Aller au contenu

Sur l’Horizon du Vatican/01

La bibliothèque libre.
Georges Goyau
Sur l’Horizon du Vatican
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 755-781).
SUR L’HORIZON DU VATICAN

I
L’EGLISE ET LES NATIONS


I. — LE RAYONNEMENT D’UNE GRANDE SOUFFRANCE : BENOÎT XV

Lorsqu’en septembre 1914 cardinaux des pays en guerre et cardinaux des pays neutres, après avoir donné la tiare à Son Eminence Giacomo della Chiesa, eurent agenouillé devant Sa Sainteté Benoit XV leur unanime fidélité, ils se dispersèrent hâtivement, pour faire face, chacun parmi son peuple, aux devoirs civiques que leur imposait leur office même de pasteurs des âmes ; et celui qui depuis quelques heures s’appelait le Saint-Père, le Père commun des fidèles, sentit sa paternité planer sur un chaos de frères ennemis.

De leur conflit, que sortirait-il ? Et dans l’Europe nouvelle, quelle place tiendrait l’Eglise ? Nombreux étaient, autour du nouveau Pape, les prophètes d’infortune. Dans ce Vatican où Benoît XV s’installait, onze ans d’absence de la France avaient laissé la place libre aux Empires centraux. En des places de choix, l’Autriche, d’avance, apostait ses avocats. Ils avaient d’ailleurs fort à faire, car le geste d’insolite archaïsme par lequel François-Joseph, en 1903, avait exclu le cardinal Rampolla du trône pontifical, laissait à Mgr della Chiesa le plus amer souvenir. Ils redisaient avec un fervent acharnement qu’il existait une solidarité historique entre le Siège apostolique et l’Empire apostolique, et que cette Autriche était une auguste survivance du temps où sur terre régnaient deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur. Benoît XV, qui bientôt, dans ses documents pontificaux, insistera sur la nécessité d’avoir égard aux « justes aspirations des peuples, » n’était pas dupe de ce factice parallèle entre la grandiose idée d’une chrétienté groupant harmonieusement toutes les nations et la médiocre réalité d’une Autriche oppressive et tyrannique. Telle quelle, cependant, insistaient ses interlocuteurs, elle fut en maintes circonstances le contrefort de l’Eglise romaine. Puis, s’étant ainsi drapés dans un certain traditionalisme dont ils escomptaient l’ascendant, ils traçaient un effrayant tableau des conséquences que pourrait avoir la victoire de l’Entente. Ce serait, disaient-ils, la Russie s’implantant à Constantinople et fermant à Rome, pour jamais, les routes de l’Orient. Ils voyaient, ils montraient le Tsarisme, trônant dans cette basilique de Sainte-Sophie où s’étaient succédé, depuis le concile de Florence jusqu’à l’entrée des Turcs, des patriarches unis à Rome ; et le « schisme », de là rayonnant sur tous les Etats balkaniques, les englobant, les maitrisant, les barricadant contre toute pénétration de l’influence romaine, et murant le Pape en Occident, définitivement. Ils redisaient la marche des armées russes à travers la Galicie, les voies de fait contre le clergé romain : voilà ce qu’est, observaient-ils, la Russie belligérante : que serait donc la Russie triomphante ? Leur diagnostic passionné stigmatisait l’Angleterre comme l’ennemie historique du papisme, et la France comme une fille ingrate, « séparée » de l’Eglise sa mère ; que la victoire, concluaient-ils, assurât à ce groupement de puissances l’hégémonie du monde, et l’opinion universelle serait commandée par des nations qui professeraient à l’endroit de la Papauté une ignorance hostile ; et dans cet Occident même où la Russie la reléguerait, l’Angleterre et la France la condamneraient à vivre effacée.

Telle était l’une des possibilités d’avenir que les interprètes des Puissances centrales mettaient sous les yeux du pape Benoît XV, pour qu’avec son autorité de Pape il tentât de la conjurer. Mais lui, par ailleurs, connaissait d’autres voies de fait commises contre d’autres prêtres, contre d’autres institutions catholiques, et cela sur un territoire qui avait été envahi contrairement au droit des gens ; il avait le droit de se demander si le bras de certains incendiaires, à Louvain, n’avait pas été guidé par un esprit de haine confessionnelle. Un témoin de ces abominations, un calviniste de Hollande, M. Grondijs, avait cru deviner, sous plus d’un casque à pointe, ce malfaisant sentiment. Rome savait aussi qu’il y avait de l’inquiétude dans les sphères catholiques allemandes : on y redoutait que Berlin ne voulût, comme après 1870, parachever aux dépens du romanisme la victoire poursuivie sur la France, et qu’un nouveau Sedan n’amenât un nouveau Kulturkampf. Tout le premier, affirmait-on, le cardinal Hartmann était peu rassuré. A la fin même de 1914, en réponse à la municipalité silésienne de Wartha, qui demandait qu’on autorisât les Rédemptoristes à ouvrir une inoffensive maison de retraite, le représentant de l’administration prussienne ripostait textuellement :


Je suis résolu de donner un avis tout à fait défavorable à l’ouverture d’un établissement aussi moyenâgeux, qui présente pour la science le pire des jougs et qui est entièrement jésuitique. A quoi servent les magnifiques victoires de notre armée, si nous prêtons la main, à l’intérieur, à une servitude cléricale ? L’histoire nous fournit l’exemple de la France et de l’Espagne pour nous montrer où en arrivent les peuples chez lesquels on procède de cette manière. L’Église catholique est le plus grand et le plus irréconciliable ennemi de l’État prussien [1].


Quelques mois de guerre avaient suffi pour ressusciter l’esprit et l’accent du Kulturkampf ; et l’administrateur qui signait ces lignes virulentes et pour qui l’anticatholicisme devenait l’un des aspects nécessaires du patriotisme germanique, avait nom Frédéric-Guillaume prince de Prusse. La Prusse se préparait à redire et à faire redire, au lendemain d’un triomphe qu’elle s’imaginait prochain, ce qu’elle avait dit après Sadowa, ce qu’elle avait dit après Sedan : que Luther était le vrai vainqueur, que la victoire politique et militaire devait être ratifiée par la consolidation du luthéranisme, et que la profession de catholicisme, — religion qui condamnait les nations à la décadence, — ne pouvait convenir à de bons citoyens de Prusse, à de bons soldats de Prusse. Et des échos survenaient k Rome, d’après lesquels l’Allemagne se proposait, en 1917, de célébrer, sur les sept collines mêmes, le centenaire de la Réforme, par l’érection d’un temple grandiose, auquel toutes les villes qu’avait illustrées Luther apporteraient leur tribut : Eisleben fournirait les fonts baptismaux, et Magdebourg la chaire ; Erfurt apporterait la table de la Cène et Wittenberg, — la ville où s’affichèrent les thèses, — installerait les trois cloches qui, par leurs carillons sonores, attesteraient ce que Luther avait fait pour l’Allemagne et ce qu’à présent l’Allemagne faisait pour lui. Rome informée pouvait pressentir que le militarisme allemand, une fois vainqueur, mettrait au service de la Réforme sa force matérielle et son ascendant politique, que la dévotion de l’Allemagne à l’endroit de la Réforme s’épanouirait comme une manifestation même de l’orgueil allemand, et que dans un univers définitivement subjugué par le pangermanisme, la foi catholique deviendrait une disgraciée, une attardée facilement qualifiée d’intruse, une religion de vaincus. Et cette autre possibilité d’avenir, vers laquelle la victoire germanique aurait acheminé l’Europe, était plus alarmante encore pour le Saint-Siège que les malheurs que lui prédisaient, en cas de triomphe de l’Entente, les messagers de l’Allemagne.

Le sang coulait, d’un flot lent et continu ; la guerre se traînait ; le Pape, parlant de paix, était tantôt mal écouté, tantôt compris autrement qu’il ne le souhaitait. Dans la condamnation qu’il infligeait aux crimes commis contre la justice, il visait la violation de la Belgique ; expressément il faisait donner par son secrétaire d’Etat cette interprétation officielle de ses paroles ; mais l’opinion universelle, légitimement fiévreuse, n’accordait pas à ce commentaire de chancellerie l’équitable attention qu’il eût méritée. L’avenir demeurait obscur, opaque ; sur l’horizon du Vatican, deux amas de nuages semblaient se disputer le ciel, comme les armées, en bas, se disputaient la terre ; et deux groupes de commentateurs y lisaient des menaces pour l’avenir de l’Église, quelle que fût l’issue de la tragique bataille. Benoît XV, empruntant à sa foi même le contrepoison de ses anxiétés, ressaisissait, au delà et au-dessus des nuages, le limpide éclat des promesses éternelles, dont sa vie éphémère était pour un instant la servante : lorsque les spéculations des politiques l’assiégeaient trop indiscrètement, il cherchait un alibi dans son oratoire, et il l’y trouvait.

Mais il s’abandonnait à d’autres raisons de souffrir, à celles que lui multipliait son cœur. D’autres Papes purent éprouver une douceur à régner en pères sur la famille humaine : Benoît XV sentit aussitôt, dans cet honneur même, je ne sais quoi de cruel ; le spectacle de ses fils s’entredéchirant l’attrista pour toujours. Il y a des tristesses infécondes ; elles paralysent, et cette paralysie même leur est chère ; elles considéreraient le bon usage de la vie comme un affront aux raisons qu’elles ont de soupirer ; le gémissement leur tient lieu d’action. Telle ne fut pas la tristesse de Benoit XV. Encycliques et discours révèlent en lui un Pape d’activé compassion ; un Pape qui ne se plaint que parce qu’il plaint la misère humaine, et qui ne croit pas avoir rempli tout son office lorsqu’il a demandé à Dieu un regard pour cette misère, à cette misère un regard pour Dieu ; un Pape qui tient à apporter un remède, à panser les blessures, à lutter contre les fléaux. La majestueuse parole de Pie IX signifiant à Guillaume Ier : « Tous les baptisés m’appartiennent, » avait étonné les autres confessions ; il semblait que Benoît XV la transfigurât, et qu’il l’animât d’un nouvel accent, et qu’elle s’élargît et s’exaltât encore, lorsqu’il aspirait, en tant que représentant du Dieu dont tous les hommes sont les fils, à pousser le cri d’alarme pour toutes les détresses, et à les soulager. Tous les malheurs qu’essayaient de conjurer les antiques liturgies de l’Eglise assombrissaient son pontificat ; quatre ans et deux mois durant, il eut à réciter l’oraison pour la guerre ; puis on apprit que sur les rives du moyen Danube la misère physiologique sévissait, et plus loin, sur les bords de la Volga, l’atroce famine. « De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous. Seigneur ! » Ce verset des pieuses litanies, reprenant soudainement une vie imprévue, traduisait dans une partie de l’Europe la quotidienne oppression des âmes. Et les traditionnelles oraisons du rituel, priant Dieu d’éloigner la famine et d’ « accorder les aliments temporels à ceux qu’il rend participants des mystères éternels, » cessaient d’être des archaïsmes, routinièrement attardés sur des lèvres distraites ; elles prêtaient une forme, docilement liturgique, humblement implorante, à l’impérieux gémissement humain. Le Pape entendait, suppliait, lui aussi ; mais comme vicaire de Dieu, il sentait qu’à certaines heures la supplication redescendait vers lui-même, vers sa représentative paternité.

Alors se multipliaient ses appels et ses démarches, pour les prisonniers de guerre et pour les grands blessés invalides, pour les condamnés à mort et pour les déportés civils, pour les enfants rachitiques de l’Europe centrale et pour les millions d’êtres qui en Russie avaient faim. Mais l’acharnement des Iléaux bravait l’élan de sa bonne volonté ; et la vue de tant de maux contre lesquels il ne pouvait prévaloir rendait sa pitié plus éloquente, et plus pesante sa tristesse. Un jour de 1916, ayant mandé à Rome le cardinal Mercier, il écrivait pour lui, au bas de son portrait, ces mots sobres et décisifs, que bientôt allait commenter, dans la Belgique momentanément asservie, l’éloquence du cardinal : « Votre cause est aussi notre cause. » Ce mot dépeint Benoit XV, plus lumineusement que beaucoup de protocoles : parmi tant d’effusions de sang et de larmes, la chrétienté eut en lui, sans toujours savoir le comprendre, un chef qui s’associait à tout ce qui souffrait, et qui s’y voulait identifier, et qui faisait de toutes ces souffrances sa propre souffrance. Il devait mourir, prématurément, avant que se fût atténué le malaise universel ; et lorsqu’à distance, en son bullaire, on relira la série de ses actes, on y discernera, dans ce qu’ils ont de mélancolique et d’endeuillé, l’écho même d’une immense misère humaine et le souci scrupuleux d’en partager le fardeau.

Il fut le Père accablé d’une humanité accablée, et dans son âme meurtrie certaines profondeurs d’amertume demeuraient inaccessibles. Jérusalem enlevée à l’Islam, revanche de la foi ; la Pologne ressuscitée, revanche du droit ; la France rentrant en relations avec Rome, revanche du bon sens : ce furent là pour lui des occasions de se réjouir. Discrète et modeste demeurait son allégresse ; un peu d’exubérance, une légère note de triomphe, lui eût fait l’effet d’offusquer le deuil universel.

Cependant, de par le monde, amis et ennemis de l’Eglise, comparant la papauté de 1914 et la papauté des années 1919 à 1922, constataient et proclamaient que la Puissance pontificale avait acquis un rayonnement imprévu, et de nouvelles forces d’attrait. « On voit partout le catholicisme réoccuper, si j’ose dire, le haut du trottoir, » écrivait récemment, dans la Semaine littéraire de Genève, un distingué professeur de l’Université genevoise, M. Alexis François ; et sa plume, un peu mortifiée, s’emportait contre la révolution russe et contre ce qu’il appelait la défaillance américaine ; c’était la faute à Pétrograd, c’était la faute à Washington, si les idées de démocratie et de liberté s’étaient « senties mises en minorité » et si « les gouvernements et les foules, repris tout à coup d’un grand besoin de conservation et d’autorité, s’étaient instinctivement tournés du côté de l’Église romaine. » En mai 1920, au moment où dans Saint-Pierre de Rome Jeanne d’Arc glorifiée parut présenter la France au Pape et le Pape à la France, un publiciste anarchiste, M. Charles Malato, commentait avec émoi : « Il y a quelque quinze ans, le Vatican semblait ne pas tenir debout. Un cadavre, déclaraient superbement des illusionnés. De la gigantesque guerre qui a fait de l’Europe un champ de carnage et de ruines, dévorant les hommes par millions et les richesses par milliards, sort présentement un vainqueur, le Vatican. » Le Pape vrai vainqueur de la guerre : ainsi s’intitulait, en octobre 1920, un article de l’Ere nouvelle, l’organe doctrinaire de notre jeune radicalisme. Et le cardinal Gasquet redisait au congrès catholique de Liverpool un mot que lui avait dit un ministre anglais : « On est arrivé à la conviction que personne n’est mieux sorti de la guerre que le Pape, the man who best came out of the war was the pope. » [2] Ces témoignages si divers, et qui concordent, méritent de nous arrêter : ce pontife, qui par la multiplicité de ses appels apitoyés donnait à l’Église l’attitude d’une personnalité souffrante, fut signalé, de son vivant même, par des observateurs étrangers ou hostiles, comme l’ouvrier de certaines victoires, comme le préparateur de certains resplendissements ; et prenant congé, non sans émotion, de ces visions d’anxieuse miséricorde, de componction recueillie, que son propre souvenir grave en nos âmes, nous voilà conduits à regarder le Vatican, à regarder l’Eglise, tels qu’il les lègue à son successeur. Sous nos yeux, de tout autres aspects vont se dévoiler.


II. — LA TRIBUNE DIPLOMATIQUE EN 1914 ET EN 1922 : L’ÉGLISE ET LES CHANCELLERIES

Il n’y avait eu, en 1914, qu’une poignée de diplomates pour assister à son couronnement : nombreux étaient alors les Etats qui avaient cessé de prendre le chemin du Vatican. A l’avènement de ce Pape, les sourires du monde avaient fait défaut. Il restait encore, derrière les ambassadeurs d’Autriche et d’Espagne, les ministres de Prusse et de Bavière, de Russie et de Belgique, et les représentants d’un certain nombre d’États de l’Amérique centrale et méridionale, grands et petits : c’était tout.

Le nouveau Pape prend la tiare devant un plus majestueux parterre. La façade de fracs brodés qui signale à tous les regards la tribune diplomatique est devenue singulièrement plus large. L’ambassadeur d’Espagne est toujours là. Ce qui s’appelle encore Autriche n’est plus représenté que par un ministre. La Bavière continue d’attester, par une représentation spéciale auprès du Pape, que ses traditions et ses intérêts d’État catholique peuvent l’induire, en certaines heures, à tenir au chef de l’Eglise des propos que le reste du Reich n’a pas besoin de connaître ; il est bon pour le catholicisme germanique, comme à d’autres égards il est bon pour la France, que cette légation continue de symboliser et d’affirmer le demi-désir qu’ont les Bavarois de demeurer, dans le Corpus germanicum, des autonomes, des distincts.

Mais le Reich, habile, atténue l’éclat de ce poste en transformant le ministre de Prusse en un ambassadeur d’Allemagne ; et cette modification diplomatique est le fruit de la défaite allemande, en même temps qu’elle en est le signe. Les théoriciens politiques qui systématiquement identifiaient protestantisme et germanisme se montrèrent toujours inquiets et choqués, en apercevant à Rome ce ministre de Prusse qui, par sa seule présence, disaient-ils, semblait sanctionner toutes les prétentions du Pape, tant au temporel qu’au spirituel ; la création d’une ambassade même du Reich, coïncidant avec l’installation de certains catholiques dans les plus hautes fonctions de l’Empire, atteste que le Reich issu de la guerre ne peut plus affecter l’allure sourdement ou bruyamment confessionnelle du Reich qui déchaîna la guerre ; étant laïque, et non plus « évangélique, » il fait taire, désormais, les vieux canonistes et juristes luthériens qui voudraient subordonner la politique allemande au point de vue de leur Église. Il les a si bien fait taire que, sur sa demande même, Berlin maintenant va posséder un nonce. J’ai quelque plaisir à relire la brochure que publiait il y a bientôt un quart de siècle un professeur de la faculté de théologie protestante de Marbourg, M. Garl Mirbt, sous ce titre : La légation prussienne à la cour du Pape [3]. Son exclusivisme religieux s’élevait contre cette modeste institution, et finissait par se consoler, en observant que l’absence d’un nonce à Berlin perpétuait l’humiliation de la Curie. Et Berlin, claironnait M. Mirbt, persistera, on peut l’espérer, à refuser un nonce du pape : « les nombreux essais tentés à cet égard par Rome, sous les aspects et sous les prétextes les plus inoffensifs, ont échoué... » L’Allemagne à terre a fait venir le nonce, que l’Allemagne triomphante avait toujours refusé d’accepter : dans la métropole même du germanisme, le romanisme a désormais son représentant ; au quatrième centenaire de l’affichage des thèses de Wittenberg succède l’installation à demeure, dans Berlin, d’un délégué de l’« Antéchrist. »

La Belgique, dans la tribune diplomatique, a toujours sa place ; et l’officielle préséance de l’ambassadeur d’Allemagne sur le ministre de Belgique est impuissante à prévaloir contre l’ineffaçable prestige qui s’attache aux luttes de la Belgique pour la justice, aux victoires de la justice en faveur de la Belgique. Il y a toujours, à l’Annuaire pontifical, un personnage qui s’appelle ministre de Russie, et qui représenta, naguère, le premier Gouvernement issu de la révolution : il a cette émouvante destinée d’être survenu, en une heure toute récente encore, comme délégué d’un régime nouveau, et d’apparaître déjà comme la survivance d’un archaïsme ; mais le Vatican, qui sait que les apparences sont trompeuses et qui croit à certaines continuités mystérieuses de l’histoire, se plaît à maintenir auprès de lui ce représentant du vouloir-vivre russe.

Entre le Saint-Siège et les républiques de l’Amérique du Sud, l’intimité s’est resserrée. Elles ont appris, au moment du centenaire de leur émancipation, que leur clergé, jadis, quoi qu’en aient dit certaines légendes trop souvent adoptées par l’histoire, avait puissamment aidé leur avènement à l’autonomie [4] : et l’hommage qu’apportent certaines d’entre elles à l’autorité romaine se nuance d’une gratitude pour cette Église dont elles retrouvent l’esprit et l’action au berceau de leur liberté.

Derechef, au delà de l’Océan, ont retenti dans les mémoires populaires ces lyriques accents de Bolivar vainqueur : « Une chaîne plus solide et plus brillante que les astres du firmament nous lie de nouveau à l’Eglise de Rome. » Par surcroît, le spectacle même de l’atroce guerre européenne a ravivé la reconnaissance des âmes d’outre-mer à l’endroit du geste de médiateur par lequel Pie X, intervenant entre deux États de l’Amérique du Sud, préserva d’un pareil malheur cet autre continent.

Rome, qui sait la vitalité catholique de ces jeunes nations, a érigé en nonciatures les internonciatures de Colombie, du Chili, d’Argentine et Uruguay, du Pérou, du Venezuela. Inversement le Venezuela, qui pendant quelque temps ne s’était pas fait représenter auprès du Pape, a retrouvé en 1919 le chemin de Rome, et le Brésil a pris l’initiative d’élever au rang d’ambassade sa légation près le Saint-Siège. On enregistra volontiers, au Vatican, les paroles du député Annibale Toledo, rapporteur du projet de loi qui proposait cette transformation.


Dans la séparation des deux pouvoirs spirituel et temporel telle qu’elle existe dans notre régime politique, expliquait ce député, aucune relation de dépendance n’existe entre eux, c’est exact. Il n’en est pas moins certain que, si notre pays a atteint un degré de civilisation à nul autre inférieur, le fait est dû en grande partie à la salutaire influence du catholicisme sur notre peuple. A mesure que l’activité humaine se déploie sous ses diverses modalités, soit à l’ombre bienfaisante de la paix, soit dans le triste cortège de la guerre, l’âme de l’homme s’imprègne davantage du sentiment religieux et conçoit, par suite, un respect toujours plus profond pour le Souverain Pontife, à qui l’humanité, aux jours d’angoisse du récent conflit européen, fut redevable des services les plus signalés.


On enregistra plus volontiers encore les propos que tint au Pape, en lui remettant ses lettres d’ambassadeur, M. Magalhaes Lima : il semblait qu’au nom même de la République brésilienne, il apportât un acte de foi, lorsqu’il déclarait que la guerre était issue des longues traditions ourdies contre l’idéal chrétien, qui depuis deux mille ans nous a façonnés [5]. Lorsqu’on songe aux courants positivistes qui, plusieurs générations durant, formèrent la pensée brésilienne, il semble que ces évolutions intellectuelles de la grande République d’outre-mer apportent au livre de Ferdinand Brunetière : Sur les chemins de la croyance : du positivisme au catholicisme, un surcroît de confirmation. Le Chili, le Pérou, ont suivi l’exemple du Brésil : leurs légations sont devenues ambassades.

Aux côtés de ces États dont la présence auprès du Pape n’avait jamais subi d’interruption, on vit survenir ou revenir, d’année en année, d’autres diplomates expédiés par d’autres nations. Il y a maintenant, auprès du Pape, un ministre de Hongrie ; et les deux nationalités issues des décombres de la Monarchie apostolique, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, causent chacune avec le Pape par l’intermédiaire d’un ministre. La Roumanie à son tour s’est fait représenter au Vatican. Et les nonciatures de Prague, de Belgrade, de Bucarest, assurent au pouvoir papal, dans ces diverses capitales, des points d’attache. « Le Saint-Siège ne peut celer sa joie, écrivait naguère le cardinal Gasparri au premier messager des intérêts roumains, le prince Ghika, d’avoir à entrer en relations avec un peuple de civilisation latine pour lequel il a nourri constamment les plus vifs et les plus profonds sentiments de sympathie [6]. » Un autre État du monde balkanique a dès maintenant ébauché avec le Saint-Siège un premier dialogue, c’est la Grèce ; le ministre de Grèce à Madrid, qui personnellement est un catholique, arrivait à Rome, à l’automne de 1921, pour élaborer un Concordat [7]. La Pologne ressuscitée installa tout de suite à Rome un ministre, et les petits États libérés de l’hégémonie russe, Finlande, Esthonie, Ukraine, Lithuanie, ont commencé d’acheminer vers les Palais apostoliques des émissaires de leurs vœux.

Pas de papisme, avait dit l’Angleterre, trois siècles durant. Un instant, à l’époque de la Révolution française, lorsque la flotte britannique de la Méditerranée avait eu besoin des ports pontificaux pour s’y ravitailler, le gouvernement de Londres avait expédié auprès de Pie VI sir John Hippisley et accueilli sur les rives de la Tamise, comme « envoyé extraordinaire de Sa Sainteté le Pape, » Mgr Erskine. Le grand publiciste Burke s’était alors réjoui que le Cabinet britannique se fût libéré de certaines préventions à l’endroit de Rome, qui d’après lui avaient produit un grand mal et empêché beaucoup de bien. « Je dois confesser, écrivait-il, que si la chose dépendait de moi, je nouerais avec la Cour de Rome des relations politiques beaucoup plus caractérisées. Si nous nous y dérobons, c’est de notre côté, non du côté de Sa Sainteté, que sera la bigoterie. » Mais Burke s’était prématurément réjoui ; les missions de sir John Hippisley et de Mgr Erskine étaient demeurées sans lendemain ; et le bill de 1848, tendant à l’établissement de relations diplomatiques avec la Cour de Rome, avait été corrigé par de désagréables amendements, qui substituaient aux mots « Souverain Pontife » les mots « Souverain des Etats romains, » et qui interdisaient à Sa Majesté Victoria d’accueillir à sa Cour les personnages ecclésiastiques que ce souverain lui déléguerait.

Londres et le Vatican, pour dialoguer lorsqu’il fallait dialoguer, s’étaient dès lors contentés, vingt ans durant, d’emprunter le secours des secrétaires de la légation britannique à Florence : tout cela demeurait quasi-officieux. Et cependant la longévité même de la reine Victoria avait accusé le contraste entre la façon presque offensante dont elle tournait le dos en 1850 au chapelain de l’archevêque de Westminster et les honneurs dont elle comblait, lors de ses deux jubilés de 1887 et 1896, les prélats que lui envoyait Léon XIII [8]. Pour la première fois en 1903, dans la personne d’Edouard VII, la dynastie britannique avait franchi la porte de bronze ; Léon XIII nonagénaire, en qui l’ampleur même de l’imagination rendait rayonnante la vertu d’espérance, avait connu, ce jour-là l’une de ses dernières joies. De cette joie de Léon XIII, Benoit XV dut se souvenir lorsque, dès le mois d’octobre 1914, l’Angleterre entama des pourparlers avec lui en vue de l’envoi d’un représentant.

Le 16 décembre de la même année, sir Henry Howard, de la catholique lignée des Norfolk, était formellement chargé par sir Edward Grey de s’en aller à Rome, et de monter au Vatican ; et ses premières consignes lui recommandaient de complimenter le nouveau Pape et de lui expliquer les efforts vainement dépensés par le Gouvernement britannique pour maintenir la paix de l’Europe [9]. Depuis lors, huit ans ont passé, fa présence de l’Angleterre au Vatican continue ; M. Lloyd George, aux questions, qui de temps à autre lui sont posées, répond qu’il n’y a pas lieu de la faire cesser ; le prince de Galles, visitant Rome en 1918, renouvela vis-à-vis de la Papauté la démarche de courtoisie inaugurée par Edouard VII ; et le cardinal Bourne commentait, avec une flegmatique netteté : « Cette démarche était un devoir pour l’héritier d’un empire où les catholiques sont en si grand nombre [10]. » Halte-là halte-là ! grondait autrefois le cardinal Manning, lorsqu’il lui semblait que le Saint-Siège et l’Angleterre allaient entrer en relations [11] ; il redoutait qu’on ne fit payer trop chèrement au Saint-Siège quelques flatteuses et platoniques politesses, et que ces hommages diplomatiques n’enchaînassent en définitive la souveraine liberté du pape. Manning, ce jour-là se montrait trop pessimiste : le pontificat même sous lequel le Foreign office a noué des relations avec le Saint-Siège ne s’est senti nullement gêné pour canoniser Jeanne d’Arc, victime de l’Angleterre médiévale, nullement gêné, non plus, pour donner à l’Irlande frémissante, par la déclaration du martyre du Vénérable Olivier Plunkett, archevêque d’Armagh, un gage d’ardente affection. Et Manning sans doute eût autrement parlé, s’il avait pu prévoir qu’un jour l’Angleterre serait responsable devant le monde chrétien des destinées de la Palestine : tout le premier, il aurait senti nécessaire que des voies normales s’offrissent alors à Rome pour causer avec l’Angleterre de cette responsabilité-là

Dans la voie où s’était engagée l’Angleterre, la principauté de Monaco en 1915, la Hollande en 1916, le Luxembourg en 1917, le Portugal en 1918, rentrèrent à leur tour : ce n’étaient pas, eux, des nouveaux venus ; ils revenaient, ils renouaient. Et puis à son tour la France renouait. « Par ce retour au passé, protestait le Grand Orient de France, va se trouver compromise et démentie la grande œuvre de libération intellectuelle et morale réalisée par la République après un demi-siècle d’efforts. » Une des feuilles de propagande évangélique en Italie, le Testimonio, organe des quatre-vingts églises baptistes disséminées à travers la péninsule, répercutait les mêmes alarmes. « Aller au Vatican, y lisait-on, de quelque manière que le rapprochement s’effectue (même sans Canossa), c’est de la part de la France rompre la sainteté de l’exemple qui donnait aliment et vie aux autres nations assoiffées de séparation ; c’est renier toute la solennité de l’acte courageusement accompli, c’est ruiner l’effort et l’espoir, et cacher le flambeau sous le boisseau ; les rois de la terre ne doivent pas forniquer, aux dépens de la civilisation des peuples, avec la grande prostituée assise sur les Sept Collines [12]. »

La République française devait passer outre à cette métaphysique : avant même de s’être officiellement rapprochée du Vatican, elle avait, sous la pression même du réalisme politique, recommencé de causer avec lui. Elle enregistrait dès 1917 les précieuses déclarations accordées à M. Denys Cochin par le cardinal Gasparri, en vertu desquelles le Saint-Siège promettait de ne rien faire pour abolir ou diminuer, en quelque manière que ce fût, le protectorat de la France dans le Levant méditerranéen [13]. Puis en 1919, l’Alsace et la Lorraine, terrains concordataires, devenaient un inévitable sujet de colloques entre la famille nationale dans laquelle les réintégraient nos victoires et le chef suprême de cette famille spirituelle dont font partie la majorité de leurs habitants. En 1920, enfin, la haute prévenance du Saint-Siège réglait notre situation religieuse au Maroc en créant pour un Franciscain de France, qu’allaient entourer bientôt plus de trente missionnaires français, l’office de vicaire délégué, chargé de représenter le vicaire apostolique espagnol dans cette partie du vicariat qui politiquement relève de notre influence [14]. L’ambassade extraordinaire de M. Gabriel Hanotaux, puis l’envoi simultané de Mgr Cerretti comme nonce à Paris, et de M. Jonnart comme ambassadeur à Rome, réintroduisirent enfin la France au Vatican.

A l’origine de ces rapprochements décisifs entre Papauté et Angleterre, entre Papauté et France, on discerne à l’œil nu les nécessités politiques révélées ou suscitées par la Grande Guerre ; les liens qui se renouèrent, en 1921, entre la Suisse officielle et le Saint-Siège, ont une origine peut-être plus touchante. Depuis 1874 ces deux puissances étaient sans rapports : les fructueuses missions du futur cardinal Ferrata avaient, sous Léon XIII, heureusement aplani les difficultés les plus aiguës ; mais les prises de contact entre Berne et Rome étaient restées exceptionnelles. Pour les rendre plus fréquentes, et puis définitivement régulières, il fallut qu’au cours de la Grande Guerre, entre l’esprit de miséricorde du Pontife et les philanthropiques efforts de l’âme helvétique, une collaboration spontanée s’inaugurât. Un prélat vint loger dans Berne, pour mettre le cœur du Pape à proximité des divers belligérants ; Suisse et Vatican, qui ne s’étaient jamais oubliés, achevèrent de se mieux connaître, en s’entr’aidant pour aider l’humanité. De ce poste de charitable avant-garde qu’avait créé le Vatican dans la capitale de la Confédération, sortit, en l’année 1920, l’institution d’une nonciature ; il n’y eut en Suisse, pour s’en plaindre, que deux feuilles protestantes de la Thurgovie et de l’Argovie. M. le président Motta, dans une réception offerte au nouveau nonce par les catholiques de Berne, déclarait, avec une joie pacifique, que tous les membres du Conseil fédéral, sans distinction de confession, avaient décidé de renouer avec Rome, et que la Suisse avait été heureuse de collaborer, durant la guerre, à la « mission de paix et d’amour » que s’était assignée le Vatican [15]. On apprenait, quelques mois plus tard, que les autorités cantonales de Berne qui, depuis près d’un demi-siècle, ignoraient l’évêque de Bâle, chef spirituel des catholiques bernois, acceptaient de rentrer en rapports avec lui [16]. Les derniers vestiges du Kulturkampf suisse, qui avaient survécu à la politique pacificatrice de Léon XIII, s’abolissaient ainsi sous Benoit XV.

La Papauté sous Benoit XV a partout multiplié sa présence, et la colline Vaticane a de nouveau concentré sur elle les regards de la diplomatie universelle. Il n’est pas jusqu’aux Etats d’Extrême-Orient qui ne se soient sentis attirés. Le souci de ménager, en Chine, les prérogatives traditionnelles de la France, imposa quelque trêve à l’impatience qu’eurent un instant la Chine et le Saint-Siège d’entrer en rapports diplomatiques : mais dès 1914, lorsque le vicaire apostolique de Pékin vint annoncer officiellement au président de la République chinoise l’avènement de Benoit XV, l’accueil solennel dont il fut l’‘objet attesta qu’en Chine l’importance du fait catholique était désormais reconnue. Le mandat conféré au Japon par la Société des Nations pour l’administration des îles Mariannes, Carolines et Marshall, amena le cabinet de Tokio, en 1919, à se mettre en relations avec le Saint-Siège pour régler, dans ces archipels, la situation des missions catholiques ; un catholique japonais, le commandant Yamamoto, survint à Rome comme négociateur.

Les jeux de la politique et du hasard, — Rome sait qu’il faut dire : de la Providence, — sont parfois déconcertants. A la date du 6 avril 1915, M. Sonnino, par l’article 15 du traité de Londres, avait à l’avance fait exclure la Papauté du futur congrès de la Paix. La Consultà, déjà à la fin du XIXe siècle, avait évincé Léon XIII de la conférence de la Haye, qui visait à prévenir les guerres ; au nom des mêmes maximes, elle s’opposait à ce que Benoit XV eût accès dans l’aréopage qui dicterait la paix. Mais en l’été de 1919, un souffle d’intelligente équité passa sur cet aréopage ; on prêta l’oreille aux persuasives remarques qu’apportait Mgr Cerretti, alors secrétaire des affaires ecclésiastiques extraordinaires, au sujet des anciennes missions catholiques allemandes et des mesures à prendre pour que leurs biens ne fussent dévolus qu’à des sociétés de missionnaires expressément catholiques ; on stipula formellement l’obligation pour les puissances de l’Entente de « sauvegarder les intérêts des missions, » et, sur la proposition de lord Balfour, la Conférence de la Paix, puis, individuellement, les diverses puissances représentées auprès du Vatican, avisèrent le Saint-Siège de ces résolutions, qui le reconnaissaient, implicitement, comme l’autorité suprême de l’internationalisme catholique. Et le premier État qui venait traiter avec Rome certaines questions relatives aux missionnaires, et qui réparait ainsi, dans une légère mesure, l’ostracisme primitivement infligé au Saint-Siège par la conférence de la Paix, n’était autre que cet Empire japonais qui, durant une grande partie du XIXe siècle, avait prohibé, chez lui, tout apostolat chrétien.

La Rome de Benoit XV, par ce début de contact avec le Japon, s’est mise aux écoutes d’une grave crise de conscience, qui met, là-bas, les âmes catholiques à la gêne. L’histoire a d’étranges recommencements : les scrupules qu’inspirait aux chrétiens des premiers siècles le culte officiel des empereurs romains obsèdent aujourd’hui les catholiques du Japon lorsque l’État leur impose, dans les temples shintoïstes, certaines cérémonies qu’une grande partie du peuple considère encore comme des actes d’adoration religieuse de l’Empereur. Mais non, interviennent alors les exégètes gouvernementaux, il ne s’agit plus là de rien de religieux, mais d’un simple honneur rendu à la personnalité impériale et aux soldats morts pour le pays. Dans la Rome des empereurs chrétiens et dans Byzance son héritière, l’Eglise autrefois considéra que les survivances du culte impérial étaient « vidées de toute intention idolâtrique, quelque apparence qu’elles en conservassent parfois. » Les explications du gouvernement japonais au sujet des survivances shintoïstes désavoueront-elles avec assez de netteté les exubérances d’un certain nationalisme religieux, hostile au caractère universel de la foi chrétienne ? Pourront-elles être assimilées aux déclarations par lesquelles jadis les empereurs chrétiens affirmaient rejeter toute superstition et dont l’Eglise de jadis se contenta ? Du jugement qu’à cet égard émettra la papauté dépendra peut-être la prospérité du catholicisme japonais [17] : et les relations diplomatiques ébauchées sous Benoit XV permettront à l’Eglise de mûrir ce jugement et d’en faire un objet de pourparlers avant de le formuler comme un acte de magistère. La Conférence de la Paix, en prenant des décisions qui induisirent le Japon à certains colloques avec la Papauté, joua peut-être un rôle, sans le savoir ni le vouloir, dans l’histoire prochaine du catholicisme japonais : des liens sont ébauchés entre le Pape et le Mikado, et ce n’est pas la Papauté qui les desserrera.

Exclue naguère de la Conférence de la Paix, la Papauté maintenant n’occupe encore aucune place dans la Société des Nations. Cime de la vieille chrétienté, elle pourrait en quelque façon revendiquer, sur cette jeune Société, un droit de paternité, et l’on pourrait presque dire que, tout proche de nous, elle en eut le parrainage, puisque le mot Societas civitatum se trouve, dès 1888, dans une lettre de Léon XIII aux évêques du Brésil. Mais ces mêmes nations qui, individuellement, s’empressaient vers Benoît XV n’ont jusqu’ici mis aucune hâte à souhaiter que dans leurs rendez-vous collectifs le Pape fût représenté ; et la Papauté, de son côté, n’a jamais expressément fait connaître quelle place exacte elle désirerait occuper au milieu d’elles. Cependant Benoit XV, quelques semaines avant sa mort, a reçu l’hommage de la Société des Nations, et c’est à l’homme de miséricorde que cet hommage s’est adressé. Il avait, le 5 août 1921, lancé un appel en faveur de la Russie affamée. « Du bassin du Volga, écrivait-il, de nombreux millions d’hommes invoquent, en présence de la mort la plus terrible, le secours de l’humanité. Il s’agit d’un peuple déjà souverainement éprouvé par le fléau de la guerre ; d’un peuple sur lequel brilla le caractère du Christ et qui a toujours fortement voulu appartenir à la grande famille chrétienne. Bien que séparé de nous par des barrières que de longs siècles ont élevées, il est d’autant plus près de notre cœur de Père qu’il est plus malheureux. L’immensité de la ruine est telle que tous les peuples doivent s’unir pour y remédier... Notre appel s’adresse avant tout aux peuples chrétiens, qui connaissent l’infinie charité du Divin Rédempteur qui a donné son sang pour nous rendre tous frères. Il s’adresse aussi aux autres peuples civilisés parce que tout homme digne de ce nom doit sentir le devoir d’accourir là où meurt un autre homme. » [18] Je ne crois pas que jamais Benoit XV ait été plus éloquent que dans ce message où il implorait toute l’humanité pour un peuple qui avait faim. La Société des Nations, dans le texte même des résolutions qu’elle prit pour la lutte contre la famine, inséra le témoignage de sa « haute et respectueuse considération » pour le Pape Benoît XV et de sa reconnaissance la plus sincère pour la « généreuse initiative » du Pontife, » qui prouve, une fois encore, la sollicitude avec laquelle Sa Sainteté tient à soulager toutes les souffrances ; » et elle chargea son président de transmettre à Benoît XV copie de ces décisions. Une fois encore, les objections d’ordre diplomatique, derrière lesquelles se retranchaient certaines attitudes de réserve à l’endroit de la papauté, finissaient par s’atténuer et par capituler : on aurait rougi d’opposer au Pontife, lorsqu’il frappait, avec une douloureuse instance, à la porte des cœurs humains, je ne sais quels ergotages de chancellerie, et je ne sais quelles chicanes sur le caractère spécial de sa souveraineté. Le Pape Benoit XV, au moment où il allait descendre dans la tombe, était devenu l’interlocuteur de la Société des Nations, — un interlocuteur dont elle aimait l’esprit d’humanité : c’était un indispensable début, pour des relations qui deviendront peut-être, un jour, moins lointaines et plus fécondes.


III. — LA NAISSANCE D’UNE INTERNATIONALE CHRÉTIENNE OUVRIÈRE.
LA RÉSURRECTION DE DEUX PEUPLES CATHOLIQUES

Tribunes diplomatiques, antichambres du Vatican, sont assurément des endroits propices pour mesurer l’ascendant d’une souveraineté : mais au delà de ces tribunes, au delà de ces antichambres, un pape de 1922, qui jette son regard sur la carte du monde, trouve d’autres motifs de se réjouir.

L’Internationale du travail et cette société supranationale qu’est l’Eglise furent depuis un demi-siècle en conflit ; et bien que Léon XIII, dans une lettre fameuse à Gaspard Decurtins, préconisât une législation internationale du travail, bien que Léon XIII et Pie X, par l’envoi de délégués officiels, collaborassent activement aux efforts et aux vœux de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, l’Eglise romaine et l’idée chrétienne ne trouvaient aucun accès dans les sphères directrices du mouvement ouvrier. Benoit XV, pour la première fois, a vu s’entr’ouvrir des perspectives nouvelles. Ce fut à Paris, en mars 1919, qu’elles commencèrent de se dessiner : une réunion tenue au siège du syndicat des employés catholiques du commerce et de l’industrie adressa à la Conférence de la Paix un programme de revendications sociales et jeta les assises d’une confédération internationale des syndicats chrétiens de travailleurs, dont le siège était fixé à Bruxelles. Six mois plus tard, à la Conférence internationale du travail tenue à Washington, les délégués ouvriers officiels expédiés par les divers pays étaient tous des socialistes ; mais parmi les conseillers qu’ils avaient amenés avec eux se rencontraient sept membres de syndicats chrétiens. Et les sept, avant de quitter Washington, publièrent une déclaration où s’affirmait, à l’écart des partis socialistes, l’existence d’une Internationale ouvrière chrétienne.

Le congrès qu’en juin 1920 cette nouvelle Internationale tint à la Haye révéla l’existence, dans les onze nations représentées, de 3 367 000 adhérents. Exception faite pour les Allemands et les Hollandais membres de syndicats évangéliques, tous ces adhérents étaient des catholiques. Une force était donc éclose, à laquelle Benoit XV avait exprimé le vœu qu’elle se comportât en « promotrice des véritables intérêts de la classe ouvrière » : après trente ans de commentaires et d’action lente sur les esprits, le programme social tracé par Léon XIII dans l’encyclique sur la condition des ouvriers devenait, pour une Internationale organisée, une charte de revendications collectives.

En vain le marxisme avait-il édicté, pour le monde ouvrier Tout entier, que la religion devait être une chose privée : Benoit XV voyait plus de trois millions de volontés ouvrières demander au christianisme, — et le plus grand nombre d’entre elles à l’Église de Rome, — une lumière et une orientation pour leur effort commun. Le temps n’était plus où l’ensemble du mouvement ouvrier se déroulait en dehors et à l’encontre de l’Église ; l’idéo chrétienne commençait à faire ses preuves comme instigatrice de confédérations ouvrières. Léon XIII avait semé, Benoit XV moissonnait. La carte du monde ouvrier, en 1922, n’est plus ce qu’elle était en 1914 ; elle nous montre, en onze pays, les indices d’un fait nouveau, et ce fait est un succès pour la Papauté.

Parmi les remaniements qui viennent de transformer une autre carte, celle de l’Europe, j’en vois deux auxquels depuis longtemps la lignée des Papes aspirait. Avec cette même facilité qu’ont les individus à vivre dans le péché, l’Europe, de génération en génération, acceptait, d’un cœur souvent bien léger, d’être complice de deux iniquités, dont l’une avait été consommée par le seizième siècle et l’autre inaugurée par le dix-huitième : l’oppression de l’Irlande et le partage de la Pologne. Et dans les hymnes qui glorifiaient ces deux siècles-là comme des siècles émancipateurs et comme des siècles de lumière, on taisait ces deux iniquités : les taire, c’était les aider à durer. Un des plus libres esprits du siècle dernier, Émile Montégut, écrivait ici même, en 1855, avec une remarquable acuité :


Si l’oppresseur de l’Irlande était l’Autriche ou la Russie, il n’y aurait pas assez d’invectives, assez de colère pour dénoncer l’injustice et la cruauté du tyran. Malheureusement l’oppresseur de l’Irlande, c’est l’Angleterre, l’Angleterre protestante, constitutionnelle, libérale, industrielle et marchande, le type le plus accompli des nations modernes, le modèle de la civilisation du XIXe siècle. Comment les hommes de notre temps prendraient-ils parti pour l’Irlande[19] ?


Au début de l’année 1848, Lacordaire, prononçant du haut de la chaire l’oraison funèbre d’O’Connell, avait commenté devant ses auditeurs le martyrologe irlandais.


Il est une nation, disait-il. qui n’a point accepté le joug, qui, esclave matériellement, est demeurée libre par l’âme. Une des plus fières puissances du monde s’est prise corps à corps avec elle. Spoliée de sa terre natale par des confiscations gigantesques, elle a cultivé pour ses vainqueurs le champ de ses aïeux, et trouvé dans ses sueurs le pain qui lui suffisait pour vivre avec honneur et pour mourir avec foi. La famine lui a disputé ce morceau de pain, elle a levé vers la Providence des yeux qui ne l’accusaient pas. Ni la guerre, ni la spoliation, ni la famine n’ont réussi à la faire périr ni à la faire apostasier.


L’atmosphère où avaient retenti ces paroles était déjà chargée d’orages révolutionnaires. Quinze jours plus tard, ils avaient éclaté, promenant à travers l’Europe de foudroyants messages, installant çà et là le règne de la « liberté « : en Irlande, en ces mêmes années, de par la volonté de la puissance occupante, le règne de la famine avait été officiellement installé. Et l’Irlande esseulée, derrière la brume de ses mers, n’apercevait même pas les sourires libérateurs qui partout en Europe se flattaient d’illuminer l’avenir des peuples. Tout lui était refusé, même la consolation des prometteuses fictions.

Un peu moins profonde était la disgrâce de la Pologne : soit pour elle-même, soit contre le Tsar, on pensait à elle, et l’on bravait sa mise au sépulcre en élevant en son honneur des vivats. Mais la pierre sépulcrale apparaissait bien scellée. La voix de leurs évêques, les rapports souvent surveillés qu’ils entretenaient avec le Vatican, assuraient pourtant à la plainte de ces deux nations quelque écho dans le monde ; la colline Vaticane était le point de l’univers où se laissait percevoir le plus distinctement leur lointain murmure, constant et douloureux. Gênée par ce murmure, la diplomatie des grandes puissances tentait parfois d’en amortir le bruit ; mais on avait vu Grégoire XVI, dans un soubresaut.de rébellion contre ces influences endormeuses, faire savoir à la chrétienté qu’il prêtait l’oreille à la Pologne, et l’on avait entendu Pie IX, dans une allocution consistoriale, répercuter les gémissements qui, là-bas, ne pouvaient être qu’étouffés. Mais c’était en vain. Le principe des nationalités faisait preuve d’étranges timidités ou d’une équivoque partialité : on eût dit qu’il s’empêtrait, qu’il avait peur de lui-même, et peur de ses conséquences, lorsque l’Irlande, lorsque la Pologne, lui demandaient une aide.

Ces deux grandes victimes avaient un trait commun. Dans cette Europe du dix-neuvième et du vingtième siècle, où les sociétés politiques se montraient de moins en moins empressées à faire collectivement des actes de prière, la supplication de la Pologne, la supplication de l’Irlande, élevaient vers Dieu, au grand air, dans les rues et dans les carrefours, autour des prisons et à proximité des lieux d’exécution, des milliers et des milliers de voix ; la plainte publique à Dieu était l’un des épisodes de la résistance, elle était l’affirmation solennelle de la ténacité vitale. On vit parfois en Pologne, à quelques pas des mitrailleuses menaçantes, les places publiques s’emplir de foules qui les transformaient en sanctuaires, et qui s’agenouillaient ; et devant la porte des geôles irlandaises, d’immenses attroupements murmurant le rosaire communiaient avec les souffrances élues, qui derrière le mur, dans le cachot, confessaient les espérances de l’Irlande. L’élan de la supplication sociale redisait à Dieu, sans cesse, la volonté de ressusciter, et ces populations dont individuellement chaque membre se sentait opprimé s’évadaient de leur sujétion, mystiquement, par la coalition des prières et l’appel collectif au Très-Haut. Le poète Sigismond Krasinski, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, donnait à la prière polonaise une formule qui en résumait très exactement l’esprit : « Seigneur, versifiait-il, nous ne vous demandons pas l’espérance : telle une fleur, elle commence à s’épanouir. Ni la ruine de nos ennemis : cette ruine, nous la voyons luire sur les nuées de l’aurore. Ni de franchir le seuil des cimetières : il est déjà franchi, Seigneur. Ni des armes puissantes : la tempête en fera tomber dans nos mains. Ni un secours quelconque : vous venez d’ouvrir devant nous l’arène du destin. Accordez-nous seulement, au milieu de l’explosion terrible des événements futurs, une volonté droite, nous vous en supplions, ô Père, ô Fils, ô Esprit. » Chaque race prie avec toute son âme, avec tout son génie : le catholicisme polonais savait transfigurer la passivité slave en une vertu magnifique, vertu d’abandon, vertu de confiance en l’activité de Dieu ; et dans la prière irlandaise, il y avait plus d’impatience, une façon plus âpre, plus exigeante, de frapper avec confiance aux portes du ciel, une narration plus complaisante des lourdes douleurs terrestres. En février 1919, à la convention tenue par les Irlandais à Philadelphie pour l’anniversaire de la naissance de Washington, le cardinal Gibbons s’écriait :


Quel peuple, ô Seigneur, te servit comme la race irlandaise ? Au jour de notre prospérité, de notre prééminence endoctrine et sainteté, ses missionnaires portaient la lumière de l’Évangile à travers l’Europe, depuis les montagnes d’Écosse jusqu’aux plaines de Lombardie. Durant des siècles de persécution, les meilleurs de ses fils ont saigné tout le sang de leurs veines, martyrs de la religion. Le pain était arraché aux enfants d’Irlande et ses hommes mouraient de faim le long des routes. La tyrannie et le besoin les chassaient par myriades, aux quatre coins du monde. Mais partout où ils se traînaient, ces exilés, ils témoignaient de leur foi : avec les épargnes gagnées par leur sueur et leur travail, ils ont doté la surface de la terre de temples pour te louer. Seigneur. Combien de temps, mon Dieu, l’Irlande doit-elle souffrir encore ? Pendant des siècles, elle fut la plus proche de la croix de ton Fils crucifié. Nous te prions, afin qu’ayant été comme lui fixée au bois de la croix, comme lui elle soit relevée par toi du milieu des morts.


Le pontificat de Benoît XV a vu s’exaucer ces deux prières. Deux nations dont les infortunes politiques étaient souvent apparues comme le châtiment même de leur fidélité catholique ont enfin commencé de connaître ou d’entrevoir l’heure réparatrice. Et comme naguère l’Eglise persistait à les assister outre-tombe, elle s’est dressée devant leur résurrection, sentant qu’avec elles quelque chose d’elle-même ressuscitait. En cette année 1917 où l’Allemagne s’était flattée d’assurer à l’Eglise de Luther, sur le sol même de Rome, une installation somptueuse, la Pologne, redevenue personne politique, rentrait dans le sanctuaire qu’en 1580 le pape Grégoire XIII avait offert à ses fils polonais et dans L’hospice que près de là ils s’étaient construit. La diète polonaise, en février 1919, s’ouvrait à la cathédrale de Varsovie par une liturgie que célébrait le futur cardinal Kakowski ; et le futur cardinal Dalbor bénissait solennellement la salle de ses séances. La vie publique de la Pologne nouvelle s’inaugurait ainsi par un culte public. Les héritiers dépossédés de ce qui avait été la Pologne avaient, cent vingt ans durant, en priant ensemble, gardé le sentiment d’être un peuple ; aujourd’hui qu’ils rentraient en libre possession de leur sol et de leur nom, de leurs gloires et de leur Dieu, les prières de l’Etat prolongeaient naturellement les prières du peuple, comme l’état de gloire prolonge l’état de grâce.

Cependant continuait de s’élever, de plus en plus âpre, la plainte de l’Irlande, et les mandements de ses évêques prenaient un accent de réquisitoires qui n’admettaient plus de délai. Mgr O’Sullivan, consacré évêque de Killarney en janvier 1918, se présentait devant ses diocésains comme tribun de leurs libertés, parce que pasteur de leurs âmes. « L’œuvre d’un prêtre d’Irlande et d’un évêque d’Irlande, écrivait-il, n’est point enfermée dans les limites du sanctuaire. De tout mon pouvoir, j’ai réclamé dans le passé, je ne cesserai de réclamer dans l’avenir, et de réclamer sans crainte pour notre patrie, la première de toutes les bénédictions sur un peuple et sur un pays, la bénédiction de la liberté et de la vie nationale. »

Le carême de 1919 mobilisait les protestations épiscopales « L’Irlande, grondait le cardinal Logue, reste privée du droit, aujourd’hui si hautement revendiqué comme naturel à toute nation libre, d’avoir le contrôle plein et entier de ses propres affaires. » L’archevêque de Cashel observait douloureusement : « La guerre a été engagée, dit-on, pour sauver le monde en faveur de la démocratie et assurer la liberté aux nations petites et grandes. Ces belles phrases ne sont que pure insulte à la vérité : la liberté n’est pas accordée à l’Irlande, qui est une des plus anciennes nations civilisées de l’Europe. » « Tandis que chez eux, reprenait l’évêque de Killaloe, les Anglais foulent l’Irlande aux pieds, ils siègent parmi les autres nations à la conférence de la Paix, demandant la self-détermination comme un droit sacré pour tous les peuples, même pour les races de couleur. Nous protestons contre cette hypocrisie éhontée. »

Le terrorisme s’établissait en Irlande : d’atroces représailles s’échangeaient, dont ici même M. Louis Paul-Dubois traçait le tragique tableau : il y avait du sang de prêtres, dans ce sang irlandais qui coulait [20] ; les évêques voyaient et sentaient l’injustice provoquer l’injustice, le crime provoquer le crime. Était-ce donc, pour longtemps, la faillite du droit et du Christ ? Ils signifiaient tous ensemble aux évêques du monde entier :


Les pasteurs ne parviennent que difficilement à maintenir la loi divine et à en assurer la pratique, pendant que l’oppression sévit à travers le pays. S’il y a anarchie en Irlande, les ministres de la couronne britannique en sont les fauteurs. Ce qui réglera la question irlandaise, ce n’est pas la répression impitoyable, c’est la reconnaissance du droit indéfectible de l’Irlande comme de toute nation, de choisir la forme de gouvernement sous lequel son peuple aura à vivre.


L’Osservatore Romano, organe du Vatican, s’occupait de ce peuple que Benoit XV avait appelé « l’héroïque peuple irlandais, vigoureux défenseur en tout temps de la vérité catholique [21], » et l’Osservature. disait : « Puisse le gouvernement de l’Angleterre civilisée et libérale faire pour l’Irlande ce qu’il a fait bien d’autres fois dans de semblables circonstances pour tant d’autres peuples, et ce qu’il a promis avant et durant toute la guerre à toutes les petites nationalités ! C’est la seule façon de résoudre la question irlandaise qui jette une ombre sur l’auréole de civilisation et de liberté qui entoure la nation anglaise [22]. »

Le 27 avril 1921, Benoit XV, intervenant en personne par une lettre au cardinal Logue, et « poussé par cette universelle charité qui embrasse tous les hommes, » conjurait l’Angleterre et l’Irlande « de consentir à examiner dans un esprit de justice si l’heure n’était pas venue de mettre fin aux violences et d’ouvrir des pourparlers [23]. » Quelques semaines avant sa mort, les pourparlers s’ouvrirent : quelques jours avant sa mort, un arc en ciel commença d’éclairer l’avenir de la libre Irlande. Et Benoit XV, en son agonie, put avoir la vision d’un peuple qui commençait de revivre. Léon XIII avait dit, dans son encyclique Libertas : « Quand un pays est sous le coup ou sous la menace d’une domination qui le tient sous la pression d’une violence injuste, ou prive l’Eglise de sa liberté légitime, il est permis de chercher une autre organisation politique, laissant la possibilité de jouir de la liberté. » Les regards suprêmes de Benoit XV virent éclore, pour l’Irlande, cette possibilité séculairement souhaitée.

C’est une vieille idée romaine, que dans le grand corps de la chrétienté, chaque peuple a sa fonction propre, on pourrait presque dire son ministère : deux peuples catholiques rappelés à la vie, c’est un enrichissement pour la collectivité chrétienne tout entière, c’est l’augure que dans la vie de la société chrétienne deux fonctions nouvelles vont être remplies. Dans un opuscule où beaucoup de pages pénétrantes retiennent la pensée, M. Etienne Fournol écrivait naguère que la Pologne succède naturellement au rôle et à la force religieuse de l’Autriche et que, si un grand Etat catholique est mort, un grand État catholique est né [24].

Benoît XV certainement en avait le sentiment ; et sans beaucoup d’effort il pouvait observer, dans certaines chancelleries d’Europe, les mêmes hostilités confessionnelles à l’endroit de la Pologne que jadis à l’endroit de l’Autriche. C’est un fait remarquable que, dans sa lettre de 1918 à l’archevêque de Varsovie, par laquelle il fêtait la Pologne ressuscitée, il la prémunissait discrètement, en trois lignes, contre le renouvellement des erreurs qui avaient coûté si cher à l’Autriche. La Pologne renaissante trouva vraiment en Benoit XV un admirable conseiller ; elle sera d’autant plus aimée, et dès lors d’autant plus puissante, qu’elle collaborera plus activement, dans l’Europe orientale, à l’accomplissement des vœux perspicaces que le Pontife formulait en ces termes : « Nous souhaitons à toutes les autres nationalités même non catholiques, précédemment soumises à la Russie, qu’il leur soit accordé de décider elles-mêmes de leur propre sort, de se développer et de prospérer selon leur génie propre et leurs ressources particulières. » L’Autriche a périclité faute d’avoir compris certaines vérités politiques qui, de quelque phraséologie compromettante que parfois elles s’entourassent, étaient, en leur essence, des axiomes de vieux droit chrétien ; la Pologne n’oubliera pas que le programme pontifical qui commenta sa renaissance, et qui l’orienta, mettait en honneur ces vérités politiques.

A plusieurs reprises, dans ses discours de consistoire, Benoît XV insista sur la nécessité de l’effort missionnaire. La force nouvelle que trouvera l’Irlande dans une pleine maîtrise de ses destinées rendra à la race irlandaise, l’une des plus grandes races missionnaires que l’Eglise ait connues, toutes ses fraîcheurs d’énergie, toutes ses allégresses d’essor. L’âme irlandaise, que de longs siècles de persécution firent s’éprendre du martyre, n’hésitera pas à l’affronter sous d’autres latitudes, pour le Christ et pour Rome. Un admirable outil de propagande, qui pendant des siècles fut à demi séquestré, est désormais à la disposition du Saint-Siège. Il y a des inspirations irlandaises, n’en doutons pas, dans ces manifestations, exigeantes et dévouées, qu’inaugure l’épiscopat des Etats-Unis, et qui semblent réclamer, pour l’impérialisme américain, un poste de labeur et d’honneur au service de l’Eglise catholique. Lorsque les catholiques d’outre-mer aspirent à jouer à côté de la France, en une juxtaposition qui n’a rien d’une subordination, un rôle actif, autonome, dans la diffusion de la foi romaine, lorsque leur épiscopat et leur « Société pour l’extension de l’Église « élaborent le programme d’une « Section des missions étrangères, » section nettement américaine, à laquelle Rome confierait les intérêts du Christ dans une partie de l’univers [25], ils savent que pour meubler ces cadres tout neufs, qui deviendront prochainement, il est bon qu’on le sache, des émules de nos vieux groupements missionnaires, — Séminaire de Maryknoll, Fils de Saint Paul de la Croix, Sœurs de la divine Providence, — ils auront à leur disposition les prolifiques familles de l’apostolique Irlande.

L’universelle effusion du sang humain, mystère éternel sur lequel Joseph de Maistre aurait une fois de plus médité, fut suivie et comme sanctionnée par la résurrection de deux peuples catholiques, dont la voix, longtemps réputée séditieuse, trouvera désormais accueil dans le concert des nations ; et leur voix y résonnera d’autant plus vivante que du fond de leur tombe ils avaient continué de parler, au moins à Dieu. L’Eglise, au moment où meurt Benoît XV, possède parmi les nations deux nouveaux témoins de sa foi, deux nouveaux organes de sa vie ; il n’est peut-être pas d’exemple d’un Pape qui ait eu la bonne fortune de léguer à son successeur un aussi riche présent.

Nous élevant d’un degré sur les cimes spirituelles, nous la verrons, dans un second article, planer au-dessus de la guerre universelle pour regarder d’autres divisions, celles qui séparent les Églises, échanger avec ces Églises d’ardents et charitables vœux d’union, et dans ces années mêmes qui déchiraient le monde, poursuivre activement au delà des Marches de Pologne, et de la Manche, et de l’Océan, la réalisation de l’ordre divin : « Que tous soient un. »


GEORGES GOYAU.

  1. Nouvelles religieuses, 15 mars 1920, p. 143.
  2. Semaine littéraire, 29 octobre 1921, p. 517. — La France libre, 15 mai 1920. — Documentation catholique, 30 octobre 1920, p. 338. — Nouvelles religieuses, 1er octobre 1920, p. 452.
  3. Die preussische Gesandschaft am Hof des Papstes. (Leipzig, Braun, 1899.)
  4. Voir Marius André, Le Correspondant, 25 juillet 1921.
  5. Documentation catholique, 1er mars et 31 mai 1919, p. 103 et 546.
  6. Wladimir Ghika, Revue des Jeunes, 26 mars 1921, p. 654.
  7. Nouvelles religieuses, 13 novembre 1921, p. 508-509.
  8. Cardinal Gasquet, Great Britain and the Holy See, 1792-1808. Rome, Desclée, 1910. — Georges Denis Weil, Des relations diplomatiques de l’Angleterre et de la Papauté (Nouvelle Revue, 15 juillet et 1er août 1881). — Nouvelles religieuses, 1er août 1918, p. 430-452.
  9. De Monzie, Rome sans Canossa. (Paris, Albin Michel, 1919.
  10. Nouvelles religieuses, 15 juin 1918, p. 338 et 15 juillet 1918, p. 439.
  11. Hemmer, le Cardinal Manning, p. 439-442 (Paris Lethielleux, 1878).
  12. Il Testimonio, 25 juin 1918, p. 3.
  13. Nouvelles religieuses, 1er janvier 1918, p. 25-26.
  14. Documentation catholique, 26 février 1921, p. 236-237. Voir aussi les premiers numéros de la nouvelle revue : Le Maroc catholique.
  15. Renaut, Le Correspondant, 10 septembre 1920 ; Nouvelles religieuses, 15 décembre 1920, p. 569.
  16. Nouvelles religieuses, 1er avril 1921, p. 162-163
  17. Voir le très curieux opuscule qu’ont publié M. Louis Bréhier et Mgr Pierre Batiffol (Paris, Picard. 1920) sous le titre : Les Survivances du culte impérial romain : à propos des rites shintoïstes ; et Nouvelles religieuses, 15 février et 1er mars 1918, p. 125-128 et 156-159, et 1er avril 1919, p. 224.
  18. Nouvelles religieuses, 1er septembre et 1er décembre 1921, p. 387 et 531.
  19. Revue des Deux Mondes, 1er juin 1855, p. 890.
  20. Meurtres du vicaire Griffin et du chanoine Magner en 1920. (Brown, Etudes, 5 février 1921, p. 290-300.)
  21. Nouvelles religieuses, 1er avril 1918, p 198.
  22. Victor Bucaille, Revue des Jeunes, 15 février 1921, p. 340.
  23. Documentation catholique, 15-23 juillet 1921, p. 34.
  24. Sur les chemins qui mènent à Rome : remarques sur le rétablissement de l’ambassade du Vatican, p. 60. (Paris, Bossard, 1920.)
  25. Nouvelles religieuses, 1er et 15 octobre 1919, p. 589, 590 et 626-628 : 15 mars 1921, p. 143.