Sulamite/Préface

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Traduction par Marc Semenoff et S. Mandel.
Édition du monde nouveau (p. vi-xvi).



PRÉFACE


L’œuvre de M. Alexandre Kouprine l’a placé au premier rang de la nouvelle génération des écrivains russes. À ses glorieux aînés les écrivains français ont offert une curiosité, une sympathie et une admiration ardentes. Les événements politiques et sociaux ne sauraient les dissuader de reporter ces sentiments sur les nouveaux venus d’une littérature originale, profonde, révélatrice et merveilleuse dans la peinture des âmes. Mais, forcément, nous les connaissons plus mal. Des obstacles que nul n’ignore nous empêchent encore de nous en enquérir avec méthode. L’effort en ce sens vient à peine de reprendre, il rassemble du moins autant de zèles et de bonnes volontés que jadis. Mais les livres nous parviennent en ordre dispersé. Nous avions hier par exemple le beau Quatorze Décembre de M. Merejkovsky. Nous avons maintenant le poignant Duel de M. Kouprine, et voici encore de lui Sulamite.

L’œuvre de romancier et de conteur de M. Kouprine, répartie sur une vingtaine d’années et poursuivie malgré les vicissitudes de la guerre et de la révolution, est nombreuse et, semble-t-il, d’une grande variété de tons, richement nuancée du réalisme psychologique à l’imagination poétique. Cependant la nouvelle dont on a bien voulu me confier la présentation au public français apparaît exceptionnelle dans la série des ouvrages de son auteur. C’est un « accident » au sens où l’on prend ce terme dans la cuisson d’une belle poterie émaillée où les libres magies du feu interviennent par un caprice dont le résultat est somptueux autant qu’imprévu. Sulamite est tout à fait une fantaisie d’artiste se dérobant à l’étude des caractères modernes pour se donner le plaisir d’un savoureux morceau de peinture, d’une recherche du style intensément coloré en marge d’une œuvre grave et monochrome. On a peine à croire que l’aquafortiste puissant du Duel ait pu être l’enlumineur orientaliste, éclatant et subtil de Sulamite. Il y faut une surprenante souplesse : mais c’est là une des grâces du génie russe.

On a pu dire de ce court roman qu’il était une des rares œuvres russes se ressentant de l’influence de Flaubert. À la vérité, je songerais plutôt à la manière du Théophile Gautier de la Chaîne d’Or et du Roman de la Momie. Du moins, ignorant la langue originale de M. Kouprine et ne pouvant juger que sur la jolie version qu’on va lire, en emporté-je cette impression. On devine bien qu’il y a là une maîtrise du style opulent et diapré, une vive polychromie, une constante fermeté d’expression, une sobriété imposant aux plus luxueuses descriptions une discipline toute classique. Mais il y a dans tout le récit, et dans les dialogues, un accent plus simple, plus léger, plus aisé que dans les magnificences orfévries par Flaubert, quelque chose de moins dense, de plus aéré, de plus délibérément conté, et ceci est la marque des grandes nouvelles de Gautier. Elles sont parfaites comme en se jouant : la perfection de Flaubert révèle trop de tension pour faire jamais songer a un jeu. Et les plus décoratives évocations de Sulamite, malgré l’érudition et le luxe de la forme laissent intact le sentiment d’ingénuité et de tendresse idyllique dans cette version orientale du vieux thème du roi et de la bergère.

Il est arrivé à Borodine de mêler dans certaines pièces pour piano l’influence du menuet et de la pavane de France à la rythmique turkestane, de la façon la plus exquise. Il est arrivé à Rimsky-Korsakow, dans Sheherazade, et à Balakirew dans Thamar de mêler la mystique dolence slave aux plus frénétiques sursauts de l’érotisme asiatique. Il est arrivé à Moussorgsky — et ceci personne ne l’a rappelé lors du centenaire de Flaubert, — d’être, en 1863, ému et enthousiasmé par la lecture de Salammbô au point d’en entreprendre une version musicale. Ce projet demeura inachevé, comme plusieurs autres qu’avait conçus le génial et malheureux musicien. Il replaça plus tard les fragments symphoniques déjà écrits dans la partition de Boris Godounow. Nous n’avons pas eu une Salammbô lyrique de Moussorgsky et celle de Roger ne nous en consolera pas, mais nous pouvons penser qu’une telle lecture d’un livre maniant, si puissamment les foules, contribua beaucoup à guider l’auteur de ce chef-d’œuvre unique qu’est Boris Godounow vers l’expression musicale des masses. Je ne rappelle ces quelques faits que pour dire combien il serait peu surprenant que M. Kouprine, dont le talent de réaliste a été souvent assimilé à celui de Maupassant, disciple direct de Flaubert, eût un jour voulu contenter une certaine part lyrique et coloriste de son talent en faisant, à la manière russe, un morceau de prose analogue aux grands contes de Flaubert et notamment à la splendide Herodias. Pour le Russe semi-asiatique bien plus encore que pour l’écrivain français que passionnèrent la romanité et l’esprit méditerranéen, le conte oriental, le conte palestinien devait être une hantise inévitable. Le récit grec, ou arabe, ou égyptien, pouvait séduire un Gautier résolument païen. Mais à des hommes comme Flaubert ou Kouprine, touchés dans leur âme par l’hérédité d’orthodoxie ou de christianisme catholique, la terre palestinienne devait apparaître ce qu’elle est : le lieu de parfaite fusion des éléments spirituels orientaux et occidentaux, un centre symbolique et magnétique incomparable, infiniment riche en prestiges et en méditations.

Il a suffi à Flaubert des laconiques et incolores récits des rédacteurs de la Bible pour faire Herodias. M. Kouprine a tiré du Cantique des Cantiques, avec une entière liberté, mais aussi avec respect et tact, un roman délicieux. Il a extériorisé en une série de scènes, de dialogues et d’actions supposées la pensée qui dicta au roi Salomon cet incomparable poème. Il en a imaginé la préface réelle et vécue sous la forme d’une aventure d’amour. Si j’étais exégète, archéologue ou hébraïsant, je ne manquerais pas d’établir une assez redoutable liste d’infractions commises par M. Kouprine, mais je m’en réjouis car toutes ont contribué à la beauté de forme et à la finesse de sentiment dans sa paraphrase d’artiste, et il a atteint son but en nous donnant du roi Salomon, de sa sagesse, de sa beauté, de sa gloire, une idée vraiment majestueuse par des descriptions que Théophile Gautier eût aimées et dont l’une, celle de la reine de Saba, se rapproche de la façon la plus amusante de celle que Flaubert a peinte avec tant de force dans La Tentation de saint Antoine. Au fond, nous ne savons rien de toutes ces choses. Il est fort possible que la belle Balkis ait été une négresse. Nous ne pouvons conjecturer les détails du Temple, du Palais, des appartements privés de Salomon que d’après des données réunies a diverses dates, dans diverses civilisations d’Afrique, de Palestine, de l’Archipel et de l’Asie-Mineure, et à cent ans et trois cents lieues près nous parlons de tel vêtement, de tel ustensile ou de tel bijou comme étant « de l’époque ». L’exact est problématique, et seule l’imagination peut s’élever au vrai en concevant par l’intuition et en imposant par la vertu de l’art une vision qui nous contente, nous emplit et nous enivre. Je me hâte pourtant de dire au lecteur féru de précisions archéologiques que M. Kouprine est loin d’avoir inventé de toutes pièces le décor et l’ambiance de son roman : il a, au contraire, pour l’écrire, recueilli probablement tout ce qu’on peut savoir de cette époque mal connue. Sa description du sanctuaire et des fêtes et sacrifices d’Isis est nourrie de toutes les données des auteurs anciens. Le discours qu’il fait tenir a Salomon sur les propriétés magiques et les significations cachées des pierres précieuses est excellent. Il montre que M. Kouprine, pour écrire ces quelques pages accessoires, n’a pas hésité à consulter le recueil des Cyranides, le Lapidaire indien, Théophraste, Philostrate, et peut-être même l’honnête Boèce de Boot et le sage évêque Marbode, qui racontent comment les Arimaspes, portant comme les Cyclopes un œil unique, mais sur la poitrine, combattent les griffons fabuleux pour leur ravir les émeraudes. M. Kouprine n’a pas, pour le rubis et le saphir, compulsé avec moins de scrupule Théophraste et Marbode, les deux grandes sources antique et médiévale, quant à la symbolique des gemmes, et l’Apocalypse, et les textes hébreux relatifs aux douze pierres du rational porté par les grands-prêtres, et peut-être bien Dioscoride, et je ne serais pas étonné que l’écrivain russe connût aussi les relations de voyages de notre Jehan de Mandeville et le curieux poème didactique consacré aux vertus lapidaires par Remy Belleau. Et il faut louer M. Kouprine de ce souci scrupuleux du détail vrai dans la fiction. C’est un homme avide de connaître, qui a fait beaucoup de métiers pour apprendre la vie, qui a dû lire et s’enquérir de tout avec un soin violent, et dont on ne sait jusqu’en quels parages la pensée et l’étude s’aventureront. Il est donc « flaubertien » tout au moins par la méthode de jalouse restitution documentaire (Gautier en prenait plus à son aise), et il a donné a Sulamite un cadre et un coloris propres autant que possible a transporter le lecteur dans un passé quasi-fabuleux et à l’y faire voir, entendre et respirer.

C’est un mérite. Mais il me touche bien moins que la qualité ravissante du sentiment qui baigne ce petit livre. Il est plein d’un frais amour. Nous voyons bien l’ingénieux assemblage d’éléments archaïques et ethniques, de métaphores brillantes, d’anecdotes choisies dans la Bible, qui peut nous imposer une grande idée du personnage de Salomon. M. Kouprine l’a d’ailleurs composé sans obéissance stricte a la version biblique, Il en fait un sage, un mage, un enchanteur présageant Prospero, plus commandeur des croyants que roi d’Israël, s’enquérant de toutes sciences, protégeant tous les cultes, cherchant jusque dans les « faux dieux », les prestiges et les pressentiments épars du Divin consenti par l’appel obscur de toutes les âmes. Là ou la Bible condamne avec fureur Salomon pour avoir désobéi à Jahveh et sacrifié aux idoles étrangères, M. Kouprine nous présente un prince métaphysicien en qui s’incarnent le fatalisme oriental, un génie lucide et réalisateur, ouvert a toutes les formes de l’esprit, supérieur a la race fanatique dont il est issu et sachant faire de son corps et de sa pensée une synthèse de beauté harmonieuse et suprême. Nous en subissons avec admiration le spectacle. Et cependant, Salomon n’est que le second personnage de ce livre. Le premier, c’est Sulamite. Et Sulamite n’est qu’une simple fille des champs, une pastourelle, une petite vierge pauvre et ignorante. Mais elle possède une science divine et un éclat incomparable : elle aime.

Elle aime pour la première fois, et elle périra par cet amour, en le bénissant, après sept jours et sept nuits de rêve. Elle se donne a un inconnu, parce que l’amour l’a subjuguée. Elle apprend qu’il est le Roi des Rois, il la couvre de joyaux, il la fait trôner dans la gloire et le faste. Rien ne l’étonne et ne l’émeut. Elle ne voit, ne veut, ne sait que l’être qu’elle aime Et elle seule sait vraiment aimer, et Salomon est ébloui par la révélation de cet amour et reste penché sur cet abîme clair et mystérieux d’une âme d'adolescente. Il a desiré, il a possédé mille fois, et connu toutes les voluptés : mais il reste saisi de respect devant cette tendresse infinie que le délire sensuel seconde sans l’altérer. Il y a la, pour la première fois dans le monde païen, oriental,biblique, l'apparition du sentiment chrétien de l’Absolu dans l’Amour, de la spiritualisation de la passion dans l’union charnelle elle—même. Sulamite se donne avec la fougue et la science des étreintes innée dans l’Orientale, mais elle aime comme une sainte. C’est la ce que M. Kouprine a exprimé avec une force admirable. Dès le moment où, — ces quelques pages sont exquises et sentent le printemps — Sulamite rencontre Salomon, l’écoute, et lui avoue qu’elle l’aime, elle est supérieure a lui, et il le sent. Le roi qui peut tout ne peut apporter en dot ce que donne cette simple fille, les grâces d’une âme intacte dont sa virginité offerte n’est que le faible signe physique. Sulamite se couche humblement aux pieds de Salomon comme Ruth a ceux de Booz ou la mendiante aux pieds du pensif roi Cophétua : mais elle le domine moralement par la splendeur du total esprit de sacrifice. Elle écoute le Sage et l’interroge timidement: mais dans son silence a elle le Sage découvre des secrets plus profonds, il apprend des choses inconnues sur les mutualités de la passion et de la mort, sur la conciliation du désir et de l’amour, de la chair et de l’esprit. Par là Sulamite est grande, plus grande que le Roi des Rois, maître des soldats et des femmes. Le prince aux sept cents épouses et aux trois cents concubines a rencontré, une fois dans sa vie, la Femme, et un sentiment imprévisible s’est emparé de lui, et il croyait avoir un cœur, mais cette enfant lui montre par son don candide ce que c’est que la vie du cœur. Cependant cette vie ne sera pleinement comprise et glorifiée que dans un âge futur. Salomon ne peut que la pressentir avec son intelligence: il reste, comme Moïse sur le Nébo, en vue d’une terre promise ou l’on n’entrera qu’au temps du Christ. Il s’étonne, il admire, il vénère l’ange dans l’amoureuse. et lorsqu’un crime la lui ravit, il sent peser sur lui l’immense et définitive solitude, il connaît la souffrance, l'amertume et la pitié. Il les dira dans un poème immortel ou les divines paroles de l’amante pure de tout mal seront écrites pour l’éternelle admiration. Le Cantique des Cantiques sera le mémorial d’un amour mort, et sous la riche et brûlante sensualité de ses images demeureront la fraîcheur de l’idylle et la candeur du sentiment.

L'érudition, l’éclat sans vaine virtuosité du style, ont donc servi a M. Kouprine a présenter une fiction symbolique dont la portée est philosophique, morale et mystique. C’est en quoi il ne saurait être comparé à d’autres évocateurs du décor antique comme Flaubert ou Gautier. Ceux—ci ont été simplement des peintres, joyeux de peindre de très beaux tableaux d'histoire avec le coloris le plus opulent. Mais M. Kouprine est un Slave, et il n’est point de Slave sans rêverie ni mysticité. Pour tout Slave, ce qui est le plus réel, c’est le plus profond. Sulamite est une œuvre qui débute en pastorale, s’elève ài la féerie, s’achève en tragédie. C’est, comme je l’ai dit, une variante du mythe éternel des amours du roi et de la bergère, c’est-à-dire la puissance et la science lasses d'elles-mêmes et cherchant à se rajeunir dans l'ingénuité. Mais le personnage essentiel n’en est ni un roi ni une femme :c'est une âme, et une âme qui n'existait encore ni dans la Bible ni dans le monde oriental, une âme apportant le sens de l’amour absolu et le certifiant par l’offre de toute sa vie charnelle, de son enveloppe terrestre. Assurément on a trouvé et on trouvera encore dans la prodigieuse Bible bien des motifs d’interprétation artistique ou morale, et sa source symbolique semble inépuisable. Mais je doute qu’on puisse réunir plus de grâce a plus d’ingéniosite et de savoir qu’en cet épisode., imaginé et orne par M. Kouprine en artiste parfait comme un enlumineur persan et naïf comme un imagier d’icones.


Camille Mauclair.