Suprême idylle

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(Le Journal1er avril 1899p. 2-6).

SUPRÊME IDYLLE

Par EDMOND HARAUCOURT


L’été finissait ce soir-là : c’était le printemps de l’automne. Quelques feuilles, déjà, se détachaient des branches, et, balancées un instant dans l’air rose, tombaient sur les sentiers glissants ; cependant, de jeunes pousses crevaient encore les bourgeons, et les grives, leurrées par ce renouveau d’un jour, croyaient que la saison des nids allait recommencer dans la saison des vignes.

Les ceps chargés de grappes et les pommiers alourdis enluminaient de pourpre les collines qui dévalent largement vers le fleuve : d’en haut, on voyait, dans le bas-fond, l’eau plate et lumineuse s’étaler par endroits, pour se perdre tout à coup dans le fouillis des arbres roux et des îlots, et réapparaître ailleurs, et se perdre à nouveau, faisant, sous le ciel sans nuages, une suite de lacs endormis dans la vesprée, sous le resplendissement de leurs immobiles reflets.

Aucun souffle de vent : une tiédeur pénétrante enveloppait les choses et les caressait avec langueur ; le ciel, timide et doux, avait la transparence d’une aurore en avril ; plus grave, pourtant, il s’éployait sur le recueillement des choses, et versait de la piété, car le printemps est un reposoir, et l’automne est un temple ; et si, dans les mois de fleurs, de germes et de chansons, nos sens ont palpité avec la vie universelle, c’est avec notre âme que communie l’âme du monde automnal. Dans l’agonie des champs et des cieux, l’homme mûr reconnaît son image : il les aime d’être semblables à lui, comme il a aimé tous les dieux qui se sont faits hommes, parce qu’en les aimant ainsi, c’est encore lui qu’il révère et qu’il aime…

À cette heure nostalgique, un passant descendait le coteau.

Ses cheveux frisés grisonnaient à ses tempes, et des rides prématurées traversaient son front pâle ; ses yeux, dans l’ombre de l’orbile profonde, pensaient. C’était un homme des villes, jeune encore, mais chargé d’une vie nombreuse, et d’émotions passées. Il marchait, tête nue, baissant et relevant le front, regardant tour à tour la terre humide et l’ample horizon ; peut-être, ne savait-il pas lui-même si plus il jouissait ou souffrait de sa solitude : car il l’avait voulue, et pourtant, elle écrasait son cœur.

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