Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/A

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A


Tomber à terre,
Tomber par terre.



Ces deux expressions ne sont pas aussi indifferentes que l’on croiroit. Tomber par terre se dit de ce qui étant déjà à terre tombe de sa hauteur, & tomber à terre de ce qui étant élevé au dessus de terre tombe de haut.

Un homme, par exemple, qui passe dans une ruë, & qui vient à tomber tombe par terre, & non à terre, car il y est déja ; mais un Couvreur à qui le pied manque sur un toit, tombe à terre, & non par terre.

Une maison qui tombe, tombe par terre, un arbre tombe par terre aussi ; mais les fruits de l’arbre tombent à terre, la gresle tombe à terre, une étincelle tombe à terre.

Aussi le Pere Bouhours dit : ce n’étoit qu’une étincelle tombée à terre qui se seroit éteinte d’elle-même[1], ce qui est bien mieux que s’il eut dit ce n’étoit qu’une étincelle tombée par terre.

S’ils lançoient[2] quelques javelots, dit Monsieur de Vaugelas, ils se rencontroient & s’entrechoquoient en l’air : de sorte que la plûpart tomboient à terre sans effet[3], il ne dit pas par terre.

Mais s’il s’agit d’une chose ou d’une personne qui soit déja à terre, il faut dire tomber par terre, comme : lors donc que Jesus leur eut dit, c’est moy, ils furent renversez, & tomberent tous par terre[4].


A quoy, auxquels.

A quoy se met fort bien pour auxquels ce sont des choses à quoi il faut songer. Des affaires à quoy il faut tenir la main. Vous croïez élever ces enfans si chers & vous renversez leurs maisons par les recherches odieuses à quoy vous les exposez[5]. Il y a dans la Langue de certains scrupuleux qui ne veulent jamais dire à quoy au plurier, mais ils se gênent mal-à-propos. On dit également bien les signes à quoy vous le connoîtrez, & les signes auxquels vous le connoîtrez.


A raison.

A raison que, paroît à un de mes Critiques du nombre de ces termes qui sont si mauvais, qu’il n’est pas besoin d’avertir qu’ils ne se disent pas ; je ne l’ay pourtant point condamné comme il le suppose, j’ay dit seulement que je ne le croyois pas si bon, qu’à cause ou que parce que. En effet il se trouve dans de bons Auteurs, & ne passe point pour mauvais parmy les plus polis. Je m’étois contenté d’un exemple tiré de la Traduction de la Rhétorique d’Aristote : En voicy un autre d’un fameux Prédicateur, dont l’authorité vaut bien celle de mon Critique. Un homme qui ne veut observer la Loy, que quand elle oblige absolument, est criminel devant Dieu[6], à raison de cette seule disposition.


Parler à luy, Luy parler.

Je veux parler à luy, dit-on quelquefois, pour, je luy veux parler.

Parler à luy a quelquefois un sens plus fort que luy parler. M. de Vaugelas s’en est servy, ce me semble, fort à propos dans ces deux exemples cy. Ils luy répondirent qu’il reposoit, & que pour lors il n’y avoit pas moyen de parler à luy ; mais qu’il pouvoit, comme son amy, entrer dans le Port, & que le lendemain il le verroit[7]. Le fils de Parmenion, le Colonel de la Cavalerie à qui le Roy confioit ses plus secrettes pensées, fait semblant de n’avoir pû parler à luy, pour amuser toûjours Cebalinus & l’empêcher de s’adresser à un autre[8].


Passer sur le ventre
A l’ennemi,
de l’ennemi.

Ce sont deux choses differentes, passer sur le ventre à son ennemi, c’est le faire à dessein. Passer sur le ventre de son ennemi, c’est le faire ou sans y penser, ou sans esprit de vengeance : comme par exemple, si l’ennemi étant mort l’on ne pouvoit s’empêcher de passer sur lui pour aller outre. Suivant ce principe, en parlant d’un Soldat qui vient de monter à la bréche & de passer sur ses camarades qui ont été tuez, je ne diray pas qu’il a passé sur le ventre à ceux qui avoient combattu avec luy ; mais sur le ventre, ou sur le corps de ceux qui avoient combattu avec luy. Hors ces occasions il faut dire à & non de : comme.

Il luy demanda s’il luy sembloit assez puissant pour passer[9] sur le ventre à son ennemi.

Il se signala entre tous les siens passant sur le ventre à ceux qui s’avançoient trop & tournant les autres en fuite[10].

Je ne veux que mes chariots armez de faux pour leur passer sur le ventre[11].


A dire que.

Exemple, il n’y avoit que deux doigts à dire que l’eau n’entrât dans le bateau : il seroit difficile de bien rendre raison de cette maniere de parler, & de la reduire à une construction reguliere ; mais elle en est d’autant plus belle, & nos meilleurs Auteurs s’en servent. Ces deux mers, dit M. de Vaugelas, venant à serrer la terre des deux côtez, font une pointe qui attache à la terre ferme cette Province, laquelle étant presque toute environnée d’eau a comme la forme d’une Isle, & il n’y a que cette petite pointe à dire que les deux mers ne se joignent.


Affectif, affectueux.

S’il en faut croire l’Auteur des Remarques nouvelles, affectif, n’est point en usage ; mais s’il faut s’en rapporter à tout ce qu’il y a de gens qui sçavent nôtre Langue, affectif est un bon mot. Cét Auteur ne considere pas qu’affectif a un sens different d’affectueux. Affectif est ce qui produit, ou peut produire des sentimens touchans, & affectueux est ce qui contient les affections mêmes ou qui les exprime. Par exemple, certaines veritez sont affectives, & les sentimens qu’elles inspirent sont affectueux ; ainsi on peut dire : des veritez affectives, des sentimens affectueux, des discours affectifs, des mouvemens affectueux. Et Theologie affective que nôtre Auteur condamne, est sans comparaison mieux que Theologie affectueuse.


Antithese.

Un de nos Critiques demande s’il est permis à un Grammairien de dire que les antitheses sont des especes de jeux de mots. Il n’est pas necessaire, ce me semble, d’être fort habile pour résoudre la question.

Ce mot, selon son étimologie, signifie opposition & combat : & par consequent l’on peut bien appeller ce combat un jeu. Perse dont l’authorité vaut bien celle de nôtre Critique, ne le regarde point autrement, & voulant se railler de ceux qui dans des affaires importantes se joüent sur les mots ; il rapporte l’exemple d’un certain Pedius qu’on accusoit de larcin, & qui pour se justifier ne songeoit qu’à arranger ses mots en cadence & à répondre par antithese[12]. Il compare même ceux qui employent ainsi ces sortes de figures, à des gens, qui aprés un naufrage se mettroient à rire & à chanter pour toucher les autres de compassion[13].

On peut joindre à ce témoignage celuy de Quintilien, qui dit qu’un Orateur qui s’exprime par antitheses, lors qu’il s’agit de parler avec vehemence & avec douleur, n’est pas à supporter[14]. Si ces authoritez ne suffisent pas, nous pouvons rapporter celle du Dictionnaire Universel, qui dit que l’antithese est une figure de Rhétorique qui consiste dans un jeu, ou dans une opposition de mots & de membres de periodes. Quand l’Auteur du Dictionnaire auroit eu nôtre Censeur en veuë, il n’auroit pû mieux s’expliquer.


De l’Arrangement des mots.

Les exemples feront mieux sentir ce que c’est[15]. En voicy de plusieurs sortes qu’un de mes Critiques me fournit. Exemple, nôtre Critique peut, s’il veut, comparer l’idée d’un grand homme, qui resulte de ce jugement avec la sienne : cela est mal rangé ; il falloit, l’idée qu’il a d’un grand homme, avec celle qui resulte de ce jugement, & non pas, l’idée d’un grand homme, qui resulte de ce jugement avec la sienne.

Autre Exemple.

C’est une précaution que la vanité seule & la crainte qu’on ne parle mal de nous, quand nous ne serons plus nous font prendre[16]. Ce verbe à la fin à mauvaise grace, il n’y avoit qu’à ranger ainsi. C’est une précaution que nous font prendre la vanité & la crainte qu’on ne parle mal de nous quand nous ne serons plus.

Troisiéme Exemple.

Il les nomme presque toûjours[17], soit qu’il les approuve ou les reprenne sans les loüer. Il falloit : il les nomme presque toûjours sans les loüer, soit qu’il les approuve ou qu’il les reprenne.

Quatriéme Exemple.

Il me suffit de vous faire voir que le respect aveugle qu’il leur porte, luy fait admirer tout ce qui vient d’eux sans aucun discernement[18]. Quel arrangement ! Tout ce qui vient d’eux sans aucun discernement : pourquoy ne pas dire, lui fait admirer sans discernement tout ce qui vient d’eux.

Cinquiéme Exemple.

Il ne faut pas qu’ils pretendent s’en faire honneur & déguiser la vanité qu’ils tirent de sa reputation, sous le voile specieux d’une amitié immortelle[19]. Il falloit : & déguiser sous le voile specieux d’une amitié immortelle, la vanité qu’ils tirent de sa reputation.


Attraper.

Ce mot qui se dit communément pour tromper, ou pour atteindre en courant, s’employe élegamment au sens d’arriver, ou de parvenir à une perfection ; comme, tous les Orateurs cherchent à plaire, mais peu attrapent ces manieres douces & insinuantes qui donnent de la grace aux moindres choses.

Il y a peu de Peintre qui réüssisse dans le coloris ; c’est une chose difficile à attraper.


Avec ce que, pour outre que.

L’expression est fort élegante. Il s’éleva une tempeste horrible, de sorte que le vaisseau, avec ce qu’il étoit déja vieux, ne pût resister long-temps. Cette maniere de parler est tres-énergique.


Avec l’age, Avec le temps.

Avec l’âge ne se dit qu’au sujet de choses un peu considerables. Les enfans ont bien des défauts qui passent avec l’âge. La plûpart de nos inclinations changent avec l’âge. Le jugement est peut-être la seule chose qui croisse avec l’âge.

On dira d’une chose importante, qui pour s’apprendre demandera de l’experience & de la maturité, qu’elle s’apprend avec l’âge ; mais s’il ne s’agissoit que d’une bagatello, ce seroit parler fort improprement, que de dire qu’on l’a apprise avec l’âge : comme de dire, par exemple, avec l’Auteur des Remarques nouvelles, qu’on a appris avec l’âge, qu’aucun terme ne pouvoit exprimer ce que signifie temporisement ; avec le temps, eut été meilleur dans cét exemple : car il me semble que la signification d’un mot, & d’un mot tel que temporisement, n’est pas quelque chose de si important à sçavoir, qu’on doive remercier l’âge de nous l’avoir apprise. Temporisement, dit-il, ne me plaisoit pas autrefois ; mais j’ay surmonté ma repugnance naturelle qui étoit peut-être mal fondée, & j’ay trouvé avec l’âge, qu’aucun terme ne pouvoit exprimer ce que celui-là signifie.


Avoir la crainte de Dieu devant les yeux.

Ce qu’on peut dire de meilleur en faveur de cette expression, c’est qu’elle est de l’Ecriture : c’est une raison qu’un de mes Critiques ne devoit pas avoir oubliée. David s’en sert en deux ou trois endroits des Pseaumes[20], & S. Paul aprés luy dans l’Epître aux Romains[21]. C’est une Phrase Hebraïque qui s’est conservée dans toutes les versions, elle se trouve dans l’Arabe, dans le Syriaque, dans le Chaldéen, dans le Grec, dans le Latin, sans aucune alteration ; mais comme elle n’est point Françoise, je ne voudrois m’en servir qu’en faisant connoître que je fais allusion aux passages de l’Ecriture où elle se trouve : car enfin la crainte n’est pas devant les yeux, c’est dans le cœur qu’elle reside. Avoir la crainte de Dieu devant les yeux, signifie se representer sans cesse les objets qui inspirent la crainte de Dieu. La Phrase Hebraïque met ainsi l’effet pour la cause.


Auteur.

Le titre d’Auteur n’est point un titre dont il faille faire parade. Il y a des gens qui croyent que c’est beaucoup loüer un homme, que de dire, c’est un Auteur. Ils ne sçavent pas apparemment que ce mot a un grand penchant à être pris en mal, je l’ay déja observé dans mes premieres Réflexions ; mais je vois bien que cette remarque a besoin d’être rebattuë, puis qu’un homme aussi poli que l’Auteur des Remarques nouvelles n’en a pas profité. Si j’avois le temps, dit-il, de relire tout ce que j’ay écrit depuis que je suis Auteur, je ne doute pas que je n’y trouvasse bien des choses contre la pureté de la Langue[22]. Pour moy je ne doute pas que les personnes polies qui auront lû cét endroit, n’ayent bien trouvé à redire à ce mot d’Auteur.


Autrement, beaucoup.
Extraordinairement.

Je remarque que autrement se dit souvent pour beaucoup fort extraordinairement ; il ne fait pas autrement froid aujourd’huy, dit-on souvent : quand il me dit cela, je n’y fis pas autrement de réflexion : cette maison est logeable, mais elle n’est pas autrement grande. Ce mot pris en ce sens à quelque chose de naif, Coeffeteau l’employe quelquefois à cét usage. Un Astrologue, dit-il, considerant l’aspect des Astres & la constellation de l’Enfant, prédit deux choses remarquables de lui ; sçavoir, qu’il seroit Empereur & qu’il feroit mourir sa mere. Agripine sans s’effrayer autrement d’un si sinistre présage, poussée d’une prodigieuse ambition s’écria, qu’il me tuë[23], moyennant qu’il regne.


Avoir faute, Avoir besoin.

Il y a une tres-grande difference entre l’un & l’autre. Avoir besoin ne signifie pas toûjours manquer, mais quelquefois il fait entendre que la chose dont on a besoin, nous est seulement necessaire ou utile : comme par exemple, j’ay besoin de mon cheval, je ne veux pas m’en défaire.

Si vous n’avez pas besoin de vôtre carosse, vous m’obligerez de me le prester.

Ce Livre ne sort jamais de mon cabinet, parce que j’en ay toûjours besoin.

Au lieu que avoir faute signifie toûjours manquer, & emporte necessairement privation. Comme, il n’eut pas faute de Soldats, il n’eut pas faute d’argent. Cette année sera abondante & je ne crois pas qu’on ait faute de bled ; il n’est personne qui ne sente que si je disois qu’on ait besoin de bled, je ne dirois pas ce que je voudrois dire, puisque le bled étant toûjours necessaire on en a par consequent toûjours besoin.

Il faut remarquer cependant qu’avoir faute n’est que du stile mediocre & même du plus mediocre, & que dans un discours un peu élevé ce seroit une faute considerable de s’en servir, au lieu de manquer. Par exemple, M. de Vaugelas dit dans son Quinte-curce, quand ce vint au jour du combat Alexandre n’eut point faute de Soldats, cela est bon dans l’endroit où il le dit ; mais dans une piece d’éloquence, on ne l’excuseroit pas, il faudroit dire Alexandre ne manqua point de Soldats.


  1. Sentimens des Jesuites sur le peché Philosophique.
  2. Vaug.
  3. Quint. Li. 3.
  4. Traduct. du Nouv. Testam.
  5. Serm. sur la Restit. par le P. Cheminais.
  6. Le P. Cheminais discours sur la parfaite Obser. de la loi de Dieu.
  7. Vaug. Quint.
  8. Vaug. Quint.
  9. Vaug. Quint.
  10. Vaug.
  11. Vaug.
  12. Crimina rasis Librat in antithesis. Pers. Sat. 1.
  13. Men’ moveat quippe & cantet si naufragus. Pers. Sat. 1.
  14. Quis ferat contra positis & pariter cadentibus & consimilibus irascentem, flentem, rogantem. Quint. Inst. orat. Li. 9. cap. 1.
  15. P. 283 Critique.
  16. P. 36.
  17. P. 152.
  18. P. 222.
  19. P. 47.
  20. Ps. 13. 3.
  21. Rom. 3. 18.
  22. Suite des Remarques nouvelles sur la Langue.
  23. Hist. Rom. par Coeffeteau. Liv. 5.