Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/V

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V

Vers dans la prose.


Ce n’est pas une faute considerable que quelques Vers échappez dans un grand discours ; mais quand les Vers sont en grand nombre, & qu’on en trouve presque à chaque ligne, rien ne choque plus l’oreille ; car quoi-que le Vers soit harmonieux, cette harmonie déplaît quand elle se trouve où elle ne doit pas être.

Je ne puis citer de Livre où ce défaut soit plus sensible, que dans celuy, qui a pour titre de la Critique : ce petit Livre qui n’a pas deux cens feüillets renferme plus de cent Vers, ils se suivent même de si prés, qu’on en trouve quelquefois jusqu’à six de suite, & quelquefois jusqu’à huit. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a de quoy faire un Poëme, & que c’est dommage que l’Auteur de ce petit Livre ne se soit appliqué à la Poësie. C’est forcer la nature que de vouloir écrire en Prose, avec un si beau talent pour les Vers.


Un, une retranchez.

Exemple. Soliman : Mais on ne sçait à quoy s’en tenir. Que faut-il donc penser de la vanité ?

Juliette : A un certain point c’est vice ; un peu en deça c’est vertu[1].

Cela est plus vif, que de dire : A un certain point c’est un vice, un peu en deça c’est une vertu.

Que sont toutes les choses du monde, qu’un songe & une illusion ? Si cet un & cet une étoient retranchez, l’expression en auroit plus de force ; comme : Que sont toutes les choses du monde que songe & illusion ?

Et pour me critiquer un peu moi-même : lorsque j’ay dit plus haut, dans la Remarque sur simplicité, Que traiter quelqu’un de mal-honneste homme, parce qu’il n’est pas de même avis que nous sur une piece d’éloquence, c’est moins une méchanceté & un défaut de vertu, qu’une simplicité, & une foiblesse d’esprit ; J’aurois peut-être mieux fait de dire en retranchant tous ces uns & ces unes : C’est moins méchanceté & défaut de vertu, que simplicité, & foiblesse d’esprit. Ce dernier me paroît préferable à l’autre. Je ne sçay lequel des deux l’Auteur des Remarques nouvelles trouvera le meilleur.


Vouloir, volonté.

Vouloir, pour volonté, est plus d’usage en Poësie, qu’en Prose :

Il suffit qu’il le veüille, afin de le pouvoir,
Tout fléchit devant luy, tout cede à son vouloir.

Qui veut suivre ce Chef doit apprendre à se vaincre.
A vaincre ses desirs, & son propre vouloir.
Mais comment le pouvoir,
Si Dieu par son esprit ne daigne nous convaincre
D’un si juste devoir.

Ces mots de vaincre son vouloir me font souvenir de la Phrase dont nous avons parlé dans la Remarque sur le mot de Rompre : Rompre sa volonté, pour dire : vaincre sa volonté ; Et il me semble qu’elle se pourroit souffrir dans les Vers que nous venons de rapporter ; la Poësie fait passer bien des choses, dont la Prose ne s’accommoderoit pas. L’Auteur qui s’est servi depuis peu de cette mauvaise Phrase l’a tirée de l’excellente Traduction de l’Imitation[2], que le Public regarde avec tant de justice comme la meilleure qui se soit encore faite ; & comme ce Traducteur nouveau s’est bien trouvé d’avoir copié cet ouvrage en plusieurs endroits, il a crû qu’il ne pouvoit mieux faire que de le copier encore en celui-ci, mais sa trop grande déference ne luy a pas réüssi en cette occasion.


Voir.

Il faut avoüer que ce mot s’employe quelquefois à un usage bien bizarre. Voyons voir, dit-on quelquefois, écoutons voir, goûtez voir. Ce mot mis à cet usage bon ou mauvais, renferme d’ordinaire une idée de doute & d’incertitude ; souvent aussi il fait entendre que ce qu’on en fait n’est que par maniere d’acquit, il revient au mot d’un peu dont on se sert en mille occasions ; dites-moy un peu, voyez un peu, si &c. on peut encore remarquer ces manieres de parler familieres : où voir se dit de choses qu’on ne sçauroit voir : vous dites que vous chantez mieux que luy, voyons : voyez ce qu’il dit, rien n’est moins vray : voyez quel mensonge, voyez un peu la fourberie, voyez quel bruit, voyez le tintamarre, &c.


Ne voir goutte.

C’est une maniere de parler que quelques personnes condamnent, & qui est neanmoins bonne : je sçai bien qu’elle n’est pas du stile sublime, mais elle a sa place dans le discours familier, elle y est même assez élegante quelquefois. Et je trouve que le Traducteur nouveau de l’Imitation, dont nous avons cependant rapporté tant de fautes contre la Langue, s’est servi à propos de l’expression dont il s’agit. Qu’il y a de tromperie, dit-il, de deréglement & de corruption dans ces voluptez, & qu’elles passent viste : mais les hommes en sont si ennyvrez qu’ils ne voyent goutte à faire ce discernement, & que comme des bestes ils courent aprés un plaisir passager, sans songer qu’ils se perdent pour une éternité.

Monsieur Richelet & l’Auteur du Dictionaire Universel, disent qu’en cette expression le mot de goutte est un adverbe negatif, je le crois avec eux, mais cependant à remonter à l’origine de cette Phrase, ce mot est un veritable nom ; car ne voir goutte n’a d’abord voulu dire autre chose, que ne pas voir même une goute d’eau où il y a le plus d’eau ; ce qui revient assez à cette maniere de parler proverbiale, il ne trouveroit pas de l’eau dans la mer ; & ensuite ne voir goute a passé en usage pour dire : n’y rien voir, n’y voir point du tout.


Volatil, volatile.

Dans le propre on dit volatile, & dans le figuré, volatil ; volatile convient aux animaux qui volent, & volatil à ce qu’il y a de plus subtil dans les corps & qui s’évapore en l’air : ainsi je diray qu’il y a des sels fixes, & des sels volatils, que les odeurs sont des sels volatils qui s’élevent des corps, que l’esprit de vin est tout volatil. Et en parlant des animaux, je diray qu’il y a des animaux reptiles, d’autres volatiles. Cette observation ne s’accorde gueres avec la regle que l’Auteur des Remarques nouvelles nous a voulu donner sur les noms en il.


Stile Usé.

Il y a des gens qui ne sçauroient commencer un discours que par si ou par quoi-que, ou par comme ; ce stile est usé à present, il faut entrer d’abord en matiere sans s’amuser à tous ces preludes qui ne servent de rien.

J’ay reçû la chere vôtre : je vous écris celle-ci : Stile usé dans les lettres, aussi-bien que ces chûtes qu’on a coûtume d’y rechercher, pour assûrer la personne à qui l’on écrit, qu’on est son tres-humble serviteur. Celles que font certains Prédicateurs dans leur Ave-Maria, pour tomber juste sur ces mots : En luy disant, ou au moment qu’un Ange luy dit, sont encore quelque chose de bien usé. J’en dis autant de la maniere dont ces Prédicateurs terminent leurs discours, ils ne croiroient pas s’en être bien tirez s’ils n’avoient envoyé leurs Auditeurs à la gloire, & n’avoient fini par l’antithese de la Terre & du Ciel, qui est toûjours précedée de ces mots : Afin qu’ayant, ou bien afin qu’aprés avoir, &c. on commence enfin à se défaire aujourd’huy de ces manieres usées.


Util, utile.

Il faut dire utile, inutile aussi-bien au masculin qu’au feminin, & jamais util, inutil comme le prononcent & l’écrivent quelques personnes. La faute est grossiere, & ne meriteroit pas une Remarque. Il n’en est pas de ce mot, comme de subtil, gentil, & de quelques autres qui n’ont point d’E au masculin, & qui le prennent seulement au feminin.


Utile,
Il est inutile, ce n’est pas la peine.

Quand on veut faire entendre qu’il est inutile de faire une chose, que cela n’est pas necessaire, on dit souvent : ce n’est pas la peine. Cette maniere de parler qui est extremément naturelle & élegante, est fort irreguliere & paroît assez difficile à expliquer. J’ay fait moraliser tous mes Morts, dit un de nos Auteurs dans son Epître à Lucien[3], autrement ce n’eut pas été la peine de les faire parler ; des vivans auroient suffi pour dire des choses inutiles. Si l’Auteur eût mis : autrement il n’eut pas été necessaire de les faire parler ; ou bien, c’eût été sans utilité que je les aurois fait parler, cela n’auroit rien valu en comparaison de l’expression irreguliere de ce n’eût pas été la peine, laquelle est tout à fait propre dans cet Exemple.

Mais j’en reviens toûjours à l’irregularité qui s’y trouve : Ce n’est pas la peine de, pour dire : il est inutile de se donner la peine de, &c. Cela fait bien voir que les expressions les plus naturelles ne sont pas celles où il faut chercher une construction si juste.

C’est bien la peine de se mettre en chemin. Est-ce la peine de partir, pour dire : il est inutile de se donner la peine de se mettre en chemin. Il est inutile de partir.

Voilà comme l’usage prend quelquefois plaisir à se joüer des Loix de la Grammaire.


  1. Dialogue des Morts, Tom. 2.
  2. Traduct. de Du Beüil.
  3. Dialogue des Morts, Tom. 1.