Sur Pierre de Coubertin

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L’Éclaireur du Soir (p. 5-8).

SUR PIERRE DE COUBERTIN


Un Français vient de mourir, dont la disparition est demeurée presque inaperçue en France. Il a glissé dans la mort comme il avait passé dans la vie, en s’effaçant.

Tandis que toute son œuvre, et l’on peut dire son existence entière, ont été consacrées aux progrès de l’humble humanité, la renommée de Pierre de Coubertin n’a jamais atteint qu’une rare élite. Par un singulier paradoxe, cet ardent libéral, ce démocrate sincère et vrai a toujours fait chez nous figure d’aristocrate et de réactionnaire. Il est resté complètement méconnu.

S’il a fait quelque peu parler de lui, c’est en matière sportive, lorsqu’il rétablit les Jeux olympiques. Mais ce que la plupart ignorent c’est que, dans sa pensée, cette rénovation constituait davantage un point de départ qu’un but. Ce qu’il voulait, c’était par le moyen de ces hautes compétitions sportives, stimuler à la fois l’émulation, la fierté nationales et la mutuelle compréhension, l’interpénétration internationales. Il voulait faire renaître, à la manière hellène, le culte de la beauté en même temps que le culte de l’intelligence par une sorte de prime accordée aux mieux doués, aux plus dignes sous le rapport bilatéral des choses du corps et de l’esprit.

Si un homme a bien mérité le Prix Nobel de la paix, qu’il n’a d’ailleurs pas reçu, c’est vraiment Pierre de Coubertin. Mais il fuyait tous les honneurs et toutes les popularités, et jamais il n’a rien sollicité.

Sans doute est-il un peu vexant pour nous, Français, de constater que, s’il existe à Berlin une place qui porte le nom de Coubertin, il n’a jamais reçu le moindre hommage public, la moindre récompense en son propre pays. C’est la Suisse qui fêta son jubilé, et il n’était pas même chevalier de la Légion d’honneur !…

Pierre de Coubertin laisse une œuvre considérable, à peu près totalement inconnue.

À ses moments perdus il a écrit une merveilleuse Histoire universelle dans laquelle il a étudié, en partant de ce principe que jusqu’alors « les humbles ont été les grands négligés de l’histoire », l’évolution de la condition humaine sous un aspect vraiment nouveau.

Aussi bien pensait-il que le remède à la crise française aussi bien qu’à la crise mondiale qu’il avait, dès 1906, annoncées dans une série d’études prophétiques, était question d’éducation. C’est dans cet esprit que nous avions fondé, lui et moi, vers cette époque, la Revue pour les Français dont le programme, conçu par lui, consistait avant tout à créer dans notre pays un esprit public à la fois basé sur une meilleure connaissance du monde étranger et sur une meilleure appréciation de nos forces et de nos valeurs.

C’est dans la même pensée qu’il avait constitué cette Association pour la réforme de l’enseignement à laquelle il donna le meilleur de lui-même et réalisé, en même temps qu’une refonte complète des programmes, toute une série de méthodes pédagogiques adaptées à l’époque et à ses exigences.

Car s’il resta fidèle au culte de l’antique beauté poursuivi dans tous les domaines, Pierre de Coubertin saisissait la nécessité impérieuse d’adapter hardiment les institutions humaines au progrès matériel et social. Il abhorrait la féodalité sous toutes ses formes, « ensemble de compromis qu’autorise toujours l’absence d’État », sous le couvert de laquelle s’effectue la « substitution de l’intérêt local et privé à l’intérêt général » et qui aboutit fatalement « à l’exaltation des droits ainsi qu’à la méconnaissance des devoirs ».

Et il considérait avec une sorte de terreur les perspectives réactionnaires « toujours séduisantes non seulement à ceux dont un retour en arrière servirait la fortune, mais aux nombreux craintifs qu’inquiète la nouveauté et que rassure l’évocation même déplaisante d’un chemin déjà parcouru ».

Il eût rêvé d’anéantir dans le monde, et d’abord en France, ces « restes de mentalité esclavagiste » qui, pour avoir trop longtemps subsisté sous l’étiquette d’une fausse démocratie, ont projeté nos sociétés dans le chaos où elles agonisent.

Contempteur de la myopie intellectuelle qui caractérisa son époque, Pierre de Coubertin a prévu, lui qui voyait loin, tous les malheurs du temps présent. Il y a proposé, en temps utile, d’actifs remèdes, et ce sera sa gloire posthume d’avoir créé l’école à laquelle tôt ou tard se rallieront les bâtisseurs appelés à rééquilibrer le monde.

Gaston Bordat.