Supplément au voyage de Bougainville/Notice

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Supplément au voyage de Bougainville
Supplément au voyage de Bougainville : notice préliminaire, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierII (p. 195-198).


Bougainville (Louis-Antoine), mathématicien, militaire et marin, accomplit, de 1766 à 1769, le premier voyage autour du monde exécuté par un Français. La relation de ce voyage parut en 1771. Elle eut un grand retentissement et elle devait, tout naturellement, éveiller l’attention de Diderot. Il en fit un premier examen qu’il destinait très-probablement à la Correspondance de Grimm, mais qui ne figure pas dans ce qui en a été publié. Grimm avait en 1766 (15 décembre) assez vivement attaqué M. de Bougainville, à qui il reprochait de ne pas ajouter foi aux proportions colossales des Patagons ; peut-être ne voulut-il pas paraître se déjuger en louant un homme qu’il avait accusé de corriger parfois ses opinions d’après ses intérêts. Cette première note de Diderot, dans laquelle on voit déjà le germe du Supplément au Voyage de Bougainville, se trouvait dans les manuscrits inédits de l’Ermitage, et nous avons cru devoir la donner ici comme la préface obligée de ce Supplément. Les quelques répétitions qui se présenteront dans les premières pages seront même utiles pour faire bien sentir les procédés de travail employés par Diderot et prouver qu’il improvisait moins qu’on ne l’a dit.

Cette rédaction primitive est de la fin de 1771, ainsi que le prouvera la note page 206. Quant au Supplément, il fut composé quelque temps après, mais il resta également inédit. Diderot, dans la dernière période de sa vie, répugnant à toute idée de publicité, écrivait pour lui seul et pour ses amis ; il laissait alors aller sa plume sans aucune précaution, prêtait ses manuscrits, dont qui voulait prenait copie, puis semblait les oublier. Celui-ci tomba entre les mains d’un homme qui était de la société de D’Alembert et de Mlle  de l’Espinasse et qui ne le laissa pas perdre.

Cet homme soigneux était l’abbé Bourlet de Vauxcelles. Naigeon en fait un portrait peu flatté, non parce que l’abbé avait publié avant lui cet ouvrage de Diderot, mais parce qu’il avait accompagné cette publication d’une diatribe contre l’auteur, qu’il accusait d’avoir, par cette « joyeuseté de philosophe, été le véritable instituteur de la sans-culotterie, dont le nom, digne de la chose, n’a été connu qu’après elle ; » et d’avoir « appris aux Chaumette et aux Hébert à déclamer contre les trois maîtres du genre humain : le grand ouvrier, les magistrats et les prêtres. »

Cette sainte colère avait attendu pour s’exprimer la fin de la période révolutionnaire. Le recueil intitulé Opuscules philosophiques et littéraires, qui contient le Supplément au Voyage de Bougainville et le Dialogue avec la Maréchale, est de 1796 (Paris). On se demande comment l’abbé avait pu conserver si longtemps dans son portefeuille une pièce à tel point dangereuse, qu’elle avait, même inédite, inspiré les Chaumette et les Hébert ! Était-ce par l’effet d’un avertissement d’en haut ? L’aurait-il communiquée au public si les agitations politiques ne lui avaient pas paru donner à son recueil un certain à-propos… commercial ? N’y a-t-il là qu’une de ces inadvertances dont l’abbé de Vauxcelles était coutumier ? Il est difficile de percer ce mystère.

Nous parlons d’inadvertance. C’était en effet l’un des défauts de ce prêtre, qui fut un assez pauvre écrivain et un prédicateur plus médiocre encore. Naigeon, piqué au vif par son procédé à l’égard d’un homme qui l’avait reçu familièrement, rapporte, mais non pour l’excuser, comme nous l’essayons bénévolement, qu’un jour, voulant demander à D’Alembert et à Diderot, en présence de Mlle  de l’Espinasse, leur opinion sur un sermon qu’il devait prononcer le dimanche suivant, l’abbé de Vauxcelles se laissa tellement emporter par l’enthousiasme qu’il oublia de sauter un passage dans lequel il attaquait très-vivement les doctrines et la personne de ses hôtes. Ceux-ci, quelque peu étonnés d’être les confidents de cette critique assez dure, lui représentèrent que, dans les termes où il se trouvait avec eux, il serait au moins convenable qu’il adoucît un peu ses expressions. L’abbé avoua en effet qu’il était allé trop loin et promit, non point d’adoucir, mais de supprimer tout à fait ce passage, dont il n’avait pas d’abord mesuré la portée. Il partit sur cette assurance et le dimanche d’après il prononça son sermon. Malheureusement, par une nouvelle inadvertance, il se trouva que le fameux passage en fut la partie la plus développée et la plus vigoureuse.

On ne reçut plus l’abbé de Vauxcelles chez Mlle  de l’Espinasse. Il n’avait pas pensé qu’on se défierait de ses promesses et qu’on irait écouter son sermon.

Il y a dans ce dialogue, à côté des négligences de style habituelles à Diderot, quelques passages vraiment remarquables. Meister citait le discours du vieillard comme « un des plus beaux morceaux d’éloquence sauvage qui existent en aucune langue. » Quant aux idées, elles sont discutables. Il y en a quelques-unes qui se rapprochent de celles que l’auteur avait sans doute soufflées à Rousseau lorsque celui-ci écrivit son Discours pour l’Académie de Dijon. Il les a reprises, mais à son point de vue spécial, qui est toujours dirigé plutôt vers les questions morales que vers celles de la politique. Il ne touche à ce monstre vers la fin que fort légèrement et avec cette réserve qu’il faut corriger les idées avant de toucher aux institutions.

L’enthousiasme qu’il manifeste pour les coutumes de Taïti était en partie justifié par la peinture que Bougainville avait faite de cette Nouvelle Cythère comme il l’appela d’abord. Peut-être même Diderot avait-il eu d’autres témoignages plus directs. Il y avait parmi les explorateurs, comme passager, un prince de Nassau qu’il a pu connaître et entendre : il avait dédié le Père de famille à la princesse de Nassau-Saarbrück. Il existe en outre un manuscrit, conservé actuellement à la bibliothèque du Muséum de Paris, et dont l’auteur était un volontaire qui avait pris part à l’expédition.

Ce manuscrit, en trois cahiers, est intitulé « Journal de navigation pour servir à moi, Charles-Félix-Pierre Fesche, volontaire sur la frégate du roi la Boudeuse, commandée par M. le chevalier de Bougainville, capitaine de vaisseau, armée en partie à Nantes, en partie à Brest, dans l’année 1766, ladite frégate montant vingt-six pièces de canon de douze et deux cent vingt hommes d’équipage, destinée à faire le tour du monde ; commencé le 4 octobre 1766. »

Le volontaire Fesche, qui n’écrit pas en philosophe, mais en voyageur sans prétention, tombe, comme Diderot, dans l’admiration en présence des mœurs des Taïtiens, et cette admiration le pousse à faire des réflexions fort analogues, pour le fond, à celles que nous lirons tout à l’heure. Il ne nous paraîtrait pas déplacé d’en donner ici quelques échantillons si l’effervescence sensuelle à la vue de la première femme qui aborda la frégate et fut présentée aux voyageurs par les vieillards qui l’accompagnaient n’y était exprimée un peu trop naïvement. Il nous suffira de citer cette phrase : « Mais la décence, le monstre qui combat si souvent les volontés des hommes, vient s’opposer à nos désirs véhéments et nous fait invoquer vainement le dieu qui préside au plaisir, afin qu’il nous rende invisible un instant ou qu’il fascine seulement les yeux des assistants. » La pudeur y est qualifiée de « blâmable » avec ce léger correctif « sans doute. » C’est « la corruption de nos mœurs » qui nous fait trouver trop libres celles de Taïti. C’est cette même corruption qui ne nous permet pas d’accomplir comme les indigènes les rites de leurs cérémonies nuptiales et qui « nous fait trouver du mal dans une action dans laquelle ces gens, avec raison, ne trouvent que du bien. » Le tout se termine par cette réflexion : « Il n’y a que celui qui fait ou qui croit faire mal qui craigne la lumière. »

Nous avons cité cette façon de voir d’un témoin oculaire dans la seule intention de montrer combien Diderot est excusable de s’être laissé aller à amplifier encore, à propos d’un sujet qui prêtait tant à des comparaisons tout à l’avantage des habitudes des sauvages. La corruption des mœurs à la fin du XVIIIe siècle était réelle, et le masque dont elle se couvrait ne faisait pas illusion aux philosophes qui, en vantant l’état de nature, croyaient plutôt faire une satire à la Tacite que donner des règles de conduite.

C’est donc à tort qu’on voudrait voir ici un code de réforme sociale et dans Diderot l’apôtre de la communauté des femmes et du partage des biens. Quelques louanges qu’il donne aux Taïtiens, il n’en croit pas autant de bien qu’il en dit. Il ne connaissait pas d’ailleurs certains détails qui allaient un peu trop directement contre sa thèse, comme l’infanticide, une des plaies vives de cette société aussi corrompue au fond que la nôtre, et il a écrit en réalité un roman avec Taïti ni plus ni moins que Fénelon avec Salente.

Sainte-Beuve explique les idées de Diderot sur le mariage par le peu de convenance qui se trouvait entre sa femme et lui ; mais il a soin de faire remarquer, précisément à propos d’un passage de ce Supplément, que le protagoniste de ces idées aventureuses n’en fut pas moins « celui des philosophes du siècle qui cultiva le plus pieusement les relations de père, de fils, de frère, et qui sentit et pratiqua le mieux la moralité de la famille. »