Supplément au Théâtre choisi de feu M. de Kotzebue/Avant-propos

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Supplément au Théâtre choisi de feu M. de Kotzebue
Supplément au Théâtre choisi de feu M. de Kotzebue, avec le portrait de l’auteur, un fac-similé de son écriture, et un avant-propos contenant une courte notice sur sa vie et quelques détails sur Charles Sand, son assassin, par MM. J. B. de M. et W. (p. vii-xviii).

AVANT-PROPOS.

Nous nous proposions de placer à la tête de ce volume une Notice Historique sur la Vie de Kotzebue y et une Analyse du Procès de son assassin. Mais comme l’instruction de ce procès paraît se prolonger d’une manière indéfinie, pour ne pas différer plus long-temps la publication des deux Drames intéressans dont notre volume est composé, nous nous bornerons à consigner ici quelques détails préliminaires qui nous ont paru indispensables.

Auguste de Kotzebue, naquit le 3 mai 1761 à Weimar, ou son père était conseiller de légation. À peine âgé de vingt ans, il fut appelé à Pétersbourg par le comte de Goetze, ami de son père, et alors ministre de Prusse en Russie. Le jeune Kotzebue se rendit dans cette capitale en qualité de secrétaire du général du génie Baver, qu’il servit jusqu’à sa mort dans plusieurs négociations, et fut recommandé dans son testament à l’Impératrice qui nomma Kotzebue conseiller titulaire, en ordonnant qu’il fût placé dans l’administration de Revel. Il fut en conséquence nommé en 1783, assesseur au premier tribunal, puis président du gouvernement, place qu’il occupa dix ans avec le grade de lieutenant-colonel. Sa santé l’ayant obligé à cette époque de demander sa démission, le sénat lui donna un grade supérieur, et il se retira en 1795 dans une petite propriété, nommée Friedenthal, à 48 werstes de Nerva, où il se consacra tout entier à sa famille (il s’était marié en Russie) et à la littérature. Déjà il avait composé pour le théâtre de l’impératrice plusieurs pièces qui avaient contribué à lui attirer les grâces qu’il en obtint. Bientôt ses drames de Misantropie et Repentir, des Deux Frères, du Fils Naturel, de la Victime Volontaire, et quelques autres encore, vinrent mettre le sceau à sa réputation, et le firent connaître en France.

Ayant été nommé en 1795 directeur du théâtre de Vienne, il se rendit dans la Capitale de l’Autriche, qu’il quitta au bout de trois ans pour retourner en Russie, malgré les représentations qui lui furent faites sur les dangers qu’il pouvait courir, d’après l’humeur soupçonneuse de Paul Ier. En effet, à peine était-il arrivé sur les frontières de l’empire Russe, qu’il fut arrêté par ordre de l’empereur et exilé en Sibérie. Il chercha à s’évader en route, erra quelques jours dans les forêts de la Livonie, fut repris par ses conducteurs, et arriva enfin à Tobolsk à travers mille dangers, puis à Kurgan, lieu de son exil. Il y resta néanmoins fort peu de temps. Au bout de trois mois, un dragon lui apporta sa liberté, et l’ordre de se rendre auprès de l’empereur. Paul le reçut bien, lui fit des excuses, lui donna une terre en Livonie, et le créa directeur du théâtre Allemand avec des appointemens considérables. Après la mort de ce souverain, Kotzebue se rendit à Weimar, de là à Berlin, fit un voyage à Paris, retourna en Prusse, où il entreprit un journal intitulé le Sincère, et commença dès-lors une carrière politique qui excita contre lui toute l’inimitié d’un parti dont il a fini par être la victime.

Kotzebue fut assassiné à Manheim le 23 mars 1819 par un étudiant de l’université d’Erlangen, dans la poche duquel ou trouva un billet contenant ces mots : Sentence de mort d’Auguste de Kotzebue. Voici de quelle manière parle de cet événement déplorable l’auteur d’un ouvrage qui a paru à Londres, dans le courant de l’été dernier.

« Le jeune étudiant de théologie, Charles-Louis Sand, est né d’une famille très-respectable à Weisendel, dans le margraviat de Bareuth. Sa modestie et sa douceur étaient si grandes, qu’il se faisait aimer de tous ceux qui l’approchaient. Ses études étant terminées, il quitta Jéna à pied, sans faire ses adieux à personne, ni communiquer ses intentions. Il arriva à Manheim, où il s’annonça comme étudiant d’Erlangen et sous le nom de Henriks. Dès son arrivée, Sand s’informa de la demeure de Kotzebue, et il se présenta chez lui un matin, à deux reprises, prétendant qu’il avait à lui remettre des lettres de sa mère ; mais il ne put être reçu. Sand retourna à son hôtel, ou il dîna avec beaucoup d’appétit ; et après, il retourna chez Kotzebue. Un domestique fut l’annoncer, et le fit attendre dans une pièce, où il lui dit que M. de Kotzebue allait se rendre dans un moment.

Kotzebue était entouré de sa famille et d’une nombreuse société. On assure que tenant son fils, âgé de deux mois, il disait avec une grande émotion, en se tournant vers les dames présentes : j’avais exactement l’âge de cet enfant quand mon père mourut !

Sand employa l’intervalle qu’on lui laissa à se préparer à frapper sa victime ; car aussitôt que Kotzebue entra dans l’appartement, il se sentit poignarder avec une telle force, que l’arme pénétra la quatrième côte à gauche, et fit une blessure mortelle au cœur. Tous les deux tombèrent ; mais Sand se releva, et lui fit trois autres blessures. Les cris de Kotzebue attirèrent un domestique qui le trouva baigné dans son sang, tandis que le meurtrier, à genoux à côté de lui, tenait le poignard d’une main, et contemplait froidement sa victime. Bientôt les femmes, effrayées, se précipitent dans la chambre, où elles trouvent cet horrible spectacle. Kotzebue avait déjà perdu beaucoup de sang et rendait le dernier soupir. Sand tenait son arme ensanglantée, et, sans prendre garde à ce qui se passait autour de lui, il contemplait avec assurance le corps de Kotzebue.

Aussitôt que la foule entra dans l’appartement, il se leva et descendit rapidement, en s’écriant d’une voix haute : le traître a tombé ! La rue était encombrée par les curieux ; il la traversa avec violence, en jetant un coup d’œil d’indignation aux fenêtres où plusieurs personnes criaient à l’assassin. Il leva son poignard qu’il tenait d’une main, tandis qu’il avait un écrit de l’autre, et dit : Je suis le meurtrier ; c’est ainsi que devraient mourir tous les traîtres !… Ses gestes et son langage étaient si expressifs, que personne ne cherchait à l’arrêter ou à le désarmer. Après son exclamation, l’enthousiaste se mit à genoux avec sang-froid et solennité, et regardant dans la maison de Kotzebue, il joignit ses mains, et leva ses yeux au ciel, en disant : Je te remercie, mon Dieu, de m’avoir permis de mettre à exécution, et avec succès, cet acte de justice.

Ces expressions et le papier qu’il tenait, sur lequel était écrit, Coup à mort pour Kotzebue, au nom de la vertu, firent croire au public que son esprit était dérangé. Mais aussitôt qu’il eut achevé de parler, il déchira ses vêtemens, et à plusieurs reprises il se poignarda et tomba dans son sang. L’autorité donna des ordres pour le faire transporter à l’hôpital, où ses blessures furent pansées avec soin.

On peut se figurer la sensation que cet événement produisit dans Manheim, et par suite dans toute l’Allemagne. Un exprès fut envoyé à Jéna, pour faire mettre les scellés sur les papiers de Sand ; mais rien ne fut trouvé qui pût donner la moindre satisfaction sur la question mystérieuse de la cause de cet événement, à l’exception du commencement d’une lettre ainsi conçue : Je pars pour trouver ma destinée : l’échafaud ! Il n’y avait pas la moindre trace de complicité dans ses papiers. Les poëmes de Korner étaient posés sur son secrétaire, et paraissaient être le dernier livre que Sand avait lu avant son départ.

Dans l’hôpital, toutes les attentions étaient prodiguées à l’état de Sand ; des ordres étaient donnés par la plus haute autorité de Carlsruhe, de n’épargner aucun des moyens que la faculté de médecine pouvait avoir, pour lui conserver la vie, dans l’espérance que son rétablissement le mènerait à quelques confessions importantes. Étant un peu revenu à lui, après des espèces d’attaques de nerfs, occasionnées par la perte excessive de son sang, le premier effort de Sand fut de déchirer les enveloppes qui serraient ses blessures, ses gardes ne pouvaient venir à bout de l’en empêcher, et l’on fut obligé de lui ôter l’usage de ses mains.

Après l’examen des blessures de Sand, on vit que le poignard n’avait pas attaqué le cœur ; mais les poumons étaient dans un état qui laissait peu d’espérance pour le sauver ; on entrevit cependant la possibilité de prolonger un peu son existence, et de lui faire recouvrer assez de force pour lui permettre de répondre aux questions des magistrats. En effet, Sand a retrouvé l’usage de la voix, mais il ne s’en est servi que pour dire quelques prières ; on a remarqué qu’il endurait ses souffrances les plus grandes avec une patience et une résignation héroïques.

Son extérieur séduisant et sa satisfaction apparente inspirent l’intérêt à un tel point, qu’un grand nombre de personnes vont le voir ; il a été interrogé deux fois par jour, toutes les fois que son état l’a permis. Il est convenu qu’il avait médité pendant six mois la mort de Kotzebue ; qu’il avait long-temps combattu cette résolution avant de l’exécuter.

Sand plaint la famille de Kotzebue, quoiqu’il regarde l’action qu’il a faite comme méritoire, et qu’il se considère lui-même comme un Brutus qui a délivré son pays. Ces détails peuvent être regardés comme de la plus grande exactitude : dans tous ses interrogatoires, il a fait les mêmes réponses. Il a constamment soutenu qu’il n’avait point de complice, et qu’il n’avait été nullement engagé dans aucune conspiration ; malgré tous les efforts qu’on a faits pour tâcher d’avoir des réponses plus satisfaisantes, il n’est jamais sorti de celles dans lesquelles il s’était renfermé. Les pensées et la situation d’esprit de Sand se trouvaient exprimées sur la grande feuille de papier déjà mentionnée, où il avait écrit : Coup de mort pour Auguste de Kotzebue. Il avait ajouté : « La vérité se trouve dans la liberté et l’unité. L’infamie, qui ne rougit jamais, n’est pas celle qui ronge notre sang, etc. ».

Le style et le caractère de cet écrit ne laissent aucun doute sur la cause qui a poussé Sand à cet assassinat. Après la mort de Kotzebue, on a trouvé sur la poitrine de Sand un ruban vert, sur lequel était écrit : « Je me dévoue à la mort ! Ne suis-je pas de sang-froid ? Aurais-je passé le Rhin pour m’en retourner sans victoire ? ».

Dans ses momens les plus tranquilles, il est dans l’habitude de demander la bible, et parle sans cesse de religion ; il lit également, parfois, les Œuvres de Schiller et de Korner. L’envie de le voir est devenue si grande, qu’on a été obligé de le placer dans l’endroit le plus retiré de l’hôpital. Il est toujours servi avec la plus vive sollicitude.

Par suite d’un ordre du grand duc de Bade au ministre de la justice, une commission spéciale a été nommée sous l’autorité du chancelier de cour, le baron Hokkenhurt, pour faire continuer tous les soins de la médecine ; en conséquence on a fait venir M. Chevins, de Heidelberg, réputé pour le meilleur docteur, et dont l’avis était de faire une opération qu’il jugeait nécessaire pour prolonger la vie du malade. Sand, non-seulement s’est refusé à toute mesure de ce genre, mais a résisté obstinément de tous ses efforts. Le capitaine avec lequel il servit en 1815, a écrit la lettre suivante : « J’ai eu des occasions fréquentes d’observer ce jeune homme, et de jour en jour mon estime augmentait pour sa conduite, ses manières, son amour enthousiaste pour la vérité ; il était modeste et doux, surtout libre de toute passion violente : ainsi je ne puis considérer l’action de Sand comme venant de fanatisme, mais bien d’un commencement de folie. »

Il nous reste deux mots à dire sur Kotzebue, considéré comme auteur dramatique, et en particulier sur les deux drames dont ce volume est composé.

Il semble qu’il soit de la destinée de cet écrivain de voir la prévention attaquer chacun de ses ouvrages, et de triompher toujours de la prévention. Tout ce que l’on dit en France contre ses drames a été dit en Allemagne, et cependant tous les théâtres les y représentent avec un succès prodigieux. Une originalité piquante, une sensibilité profonde, une connaissance parfaite du cœur humain distinguent surtout Kotzebue. On a beau s’en défendre : quand on assiste à ses pièces il faut tour-à-tour sourire et pleurer. Il est vrai qu’en France des personnes de goût semblent affecter de dédaigner un genre qui fait briller presque au même instant sur le visage du spectateur le sourire de la joie et les larmes de la sensibilité : mais ce genre est dans la nature. C’est même, nous osons le dire, celui qui s’en rapproche le plus ; et par là même il est plus propre qu’un autre à influer sur la morale publique. Le drame des Deux Frères, qui a balancé en Allemagne le succès de Misantropie et Repentir en est une preuve. Kotzebue dit dans la préface qui est à la tête de cet ouvrage, qu’au sortir de la première représentation, deux frères long-temps désunis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et se jurèrent une éternelle amitié. Quelques-uns des journalistes qui, dans le temps, rendirent compte du succès de ce drame au théâtre français, ne saisirent pas assez le grand mérite qui résulte de la simplicité de l’action. Il était sans doute difficile de faire une pièce dont le dénouement est annoncé par le titre même[1]. L’auteur allemand en est venu à bout de la manière la plus heureuse. Il faut voir représenter l’ouvrage pour en juger. Cœurs sensibles, allez, sans aucune prévention, voir les Deux Frères, et rendez justice à Kotzebue !

Le premier drame qu’on lira, dans ce volume, porte en allemand un titre qu’il est impossible de rendre en français d’une manière satisfaisante. L’auteur attachait un grand prix à cet ouvrage. Il nous avoua, dans l’intimité de la confiance, lors de son voyage à Paris, qu’il lui donnait la préférence sur toutes ses autres pièces. J’avais le projet de l’arranger pour le Théâtre-Français, mais des occupations d’un autre genre m’en ont toujours empêché. Feu Patrat et M. Weiss voulurent le risquer sur un théâtre secondaire, sous le titre d’Honneur et indigence ; mais ce que j’avais prévu arriva : la pièce ne réussit point. Il serait trop long, et parfaitement inutile d’exposer ici tout ce qui concourut à faire échouer cette tentative. J’y reviendrai, si je termine jamais le travail que j’ai entrepris pour faire passer sur notre scène, un sujet fort beau sans doute, mais qui présente les plus grandes difficultés.

Le drame Das Kind der Liebe (l’Enfant de l’amour, ou le Fils naturel) est connu de presque toute l’Europe. Il passe pour une des meilleures pièces de Kotzebue, et se joue très-souvent en Allemagne, en Hollande et ailleurs. On y rencontre plusieurs traits lancés contre le clergé et la noblesse, ce qui prouve que l’auteur fut long-temps séduit par les principes dangereux qu’il a ensuite combattus avec tant d’énergie.

Bien des gens ont trouvé au héros de la pièce un ton trop déclamateur. On lui reproche de se permettre des expressions dures et offensantes envers son père après l’avoir reconnu. Cela peut être vrai ; mais l’auteur n’a pas voulu peindre un homme parfait, et l’on peut supposer que Frédéric, malheureux dès sa naissance, n’a point appris, dans son métier de soldat, à adoucir par l’usage du monde et la réflexion, la fougue de son caractère. On doit d’ailleurs faire grâce à ce défaut en faveur du rôle neuf au théâtre et très-difficile du baron de Wildenheim ; de belles scènes entre celui-ci et M. Erman ; du caractère aimable et naïf d’Amélie ; des développemens heureux du cœur humain dans le rôle de Wilhelmine. La traduction d’une partie de cette pièce est d’une dame étrangère pleine de mérite qui a voulu garder l’anonyme. Cette traduction avait, dans le temps, été imprimée à Bruxelles. Elle se distingue par une grande fidélité.





  1. Kotzebue a intitulé son drame : la Réconciliation.