Sur l’Esprit et le Caractère des Messéniennes

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Sur l’Esprit et le Caractère des Messéniennes
Œuvres complètes de Casimir DelavigneFirmin-DidotVolume 4 (p. 1-8).

SUR

L’ESPRIT ET LE CARACTÈRE

DES MESSÉNIENNES.


C’est une chose digne de remarque, qu’à-toutes les époques de son beau talent, M. Casimir Delavigne s’est toujours associé, soit à la pensée librement exprimée, soit aux lointaines espérances de l’opinion populaire, et qu’il n’y a pas une de ses Messéniennes qui ne soit l’écho d’un regret donné au passé, en vue du présent. On peut suivre dans ses vers le chemin qu’a fait l’opinion depuis 1815, car le poëte est aussi historien ; mais, pour faire son histoire, il laisse !à les petits hommes et les petites choses ; il plane sur la France, il saisit cette pensée publique, pensée austère et inflexible, où chacun contribue malgré soi et à son insu.

Dès 1815 il débute dans la carrière par trois MESSÉ-NIENNES qui répondaient aux impressions du moment.C’était après Waterloo ; quoique cette défaite ne fût venue qu’après vingt-cinq ans de victoires, les bons citoyens déploraient que, la France fût ainsi mise hors de combat, et que le grand mouvement militaire qui avait remué toute l’Europe, et planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales, se terminât par un échec à nos armes. Le poëte alors prit sa lyre, et il chanta les vaincus au lieu d’aller offrir un encens banal à la nouvelle cour, il se fit le courtisan des braves.


de la vieille garde, et il flétrit avec amertume ces misérables querelles de parti qui livraient à l’étranger le sot de la France. Dès lors il mérita d’être appelé le poëte national, le poëte de la patrie. Il venait d’exprimer avec sa verve et son enthousiasme de jeune homme des regrets qui étaient au fond de tous les cœurs généreux ; il avait fait un acte de courage en se déclarant contre les vainqueurs, dans un temps où il y avait plus de bénéfice à les aimer que de prudence à les haïr.

Quand il vit le Musée dévasté, les barbares mettre le levier sous nos statues, et tes emporter comme.un butin de guerre, il protesta éloquemment contre ce sauvage abus de la victoire. Comme poëte, il adressa de touchants adieux à ces merveilles des arts, à ces dieux de la Grèce que la fortune exilait de leur patrie adoptive, à ces Muses qui penchaient devant l’ennemi leurs têtes abattues, à ce dieu des Neuf Sœurs, qui ne trouvait pas même un trait pour terrasser ces profanateurs. Comme citoyen, il rappela fièrement aux étrangers qu’ils pouvaient bien emporter des statues, mais qu’ils n’emporteraient pas nos titres de gloire, et qu’il fallait renouveler la face de l’Europe, s’ils voulaient y effacer nos champs de bataille et la trace des pas de nos armées.

Enfin, les étrangers quittèrent la France, et notre sol fut libre ; mais déjà les divisions des partis, le choc des ambitions rivales, l’avidité des faux serviteurs, répandaient quelques nuages sur le berceau de nos libertés renaissantes. On s’était vu à la veille d’un démembrement ; une carte de partage avait été dressée par les puissances envahissantes, et, si ce n’eût été le vieux respect qu’inspirait la plus glorieuse nation du monde, et la crainte d’une immense réaction, les princes auraient peut-être décidé autour d’une table verte que nous, serions traités

comme pays de conquête. Eh bien ! échappes au danger de cette dernière épreuve, à peine étions-nous maîtres de notre sol que la discorde s’y établissait à la place des étrangers alors celui qui avait rendu un courageux hommage aux morts de Waterloo, celui qui avait protesté contre la-dévastai onde nos musées, fit un touchant appel à l’union celui qui était jeune donna une leçon d’oubli aux vieillards ; celui qui sortait à peine des bancs universitaires gourmanda les partis avec une sagesse prématurée ; et son dernier adieu aux armées qui évacuaient notre sol fut un hymne à la concorde, qui rend les peuples invincibles.

Les Messéniennes suivantes, où le poëte chante la gloire et les malheurs de Jeanne-d’Arc, furent inspirées, ce nous semble, par le mémo sentiment qui animait les trois premières, c’est-à-dire par le besoin de protester contre le plus grand de nos revers. Mais, cette fois, il y eut moins d’amertume dans les regrets du poëte quelques années avaient déjà passé sur cette blessure, et lui avaient ôté ce qu’elle avait de vif et de poignant. Le spectacle de l’enfantement lent et laborieux de nos libertés, les progrès de l’esprit public dans la voie des gouvernements constitutionnels, nos combats de tribune, une nouvelle éloquence politique, dégagée des formes âpres et de l’enflure démagogique des tribuns de 93 un sentiment de curiosité et presque d’égoïsme qui concentrait l’attention de la France sur les débats de ses mandataires toutes ces choses faisaient croire aux esprits les plus sages qu’il n’y avait eu à Waterloo ni vainqueurs ni vaincus, mais seulement un grand homme tombé, et une charte victorieuse. Le poëte comprit parfaitement ce mouvement de l’opinion aussi n’adressa-t-il pas à l’étranger des imprécations directes et passionnées il lui rappela seulement notre gloire passée, il évo

qua un des plus beaux souvenirs de l’histoire de nos pères, il chanta la mystérieuse héroïne qui avait purgé notre sol de la domination anglaise. Ce n’était plus un aux armes, mais une allusion pleine de mélancolie au plus énergique mouvement du vieux peuple de France pour sauver l’indépendance du sol, mais un moyen délicat de nous tenir en haleine, et une leçon cachée pour tempérer dans l’esprit des rois de l’Europe l’ivresse d’une première bataille gagnée contre la France.

Le temps changea, les esprits se modifièrent ; en France, le lendemain ne ressemble jamais à la.veille. Le poëte se pliait merveilleusement à ces changements de temps, à cette mobilité de l’opinion. Sitôt qu’un pas était fait vers l’avenir, il en était averti sitôt qu’une pensée généreuse se faisait jour dans cette France si ardente et si expansive, il la recueillait et la popularisait.

Vous souvenez-vous de l’année 1821 ? Nous sommes si habitués aux grands événements, que cette année-là, qui en fut si pleine, se confond dans notre mémoire avec toutes celles de la restauration. Pourtant, que de choses et que de mouvement dans le monde à cette époque Naples est étouffée par l’Autriche, après avoir essayé d’un parlement et goûté d’une liberté orageuse et passagère. Le Piémont, travaillé par de jeunes enthousiastes et par le voisinage contagieux de la France et de ses institutions libérales, un jour touche à la liberté, et.le lendemain héberge les armées autrichiennes. L’Autriche, cette police permanente des idées constitutionnelles, pousse ses lourds bataillons partout où elle aperçoit l’ombre d’une charte. L’Espagne civilisée cherche à tirer du bourbier l’Espagne monacale, et montre sa constitution écrite à des masses qui ne savent pas lire la France, tout occupée des fortunes diverses de la charte de Louis XVIII, dont on fait tour à tour une lettre morte ou une lettre à double sens, parait se recueillir sous le ministère faible et froid de M. de Richelieu, comme pour se préparer à traverser les six années de 51. de Villèle. La politique de l’Angleterre, ici se cache, là se laisse voir, fait son profit du mal comme du bien ; et pendant que de petits hommes d’État, réunis en congrès à Laybach, décident que la révoution napolitaine n’a été qu’une émeute, celui qui, du rocher où il était enchaîné, tenait encore le monde en haleine, meurt, faute d’air et d’espace, captif d’un geôlier anglais !

Au bruit de la révolution de Naples, la conspiration du Piémont avait éclaté ; or, entre le premier acte et la catastrophe il ne se passa qu’un mois. On n’en sut rien en France, car nous avions alors la censure, cette vie artificielle des mauvais gouvernements. Si j’ai bien consulté les journaux du temps, on leur laissa dire qu’une douzaine d’écoliers de l’université avaient paru au spectacle couverts d’un bonnet rouge, et. qu’on avait arrêté plus tard une centaine, de têtes folles tentant de la sédition à Alexandrie. Il en coûta quelques sacs de florins à l’Autriche et une ombre de guerre. La révolte apaisée et le niveau passé, tout rentra dans le silence.

Vers le même temps, la Grèce, la belle Grèce d’Homère, secouait les chaînes dont elle était chargée depuis trois siècles. Cette terre, où le voyageur cherchait des débris de monuments et non des hommes, commençait à retrouver des générations qui n’avaient pas peur de mourir, et prouvait qu’elle n’était qu’endormie quand on la croyait descendue dans la tombe. Partout des tentatives généreuses, partout du sang versé pour la sainte cause des libertés humaines, partout d’éclatants efforts pour hâter un meilleur avenir, témoignaient hautement que l’heure était ar

rivée d’une de ces grandes crises où la Providence renouvelle la face des sociétés et ouvre à l’homme des voies nouvelles de perfectionnement. La France, quoique soucieuse alors pour ses propres libertés, sympathisait ouvertement avec une cause pour laquelle tant de braves gens mouraient ailleurs et pendant que l’autorité s’efforçait de jeter une teinte de ridicule sur des entreprises avortées, et les regardait comme des soulèvements de place publique, qui, n’ayant pas le succès de notre révolution, avaient le tort de paraître la singer, le peuple applaudissait aux tentatives et adoptait les vaincus. C’est que, malgré nos luttes intérieures, l’opinion populaire, forte de l’appui de ses amis et des fautes mêmes de ses ennemis, sure que la liberté briserait à la fin les entraves qui gênaient son développement, entretenait au dehors un besoin d’expansion et de sympathies.

Cet intérêt généreux du peuple, en faveur des mouvements insurrectionnels qui éclataient en Grèce et en Italie, ne pouvait pas échapper au poëte national, qui avait pris pour muse la Liberté. Il pleura sur les malheurs de Naples, mais en mêlant les sévères conseils de la politique aux accents émus du poëte ; et il ne put se défendre d’un sentiment d’ironie amère en voyant ce peuple, qui avait accueilli la liberté dans ses murs et s’était soulevé à son appel, s’enivrer trente jours plus tard avec les Autrichiens au pied du laurier de Virgile. Il pleura aussi sur la Grèce mais, en la voyant si constante et si résignée, il n’eut pour elle que des chants d’amour ; les rois eux-mêmes entendirent sa voix, et jetèrent un moment leur sceptre entre la Grèce et les barbares, afin d’arrêter ces grandes effusions de sang humain.

Ce fut à cette époque que le poète partit pour l’Italie il avait besoin de respirer. Il vint errer sur les ruines du monde romain ; il visita l’Italie, l’insou

ciante Italie, où les générations passent du sommeil à la mort sous le plus beau ciel du monde et parmi les débris de la plus grande histoire du passé. Là, il interrogea la Sibylle qui répondait jadis à Énée ; mais il vit que les noms de Liberté et de Patrie n’avaient plus d’écho, même chez la Sibylle. Il s’arrêta sur les lagunes de Venise ; il vit t’herbe.qui désunit les degrés de ses palais, le Rialto désert, le lion de Saint-Marc que nos armées avaient enlevé à Venise dégénérée, et que l’Autriche lui a rendu, mais pour écraser les pâles descendants des époux de l’Adriatique, en face du vieil emblème de leur puissance.

La France était alors occupée à remplir un pieux et douloureux devoir ; elle assistait, aux funérailles du général Foy. La nouvelle en vint à notre poëte, lorsqu’il était à Rome, promenant ses rêveries du Célius au Palatin, et contemplant les flots d’or qu’épanche à son coucher un soleil d’Italie. Alors il détourna ses regards du spectacle de la ville éternelle, et il suivit avec nous le convoi de l’homme libre, qui était mort à la peine en défendant les franchises populaires ; il chanta sur les tombeaux des grands hommes de la Rome antique ; cet homme pleuré par tout un peuple, et il sentit dans son cœur un noble orgueil en voyant sa patrie donner au passé et à l’avenir cette grande leçon de reconnaissance nationale assis près des débris d’un peuple mort, il cessa un moment de s’attendrir sur ces jeux de la fortune pour se recueillir dans la pensée de son pays, et pour envoyer à un peuple plein de mouvement et de vie le tribut de son poète bien-aimé. Ainsi, à trois cents lieues de la France, au milieu des distractions du voyage, dans un monde plein de souvenirs, il n’oubliait pas sa sainte mission et il se faisait encore l’interprète du peuple dans cet hommage funèbre rendu à un homme qui

avait combattu sous le glorieux drapeau de Waterloo, et dont la vie, commencée dans les camps, usée par la guerre, avait achevé de s’éteindre dans les combats de la tribune.

Cette marche simultanée du poëte et de l’opinion publique à travers les événements qui ont modifié l’état de la France depuis 1815, n’est-elle pas un fait éclatant de la pièce qui termine ce recueil ? La cause du poëte n’est-elle pas en 1830, comme en 1815, la cause du peuple ? Et la victoire des trois grands jours ne devait-elle pas être chantée par le poëte des idées libérales ?

Telles sont les destinées de la poésie chez les nations libres et civilisées, et de nos jours le sort du poëte est digne de son génie.