Sulamite/12

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XII


LA SALLE IMMENSE


ET VIDE…





Cette nuit-là était la septième du grand amour de Salomon.

Étrangement douces, tendres profondément, avaient été, cette nuit-là, les caresses du roi et de Sulamite. On eût dit qu’une pudique réserve, une mélancolie rêveuse, un vague pressentiment, enveloppaient d’une ombre légère les paroles, les baisers, les étreintes des amants.

Par la fenêtre, Sulamite contemplait le firmament, où déjà le crépuscule, éteignant ses feux, s’effaçait devant la nuit victorieuse. Son regard s’arrêta sur la lueur bleuâtre d’une étoile qui scintillait doucement.

— Quel est le nom de cette étoile, mon bien-aimé ? demanda-t-elle.

— Elle s’appelle Sopdit, répondit Salomon. C’est une étoile sacrée. Les mages de l’Assyrie affirment que l’âme de tous les humains y séjourne après leur mort.

— Et toi, ô mon roi, le crois-tu ? Salomon ne répondit pas. Son bras droit soutenait la tête de Sulamite ; de son bras gauche, il l'étreignait, et elle sentait sur sa chevelure, sur ses tempes, sur tout son être, l'haleine parfumée du roi.

— Peut-être, bien-aimé, nous y retrouverons-nous après la mort? interrogea Sulamite, anxieuse.

Mais le roi gardait toujours le silence.

— Dis-moi quelque chose, bien—aimé ! insista-t—elle timidement. Alors le roi répondit:

— La vie des hommes est courte, mais le temps est infini et impérissable est la matière. Lorsque l’homme meurt, son corps putréfié sert d’engrais à la terre ; la terre nourrit l’épi, l’épi porte le grain, et l’homme absorbe ce grain afin de nourrir son corps. Des milliers et des milliers de siècles s’écoulent, tout se répète et, semblables en cela aux minéraux, aux plantes et aux bêtes, les hommes aussi se répètent. Dans le tourbillon multiforme des temps et de la substance, nous aussi, ma bien-aimée, nous nous répéterons. Je suis aussi certain de cela que de retrouver SULAMITE 155 tôt ou tard, dans un sac rempli jusqu'au bord de sable de la mer, le seul précieux saphyr que l’on y aura jeté. Nous nous rencontre- rons, Sulamite, sans nous reconnaître, mais nos cœurs aspireront l’un à l’autre avec an- goisse et ravissement. Car déjà nous nous sommes rencontrés, ma douce, ma belle Su- lamite, mais nous ne nous en souvenons pas... -— Si fait, mon roi I Si, je m’en souviens I Lorsque là—bas, debout devant la fenêtre de ma chambre, tu m’ppelas : « Viens, ma bien- aimée, mes cheveux sont couverts de rosée nocturne », je te reconnus, je me souvins, et mon cœur tressaillit de joie et de terreur. Dis-moi, mon roi, dis-moi, Salomon : si, de- main, je mourais, penserais——tu encore à ta vierge de le vigne, à ta brune Sulamite ? EI; tout ému, le roi, I serrant contre son cœur, murmura 1 — Ne parle pas ainsi! Ne parle jamais ainsi, ô Sulamite I Tu es l’élue de Dieu, tu es la véritable, la souveraine de mon âme, la mort ne te touchera pas I 156 SULAMITE Soudain, le son strident de l’airain s’éleva au-dessus de Jérusalem ;l0ngtemps encore, lugubre, il continua à vibrer et à palpiter dans l’air, et, bien après qu’il se fût éteint, l’atmos- phère demeura frissonnante de ses ondes flot- tantes et de ses échos trémissants. —C’est le mystère qui vient d’être accom- pli, au temple d’Isis, dit Salomon. — J’ai peur, mon bien-aimé, murmura Su- lamite. Une obscure épouvante a envahi mon âme... Je ne veux pas mourir... Je n’ai pas eu le temps encore de goûter ton étreinte... Embrasse—m0i... serre—m0i plus fort contre toi... Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau imprime—moi sur ton bras... — Ne crains pas la Mort, Sulamite, l'Amour est aussi puissant que la Mort.Eloi— gue de toi ces tristes pensées". Veux-tu que je te dise les guerres de David, les festins et les chasses du pharaon Soussakim ‘? Veux—tu entendre un de ces contes que l’on compose au pays d’©phir ? Veux—tu que je te parle des merveilles de  ? SULAMITE 157 —— Oui, mon roi E Mon cœur, tu le sais bien, se gonfle d’allégresse en t’écoutant. Mais je veux auparavant t’adresser une prière. — Ce que tu désires, ô Sulamite l De- mande—moi ma vie, et je la ferai tienne avec bonheur. Mon seul regret sera d`avoir donné si peu, pour prix de ton amour. Alors, dans l’0mbre, Sulamite eut un sou— rire heureux ; de ses deux bras, elle enlaça le roi et murmura à son oreille : — Je t’en prie, lorsque viendra l’aur0re, rendons-nous ensemble là—bas, dans la vigne... là·bas, ou sous un mur de pierres, parmi le vert feuillage des cèdres et des cyprès, de tes deux mains tu pris mon âme. « Je te le demande, mon bien—aimé... là, je te renouvellerai mes caresses. Avec ivresse, le roi baisa les lèvres de son aimée. Mais soudain, Sulamite se dressa sur sa couche et prêta l`oreille. — Qu’as—tu, mon enfant? Qu’est—ce qui te fait peur T demanda Salomon. —~— Attends, mon aimé. Quelqu’un s’appro-· 158 SULAMITE che d’ici... Oui, j’entends des pas... Elle se tut et le silence devint si grand qu’ils pou- vaient compter les battements de leurs cœurs. Un léger frôlement se fit entendre derrière la porte, et tout à coup celle—ci s’ouvrit brus- quement, mais sans bruit. —— Qui est là? s’écria Salomon. Mais déjà Sulamite avait sauté en bas de sa couche et, d’un seul bond, s’était élancée vers une sombre forme humaine qui tenait en main un glaive étincelant. L’instant d`après, transpercée par un coup sec et rapide, Sulamite, avec un faible cri de surprise, s`affaissait sur le sol. Salomon brisa de ses mains Pécran de cor- naline qui dissimulait la lueur de la veilleuse. Il aperçut alors Eliav, debout près de la porte, légèrement incliné sur le corps de la jeune femme, et titubant, comme un homme ivre. Sous le regard de Salomon, le jeune guerrier leva la tête; ses yeux sc croisèrent avec le regard effrayant, terrible, du roi ; il pâlit et laissa échapper un gémissement ; une crispa— tion de détresse et de terreur décomposa ses traits et, se courbant tout à coup, la tête casutamrn 159 cliée dans son manteau, l’air craintif, il rampa hors dela pièce, tel un chacal peureux. Mais le roi Farrêta : ——— Qui t’a contraint". ? demanda—t—il seu- lement. Tremblant de tout son corps, claquant des dents, les yeux blancs d’épouvante, le jeune guerrier laissa tomber sourdement : —- La reine Astis. —- Sors d’ici, ordonna Salomon. Dis aux gardes de service de te surveiller. Peu après, ce fut, dans les innombrables pièces du palais, le va-et—vient d’une multi- tude de gens portant des lumières. Tous les appartements sïlluminèrent, les médecins accoururent, les grands chefs et les amis du roi se rassemblèrent. Et le principal médecin prononça Z -——- O roi, ni Dieu, ni la science ne peuvent désormais lui être d`aucun secours. « Apeînc aurons—nous extrait de son flanc le glaive qui s’y trouve encore, qu’elle expirera. Mais à cet instant Sulamite reprit connais- sance et, avec un paisible sourire, elle dit : —— J’ai soif. 160 SULAMITE Et, une fois désaltérée, elle arrêta sur le roi ses yeux qiféclairait un tendre et beau sou- rire, et ne les en détacha plus ; et lui, age- nouille devant sa couche, dévêtu comme elle, ne remarquait même pas que ses genoux bai- gnaîent dans le sang de sa bien—aimée, et que ses mains étaient tachées de ce sang vermeil. Alors, souriant toujours doucement, le regard fixé sur l'être adoré, Sulamite parla péniblement 1 — Je te suis reconnaissante de tout, ô mon roi: de ton amour, de ta beauté, de ta sagesse, à laquelle tu as permis que je puise à pleins bords, comme à une source exquise. Laisse- moi baiser tes mains, ne les retire pas de mes lèvres avant que je n’aie exhalé mon dernier souffle. « Il n’y eut jamais, et jamais il n’y aura de femme plus heureuse que moi. Je te remercie, ô mon beau roi, ô mon bien—aimé. Souviens- toi parfois de ton esclave, de ta Sulamite au teint bruni. Et le roi répondit d’une voix lente et pro- fonde Z summirn 161 — Aussi longtemps que des êtres humains s’aimeront, aussi longtemps que la beauté du corps et de l’âme sera considérée par l’uni- vers comme le rêve le plus suave et le meil— leur, -— aussi longtemps, je te le jure, ô Su- lamite, ton nom, de siècle en siècle, sera ` prononcé avec ferveur et reconnaissance. A l’aube, Sulamite avait cessé de vivre. Alors, le roi se leva et, après avoir fait ses ablutions, il revêtit son plus somptueux vête- ment de pourpre brodé de scarabées d’or et posa sur sa tête un diadème de rubis couleur de sang. Ensuite, il fit venir Vanéia. -— Vanéia, lui dit—il avec calme, tu vas mettre à mort Eliav. Mais le vieillard, se couvrant le visage de ses deux mains,tomba aux pieds de Salomon : —— O roi, Eliav est mon petit—fils I —— M’as—tu bien entendu, Vanéia ? -—- Grâce, ô roi, épargne—moi ton courroux, choisis un autre que moi pour exécuter ton ordre. Eliav, en sortant du palais, courut au temple et se mit sous la protection de l’autel des sacrifices. Je suis vieux déjà, ma mort est 11 162 summrrs proche, et je n’ose point charger mon âme de ce double péché. -— Et cependant, Vanéia, répliqua le roi, lorsque je t’0rdonnai de tuer Adonia, mon frère, réfugié, lui aussi, auprès des cornes sacrées de l’autel, m’as—tu désobéil alors, Vanéia ? —»— Pardonne, aie pitié de moi, mon roi I ——- Relève ta face I ordonna Salomon. Et quand Vanéia, redressant la tête, eut rencontré les yeux du roi, il se leva rapide- ment, et, docile, se dirigea vers la sortie. Alors, se tournant vers Acbissar, comman- dant et intendant du palais, le roi ordonna: ——- Quant à la reine, je ne désire pas la faire mourir. Qu’elle vive et meure où et comme bon lui semblera. Mais jamais plus elle ne verra ma face. Qu’aujourd’hui même une ca- ravane soit équipée, tu conduiras la reine au port de Joppé, et de là en Egypte chez le pha- raon Sussaklm. ——— Maintenant, que tous sortent ! Reste seul en présence du corps admirable de Sulamite, longuement il contempla ses SULAMITE 163 formes si belles. Jamais de son vivant ce blanc visage n’avait été aussi adorable. Un sourire énigmatique et radieux jouait sur ces lèvres entr'ouvertes que Salomon baisait encore une heure auparavant, et qui laissaient apercevoir le vif éclat des dents encore humides. Longtemps, le roi resta en contemplation devant le corps bien—·aimé. Puis, effleurant doucement de ses doigts ce front qu`aband0n- nait déjà la chaleur vitale, il quitta la pièce à pas lents. Le Grand—Prêtre Asaria, fils de Sadokia, l’attendait derrière la porte. S’approchant du roi, il lui demanda Z —— Qu’allons—nous faire du corps de cette femme? C'est auj0urd’hui jour de sabbat. Et le roi revit en son esprit le jour, déjà lointain, ou la dépouille de son père, mort depuis peu, gisait sur le sable et rapidement tombait en décomposition. Déjà autour de lui, attirés par l’odeur, des chiens erraient, les yeux brûlants de faim et de convoitise. Et, tout comme aujourd’hui, le Grand—Prêtre, père d'Asaria, antique vieillard, lui avait demandé:

— Voici le cadavre de ton père : les chiens peuvent le mettre en pièces, que faut-il que nous fassions : devons-nous honorer la mémoire du roi en profanant le sabbat, ou respecter le sabbat, laissant le corps de ton père en pâture aux chiens ?

Salomon, alors, avait répondu :

— Laisser. Un chien vivant est plus puissant qu’un lion mort.

Et maintenant, au souvenir de cette scène que lui rappelaient les paroles du Grand-Prêtre, son cœur se serra de tristesse et de crainte.

Et sans rien répondre, il continua son chemin vers la salle des Jugements.

De même que tous les matins, il y trouva deux de ses scribes, Elichoier et Acbia, étendus sur des nattes des deux côtés du trône et tenant tout prêts les rouleaux de papyrus, l’encre et les roseaux.

A l'entrée du roi ils se levèrent et le saluèrent jusqu’à terre. Alors le roi prit place sur son trône d‘ivoire orné d’or. Le coude appuyé sur le clos cl’un lion doré, la tête inclinée contre sa main, il ordonna ;

Écrivez :

Mets-moi comme un sceau sur ton cœur.
Comme un sceau imprime-moi sur ton bras.
Car l’Amour est aussi fort que la Mort,
Et cruelle comme la Mort est la Jalousie :
Ses flèches sont des flèches de feu…

Puis, après un silence si long que les scribes, effrayés, retenaient leur respiration, le roi ordonna :

— Laissez-moi seul.

Et toute la journée. jusqu’aux premières ombres du crépuscule, Salomon demeura seul avec ses pensées, et personne n’osa pénétrer dans la salle des Jugements, immense et vide.