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Sur le petit nombre des élus (Massillon)

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Sur le petit nombre des élus
Sermons et morceaux choisis de MassillonFirmin Didot Frères (p. 221-249).


SERMON
POUR
LE LUNDI DE LA TROISIÈME SEMAINE DE CARÊME.


SUR LE PETIT NOMBRE DES ÉLUS


Multi leprosi erant in Israël sub Elisaeo propheta ; et nemo eorum mundatus est, nisi Naaman Syrus.
Il y avait beaucoup de lépreux en Israël du temps du prophète Elisée, et aucun d’eux ne fut guéri que le seul Naaman le Syrien.
Luc., c. 4, v, 27.


Vous nous demandez tous les jours, mes frères, s’il est vrai que le chemin du ciel soit si difficile, et si le nombre de ceux qui se sauvent est aussi petit que nous le disons. A une question si souvent proposée, et encore plus souvent éclaircie, Jésus-Christ vous répond aujourd’hui qu’il y avait beaucoup de veuves en Israël affligées de la famine, et que la seule veuve de Sarepta mérita d’être secourue par le prophète Élie ; que le nombre des lépreux était grand en Israël du temps du prophète Elisée, et que cependant Naaman tout seul fut guéri par l’homme de Dieu.

Pour moi, mes frères, si je venais ici vous alarmer plutôt que vous instruire, il me suffirait de vous exposer simplement ce qu’on lit de plus terrible dans les livres saints sur cette grande vérité ; et, parcourant de siècle en siècle l’histoire des justes, vous montrer que dans tous les temps les élus ont été fort rares. La famille de Noé, seule, sur la terre, sauvée de l’inondation générale ; Abraham, seul discerné de tout le reste des hommes, et devenu le dépositaire de l’alliance ; Josué et Caleb, seuls de six cent mille Hébreux, introduits dans la terre de promesse ; un Job, seul juste dans la terre de Hus ; Loth, dans Sodome ; les trois enfants juifs, dans Babylone.

À des figures si effrayantes auraient succédé les expressions des prophètes ; vous auriez vu dans Isaïe les élus aussi rares que ces grappes de raisin qu’on trouve encore après la vendange, et qui ont échappé à la diligence du vendangeur ; aussi rares que ces épis qui restent par hasard après la moisson, et que la faux du moissonneur a épargnés.

L’Évangile aurait encore ajouté de nouveaux traits à la terreur de ces images : je vous aurais parlé de deux voies, dont l’une est étroite, rude, et la voie d’un très-petit nombre ; l’autre, large, spacieuse, semée de fleurs, et, qui est comme la voie publique de tous les hommes ; enfin, en vous faisant remarquer que partout dans les livres saints la multitude est toujours le parti des réprouvés ; et que les élus, comparés au reste des hommes, ne forment qu’un petit troupeau qui échappe presque à la vue, je vous aurais laissés, sur votre salut, dans des alarmes toujours cruelles à quiconque n’a pas encore renoncé à la foi, et à l’espérance de sa vocation.

Mais que ferais-je en bornant tout le fruit de cette instruction à vous prouver seulement que très-peu de personnes se sauvent ? Hélas ! je découvrirais le danger, sans apprendre à l’éviter ; je vous montrerais, avec le prophète, le glaive de la colère de Dieu levé sur vos têtes, et je ne vous aiderais pas à vous dérober au coup qui vous menace ; je troublerais les consciences, et je n’instruirais pas les pécheurs.

Mon dessein donc aujourd’hui est de chercher dans nos mœurs les raisons de ce petit nombre. Comme chacun se flatte qu’il n’en sera pas exclu, il importe d’examiner si sa confiance est bien fondée. Je veux, en vous marquant les causes qui rendent le salut si rare, non pas vous faire conclure en général que peu seront sauvés, mais vous réduire à vous demandera vous-mêmes si, vivant comme vous vivez, vous pouvez espérer de l’être : qui suis-je ? que fais-je pour le ciel ? et quelles peuvent être mes espérances éternelles ?

Je ne me propose point d’autre ordre dans une matière aussi importante. Quelles sont les causes qui rendent le salut si rare ? Je vais en marquer trois principales, et voilà le seul plan de ce discours : l’art et les recherches seraient ici mal placés. Appliquez-vous, qui que vous soyez : le sujet ne saurait être plus digne de votre attention, puisqu’il s’agit d’apprendre quelles peuvent être les espérances de votre destinée éternelle, implorons, etc. Ave, Maria, etc.


PREMIÈRE PARTIE.

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Peu de gens se sauvent, parce qu’on ne peut comprendre dans ce nombre que deux sortes de personnes, ou celles qui ont été assez heureuses pour conserver leur innocence pure et entière, ou celles qui, après l’avoir perdue, l’ont retrouvée dans les travaux de la pénitence : première cause. Il n’y a que ces deux voies de salut ; et le ciel n’est ouvert, ou qu’aux innocents ou qu’aux pénitents. Or, de quel côté êtes-vous ? êtes-vous innocent ? êtes-vous pénitent ? Rien de souillé n’entrera dans le royaume de Dieu : il faut donc y porter ou une innocence conservée ou une innocence recouvrée. Or, mourir innocent est un privilège où peu d’âmes peuvent aspirer ; vivre pénitent est une grâce que les adoucissements de la discipline et le relâchement de nos mœurs rendent presque encore plus rare.

En effet, qui peut prétendre aujourd’hui au salut par un titre d’innocence ? Où sont ces âmes pures en qui le péché n’ait jamais habité, et qui aient conservé jusqu’à la fin le trésor sacré de la première grâce que l’Église leur avait confié dans le baptême, et que Jésus-Christ leur redemandera au jour terrible des vengeances ?

Dans ces temps heureux où toute l’Église n’était encore qu’une assemblée de saints, il était rare de trouver des fidèles qui, après avoir reçu les dons de l’Esprit saint, et confessé Jésus-Christ dans le sacrement qui nous régénère, retombassent dans le dérèglement de leurs premières mœurs. Ananie et Saphire furent les seuls prévaricateurs de l’Église de Jérusalem ; celle de Corinthe ne vit qu’un incestueux ; la pénitence canonique était alors un remède rare ; et à peine parmi ces vrais Israélites se trouvait-il un seul lépreux qu’on fut obligé d’éloigner de l’autel saint, et de séparer de la communion de ses frères.

Mais depuis, la foi s’affaiblissant en commençant à s’étendre, le nombre des justes diminuant à mesure que celui des fidèles augmentait, le progrès de l’Évangile a, ce semble, arrêté celui de la piété ; et le monde entier devenu chrétien a porté enfin avec lui dans l’Église sa corruption et ses maximes. Hélas ! nous nous égarons presque tous dès le sein de nos mères : le premier usage que nous faisons de notre cœur est un crime ; nos premiers penchants sont des passions, et notre raison ne se développe et ne croît que sur les débris de notre innocence. La terre, dit un prophète, est infectée par la corruption de ceux qui l’habitent ; tous ont violé les lois, changé les ordonnances, rompu l’alliance qui devait durer éternellement ; tous opèrent l’iniquité, et à peine s’en trouve-t-il un seul qui fasse le bien ; l’injustice, la calomnie, le mensonge, la perfidie, l’adultère, les crimes les plus noirs, ont inondé la terre : Mendacium, et furtum, et adullerium, inundaverunt (OSÉE, c. 4). Le frère dresse des embûches au frère ; le père est séparé de ses enfants, l’époux de son épouse ; il n’est point de lien qu’un vil intérêt ne divise ; la bonne foi n’est plus que la vertu des simples ; les haines sont éternelles ; les réconciliations sont des feintes, et jamais on ne regarde un ennemi comme un frère : on se déchire, on se dévore les uns les autres ; les assemblées ne sont plus que des censures publiques ; la vertu la plus entière n’est plus à couvert de la contradiction des langues ; les jeux sont devenus ou des trafics, ou des fraudes, ou des fureurs ; les repas, ces liens innocents de la société, des excès dont on n’oserait parler ; les plaisirs publics, des écoles de lubricité : notre siècle voit des horreurs que nos pères ne connaissaient même pas ; la ville est une Ninive pécheresse ; la cour est le centre de toutes les passions humaines ; et la vertu, autorisée par l’exemple du souverain, honorée de sa bienveillance, animée par ses bienfaits, y rend le crime plus circonspect, mais ne l’y rend pas peut-être plus rare : tous les états, toutes les conditions ont corrompu leurs voies ; les pauvres murmurent contre la main qui les frappe ; les riches oublient l’auteur de leur abondance ; les grands ne semblent être nés que pour eux-mêmes, et la licence paraît le seul privilège de leur élévation ; le sel même de la terre s’est affadi ; les lampes de Jacob se sont éteintes ; les pierres du sanctuaire se traînent indignement dans la boue des places publiques, et le prêtre est devenu semblable au peuple. O Dieu ! est-ce donc là votre Église et l’assemblée des saints ? Est-ce là cet héritage si chéri, cette vigne bien-aimée, l’objet de vos soins et de vos tendresses ? et qu’offrait de plus coupable à vos yeux Jérusalem, lorsque vous la frappâtes d’une malédiction éternelle ? Voilà donc déjà une voie de salut fermée presque à tous les hommes : tous se sont égarés. Qui que vous soyez qui m’écoutez ici, il a été un temps où le péché régnait en vous : l’âge a peut-être calmé vos passions, mais quelle a été votre jeunesse ? Des infirmités habituelles vous ont peut-être dégoûté du monde ; mais quel usage faisiez-vous avant cela de la santé ? un coup de la grâce a peut-être changé votre cœur ; mais tout le temps qui a précédé ce changement, ne priez-vous pas sans cesse le Seigneur qu’il l’efface de son souvenir ?

Mais à quoi m’amusé-je ? Nous sommes tous pécheurs, ô mon Dieu ! et vous nous connaissez. Ce que nous voyons même de nos égarements n’en est peut-être à vos yeux que l’endroit le plus supportable : et, du côté de l’innocence, chacun de nous convient assez qu’il n’a plus rien à prétendre au salut. Il ne reste donc plus qu’une ressource : c’est la pénitence. Après le naufrage, disent les saints, c’est la planche heureuse qui seule peut encore nous mener au port ; il n’y a plus d’autre voie de salut pour nous. Qui que vous soyez qui avez été pécheur, prince, sujet, grand, peuple, la pénitence seule peut vous sauver.

Or, souffrez que je vous demande où sont les pénitents parmi nous ? où sont-ils ? forment-ils dans l’Église un peuple nombreux ? Vous en trouverez plus, disait autrefois un Père, qui ne soient jamais tombés, que vous n’en trouverez qui, après leur chute, se soient relevés par une véritable pénitence : cette parole est terrible. Mais je veux que ce soit là une de ces expressions qu’il ne faut pas trop presser, quoique les paroles des Saints soient toujours respectables. Ne portons pas les choses si loin ; la vérité est assez terrible, sans y ajouter de nouvelles terreurs par de vaines déclamations. Examinons seulement si du côté de la pénitence nous sommes en droit, la plupart, de prétendre au salut. Qu’est-ce qu’un pénitent ? Un pénitent, disait autrefois Tertullien, est un fidèle qui sent, tous les moments de la vie, le malheur qu’il a eu de perdre et d’oublier autrefois son Dieu ; qui a sans cesse son péché devant les yeux ; qui en retrouve partout le souvenir et les tristes images : un pénitent, c’est un homme chargé des intérêts de la justice de Dieu contre lui-même ; qui s’interdit les plaisirs les plus innocents, parce qu’il s’en est permis de criminels ; qui ne souffre les plus nécessaires qu’avec peine ; qui ne regarde plus son corps que comme un ennemi qu’il faut affaiblir, comme un rebelle qu’il faut châtier, comme un coupable à qui désormais il faut presque tout refuser, comme un vase souillé qu’il faut purifier, comme un débiteur infidèle, dont il faut exiger jusqu’au dernier denier ; un pénitent, c’est un criminel qui s’envisage comme un homme destiné à la mort, parce qu’il ne mérite plus de vivre ; ses mœurs par conséquent, sa parure, ses plaisirs mêmes, doivent avoir je ne suis quoi de triste et d’austère, et il ne doit plus vivre que pour souffrir ; un pénitent ne voit dans la perte de ses biens et de sa santé, que la privation des faveurs dont il a abusé ; dans les humiliations qui lui arrivent, que la peine de son péché ; dans les douleurs qui le déchirent, que le commencement des supplices qu’il a mérités ; dans les calamités publiques qui affligent ses frères, que le châtiment peut-être de ses crimes particuliers : voilà ce que c’est qu’un pénitent. Mais je vous demande encore, où sont parmi nous les pénitents de ce caractère ? où sont-ils ?

Ah ! les siècles de nos pères en voyaient encore aux portes de nos temples : c’étaient des pécheurs moins coupables que nous sans doute, de tout rang, de tout âge, de tout état ; prosternés devant le vestibule du temple ; couverts de cendre et de cilice ; conjurant leur frères qui entraient dans la maison du Seigneur, d’obtenir de sa clémence le pardon de leurs fautes ; exclus de la participation à l’autel, et de l’assistance même aux mystères sacrés ; passant les années entières dans l’exercice des jeûnes, des macérations, des prières, et dans des épreuves si laborieuses, que les pécheurs les plus scandaleux ne voudraient pas les soutenir aujourd’hui un seul jour ; privé non-seulement des plaisirs publics, mais encore des douceurs de la société, de la communication avec leurs frères, de la joie commune des solennités ; vivant comme des anathèmes, séparés de l’assemblée sainte ; dépouillés même pour un temps de toutes les marques de leur grandeur selon le siècle, et n’ayant plus d’autre consolation, que celle de leurs larmes et de leur pénitence.

Tels étaient autrefois les pénitents dans l’Église : si l’on y voyait encore des pécheurs, le spectacle de leur pénitence édifiait bien plus l’assemblée des Fidèles, que leurs chutes ne l’avaient scandalisée ; c’étaient de ces fautes heureuses, qui devenaient plus utiles que l’innocence même. Je sais qu’une sage dispensation a obligé l’Église de se relâcher des épreuves publiques de la pénitence ; et si j’en rappelle ici l’histoire, ce n’est pas pour blâmer la prudence des Pasteurs qui en ont aboli l’usage, mais pour déplorer la corruption générale des fidèles qui les y a forcés. Le changement des mœurs et des siècles entraine nécessairement avec eux les variations de la discipline. La police extérieure, fondée sur les lois des hommes a pu changer ; la loi de la pénitence, établie sur l’Évangile et sur la parole de Dieu, est toujours la même. Les degrés publics de la pénitence ne subsistent plus, il est vrai ; mais les rigueurs et l’esprit de la pénitence sont encore les mêmes, et ne sauraient jamais prescrire. On peut satisfaire à l’Église sans subir les peines publiques qu’elle imposait autrefois ; on ne peut satisfaire à Dieu sans lui en offrir de particulières qui les égalent, qui en soient une juste compensation.

Or, regardez autour de vous : je ne dis pas que vous jugiez vos frères ; mais examinez quels sont les mœurs de tous ceux qui vous environnent : je ne parle pas même ici de ces pécheurs déclarés qui ont secoué le joug, et qui ne gardent plus de mesures dans le crime ; je ne parle que de ceux qui vous ressemblent, qui sont dans des mœurs communes, et dont la vie n’offre rien de scandaleux ni de criant : ils sont pécheurs, ils en conviendront ; vous n’êtes pas innocent, et vous en convenez vous-même : or, sont-ils pénitents, et l’êtes-vous ? L’âge, les emplois, des soins plus sérieux vous ont fait peut-être revenir des emportements d’une première jeunesse ; peut-être même les amertumes que la bonté de Dieu a pris plaisir de répandre sur vos passions, les perfidies, les bruits désagréables, une fortune reculée, la santé ruinée, des affaires en décadence, tout cela a refroidi et retenu les penchants déréglés de votre cœur : le crime vous a dégoûté du crime même ; les passions d’elles-mêmes se sont peu à peu éteintes ; le temps et la seule inconstance du cœur a rompu vos liens. Cependant, dégoûté des créatures, vous n’en êtes pas plus vif pour votre Dieu : vous êtes devenu plus prudent, plus régulier, selon le monde, plus homme de probité, plus exact à remplir vos devoirs publics et particuliers ; mais vous n’êtes pas pénitent ; vous avez cessé vos désordres, mais vous ne les avez pas expiés, mais vous ne vous êtes pas converti, mais ce grand coup qui change le cœur et qui renouvelle tout l’homme, vous ne l’avez pas encore senti.

Cependant cet état si dangereux n’a rien qui vous alarme : des péchés qui n’ont jamais été purifiés par une sincère pénitence, ni par conséquent remis devant Dieu, sont à vos yeux comme s’ils n’étaient plus ; et vous mourrez tranquille dans une impénitence d’autant plus dangereuse, que vous mourrez sans la connaître. Ce n’est pas ici une simple expression et un mouvement de zèle ; rien n’est plus réel et plus exactement vrai ; c’est la situation de presque tous les hommes, et même des plus sages et des plus approuvés dans le monde : les premières mœurs sont toujours licencieuses ; l’âge, les dégoûts, un établissement fixent le cœur, retirent du désordre, réconcilient même avec les saints mystères : mais où sont ceux qui se convertissent ? où sont ceux qui expient leurs crimes par des larmes et des macérations ? où sont ceux, qui, après avoir commencé comme des pécheurs, finissent comme des pénitents ? où sont-ils ? je vous le demande.

Montrez-moi seulement dans vos mœurs des traces légères de pénitence. Quoi ? les lois de l’Église ? mais elles ne regardent plus les personnes d’un certain rang, et l’usage en a presque fait des devoirs obscurs et populaires. Quoi ? les soins de la fortune, les inquiétudes de la faveur et de la prospérité, les fatigues du service, les dégoûts et les gênes de la cour, les assujettissements des emplois et des bienséances ? mais voudriez-vous mettre vos crimes au nombre de vos vertus ; que Dieu vous tint compte des travaux que vous n’endurez pas pour lui ; que votre ambition, votre orgueil, votre cupidité vous déchargeassent d’une obligation qu’elles-mêmes vous imposent ? vous êtes pénitent du monde ; mais vous ne l’êtes pas de Jésus-Christ. Quoi enfin ? les infirmités dont Dieu vous afflige ? les ennemis qu’il vous suscite ? les disgrâces et les pertes qu’il vous ménage ? mais recevez vous ces coups avec soumission seulement ? et loin d’y trouver des occasions de pénitence, n’en faites-vous pas la matière de nouveaux crimes ? Mais quand vous seriez fidèle sur tous ces points, seriez-vous pénitent ? Ce sont les obligations d’une âme innocente, de recevoir avec soumission les coups dont Dieu la frappe ; de remplir avec courage les devoirs pénibles de son état ; d’être fidèle aux lois de l’Église : mais vous, qui êtes pécheur, ne devez-vous rien au-delà ? Et cependant vous prétendez au salut ; mais sur quel titre ? Dire que vous êtes innocent devant Dieu, votre conscience rendrait témoignage contre vous-même : vouloir nous persuader que vous êtes pénitent, vous n’oseriez, et vous vous condamneriez par votre propre bouche : sur quoi donc pouvez-vous compter, ô homme qui vivez si tranquille : Ubi est ergo gloriatio tua ( Rom. 3 ; 27 ).

Et ce qu’il y a ici de terrible, c’est qu’en cela vous ne faites que suivre le torrent : vos mœurs sont les mœurs de presque tous les hommes. Vous en connaissez peut-être de plus coupables que vous ( car je suppose qu’il vous reste encore des sentiments de religion, et quelque soin de votre salut ) ; mais de véritables pénitents, en connaissez-vous ? Il faut les aller chercher dans les cloîtres et dans les solitudes : vous comptez à peine parmi les personnes de votre rang et de votre état, un petit nombre d’âmes dont les mœurs plus austères que celles du commun, s’attirent les regards, et peut-être aussi la censure du public ; tout le reste marche dans la même voie. Je vois que chacun se rassure sur son voisin ; que les enfants succèdent là-dessus à la fausse sécurité de leurs pères ; que nul ne vit innocent ; que nul ne meurt pénitent : je le vois et je m’écrie : Ô Dieu ! si vous ne nous avez pas trompés ; si tout ce que vous nous avez dit sur la voie qui conduit à la vie, doit s’accomplir jusqu’à un point ; si le nombre de ceux qu’il faudrait perdre, ne vous fait rien rabattre de la sévérité de vos lois, où va donc se rendre cette multitude infinie de créatures qui disparaissent tous les jours à nos yeux ? Où sont nos amis, nos proches, nos maîtres, nos sujets qui nous ont précédés ; et quelle est leur destinée dans la région éternelle des morts ? Que serons-nous un jour nous-mêmes ?

Lorsqu’autrefois un Prophète se plaignait au Seigneur, que tous avoient abandonné son alliance dans Israël, il répondit qu’il s’était encore réservé sept mille hommes qui n’avoient pas fléchi le genou devint Baal : c’est tout ce qu’un royaume entier renfermait alors d’âmes pures et fidèles. Mais pourriez-vous encore aujourd’hui, ô mon Dieu ! consoler les gémissements de vos serviteurs par la même assurance ? Je sais que votre œil discerne encore des Justes au milieu de nous ; que

le sacerdoce a encore ses Phinée ; la magistrature ses Samuel ; l’épée ses Josué ; la Cour ses Daniel, ses Esther et ses David ; car le monde ne subsiste que pour vos élus, et tout serait détruit si leur nombre était accompli : mais ces restes heureux des enfants d’Israël qui se sauveront, que sont-ils, comparés aux grains de sable de la mer ; je veux dire à cette multitude infinie qui se damne ? Venez nous demander après cela, mes frères, s’il est vrai que peu seront sauvés. Vous l’avez dit, ô mon Dieu ! et par-là c’est une vérité qui demeure éternellement. Mais quand Dieu ne l’aurait pas dit, je ne voudrais en second lieu, que voir un instant ce qui se passe parmi les hommes ; les lois sur lesquelles ils se gouvernent, les maximes qui sont devenues les règles de la multitude : et c’est ici la seconde cause de la rareté des élus, qui n’est proprement qu’un développement de la première ; la force des coutumes et des usages.

SECONDE PARTIE.

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Peu de gens se sauvent, parce que les maximes les plus universellement reçues dans tous les états, et sur lesquelles roulent les mœurs de la multitude, sont des maximes incompatibles avec le salut : sur l’usage des biens, sur l’amour de la gloire, sur la modération chrétienne, sur les devoirs des charges et des conditions, sur le détail des œuvres prescrites, les règles reçues, approuvées, autorisées dans le monde, contredisent celles de l’Évangile ; et dès là elles ne peuvent que conduire à la mort.

Je n’entrerai pas ici dans un détail trop vaste pour un discours, et trop peu sérieux même pour la chaire chrétienne. Je ne vous dis pas que c’est un usage établi dans le monde, qu’on peut mesurer sa dépense sur son bien et sur son rang ; et que pourvu que ce soit du patrimoine de ses pères, on peut s’en faire honneur, ne mettre point des bornes à son luxe, et ne consulter dans ses profusions, que son orgueil et ses caprices. Mais la modération chrétienne a ses règles ; mais vous n’êtes pas le maître absolu de vos biens ; et tandis surtout que mille malheureux souffrent, tout ce que vous employez au-delà des besoins et des bienséance de votre état, est une inhumanité et un vol que vous faites aux pauvres. Ce sont là, dit-on, des raffinements de dévotion; et en matière de dépense et de profusion, rien n’est blâmable et excessif selon le monde, que ce qui peut aboutir à déranger la fortune et altérer les affaires. Je ne vous dis pas que c’est un usage reçu, que l’ordre de la naissance, ou les intérêts de la fortune décident toujours de nos destinées, et règlent le choix du siècle ou de l’Église, de la retraite ou du mariage. Mais la vocation du Ciel, ô mon Dieu ! prend-elle sa source dans les lois humaines d’une naissance charnelle ? On ne peut pas tout établir dans le monde, et il serait triste de voir prendre à des enfants des partis peu dignes de leur rang et de leur naissance. Je ne vous dis pas que l’usage veut que les jeunes personnes du sexe, qu’on élève pour le monde, soient instruites, de bonne heure de tous les arts propres à réussir et à plaire, et exercées avec soin dans une science funeste, sur laquelle nos cœurs ne naissent que trop instruits. Mais l’éducation chrétienne est une éducation de retraite, de pudeur, de modestie, de haine du monde. On a beau dire ; il faut vivre comme on vit : et des mères, d’ailleurs chrétiennes et timorées, ne s’avisent pas même d’entrer en scrupule sur cet article.

Ainsi vous êtes jeune encore ; c’est la saison des plaisirs : il ne serait pas juste de vous interdire à cet âge, ce que tous les autres se sont permis : des années plus mûres amèneront des mœurs plus sérieuses. Vous êtes né avec un nom ; il faut parvenir à force d’intrigues, de bassesses, de dépense ; faire votre idole de votre fortune ; l’ambition, si condamnée par les règles de la foi, n’est plus qu’un, sentiment digne de votre nom et de votre naissance. Vous êtes d’un sexe et d’un rang qui vous met dans les bienséances du monde ; vous ne pouvez pas vous faire des mœurs à part : il faut vous trouver aux réjouissances publiques, aux lieux où celles de votre rang et de votre âge s’assemblent ; être des mêmes plaisirs, passer les jours dans les mêmes inutilités, vous exposer aux mêmes périls : ce sont des manières reçues, et vous n’êtes pas pour les réformer. Voilà la doctrine du monde.

Or, souffrez que je vous demande ici, qui vous rassure dans ces voies ? Quelle est la règle qui les justifie dans votre esprit, qui vous autorise, vous, à ce faste, qui ne convient ni au titre que vous avez reçu dans votre baptême, ni peut-être à ceux que vous tenez de vos ancêtres ? vous, à ces plaisirs publics, que vous ne croyez innocents que parce que votre âme trop familiarisée avec le crime n’en sent plus les dangereuses impressions ? vous, à ce jeu éternel, qui est devenu la plus importante occupation de votre vie ? vous, à vous dispenser de toutes les lois de l’Église ; à mener une vie molle, sensuelle, sans vertu, sans souffrance, sans aucun exercice pénible de religion ? vous, à solliciter le poids formidable des honneurs du Sanctuaire, qu’il suffit d’avoir désiré pour en être indigne devant Dieu ? vous, à vivre comme étranger au milieu de votre propre maison, à ne pas daigner vous informer des mœurs de ce peuple de domestiques qui dépend de vous, à ignorer par grandeur s’ils croient au Dieu que vous adorez, et s’ils remplissent les devoirs de la religion que vous professez ? Qui vous autorise à des maximes si peu chrétiennes ? Est-ce l’Évangile de Jésus-Christ ? Est-ce la doctrine des saints ? Sont-ce les lois de l’Église ? Car il faut une règle pour être en sûreté : quelle est la vôtre ? L’usage ; voilà tout ce que vous avez à nous opposer ; on ne voit personne autour de soi qui ne se conduise sur les mêmes règles ; entrant dans le monde, ou y a trouvé ces mœurs établies ; nos pères avaient ainsi vécu, et c’est d’eux que nous les tenons ; les plus sensés du siècle s’y conforment ; on n’est pas plus sage tout seul que tous les hommes ensemble ; il faut s’en tenir à ce qui s’est toujours pratiqué, et ne vouloir pas être tout seul de son côté.

Voilà ce qui vous rassure contre toutes les terreurs de la religion ; personne ne remonte jusqu’à la loi ; l’exemple public est le seul garant de nos mœurs ; on ne fait pas attention que les lois des peuples sont vaines, comme dit l’Esprit-Saint : Quia leges populorum vanœ sunt (Jerem. C. 10, v. 3) ; que Jésus-Christ nous a laissé des règles auxquelles ni les temps, ni les siècles, ni les mœurs ne sauraient jamais rien changer ; que le ciel et la terre passeront ; que les mœurs et les usages changeront ; mais que ces règles divines seront toujours les mêmes.

On se contente de regarder autour de soi : on ne pense pas que ce qu’on appelle aujourd’hui usage, était des singularités monstrueuses avant que les mœurs des chrétiens eussent dégénéré ; et que si la corruption a depuis gagné, les dérèglements, pour avoir perdu leur singularité, n’ont pas pour cela perdu leur malice : on ne voit pas que nous serons jugés sur l’Évangile, et non sur l’usage ; sur les exemples des saints, et non sur les opinions des hommes ; que les coutumes qui ne se sont établies parmi les fidèles qu’avec l’affaiblissement de la foi, sont des abus dont il faut gémir, et non des modèles à suivre ; qu’en changeant les mœurs, elles n’ont pas changé les devoirs ; que l’exemple commun qui les autorise, prouve seulement que la vertu est rare, mais non pas que le désordre est permis : en un mot, que la piété et la vie chrétienne sont trop amères à la nature, pour être jamais le parti du plus grand nombre.

Venez nous dire maintenant que vous ne faites que ce que font tous les autres ; c’est justement pour cela que vous vous damnez. Quoi ! le plus terrible préjugé de votre condamnation deviendrait le seul motif de votre confiance ! Quelle est dans l’Écriture la voie qui conduit à la mort ? N’est-ce pas celle où marche le grand nombre ? Quel est le parti des réprouvés ? N’est-ce pas la multitude ? Vous ne faites que ce que font les autres ? mais ainsi périrent, du temps de Noé, tous ceux qui furent ensevelis sous les eaux du déluge ; du temps de Nabuchodonosor, tous ceux qui se prosternèrent devant la statue sacrilège ; du temps d’Élie, tous ceux qui fléchirent le genou devant Baal ; du temps d’Eléazar tous ceux qui abandonnèrent la loi de leurs pères. Vous ne faites que ce que font les autres, mais c’est ce que l’Écriture vous défend : Ne vous conformez point a ce siècle corrompu (Rom. c. 12, v. 2), nous dit-elle : or, le siècle corrompu n’est pas le petit nombre de justes que vous n’imitez point ; c’est la multitude que vous suivez. Vous ne faites que ce que font les autres ! vous aurez donc le même sort qu’eux. Or, malheur à toi, s’écriait autrefois saint Augustin, torrent fatal des coutumes humaines ! ne suspendras-tu jamais ton cours ? entraîneras-tu jusqu’à la fin les enfants d’Adam dans l’abîme immense et terrible ? Væ tibí, flumen morís humani ! quousque volves Evæ filios in mare magnum et formidolosum (S. Aug. in Conf. l. I. c. 16. n. 23 ou 25?).

Au lieu de se dire à soi-même : Quelles sont mes espérances ? Il y a dans l’Église deux voies : l’une large, où passe presque tout le monde, et qui aboutit à la mort ; l’autre étroite, où très-peu ne gens entrent, et qui conduit à la vie. De quel côté suis-je ? mes mœurs, sont-ce les mœurs ordinaires de ceux de mon rang, de mon âge, de mon état ? suis-je avec le grand nombre ? je ne suis donc pas dans la bonne voie ; je me perds ; le grand nombre dans chaque état n’est pas le parti de ceux qui se sauvent. Loin de raisonner de la Sorte, on se dit à soi-même : Je ne suis pas de pire condition que les autres ; ceux de mon rang et de mon âge vivent ainsi, pourquoi ne vivrais-je pas comme eux ? Pourquoi, mon cher auditeur ? pour cela même : la vie commune ne saurait être une vie chrétienne ; les saints ont été dans tous les siècles des hommes singuliers ; ils ont eu leurs mœurs à part ; et ils n’ont été saints, que parce qu’ils n’ont pas ressemblé au reste des hommes.

L’usage avait prévalu au siècle d’Esdras, qu’on s’alliât, malgré la défense, avec des femmes étrangères ; l’abus était universel ; les prêtres et le peuple n’en faisaient plus de scrupule. Mais que fit ce saint restaurateur de la loi ? suivit-il l’exemple de ses frères ? Crut-il qu’une transgression commune fût devenue plus légitime ? Il en appela de l’abus à la règle ; il prit le livre de la loi entre les mains ; il l’expliqua au peuple consterné, et corrigea l’usage par la vérité.

Suivez de siècle en siècle l’histoire des justes, et voyez si Loth se conformait aux voies de Sodome, et si rien ne le distinguait de ses citoyens ; si Abraham vivait comme ceux de son siècle ; si Job était semblable aux autres princes de sa nation ; si Esther, dans la Cour d’Assuérus, se conduisait comme les autres femmes de ce prince ; s’il y avait beaucoup de veuves à Béthulie et dans Israël, qui ressemblassent à Judith ; si parmi les enfants de la captivité, il n’est pas dit de Tobie seul qu’il n’imitait pas la conduite de ses frères, et qu’il fuyait même le danger de leur société et de leur commerce : voyez si dans ces siècles heureux, où les Chrétiens étaient encore saints, ils ne brillaient pas comme des astres au milieu des nations corrompues, et s’ils ne servaient pas de spectacle aux anges et aux hommes, par la singularité de leurs mœurs ; si les païens ne leur reprochaient pas leur retraite, leur éloignement des théâtres, des cirques, et des autres plaisirs publics ; s’ils ne se plaignaient pas que les chrétiens affectaient de se distinguer sur toutes choses de leurs citoyens ; de former comme un peuple à part au milieu de leur peuple ; d’avoir leurs lois et leurs usages particuliers ; et si, dès là qu’un homme avait passé du côté des chrétiens, ils ne le comptaient pas comme un homme perdu pour leurs plaisirs, pour leurs assemblées, et pour leurs coutumes : enfin, voyez si dans tous les siècles, les saints, dont la vie et les actions sont venues jusqu’à nous, ont ressemblé au reste des hommes.

Vous nous direz peut-être que ce sont là des singularités et des exceptions, plutôt que des règles que tout le monde soit obligé de suivre : ce sont des exceptions, il est vrai ; mais c’est que la règle générale est de se perdre ; c’est qu’une âme fidèle au milieu du monde, est toujours une singularité qui tient du prodige. Tout le monde, dites-vous, n’est pas obligé de suivre ces exemples : mais est-ce que la sainteté n’est pas la vocation générale de tous les fidèles ? Est-ce que pour être sauvé il ne faut pas être saint ? Est-ce que le Ciel doit beaucoup coûter à quelques-uns, et rien du tout aux autres ? Est-ce que vous avez un autre Évangile à suivre, d’autres devoirs à remplir, et d’autres promesses à espérer que les saints ? Ah ! puisqu’il y avait une voie plus commode pour arriver au salut, pieux fidèles qui jouissez dans le ciel d’un royaume que vous n’avez emporté que par la violence, et qui a été le prix de votre sang et de vos travaux, pourquoi nous laissiez-vous des exemples si dangereux et si inutiles ? Pourquoi nous avez-vous frayé un chemin âpre, désagréable, et tout propre à rebuter notre faiblesse, puisqu’il y en avait un autre plus doux et plus battu, que vous auriez pu nous montrer pour nous encourager et nous attirer, en nous facilitant noire carrière ! Grand Dieu ! que les hommes consultent peu la raison dans l’affaire de leur salut éternel !

Rassurez-vous après cela sur la multitude ; comme si le grand nombre pouvait rendre le crime impuni, et que Dieu n’osât perdre tous les hommes qui vivent comme vous. Mais que sont tous les hommes ensemble devant Dieu ? La multitude des coupables l’empêcha-t-elle d’exterminer toute chair au temps du déluge ; de faire descendre le feu du ciel sur cinq villes infâmes ; d’engloutir Pharaon et toute son armée sous les eaux ; de frapper de mort tous les murmurateurs dans le désert ? Ah ! les rois de la terre peuvent avoir égard au grand nombre de coupables, parce que la punition devient impossible, ou du moins dangereuse, dès que la faute est trop générale. Mais Dieu qui secoue les impies de dessus la terre, dit Job, comme on secoue la poussière qui s’est attachée au vêtement ; Dieu devant qui les peuples et les nations sont comme si elles n’étaient pas, il ne compte pas les coupables, il ne regarde que les crimes : et tout ce que peut présumer la faible créature des complices de sa transgression, c’est de les avoir pour compagnons de son infortune.

Mais si peu de gens se sauvent, parce que les maximes les plus universellement reçues, sont des maximes de péché ; peu de gens se sauvent, parce que les maximes et les obligations les plus universellement ignorées ou rejetées, sont les plus indispensable au salut. Dernière réflexion qui n’est encore que la preuve et l’éclaircissement des précédentes.


TROISIÈME PARTIE.

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Quels sont les engagements de la vocation sainte à laquelle nous avons été tous appelés ? Les promesses solennelles du baptême. Qu’avons-nous promis au baptême ? De renoncer au monde, à la chair, à Satan et à ses œuvres ; voilà nos vœux, voilà l’état du chrétien, voilà les conditions essentielles du traité saint conclu entre Dieu et nous, par lequel la vie éternelle nous a été promise. Ces vérités paraissent familières, destinées au simple peuple, mais c’est un abus : il n’en est pas de plus sublimes, et il n’en est pas aussi de plus ignorées : c’est à la cour des rois, c’est aux grands de la terre qu’il faut sans cesse les annoncer : Regibus et principibus terrœ. Hélas ! ils sont des enfants de lumière pour les affaires du siècle, et les premiers principes de la morale chrétienne leur sont quelquefois plus inconnus qu’aux âmes simples et vulgaires : ils auraient besoin de lait, et ils exigent de nous une nourriture solide, et que nous parlions le langage de la sagesse, comme si nous parlions parmi les parfaits.

Vous avez donc premièrement renoncé au monde dans votre baptême : c’est une promesse que vous avez faite à Dieu à la face des autels saints ; l’Église en a été le garant et la dépositaire ; et vous n’avez été admis au nombre des fidèles, et marqué du sceau ineffaçable du salut, que sur la foi que vous avez jurée au Seigneur de n’aimer ni le monde ni tout ce que le monde aime. Si vous eussiez répondu alors sur les fonts sacrés ce que vous dites tous les jours, que vous ne trouvez pas le monde si noir et si pernicieux que nous le disons ; qu’au fond on peut l’aimer innocemment ; qu’on ne le décrit tant dans la chaire que parce qu’on ne le connaît pas, et que puisque vous avez à vivre dans le monde, vous voulez vivre comme le monde ; si vous eussiez ainsi répondu, ah ! l’Église eût refusé de vous recevoir dans son sein, de vous associer à l’espérance des chrétiens, à la communion de ceux qui ont vaincu le monde ; elle vous eût conseillé d’aller vivre parmi ces infidèles qui ne connaissement pas Jésus-Christ, et où le prince du monde se faisant adorer, il est permis d’aimer ce qui lui appartient. Et voilà pourquoi, dans les premiers temps, ceux des catéchumènes qui ne pouvaient encore se résoudre de renoncer au monde et à ses plaisirs, différaient leur baptême jusqu’à la mort, et n’osaient venir contracter aux pieds des autels, dans le sacrement qui nous régénère, des engagements dont ils connaissaient l’étendue et la sainteté, et auxquels ils ne se sentaient pas encore en état de satisfaire. Vous êtes donc obligé, par le plus saint de tous les serments de haïr le monde, c’est-à-dire de ne pas vous conformer à lui : si vous l’aimez, si vous suivez ses plaisirs et ses usages, non-seulement vous êtes ennemi de Dieu, comme dit saint Jean, mais de plus vous renoncez à la foi donnée dans le baptême ; vous abjurez l’Évangile de Jésus-Christ ; vous êtes un apostat dans la religion, et foulez aux pieds les vœux les plus saints et les plus irrévocables que l’homme puisse faire.

Or, quel est ce monde que vous devez haïr ? Je n’aurais qu’à vous répondre que c’est celui que vous aimez ; vous ne vous tromperez jamais à cette marque : ce monde, c’est une société de pécheurs dont les désirs, les craintes, les espérances, les soins, les projets, les joies, les chagrins ne roulent plus que sur les biens ou sur les maux de cette vie : ce monde, c’est un assemblage de gens qui regardent la terre comme leur patrie, le siècle à venir comme un exil, les promesses de la foi comme un songe, la mort comme le plus grand de tous les malheurs : ce monde, c’est un royaume temporel où l’on ne connaît pas Jésus-Christ ; où ceux qui le connaissent ne le glorifient pas comme leur Seigneur, le haïssent dans ses maximes, le méprisent dans ses serviteurs, le persécutent dans ses œuvres, le négligent ou l’outragent dans ses sacrements et dans son culte : enfin le monde, pour laisser à ce mot une idée plus marquée, c’est le grand nombre. Voilà ce monde que vous devez éviter, haïr, combattre par vos exemples ; être ravi qu’il vous haïsse à son tour, qu’il contredise vos mœurs par les siennes ; c’est ce monde qui doit être pour vous un crucifié, c’est -à - dire un anathème et un objet d’horreur, et à qui vous devez vous-même paraître tel.

Or, est-ce là votre situation par rapport au monde ? ses plaisirs vous sont-ils à charge ? ses scandales affligent-ils votre foi ? y gémissez-vous sur la durée de votre pèlerinage ? n’avez- vous plus rien de commun avec le monde ? n’en êtes-vous pas vous-même un des principaux acteurs ? ses lois ne sont-elles pas les vôtres ? ses maximes vos maximes ? ce qu’il condamne, ne le condamnez-vous pas ? n’approuvez-vous pas ce qu’il approuve ? et quand vous resteriez seul sur la terre, ne peut-on pas dire que ce monde corrompu revivrait en vous, et que vous en laisseriez un modèle à vos descendants ? Et quand je dis vous, je m’adresse presque à tous les hommes. Où sont ceux qui renoncent de bonne foi aux plaisirs, aux usages, aux maximes, aux espérances du monde ? tous l’ont promis ; qui le tient ? On voit bien des gens qui se plaignent du monde ; qui l’accusent d’injustice, d’ingratitude, de caprice ; qui se déchaînent contre lui ; qui parlent vivement de ses abus et de ses erreurs ; mais en le décriant ils l’aiment, ils le suivent, ils ne peuvent se passer de lui : en se plaignant de ses injustices, ils sont piqués, ils ne sont pas désabusés ; ils sentent ses mauvais traitements, ils ne connaissent pas ses dangers ; ils le censurent ; mais où sont ceux qui le haïssent ? et de là jugez si bien des gens peuvent prétendre au salut.

En second lieu, vous avez renoncé à la chair dans votre baptême ; c’est-à-dire vous vous êtes engagé à ne pas vivre selon les sens, à regarder l’indolence même et la mollesse comme un crime, à ne pas flatter les désirs corrompus de votre chair, à la châtier, à la dompter, à la crucifier ; ce n’est pas ici une perfection, c’est un vœu ; c’est le premier de tous vos devoirs ; c’est le caractère le plus inséparable de la foi : or, où sont les chrétiens qui là-dessus soient plus fidèles que vous ? Enfin, vous avez dit anathème à Satan et à ses œuvres ; et quelles sont ses œuvres ? celles qui composent presque le fil et comme toute la suite de votre vie ; les pompes, les jeux, les plaisirs, les spectacles le mensonge dont il est le père, l’orgueil dont il est le modèle, les jalousies et les contentions dont il est l’artisan. Mais je vous demande, où sont ceux qui n’ont pas levé l’anathème qu’ils avaient prononcé là-dessus contre Satan ?

Et de là, pour le dire ici en passant, voilà bien des questions résolues. Vous nous demandez sans cesse si les spectacles et les autres plaisirs publics sont innocents pour des chrétiens ? Je n’ai, à mon tour, qu’une demande à vous faire. Sont-ce des œuvres de Satan ou des œuvres de Jésus-Christ ? car, dans la religion, il n’est pas de milieu. Ce n’est pas qu’il n’y ait des délassements et des plaisirs qu’on peut appeler indifférents ; mais les plaisirs les plus indifférents que la religion permet, et que la faiblesse de la nature rend même nécessaires, appartiennent, en un sens, à Jésus-Christ, par la facilité qui doit nous en revenir de nous appliquer à des devoirs plus saints et plus sérieux : tout ce que nous faisons, que nous pleurions, que nous nous réjouissions, il doit être d’une telle nature, que nous puissions du moins le rapporter à Jésus-Christ, et le faire pour sa gloire.

Or, sur ce principe le plus incontestable, le plus universellement reçu de la morale chrétienne, vous n’avez qu’à décider. Pouvez-vous rapporter à la gloire de Jésus-Christ les plaisirs des théâtres ? Jésus-Christ peut-il entrer pour quelque chose dans ces sortes de délassements ? et, avant que d’y entrer, pourriez-vous lui dire que vous ne vous proposez dans cette action que sa gloire et le désir de lui plaire ? Quoi ! les spectacles, tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le théâtre, que par les scènes impures ou passionnées qu’elles débitent, les spectacles seraient des œuvres de Jésus-Christ ? Jésus-Christ animerait une bouche d’où sortent des airs profanes et lascifs ? Jésus-Christ formerait lui-même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ? JésusChrist paraîtrait sur les théâtres en la personne d’un acteur, d’une actrice effrontée, gens infâmes même selon les lois des hommes ? Mais ces blasphèmes me font horreur : Jésus-Christ présiderait à des assemblées de péché où tout ce qu’on entend anéantit sa doctrine, où le poison entre par tous les sens dans l’âme, où tout l’art se réduit à inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu’il condamne ? Or, si ce ne sont pas des œuvres de Jésus-Christ dans le sens déjà expliqué, c’est-à-dire des œuvres qui puissent du moins être rapportées à Jésus-Christ, ce sont donc des œuvres de Satan, dit Tertullien : Nihil enim non diaboli est, quidquid non Dei est... hoc ergo erit pompa diaboli. Donc, tout chrétien doit s’en abstenir ; donc il viole les vœux de son baptême lorsqu’il y participe ; donc, de quelque innocence dont il puisse se flatter, en reportant de ces lieux son cœur exempt d’impression, il en sort souillé, puisque, par sa seule présence, il a participé aux œuvres de Satan, auxquelles il avait renoncé dans son baptême, et violé les promesses les plus sacrées qu’il avait faites à Jésus-Christ et à son Église.

Voilà les vœux de notre baptême, mes frères : ce ne sont point ici des conseils et des pratiques pieuses, je vous l’ai déjà dit ; ce sont nos obligations les plus essentielles : il ne s’agit pas d’être plus ou moins parfait en les négligeant ou en les observant ; il s’agit d’être chrétien ou de ne l’être pas. Cependant qui les observe ? qui les connaît seulement ? qui s’avise de venir s’accuser au tribunal d’y avoir été infidèle ? On est souvent en peine pour trouver de quoi fournir à une confession ; et, après une vie toute mondaine, on n’a presque rien à dire au prêtre. Hélas ! mes frères, si vous saviez à quoi vous engage le titre de chrétien que vous portez ; si vous compreniez la sainteté de votre état, le détachement de toutes les créatures, qu’il vous impose ; la haine du monde, de vous-même, et de tout ce qui n’est pas Dieu, qu’il vous ordonne ; la vie de la foi, la vigilance continuelle, la garde des sens, en un mot, la conformité avec Jésus-Christ crucifié, qu’il exige de vous ; si vous le compreniez ; si vous faisiez attention que, devant aimer Dieu de tout votre cœur et de toutes vos forces, un seul désir qui ne peut se rapporter à lui vous souille ; si vous le compreniez, vous vous trouveriez un monstre devant ses yeux. Quoi ! diriez-vous, des obligations si saintes, et des mœurs si profanes ? une vigilance si continuelle, et une vie si peu attentive et si dissipée ? un amour de Dieu si pur, si plein, si universel, et un cœur toujours en proie à mille affections ou étrangères ou criminelles ? Si cela est ainsi, ô mon Dieu, qui pourra donc se sauver ? Quis poterit salvus esse (MATTH. c. 19, v. 23) ? Peu de gens, mon cher auditeur : ce ne sera pas vous, du moins si vous ne changez ; ce ne seront pas ceux qui vous ressemblent : ce ne sera pas la multitude.

Qui pourra se sauver ? Voulez-vous le savoir ? ce seront ceux qui opèrent leur salut avec tremblement ; qui vivent au milieu du monde, mais qui ne vivent pas comme le monde. Qui pourra se sauver ? cette femme chrétienne qui, renfermée dans l’enceinte de ses devoirs domestiques, élève ses enfants dans la foi et dans la piété ; laisse au Seigneur la décision de leur destinée ; ne partage son cœur qu’entre Jésus-Christ et son époux ; est ornée de pudeur et de modestie ; ne s’assied pas dans les assemblées de vanité ; ne se fait point une loi des usages insensés du monde, mais corrige les usages par la loi de Dieu, et donne du crédit à la vertu par son rang et par ses exemples. Qui pourra se sauver ? ce fidèle qui, dans le relâchement de ces derniers temps, imite les premières mœurs des chrétiens ; qui a les mains innocentes et le cœur pur : vigilant, qui n’a pas reçu son âme en vain (Ps. 23,v.4.) mais qui, au milieu même des périls du grand monde, s’applique sans cesse à la purifier ; juste, qui ne jure pas frauduleusement à son prochain (Ibid.), et ne doit pas à des voies douteuses l’innocent accroissement de sa fortune ; généreux, qui comble de bienfaits l’ennemi qui a voulu le perdre, et ne nuit à ses concurrents que par son mérite ; sincère, qui ne sacrifie pas la vérité à un vil intérêt, et ne sait point plaire en trahissant sa conscience ; charitable, qui fait de sa maison et de son crédit l’asile de ses frères ; de sa personne, la consolation des affligés ; de son bien, le bien des pauvres ; soumis dans les afflictions, chrétien dans les injures, pénitent même dans la prospérité. Qui pourra se sauver ? vous, mon cher auditeur, si vous voulez suivre ces exemples : voilà les gens qui se sauveront. Or, ces gens-là ne forment pas assurément le plus grand nombre : donc, tandis que vous vivrez comme la multitude, il est de foi que vous ne devez pas prétendre au salut : car si, en vivant ainsi, vous pouviez vous sauver, tous les hommes presque se sauveraient, puisqu’à un petit nombre d’impies près qui se livrent à des excès monstrueux, tous les autres hommes ne font que ce que vous faites ; or, que tous les hommes presque se sauvent, la foi nous défend de le croire : il est donc de foi que vous ne devez rien prétendre au salut, tandis que vous ne pourrez vous sauver si le grand nombre ne se sauve.

Voilà des vérités qui font trembler ; et ce ne sont pas ici de ces vérités vagues qui se disent à tous les hommes, et que nul ne prend pour soi et ne se dit à soi-même. Il n’est peut-être personne ici qui ne puisse dire de soi : Je vis comme le grand nombre, comme ceux de mon rang, de mon âge, de mon état : je suis perdu si je meurs dans cette voie. Or, quoi de plus propre à effrayer une âme à qui il reste encore quelque soin de son salut ? Cependant c’est la multitude qui ne tremble point ; il n’est qu’un petit nombre de justes qui opèrent à l’écart leur salut avec crainte ; tout le reste est calme : on sait en général que le grand nombre se damne ; mais on se flatte qu’après avoir vécu avec la multitude, on en sera discerné à la mort ; chacun se met dans le cas d’une exception chimérique ; chacun augure favorablement pour soi.

Et c’est pour cela que je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés. Je ne parle plus du reste des hommes, je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre ; et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle : car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui ; tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles ; tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez si l’on venait vous juger dans le moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.

Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je le vous le demande, vous l’ignorez, je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent : mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils ? beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti des réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte, car ils en seront retranchés au grand jour : paraissez maintenant, justes ; où êtes-vous ? restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu : ô Dieu ! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?

Mes frères, notre perte est presque assurée et nous n’y pensons pas. Quand même, dans cette terrible séparation qui se fera un jour, il ne devrait y avoir qu’un seul pécheur de cette assemblée du côté des réprouvés, et qu’une voix du ciel viendrait nous en assurer dans ce temple, sans le désigner ; qui de nous ne craindrait d’être le malheureux ? qui de nous ne retomberait d’abord sur sa conscience pour examiner si ses crimes n’ont pas mérité ce châtiment ? qui de nous, saisi de frayeur, ne demanderait pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres : Seigneur, ne serait-ce pas moi ? Numquid ego sum, Domine (MATTH., c. 26, v. 22) ? et si l’on laissait quelque délai, qui ne se mettrait en état de détourner de lui cette infortune par les larmes et les gémissements d’une sincère pénitence ?

Sommes-nous sages, mes chers auditeurs ? Peut-être que parmi tous ceux qui m’entendent, il ne se trouvera pas dix justes ; peut-être s’en trouvera-t-il encore moins, que sais-je ? ô mon Dieu ! je n’ose regarder d’un œil fixe les abîmes de vos jugements et de votre justice ; peut-être ne s’en trouvera-t-il qu’un seul ; et ce danger ne vous touche point, mon cher auditeur ? et vous croyez être ce seul heureux dans le grand nombre qui périra ? vous qui avez moins sujet de le croire que tout autre ; vous sur qui seul la sentence de mort devrait tomber, quand elle ne tomberait que sur un seul des pécheurs qui m’écoutent.

Grand Dieu, que l’on connaît peu dans le monde les terreurs de votre loi ! Les justes de tous les siècles ont séché de frayeur en méditant la sévérité et la profondeur de vos jugements sur la destinée des hommes ; on a vu de saints solitaires, après une vie entière de pénitence, frappés de la vérité que je prêche, entrer au lit de la mort dans des terreurs qu’on ne pouvait presque calmer, faire trembler d’effroi leur couche pauvre et austère, demander sans cesse d’une voix mourante à leurs frères : Croyez-vous que le Seigneur me fasse miséricorde ? et être presque sur le point de tomber dans le désespoir, si votre présence, ô mon Dieu ! n’eût à l’instant apaisé l’orage et commandé encore une fois aux vents et à la mer de se calmer ; et aujourd’hui, après une vie commune, mondaine, sensuelle, profane, chacun meurt tranquille ; et le ministre de Jésus-Christ appelé est obligé de nourrir la fausse paix du mourant, de ne lui parler que des trésors infinis des miséricordes divines, et de l’aider, pour ainsi dire, à se séduire lui-même. O Dieu ! que prépare donc aux enfants d’Adam la sévérité de votre justice ?

Mais que conclure de ces grandes vérités ? qu’il faut désespérer de son salut ? à Dieu ne plaise ! il n’y a que l’impie qui, pour se calmer sur ses désordres, tâche ici de conclure en secret que tous les hommes périront comme lui : ce ne doit pas être là le fruit de ce discours, mais de vous détromper de cette erreur si universelle, qu’on peut faire ce que tous les autres font, et que l’usage est une voie sûre ; mais de vous convaincre que pour se sauver il faut se distinguer des autres, être singulier, vivre à part au milieu du monde, et ne pas ressembler à la foule.

Lorsque les Juifs, emmenés en servitude, furent sur le point de quitter la Judée et de partir pour Babylone, le prophète Jérémie, à qui le Seigneur avait ordonné de ne pas abandonner Jérusalem, leur parla de la sorte : Enfants d’Israël, lorsque vous serez arrivés à Babylone, vous verrez les habitants de ce pays-là qui porteront sur leurs épaules des dieux d’or et d’argent ; tout le peuple se prosternera devant eux pour les adorer ; mais pour vous alors, loin de vous laisser entraîner à l’impiété de ces exemples, dites en secret : C’est vous seul, Seigneur, qu’il faut adorer : Te oportet adorari, Domine (BARUCH., c.6 v. 5.).

Souffrez que je finisse en vous adressant les mêmes paroles. Au sortir de ce temple et de cette autre sainte Sion, vous allez rentrer dans Babylone ; vous allez revoir ces idoles d’or et d’argent, devant lesquelles tous les hommes se prosternent ; vous allez retrouver les vains objets des passions humaines, les biens, la gloire, les plaisirs, qui sont les dieux de ce monde, et que presque tous les hommes adorent ; vous verrez ces abus que tout le monde se permet ; ces erreurs que l’usage autorise ; ces désordres dont une coutume impie a presque fait des lois. Alors, mon cher auditeur, si vous voulez être du petit nombre des vrais Israélites, dites dans le secret de votre cœur : C’est vous seul, ô mon Dieu ! qu’il faut adorer : Te oportet adorari, Domine ; je ne veux point avoir de part avec un peuple qui ne vous connaît pas ; je n’aurai jamais d’autre loi que votre loi sainte ; les dieux que cette multitude insensée adore ne sont pas des dieux ; ils sont l’ouvrage de la main des hommes ; ils périront avec eux ; vous seul êtes l’immortel, ô mon Dieu ! et vous seul méritez qu’on vous adore : Te oportet adorari, Domine. Les coutumes de Babylone n’ont rien de commun avec les saintes lois de Jérusalem ; je vous adorerai avec ce petit nombre d’enfants d’Abraham, qui composent encore votre peuple au milieu d’une nation infidèle ; je tournerai avec eux tous mes désirs vers la sainte Sion : on traitera de faiblesse la singularité de mes mœurs ; mais heureuse faiblesse, Seigneur, qui me donnera la force de résister au torrent et à la séduction des exemples ! et vous serez mon Dieu, au milieu de Babylone, comme vous le serez un jour dans la sainte Jérusalem : Te oportet adorari, Domine. Ah ! le temps de la captivité finira enfin ; vous vous souviendrez d’Abraham et de David ; vous délivrerez votre peuple ; vous nous transporterez dans la sainte cité ; et alors vous régnerez seul sur Israël, et sur les nations qui ne vous connaissent pas ; alors tout étant détruit, tous les empires, tous les sceptres, tous les monuments de l’orgueil humain étant anéantis, et vous seul demeurant éternellement, on connaîtra que vous seul devez être adoré : Te oportet adorari, Domine.

Voilà le fruit que vous devez retirer de ce discours : vivez à part ; pensez sans cesse que le grand nombre se damne ; ne comptez pour rien les usages, si la loi de Dieu ne les autorise ; et souvenez-vous que les saints ont été dans tous les siècles des hommes singuliers. C’est ainsi qu’après vous être distingués des pécheurs sur la terre, vous en serez séparés glorieusement dans l’éternité. Ainsi soit-il.