, mais le domaine direct, comme disent les jurisconsultes[8] ; il ne put réclamer aucune réciprocité, aucun avantage au profit des zoniens qu’il laissa désarmés devant les rigueurs des douanes suisses. Pendant vingt ans, la Confédération s’obstina à « ignorer » la zone, malgré les protestations qui d’année en année s’élevaient en Savoie ; et ce n’est qu’en 1881 que le gouvernement français parvint à s’entendre avec la Suisse au sujet de la zone, dans des conditions que nous ne dirons pas satisfaisantes, mais un peu moins défavorables.

La Convention du 14 juin 1881, conclue pour vingt ans à dater du Ier janvier 1883, — elle est donc toute proche de son terme, — a donné certaines satisfactions aux intérêts de la zone, sous la forme de franchises d’entrée en Suisse (10 000 hectolitres de vins) ou dans le canton de Genève (6 articles), ou de réduction de droits (2 articles), ou d’exemptions très strictement limitées pour l’entrée à Genève des approvisionnemens de marché[9]. On admettait en somme en franchise ou à tarifs réduits à Genève un petit nombre de produits zoniens, ceux dont Genève a besoin pour sa consommation : pour tout le reste, le tarif ordinaire demeurait applicable. Et ce « reste » était considérable. En 1892, lors de la guerre commerciale franco-suisse, ce « reste » dut subir comme tous les autres produits français des droits prohibitifs, et ce n’est qu’avec peine, après de difficiles négociations, qu’on put obtenir que le Conseil fédéral conférât en 1895 l’avantage de son tarif minimum à un certain nombre de produits zoniens non visés par la Convention de 1881. Mêmes difficultés en 1905-06, quand les relations douanières entre la Suisse et la France subirent une nouvelle crise, et si quelques facilités nouvelles furent consenties par la Suisse en 1908, en supplément à la Convention de 1881, elles ne résultèrent comme celles de 1892 que d’arrêtés du Conseil fédéral, actes unilatéraux et partant révocables.

Dans les délicates négociations que provoqua ainsi la question de la zone, il y a lieu de noter que les réclamations zoniennes trouvèrent le plus souvent autant de faveur à Genève que de défaveur à Berne. Genève a besoin de la zone, elle soutient ses demandes et s’efforce d’éclairer le gouvernement fédéral sur l’intérêt que présente le régime zonien non seulement pour le canton genevois, mais pour la Suisse en général. A Berne au contraire, on est surtout sensible aux revendications des « agrariens » et de la puissante « ligue des paysans, » aux plaintes que fait entendre l’agriculture suisse contre les privilèges d’importation de la zone ; le gouvernement fédéral n’a donc jamais témoigné de beaucoup de bonne volonté dans cette affaire zonienne, dont il a d’ailleurs essayé parfois de se servir comme d’une arme diplomatique dans les négociations relatives aux rapports douaniers franco-helvétiques.

De fait, à examiner de près la teneur et les résultats de la Convention de 1881 complétée par les arrêtés fédéraux de 1895 et de 1908, on est amené à constater que les faveurs faites à la zone pour ses importations en Suisse se réduisent en somme à bien peu de chose. Elles ne touchent, comme nous l’avons vu, qu’un petit nombre de produits zoniens, encore ces produits favorisés ne sont-ils pas tous admis à la franchise, plusieurs d’entre eux ne bénéficiant que de simples réductions de droits. Signalons un fait assez étrange. Nous avons dit que la Convention de 1881 accordait la franchise d’entrée à Genève, sous certaines conditions, aux approvisionnemens de marché venus de la zone (12 articles) ; or sur ces 12 articles, il y en a 8 qui jouissent par ailleurs d’une exemption générale à l’entrée en Suisse en vertu du tarif général des douanes helvétiques[10] ; il n’y a donc, quant à ces 8 articles, nul privilège offert à la zone, il y a simple application du droit commun. Mieux encore : la Convention de 1881 fixe une limite de quantités à l’importation de ces 8 articles (5 quintaux par chaque importation), alors que le tarif général suisse ignore une pareille limitation, si bien qu’à s’en tenir aux textes, on pourrait croire que la zone est ici l’objet non d’une faveur particulière, mais d’une particulière rigueur. Si maintenant nous examinons le tableau officiel (1910) des importations zoniennes en Suisse, nous trouvons que, sur une valeur totale de 24 921 556 francs, il y a d’abord pour 9 809 727 francs de marchandises taxées au taux du tarif conventionnel, c’est-à-dire au taux du tarif applicable à toutes autres marchandises françaises ; puis pour 8 843 438 francs de marchandises admises en franchise par application de la loi sur les douanes ou du tarif fédéral ; de sorte que la valeur des produits zoniens ressortissant à la Convention de 1811 et aux arrêtés ultérieurs ne s’élève qu’à 6 268 39l francs[11], soit au quart environ du chiffre global des importations de la zone. Nous en conclurons que l’application utile de cette convention et des arrêtés subséquens n’occupe qu’une place secondaire dans le jeu des relations commerciales de la zone avec la Suisse, et que le bénéfice net qu’en retirent les zoniens est bien réduit.

En revanche, et tandis que la Suisse se montre si avare de concessions à la zone, que voyons-nous ? Nous voyons que l’industrie suisse importe librement en zone ses produits, et le commerce suisse toutes ses marchandises, suisses ou étrangères. La porte zonienne est ouverte en grand à la Suisse ; la porte suisse n’est qu’au quart ouverte à la zone. D’une part, liberté absolue ; de l’autre, des concessions douanières très restreintes quant aux quantités, conditions et destination des importations. La France a donné à la Suisse un débouché économique appréciable, et n’a obtenu pour la zone en retour que de très modestes avantages : il y a un évident manque d’équilibre[12]. Et voyez la conséquence : c’est l’invasion lente de la zone par le commerce helvétique, au détriment du commerce national. Un négociant, un industriel français, établi en zone, s’il veut étendre ses affaires en Suisse ou en France, se voit arrêté par les douanes suisses comme par les douanes françaises ; il est emprisonné, et souvent on le verra émigrer en France ou même en Suisse. Le commerçant genevois au contraire, avec ses succursales en zone, fait librement ses affaires en Suisse et en zone à la fois ; sa concurrence sera ruineuse pour son rival zonien. La Suisse est à même non seulement d’inonder la zone de ses produits, ou de tous produits étrangers (allemands surtout), mais même d’accaparer, si les zoniens ne se défendent, une bonne partie du commerce de la zone. Telle est la conséquence du régime. Le bénéfice en est pour la Suisse bien plus que pour la zone : Genève a, de la zone, plus besoin, et la Suisse en général tire plus profit, que la zone ne fera jamais de la Suisse ou de Genève.


V

Si le régime de la zone franche présente ainsi pour les zoniens eux-mêmes, à côté de certains avantages, tant et de si graves inconvéniens, je crois qu’on peut se l’expliquer si l’on observe combien la situation économique de la Savoie septentrionale a changé depuis cinquante ans. Au temps de l’annexion, la difficulté des communications rendait malaisés les rapports commerciaux du Chablais et du Faucigny avec le reste de la Savoie ; Genève était par la force des choses le centre économique, le débouché naturel de ces provinces. Or, depuis ce temps, d’admirables routes ont été ouvertes entre la vallée de l’Arve et les vallées du Fier et de l’Isère, plusieurs voies ferrées ont mis Bonneville et Thonon en rapports avec Annecy et la Savoie propre, avec Bellegarde et la France : la zone n’est plus nécessairement tributaire de la Suisse. D’autre part, les tendances libre-échangistes en faveur en 1860 ont fait place à un protectionnisme toujours grandissant ; plus la France et la Suisse ont élevé leurs barrières douanières, plus difficile s’est trouvée la situation de la zone franche, demeurée libre-échangiste entre deux voisins devenus protectionnistes, et cela en dépit des facilités que lui consentirent la France et la Suisse, l’une très libéralement, l’autre avec parcimonie. Enfin nul n’ignore quelle importance a prise depuis un quart de siècle l’exploitation de cette richesse nouvelle, la houille blanche. Partout l’industrie recherche la force hydraulique. L’Isère, la Savoie, ont rivalisé d’ardeur pour mettre en valeur leurs chutes d’eau. La zone franche cependant n’a encore réussi à utiliser que 28 à 30 000 chevaux de force sur la merveilleuse réserve de 150 000 chevaux que lui offrent ses torrens. Pourquoi, nous le savons : c’est qu’il y a incompatibilité de principe entre le régime zonien et l’industrie. N’est-il pas regrettable pour la zone et plus désastreux encore pour la production française de voir inexploitée, — et pour quelle cause ! — une richesse dont la France a besoin ?

Toutes ces raisons, et d’autres encore qui font que le régime de la zone franche ne correspond plus à l’état actuel des choses, il semble que les zoniens eux-mêmes aient commencé à les comprendre, depuis que les difficultés douanières avec la Suisse leur ont ouvert les yeux. Ils commencent à s’apercevoir qu’ils n’ont plus au maintien de leurs soi-disant privilèges le même intérêt qu’autrefois, qu’ils ne retirent qu’un bénéfice minime de leurs franchises d’exportation en Suisse, et que les avantages du libre-échange zonien ne compensent pas ses inconvéniens, je veux dire l’isolement économique et l’envahissement de la zone par le commerce étranger, par les produits étrangers. Sans doute l’agriculture a prospéré, mais veut-on condamner la zone à rester exclusivement agricole, alors qu’elle possède d’admirables sources d’industrie, et ne faut-il pas chercher au contraire à étendre son champ de production, à lui dégager la route du progrès ? — En face des politiciens de la zone, qui affectent de voir un droit supérieur et intangible dans ce régime zonien dont ils se sont fait une plate-forme électorale, en face de la majorité zonienne encore hypnotisée sur des prérogatives plus fiscales qu’économiques, une forte minorité, — commerçans, industriels, hôteliers, vignerons, etc., — s’est depuis peu levée en zone pour protester contre la zone : les uns, les plus braves et les moins nombreux, réclament franchement la réintégration dans le territoire français ; les autres, désireux de ménager une transition, de réserver notamment aux zoniens, pour un temps, le bénéfice des produits coloniaux à bon marché, demandent ce qu’ils ont appelé le « double cordon, » c’est-à-dire l’établissement, en plus de la ligne de douane actuelle, d’un cordon douanier à la frontière, lequel arrêterait, pour les taxer au taux des droits français, toutes les importations étrangères à l’exception des denrées coloniales, celles-ci ne devant être taxées qu’à leur entrée en territoire « assujetti. » Le procédé, coûteux et compliqué, n’est sans doute pas bien recommandable ; mais ce qui est à retenir, c’est qu’en zone même on souffre, on se plaint, on commence à revendiquer, directement ou indirectement, à terme ou sans délai, le retour au droit commun.

En dehors de la zone, il est naturel que de nombreuses protestations se soient fait entendre contre le privilège zonien, surtout depuis l’avènement du protectionnisme en France. Dans les vingt dernières années, une cinquantaine de Chambres de Commerce se sont à diverses reprises élevées, par délibérations motivées, non seulement contre les fraudes que favorise le régime de la zone, mais contre ce régime lui-même, contre les exemptions et les immunités dont il est constitué. Pourquoi, dit-on, laisser subsister sur notre frontière, en un temps où chaque pays renforce ses barrières protectrices, cette brèche par où s’infiltre la fraude ? Pourquoi maintenir ces faveurs fiscales, dont la charge retombe sur la masse des contribuables, ces franchises douanières qui permettent aux zoniens de se faire traiter comme étrangers pour tous leurs achats et comme Français pour une bonne partie de leurs ventes ? La Constitution n’assure-t-elle pas l’égalité des citoyens devant la loi ? — Si dans le voisinage immédiat de la zone, notamment dans l’arrondissement d’Annecy, les réclamations ont été spécialement vives et nombreuses, c’est que le contre-coup du privilège zonien s’y fait sentir d’une façon spécialement dommageable. Du fait des franchises d’importation zonienne, du fait aussi des fraudes à l’importation, les agriculteurs de la région voient en effet les prix de vente de leurs produits artificiellement abaissés ; les commerçans sont entravés dans leurs affaires avec la zone par cette ligne de « douanes intérieures » qui, en favorisant Genève, appauvrit Annecy, comme une haute muraille appauvrit l’arbre auprès duquel on l’a dressé : l’arrondissement d’Annecy, qui ne jouit d’aucune des faveurs du régime zonien, revendique son droit à n’en pas subir les préjudices. En matière administrative, isolé en face des trois arrondissemens zoniens, il souffre de l’antagonisme, de la suprématie de la zone ; ses intérêts ont souvent été négligés par la majorité zonienne du Conseil général au profit de ceux de la zone ; sur trois sénateurs de la Haute-Savoie, il n’y en a actuellement pas un pour Annecy ; l’union, la bonne harmonie sont détruites dans le département.

Séparés de leurs concitoyens par la barrière douanière, comme ils l’étaient autrefois par le manque de communications, les zoniens, en revanche, se sentent naturellement attirés vers la grande ville toute proche, vers la vieille cité genevoise où trente mille des leurs sont établis, et dont la prospérité s’est merveilleusement accrue depuis un demi-siècle, en partie grâce à eux. Comme les Genevois dans la zone, où ils ont d’ailleurs d’importans intérêts, les zoniens se sentent, à Genève, un peu chez eux. Ils y sont appelés par leurs affaires, leurs plaisirs ; ils y vont fêter à l’occasion l’Escalade, — singulier oubli de l’histoire chez des Savoyards ; — tel est l’ascendant de la « capitale » sur les ruraux du voisinage qu’ils se laissent influencer peu à peu par les idées et les tendances genevoises, ils s’imprègnent inconsciemment d’une certaine dose d’helvétisation dont on peut se demander s’il est bien opportun de favoriser les progrès par le maintien de privilèges économiques qui tendent justement à « helvétiser » les intérêts matériels des zoniens. Je sais bien que si, en 1860, une campagne un peu artificielle a pu être menée dans la Savoie septentrionale en faveur d’une réunion à la Suisse, si en 1870 on a pu encore entendre agiter à Bonneville par quelques esprits égarés l’idée d’une annexion helvétique, on ne saurait trop affirmer que les zoniens d’aujourd’hui sont aussi Français que les autres Français, et qu’on ne trouverait plus parmi eux personne pour dire, comme il a été dit en 1860 : « Si Genève est française, il faut être français ; si Genève est suisse, il faut être suisse, et si Genève est cosaque, il faut être cosaque ! » Mais pour quiconque sait l’importance prise de nos jours par les relations économiques dans les relations politiques, il ne saurait paraître désirable de laisser éternellement les zoniens sous ce régime d’exterritorialité qui risque de nuire à la longue et malgré eux à leur nationalité. — Faut-il enfin rappeler que la Suisse a depuis de vieux temps nourri, sur la Savoie du Nord, des ambitions territoriales dont nous avons constaté l’échec, une première fois en 1815 au congrès de Vienne, et une seconde fois en 1860, lors de l’annexion de la Savoie à la France ? Nous avons plaisir à rendre ici témoignage non seulement, aux sentimens d’amicale cordialité que ne cesse de témoigner à la France le gouvernement helvétique, mais encore aux liens de confiante affection qui unissent les deux peuples dans des rapports toujours plus intimes. Mais nos voisins et amis ne sauraient se formaliser si nous remarquons que, dans une certaine partie de la presse suisse, la question de la Savoie du Nord, toujours tenue en observation, se voit assez souvent agitée, discutée, et que la question connexe de la neutralité savoyarde, dont on s’efforce de maintenir la survivance, en l’interprétant d’ailleurs d’une façon très spéciale, semble être parfois considérée bien moins comme un vestige respectable du passé que comme un enjeu gardé en vue d’une compensation éventuelle. Sans insister sur des tendances que nous ne voulons pas croire vraiment représentatives de l’opinion helvétique, bien que nous ne puissions en négliger les manifestations, nous dirons seulement qu’au point de vue français, la prévoyance politique et le souci de l’intérêt national nous paraissent réclamer qu’à côté de cette neutralité militaire de la Savoie du Nord qu’il ne dépend pas de nous d’abolir en droit, nous ne laissions pas survivre une neutralité douanière qui retranche un vaste territoire et 170 000 citoyens français de la vie économique du pays, et porte ainsi, dans une certaine mesure, atteinte à l’unité de la patrie : il faut rattacher les zoniens à la France par les intérêts matériels, comme ils le sont déjà par le sentiment patriotique.


VI

La suppression de la zone franche de la Haute-Savoie est donc désirable. Est-elle légalement possible ? Et comment ? C’est notre dernier point.

A en croire les zoniens intransigeans, la France n’aurait pas le droit d’abolir la zone d’annexion sans l’assentiment des intéressés, parce que l’existence de cette zone résulte d’engagemens officiels pris en 1860 par le gouvernement impérial et ratifiés par les populations au plébiscite du 23 mars (47 076 votes oui et zone). Il y aurait, au point de vue historique et juridique, beaucoup à dire sur la valeur du quasi-contrat ainsi intervenu entre la France et les zoniens : qu’il nous suffise de remarquer que rien en tout cas ne s’opposerait en droit à l’abolition de toutes les franchises gracieuses que des arrêtés ministériels d’une légalité d’ailleurs contestable ont octroyées à la zone postérieurement à 1860, et qu’il est hors de doute qu’à un retour éventuel au régime strict de 1860 les zoniens d’aujourd’hui ne préfèreraient encore la suppression de la zone. Mais nous ne voyons pas qu’il y ait lieu de faire violence à ces populations dont les vues sur la question de la zone franche ont d’elles-mêmes commencé à se transformer. Il suffit de les éclairer sur leurs propres avantages en leur montrant, de quel prix elles paient, — et font payer à la France, — des privilèges plus dangereux que profitables, et si, en même temps, les autorités veulent bien comme c’est leur devoir, poursuivre rigoureusement la fraude et s’opposer résolument (là est peut-être le plus difficile) aux influences officieuses qui s’entremettent trop souvent pour faire octroyer aux zoniens des faveurs additionnelles, on ne tardera pas à voir en zone le mouvement antizonien assez fort pour que la suppression du régime puisse s’opérer sans heurt ni pression. Ce jour-là, nous croyons, que la solution bâtarde du « double cordon » devra être écartée, mais que le retour au droit commun pourra être accompagné de quelques ménagemens temporaires et limités qui atténueront aux intérêts particuliers le trouble d’une transition trop brusque[13].

Du côté suisse, la suppression se heurtera-t-elle, le cas échéant, à des difficultés diplomatiques ? Point en ce qui touche la zone de 1860, l’hypothèse étant prévue par la Convention de 1881. En ce qui concerne la petite zone sarde, dont l’origine remonte, on le sait, aux traités de 1815, il y aurait lieu à négociation tant avec la Suisse, principale intéressée, qu’avec les puissances du Congrès de Vienne ; notre diplomatie ne se trouverait d’ailleurs pas ici en mauvaise posture pour négocier[14], s’il n’est jugé préférable, pour prévenir tout embarras, de maintenir hors du cordon douanier cette très étroite petite bande de territoire qui ne comprend qu’environ 140 kilomètres carrés, et dont la bordure ne serait guère plus étendue ni plus difficile à garder que la ligne frontière. Craindra-t-on enfin qu’à une suppression de la zone la Suisse veuille riposter par des tarifs de rigueur appliqués aux importations de la Savoie du Nord ? Nous rappellerons d’abord qu’une partie des franchises d’entrée dont jouissent actuellement les denrées zoniennes à Genève découle des dispositions du tarif fédéral ou de la loi fédérale des douanes, dispositions d’une portée générale que la Suisse a établies à son bénéfice et dont elle ne se départirait qu’à son détriment ; d’ailleurs n’avons-nous pas notre meilleure sauvegarde dans l’intérêt même de Genève qui a nécessairement besoin des vivres savoyards pour la subsistance d’une population toujours croissante ?

En attendant le jour, — prochain, nous le souhaitons, — d’une suppression de la zone, la Convention franco-suisse du 14 juin 1881 doit être maintenue à titre temporaire et transitoire, elle doit sortir améliorée des négociations qui vont s’ouvrir pour son renouvellement. Nous résumerons l’essentiel des desiderata zoniens à ce point de vue en demandant qu’eu égard à la franchise générale d’entrée dont jouit en zone la Suisse entière, le nombre des denrées zoniennes admises aux douanes fédérales en franchise ou avec réduction de droits soit largement augmenté, ainsi que les quantités à admettre, que ces privilèges soient accordés à l’importation non seulement dans le canton de Genève, mais encore dans les cantons limitrophes de Vaud et Valais ; qu’ils fassent l’objet non plus d’arrêtés fédéraux révocables, mais de conventions synallagmatiques ; qu’enfin le droit de modifier ou de supprimer la zone soit réservé explicitement et en tout temps au gouvernement français.

« Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, disait naguère un zonien. Laquelle ? La porte française ou la porte suisse ? » Il faut en effet choisir. La zone ne peut rester à la fois « franche » et « France, » dans cette situation singulière d’exterritorialité privilégiée qui a pu avoir son opportunité il y a cinquante ans, mais qui, déformée depuis lors, a fait son temps, qui a perdu au milieu de conditions économiques nouvelles sa raison d’être, et qui, tout en bénéficiant de la fraude, porte préjudice à la fois aux vrais intérêts de la population, à ceux de la production nationale, au bien supérieur du pays. Reconnaissons donc les nécessités actuelles, et, en supprimant la zone, faisons, de ce territoire « franc, » un territoire « français. »


L. PAUL-DUBOIS.

  1. C’est aussi le cas de la zone franche du pays de Gex, voisine de celle qui nous occupe, mais bien moins importante par son étendue, et dont nous devrons ici, pour nous borner, laisser entièrement de côté l’étude.
  2. Kern, Souvenirs politiques, Paris, 1887, p. 186. — Cf. L. Thouvenel, Le Secret de l’Empereur, Paris, 1889, I, p. 29.
  3. Voyez la Revue du 14 février 1860.
  4. Documens diplomatiques de 1860, p. 43.
  5. Moniteur du 21 mars 1860.
  6. Cet arrêté a été pris en exécution du décret du 12 juin 1860 et du sénatus-consulte du même jour, qui avaient prescrit que le régime de la zone serait organisé avant le 1er janvier 1861. Le droit réglementaire ainsi conféré au ministre des Finances a donc été épuisé à cette date du 1er janvier 1861, et juridiquement on peut douter de la légalité de toutes les décisions ministérielles, de tous les arrêtés qui sont intervenus depuis lors pour élargir les privilèges zoniens : des décrets auraient été nécessaires. — On peut d’autant plus regretter que les ministres des Finances aient procédé vis-à-vis de la zone par voie d’arrêtés et de décisions, qu’il est de notoriété publique que des influences politiques sont, depuis une vingtaine d’années surtout, constamment en instance auprès des autorités pour l’obtention de faveurs nouvelles aux zoniens : les ministres successifs eussent été moins désarmés si, pour les satisfaire, il eût fallu la signature de M. le Président de la République.
  7. Tout récemment, la franchise d’importation a été accordée aux produits zoniens suivans : fonte, ferro-manganèse, ferro-silicium, ferro-chrome, carbure de calcium, à condition que les matières premières, l’outillage et les combustibles soient originaires de la zone française ou francisés par le paiement des droits. Les industries seront « exercées. » — Cette franchise spéciale semble devoir profiter à tout établissement créé ou à créer en zone. (Voir Tarif des douanes de 1910, p. 71 et 84.).
  8. L’expression est de M. Léonce Duparc, avocat à Annecy, dont les deux brochures sur la Question de la zone franche (Annecy, Hérisson et Cie, 1902 et 1903), singulièrement riches en faits et en déductions, sont bien intéressantes même pour ceux-là qui n’oseraient en accepter toutes les thèses.
  9. Les approvisionnemens de marché (12 articles), dont le prix maximum est fixé pour chaque importation à 5 quintaux (5 kg. pour le beurre), sont admis en franchise à Genève à condition qu’ils soient amenés par les vendeurs eux-mêmes : disposition qui a pour objet d’amener les zoniens à faire à Genève leurs achats. — A l’expiration du terme de 30 ans, la Convention sera maintenue d’année en année, sauf dénonciation douze mois d’avance (art. 11). Si la zone franche vient à être supprimée ou modifiée, la Suisse aura le droit de faire cesser les effets de la Convention dès le jour de la suppression ou modification, laquelle devra d’ailleurs être notifiée douze mois d’avance.
  10. Légumes frais, fruits frais, pommes de terre, son, paille, foin, poissons d’eau douce et lait. Ajoutons un neuvième article, les œufs, qui sont exemptés dans le trafic de marché par la loi sur les douanes, art. 7, lettre O.
  11. Là-dessus il n’y a qu’une valeur de 2 983 675 francs qui bénéficie de la franchise complète ; le reste ne jouit que de réductions sur les taux du tarif conventionnel. — Pour être exact, le chiffre de 6 268 391 francs devrait d’ailleurs être diminué de 1 550 603 francs (valeur des importations d’œufs, exemptes en vertu de la loi sur les douanes), ce qui réduirait à 4 717 788 francs le chiffre correspondant à l’application utile de la Convention de 1881 et des arrêtés subséquens. — Une analyse très précise et très instructive du tableau des importations zoniennes en Suisse a été faite dans le Bulletin de la Chambre de Commerce française de Genève (n° du 20 septembre 1907) par un auteur des plus éclairés et compétens, M. H. Villeneuve.
  12. On a calculé qu’en 1901 la Suisse avait bénéficié, dans ses exportations dans les zones franches de Gex et de la Haute-Savoie, d’une exonération de droits de douane s’élevant à 2 251 000 francs, tandis que le bénéfice réalisé par les zoniens du fait des facilités douanières helvétiques dans leurs importations en Suisse n’avait atteint que 161 503 francs, soit 0 fr. 78 par tête d’habitant des zones. (Debussy, Rapport au nom de la Commission des Douanes sur la question des zones franches, 1905.).
  13. Un des privilèges les plus chers aux zoniens étant la franchise des denrées coloniales, on pourrait, par exemple, leur réserver cette franchise, à titre transitoire et pour un temps donné, par le moyen de bons d’importation.
  14. L’établissement de la zone sarde en 1815 a eu pour contre-partie, nous l’avons dit, la libre importation des denrées de cette zone en Suisse. Du jour où la Confédération a imposé ces produits à l’entrée de son territoire, la liberté commerciale qui existait jusqu’alors entre la zone sarde et la Suisse étant détruite, l’institution de cette zone a perdu-son fondement juridique et son caractère d’obligation contractuelle ; elle est « sortie du droit public européen. » (Cf. Charousset, Les zones franches, Annecy, 1902, p. 167.) — Il est d’ailleurs à noter que l’article 11 de la Convention de 1881, qui prévoit le cas de la suppression de la zone de la Haute-Savoie, ne fait aucune distinction entre la zone sarde et la zone d’annexion.