Sur l’Horizon du Vatican/02

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Georges Goyau
Sur l’Horizon du Vatican
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 79-113).
SUR L’HORIZON DU VATICAN

II [1]
L’ÉGLISE ET LES ÉGLISES
LE NOUVEAU PONTIFICAT

Joseph de Maistre, observant les guerres de la Révolution, celles de l’Empire, cherchait à lire, dans les lointains conseils de Dieu, ce que Dieu préparait et ce que Dieu voulait. Il crut un jour entrevoir que si Dieu « broyait » les hommes, c’était pour les « mêler » ensuite, et les catastrophes auxquelles il assistait et dont lui-même pâtissait lui faisaient l’effet d’un providentiel acheminement vers l’unité religieuse. S’il eût été le contemporain de la Grande Guerre, s’il eût vu l’humanité civilisée, de 1914 à 1918, se diviser contre elle-même, il eût considéré ce nouvel épisode de l’histoire comme l’accomplissement tragique d’une loi de souffrance et de réparation, et son émouvante exégèse aurait sans doute conclu : Dieu ne déchire que pour réunir ; tous ne sont aux prises que pour qu’un jour tous deviennent un Paradoxe ! aurait-on crié. Mais alors Maistre, descendant du ciel sur terre, aurait montré la Grande Guerre rapprochant entre elles des Eglises qui se connaissaient mal ; il aurait signalé, dans ces diverses Eglises, un certain nombre d’âmes mystiques, et puis d’autorités religieuses, conduites, par l’âpreté même du conflit international, à rêver d’une grandiose unité chrétienne qui deviendrait pour les hommes un élément de concorde. Et voilà, bien effectivement, deux catégories de faits, qui dominent l’histoire spirituelle du monde contemporain. Ils sont, dans une large mesure, la conséquence de la Grande Guerre, Maistre eût ajouté : Ils en sont la cause finale... Interrogeant le ciel, c’est d’en haut qu’il les eût contemplés. Nous voulons ici rester sur terre, les noter comme des réalités psychologiques, comme des phénomènes d’ordre spirituel, qui peuvent commander aux destinées religieuses du lendemain. Nous suivrons le regard que jeta sur eux Benoît XV, prélude du concours qu’il sut prêter au travail souffrant des âmes chrétiennes, en gestation d’unité. Interrogeant enfin le passé de Pie XI, légataire de son œuvre et de ses espérances, nous tâcherons d’y trouver quelques lueurs sur l’avenir dont le nouveau Pape devient l’ouvrier, et peut-être l’arbitre.


I. — EXPÉRIENCES ANGLICANES DURANT LA GRANDE GUERRE

Sur l’Yser, sur la Somme, en Orient, des flots de sang britannique coulèrent. Beaucoup de ces soldats étaient des fils de l’Église anglicane. Que pouvait pour eux, après leur mort, la prière de l’Angleterre reconnaissante ? Rien, absolument rien, si l’on s’en tenait aux trente-neuf articles de 1562, règlement primitif de leur Eglise : car ils affirmaient que « la doctrine du purgatoire était une folie inutilement inventée et ne reposant sur aucune garantie scripturaire, » et tout Oremus pour les défunts était dès lors exclu. Ces héros de la guerre croyaient au Christ ou ne croyaient pas en lui : s’ils y croyaient, leur foi lavait leurs consciences, les introduisait au ciel ; et s’ils n’y croyaient pas, leurs péchés étaient sans remède. Silence donc aux prières des survivants ! Au temps d’Edouard VI, le Recueil d’Homélies solennellement approuvé par l’anglicanisme primitif les avait à l’avance découragées et quasiment prohibées, « Ne nous trompons pas nous-mêmes, y lisait-on, en pensant que nous pouvons aider les autres ou que les autres peuvent nous aider par de bonnes et charitables prières. »

Cependant, au cours du XIXe siècle, on avait vu s’installer, dans certaines chapelles de l’Eglise anglicane, l’habitude de prier pour les morts : les négations du XVIe siècle semblaient avoir perdu quelque chose de leur vigueur ; sans les heurter formellement, certaines improvisations liturgiques aidaient les vivants à se faire auprès de Dieu les avocats de ceux qu’ils pleuraient. Essais timides encore : dogmatique et prière se contredisaient. La Grande Guerre éclata, mêla les Tommies d’Angleterre aux « poilus » de France ; ces Tommies et leurs aumôniers anglicans entrevirent des pompes rituelles qu’ils sentaient consolantes. Ces aumôniers étaient portés, par tout l’élan de leurs cœurs, à assister les soldats mourants, comme le faisaient auprès d’eux les 455 aumôniers catholiques romains introduits dans l’armée anglaise par la pénétrante influence du cardinal Bourne, et comme le faisaient les prêtres français ; ils commençaient de porter envie à ceux de leurs confrères de l’anglicanisme qui avaient su passer outre aux vieilles objections théologiques et pacifier la tristesse des survivants en intercédant tout haut pour les morts.

L’holocauste humain se prolongeait, se multipliait : les raisons du cœur, dont la théologie avait longtemps fait bon marché, devenaient de plus en plus impérieuses. On constatait, en 1917, qu’au service anglican célébré pour les journalistes de Londres morts au champ d’honneur, la prière de l’officiant demandait à Dieu qu’il leur accordât « un lieu de rafraîchissement et de paix, » et lorsque le mois d’août 1917 eut ramené le troisième anniversaire de l’entrée en guerre, les archevêques de l’anglicanisme, plus déférents désormais envers les vœux douloureux du peuple fidèle qu’envers les chartes primordiales du leur Eglise, introduisaient, dans les rites de l’office, une supplication pour les soldats rappelés à Dieu. « Nous bénissons votre saint nom, disait à Dieu cette formule, pour nos frères qui ont donné leur vie pour leur pays, et nous vous supplions de nous accorder qu’à la fin nous obtenions avec eux la joie éternelle. Accordez que ceux qui sont tombés soient jugés dignes de trouver une place parmi vos fidèles serviteurs dans le royaume du ciel, pardonnez leurs péchés et les nôtres, et faites que nous connaissions toujours davantage votre volonté. » Les nuances mêmes dont s’estompait cette prière ménageaient la théologie traditionnelle de l’anglicanisme ; et cependant les archevêques, redoutant certaines susceptibilités tenaces, laissaient libres les évêques d’adopter ou d’ajourner l’innovation, chacun dans son diocèse. On ne voulait pas que la paix des morts donnât lieu à des discussions épineuses, qui troubleraient la paix des vivants.

Mais, hélas ! sans retard, la paix des vivants fut troublée. Car les discussions mêmes auxquelles a donné lieu, dans l’Eglise anglicane, l’origine et le caractère du pouvoir épiscopal, en ont parfois émoussé l’autorité ; et lorsque le docteur Knox, évêque de Manchester, eut interdit dans son diocèse toutes prières pour les défunts, comme contraires au Prayer Book et comme entachées de superstition, une voix lui signifia que, dans sa propre cathédrale, elles seraient dites, bon gré, mal gré : c’était la voix du doyen même du chapitre, le docteur Welldon.

L’année d’après, ce doyen, devant le congrès de l’Eglise anglicane, justifiait son attitude : « Nous confessons, déclarait-il, que nous croyons à la communion des saints ; mais nous n’agissons pas comme si nous croyions ce que nous disons. » Il étalait devant ses auditeurs les progrès incessants des groupements spirites, et peu s’en fallait qu’il n’invitât son Eglise à en faire son mea culpa : « Il nous faut demander, insistait-il expressément, si nous n’avons pas contribué à affermir l’emprise du spiritisme sur nos compatriotes en gardant le silence dans nos prières au sujet des trépassés, bien longtemps après que ce silence, qui avait été rendu nécessaire par les superstitions populaires, a cessé de l’être. » Et M. Welldon concluait : « D’accord avec la pratique de l’Eglise universelle, rétablissons à la place qui lui convient, dans les dévotions publiques et privées, la prière pour les morts. » L’introduction de la fête des Morts, en 1919, dans le calendrier anglican, fut pour ces pressantes instances une satisfaction nouvelle. Il n’était pas jusqu’à la Chambre des Lords qui ne semblât tenir compte de ces évolutions de l’opinion publique [2], lorsqu’une de ses commissions, sur le rapport du lord chancelier, déclarait en 1919, à l’encontre de la jurisprudence existante, qu’un legs consacré à faire célébrer des messes pour les défunts avait cessé de porter le stigmate d’usage superstitieux et devait dès lors être reconnu valide.

Devant ce même congrès où parlait le doyen Welldon, l’évêque anglican Woods, de Petersborough, proclamait : « L’Eglise ne doit pas être ligotée par les shiboleths du XVIe siècle ni captivée par les nouveautés de date plus récente. Elle doit être libre de choisir parmi les trésors de dévotion qu’elle a hérités. » La rencontre quotidienne entre anglicans et romains sur les champs de bataille de France et d’Orient fortifiait les courants ; qui, depuis quatre-vingts ans, dans la première de ces Églises, tendaient à remettre en honneur certaines richesses spirituelles disgraciées par le XVIe siècle. L’English Church Union, grande ligue anglicane qui fut spécialement fondée, il y a plus d’un demi-siècle, pour le retour aux anciens rites, compte actuellement, parmi ses 40 000 membres, 20 évêques et plus de 4 000 pasteurs ; voilà longtemps déjà que, dans cette Union, beaucoup d’âmes pieuses souhaitaient que le corps eucharistique du Christ pût être gardé dans le tabernacle et que les fidèles fussent sans cesse admis à venir l’adorer. Usage romain ! grondaient les stricts partisans des disciplines protestantes ; ils se révoltaient, s’indignaient, conjuraient les autorités suprêmes que défense fût faite aux fidèles de faire acte d’adorateurs devant le tabernacle. Mais dans les terres où sévissait la mort, les ministres anglicans attachés aux armées voyaient cheminer le Christ eucharistique, porté par les aumôniers « romains ; » ils le voyaient se rapprocher de l’humanité souffrante, la faire venir vers lui, aller à elle ; et beaucoup d’entre eux pressentaient qu’aux heures tragiques cette active familiarité d’une vie divine qui venait s’offrir pouvait procurer un réconfort. Il leur semblait que, décidément, dans leur Eglise, l’Eucharistie et la foule fidèle étaient trop loin l’une de l’autre. Leurs impressions se répercutaient, se propageaient, faisaient école.

Il y eut un millier de clergymen au début de 1917, dans la province ecclésiastique de Cantorbéry, pour s’opposer à ce que des mesures fussent prises contre les ministres du culte qui gardaient les espèces saintes dans les ciboires et qui convoquaient les fidèles à venir adorer. Le conseil supérieur des évêques persistait à vouloir sévir : « L’Église d’Angleterre, affirmaient-ils, ne permet la réserve eucharistique d’aucune manière. » Fallait-il donc revenir, désormais, aux procédures compliquées et très exceptionnelles que prévoyait le Prayer Book pour la communion des malades ? Impossible, avouait l’évêque d’Exeter ; et déjà, faisant une première brèche dans la décision de principe prise par le conseil supérieur épiscopal, il se montrait enclin à permettre de conserver les saintes espèces, non seulement en vue de la communion des malades, mais en vue de l’adoration privée. Il y a dans ma ville épiscopale, constatait l’évêque de Birmingham, une douzaine d’églises anglicanes où elles sont régulièrement gardées ; et les fidèles y tiennent. L’assemblée générale de l’English Church Union protestait à l’unanimité, qu’interdire la résurrection d’un tel usage, ce serait « obscurcir parmi nous la doctrine de l’Eglise universelle, d’Orient comme d’Occident, d’après laquelle le Saint-Sacrement est le vrai corps et le vrai sang du Christ, aussi longtemps que le signe visible et extérieur demeure sans altération, et cela en dehors de la communion elle-même. » Et quinze cents messes se célébraient, dans quinze cents églises anglicanes, pour les intentions de cette English Church Union.

Cependant, en France, à l’arrière du front, les aumôniers anglicans étaient les spectateurs quotidiens de certaines liturgies eucharistiques, qui s’offraient, dans les plus humbles des églises, à la quotidienne piété des fidèles. L’Eucharistie s’exposait, l’Eucharistie bénissait. Jusque-là, dans l’Eglise anglicane, ces cérémonies, toujours suspectées, n’avaient été que très épisodiques : on les tolérait, pourvu qu’elles fussent peu bruyantes, dans cette aile de l’Eglise que séduisaient les pratiques romaines. Les échos arrivant de France remuèrent de l’autre côté de la Manche un certain nombre de pasteurs d’âmes. « Alors que les « Romains » font l’ostension du Christ, se demandaient-ils, devons-nous, nous, le cacher ? « Et lorsqu’en 1920, dans le diocèse de Truro, un pasteur anglican persista, malgré son évêque, à donner la « bénédiction du Saint-Sacrement, » lorsque, dans le diocèse de Bath and Wells, un autre pasteur s’obstina dans ce rite en s’insurgeant, lui aussi, contre son évêque, tout l’anglicanisme s’agita. Pour cet acte de ferveur qui prenait l’aspect d’une révolte, les deux pasteurs durent quitter leur paroisse ; mais dans l’une des églises anglicanes d’un faubourg de Londres, un meeting se tenait, pour protester contre l’évêque de Truro. Le spectacle de nos dévotions eucharistiques, l’attrait qu’elles exerçaient sur des « poilus » qui, dans la vie courante, n’étaient pas des dévots, avaient ainsi suscité, sur terre anglaise, ce que d’aucuns appelaient la dispute du Saint-Sacrement [3].

« Nos soldats, écrivait le cardinal Bourne le 15 février 1918 dans une sorte de message à la nation anglaise, sont profondément impressionnés de l’influence que l’Eglise catholique exerce en Belgique et en France. Ils ont acquis un sens nouveau de la réalité de la religion. Ils remarquent son action efficace en présence du danger et de la mort, comme elle guérit, apaise et élève les âmes. En Angleterre, beaucoup d’individus ont adopté des emblèmes, des croyances et des pratiques catholiques qu’avant la guerre ils auraient repoussés. »[4]

La Vierge, elle aussi, bénéficiait de ce contact entre la curiosité britannique et la piété française : la Ligue anglicane de Notre-Dame se sentait soutenue, poussée, par de nouvelles vagues de ferveur. Le grand journal anglican The Church Times constatait en août 1918 : « Les fêtes de la Vierge sont observées d’une manière plus convenable. Son image commence à apparaître de plus en plus fréquemment dans les églises. L’Angelus est sonné dans beaucoup de clochers : tout cela semble marquer la disparition d’un antique et violent préjugé. » Quelques années d’intimité, dans le branle-bas de la guerre, entre l’anglicanisme et le catholicisme romain de France, eurent peut-être plus d’influence sur l’Église anglicane que trois quarts de siècle de voisinage avec le catholicisme romain d’Angleterre. Rome, en terre anglaise, parut longtemps une intruse : on avait peine à croire que dans ses postes anglais d’occupation il put y avoir quelque chose de bon. Sur le sol français, au contraire, les âmes anglaises abordaient Rome avec je ne sais quoi de plus neuf, de plus impartial : leurs émotions religieuses n’étaient plus surveillées, paralysées, par des préventions de clocher ; ainsi qu’on fait une expérience, elles étudiaient, elles analysaient les méthodes de Rome pour faire aimer Dieu. Rappelons-nous les virulentes préventions du seizième siècle contre les signes visibles de la foi, — ces préventions qui parfois, sous certaines latitudes, devinrent iconoclastes. Combien elles sont oubliées, aujourd’hui ! Ces corps de soldats, gisant au pied des calvaires, sur les routes de France et de Belgique, laissèrent un souvenir aux Anglais qui passaient ; ils avaient aimé qu’un Christ, du haut de son gibet, parût bénir ces victimes. Et sous la présidence de Lord Shaftesbury et de trois vice-présidents, étrangers comme lui à l’Église romaine, se fondait en 1918 la touchante Wayside Cross Society (Société des croix au bord des chemins). On lisait dans son appel :


Un des meilleurs signes commémoratifs de ceux qui ont donné leur vie dans la Grande Guerre est la représentation visible du Christ crucifié, dont la mort est le sacrifice suprême. La Société espère voir ériger cet éloquent emblème là où il évoquera le plus efficacement les disparus de la guerre aux yeux des passants. La Société se propose d’entrer en relations avec des comités locaux et des artistes compétents, de stimuler les bonnes volontés et d’aider à l’érection de ces croix ou calvaires par ses subsides.


Prières officielles pour les morts et progrès du culte eucharistique, progrès du culte de la Vierge et multiplication des calvaires, seraient-ce là, pour l’âme anglicane, des étapes vers le romanisme ? Peut-on dire que, par de telles évolutions, le catholicisme anglican, — car l’anglicanisme n’a jamais abdiqué son aspiration à être un catholicisme, — revienne tout doucement vers Rome ? Une telle affirmation aurait quelque chose de trop absolu ; elle simplifierait à l’excès certaines nuances extrêmement subtiles ; et la vérité, ici, est toute en nuances. Nous aimons mieux dire que ces manifestations spirituelles ramènent le catholicisme anglican vers un vieux passé chrétien qui redevient pour lui un héritage de prix, commun avec l’Eglise romaine. Nombreuses sont les ouailles qui, une à une, reprennent ainsi un état d’âme antérieur aux négations de la Réforme, et pourtant ces négations subsistent à l’origine historique de leur Eglise : après un siècle d’emprunts faits au romanisme par certaines sphères anglicanes, le mot de Joseph de Maistre sur la « physionomie ambiguë » de cet établissement religieux, qui n’est ni catholique ni protestant, demeure vrai. Mais ce fut précisément l’un des effets religieux de la Grande Guerre, d’aviver, avec une émouvante âpreté, dans un certain nombre d’âmes anglicanes, le malaise intérieur que leur cause cette ambiguïté. « Catholiques » elles voulaient être, — catholiques non romaines, — et catholiques elles croyaient être. Et dans le séjour qu’elles faisaient en France à l’ombre des drapeaux de leur armée, voilà qu’elles constataient que, dans nos sanctuaires, il n’y avait pas de place pour leurs liturgies à côté de la liturgie romaine, qu’elles ne pouvaient recevoir la communion des mains d’un prêtre romain, et que cette Eglise romaine, qu’elles commençaient de respecter et peut-être d’aimer comme une colégataire du commun héritage chrétien, considérait comme non valide, depuis bientôt quatre siècles, l’ordination de leurs prêtres. Mais alors, si leurs ordinations étaient sans valeur, que devenait leur Eucharistie ? Et soudainement, certaines de ces âmes qui tenaient tant à se sentir « catholiques » avaient l’impression d’être lointaines, d’être séparées. Elles avaient, au seizième siècle, été des protestataires sans vouloir pour cela devenir des protestantes ; et tout d’un coup, dans l’atmosphère catholique du continent, il leur advenait de se demander si elles étaient autre chose que protestantes, — protestantes sans le vouloir. Et cette question intérieure leur faisait mal. M. Ronald Hilary Knox, fils de l’évêque de Manchester, avait en 1913 dit à Plymouth, dans un sermon :


Nous ne pouvons pas poser nos pieds sur le rocher de Pierre, mais regarder seulement l’ombre de Pierre qui passe près de nous, dans l’espoir qu’elle tombera sur nous et nous guérira. Nous supporterons qu’on nous fasse un reproche de notre nom de catholiques, sans jouir de tous les privilèges de l’héritage catholique. Puisse l’intercession de Marie rétablir l’unité dans la chrétienté divisée !


De 1914 à 1918, les spectateurs anglicans du catholicisme français, dans le moindre de nos villages, regardaient à leur tour l’« ombre de Pierre qui passait. » Ils apprenaient, en 1917, que ce fils d’évêque rejoignait dans l’Église romaine un fils d’archevêque, R. H. Benson, et que bientôt, dans son Enéide spirituelle, il allait donner les raisons de son exode. Et puis en 1920, c’était, au delà de l’Océan, l’évêque épiscopalien Frederick Kinsman, qui, se dépouillant de sa mitre, devenait, aux pieds du cardinal Gibbons, un simple fidèle de Rome. Longtemps il avait dit : « L’anglicanisme peut-être est difficile, mais Rome impossible ; » il professait désormais : « C’est l’anglicanisme qui semble impossible, et Rome, quoique difficile, paraît inévitable. » Rome, quoique difficile ! Remarquons ces mots, dernière plainte, dernier bruit de déchirure, au moment même où, se détachant de son passé, il se soumettait à elle. Beaucoup d’âmes anglicanes, moins rapides en leur évolution, sont mal à l’aise dans l’anglicanisme sans consentir encore à conclure que Rome est inévitable, et ce qu’il y a de décisif dans ces formules de convertis les mettrait plutôt en recul.

La Révolution française, première grande crise de notre Europe contemporaine, avait, en jetant sur les côtes anglaises nos prêtres français, révélé à l’Angleterre que le romanisme pouvait être une école de grandeur d’âme et d’héroïques vertus. Des visions de la France religieuse, au cours de cette seconde grande crise que fut la guerre mondiale, ont fait connaître et parfois désirer à l’âme anglaise tout ce qu’il y a dans le romanisme d’opulence spirituelle, tout ce qu’il possède de ressources comme instigateur de piété, et tout ce qu’il recèle de puissances d’élan pour aider les hommes à mourir. L’anglicanisme actuel bénéficie de ces visions, et tout en même temps il en souffre ; sans délai, elles lui proposent des usages à suivre, des pratiques à imiter, et pour un avenir plus ou moins lointain, elles lui entr’ouvrent certaines perspectives. Et tandis que ces pratiques forcent la porte des sanctuaires, ces perspectives continuent de faire peur, et les yeux s’en détournent sans pouvoir s’y fermer complètement.

Le temps est loin, où les lois pénales ou les disgrâces de l’opinion contraignaient les papistes, suivant l’expression de Newman, à se comporter en race qui fuit la lumière, gens lucifuga, et où George Eliot pouvait écrire que l’Angleterre rurale « ne connaissait pas mieux les catholiques que le mammouth fossile : » le rôle quasi officiel qu’a pris durant la Grande Guerre le cardinal Bourne, — « un de nos plus grands citoyens, » dit de lui l’évêque anglican de Birmingham, — contraste étrangement avec les insultes qui, soixante-dix ans plus tôt, escortaient Wiseman dans Londres parce qu’il avait pris le titre d’archevêque de Westminster. « J’accepterais volontiers, affirmait en 1918 le même évêque anglican, les neuf dixièmes de ce qu’on peut appeler le programme du cardinal Bourne, en ce qui concerne la vie sociale de l’avenir, il est parfaitement possible, à lui et à sa grande Eglise, de travailler d’accord avec nous à la consolidation, dans notre pays bien-aimé, des principes de complète fraternité et de coopération pour le bien spirituel, moral, intellectuel et physique de toute la population [5]. »

Pour la première fois depuis la Réforme, un cardinal anglais a officiellement visité la grande flotte britannique et dit la messe dans la salle de théâtre du vaisseau amiral. Dans Oxford, le catholicisme romain a conquis une place : le regius professor de droit civil est aujourd’hui un catholique romain [6] ; les studieuses maisons des Bénédictins et des Jésuites sont reconnues depuis 1918 comme faisant partie intégrante de l’université ; et parmi les étudiantes qui se pressent aux cours, on aperçoit nombre de religieuses, dont les cloîtres abritent la vie scolaire. Pour la première fois depuis la Réforme, en 1920, une procession catholique se déroula dans les rues de Londres, à l’occasion de la canonisation de Jeanne d’Arc [7].

A la lumière de ces faits nouveaux, l’établissement par l’Angleterre d’un poste diplomatique auprès du Saint-Siège apparaît comme la suite naturelle de la place que tient aujourd’hui dans la vie de la nation britannique l’élément catholique romain, et du rôle exercé, par des personnalités comme celle du cardinal Bourne, dans l’histoire de cette nation.


II. — LES SUITES RELIGIEUSES DE LA RÉVOLUTION RUSSE : INITIATIVES DU SAINT-SIÈGE

A la cathédrale Ousspenski, de Moscou, deux sièges se dressaient de temps immémorial : l’un était destiné au souverain, l’autre au patriarche, et depuis deux cents ans, le siège du patriarche était toujours demeuré vide. Ainsi l’avait voulu Pierre le Grand, qui à l’autorité patriarcale avait substitué celle du Saint-Synode, et qui, dans la salle même du Saint- Synode, avait fait ériger un trône pour le Tsar. L’Empereur s’asseyait là, en théorie, pour représenter dans l’Eglise les droits du peuple, et ces droits, ainsi que l’expliquait au milieu du dix-neuvième siècle le théologien Khomiakov, ne s’étendaient d’ailleurs ni à l’enseignement, ni à la discipline. Mais tout le premier, Khomiakov reprochait à cette Eglise de se comporter en « captive, aux pieds d’un pouvoir terrestre et vain. » [8] Il était difficile et quasiment impossible, en fait, de dire à un autocrate, après l’avoir intronisé dans le sanctuaire, que, sur ce terrain-là, sa puissance avait des limites ; et le procureur du Saint-Synode, son représentant, se fût mal accommodé d’un tel langage.

La chute du Tsarisme en 1917 eut d’immédiates répercussions dans l’Église. Un geste de M. Lvov, procureur du Saint-Synode, fit disparaître de la salle des séances le trône impérial ; c’était le signe qu’en fait l’Église avait recouvré sa liberté, et bientôt l’office même de procureur disparut. Mais puisque, théoriquement, le Tsar déchu, dans l’Église, représentait le peuple, il fallait que le peuple, maître désormais de ses destinées, trouvât un autre organe : cet organe fut le concile du 15 août 1917, où siégèrent, à côté de 80 évêques et de 200 prêtres, 300 laïcs. Le ministre des Cultes, en ouvrant le concile, proclama que l’Etat n’exercerait plus qu’un contrôle extérieur sur la légalité des actes de l’Eglise et que, sous cette réserve, l’Eglise était libre ; et bientôt retentirent, après deux siècles de silence, les acclamations Axios, Axios ! « Il en est digne, » qui invitaient l’archevêque Tykhôn à prendre possession de la dignité de patriarche, enfin rétablie.

Quelques mois avaient suffi pour que, sur l’horizon du Vatican, le problème russe apparût transformé. Il s’agissait, jusque-là, pour la papauté, d’écarter ou de tourner, par sa diplomatie, les barrières dont se hérissait l’Empire russe dès que la foi romaine frappait aux portes : le régime qui succédait immédiatement au Tsarisme, par la proclamation de la liberté des cultes, ouvrait l’ancien Empire des Tsars à l’apostolat de cette foi, et l’on affirme que le Gouvernement des Soviets a fait savoir aux membres d’une grande congrégation catholique qu’ils ont l’entrée libre en Russie. Rome, jusque-là, chaque fois qu’elle avait voulu aborder l’âme russe, s’était heurtée à trois idées qui n’en faisaient qu’une et dont la solidarité semblait avoir je ne sais quoi d’imbrisable : orthodoxie, autocratie, nationalité ; ce bloc avait commencé de se disjoindre. Déjà, la spiritualité de l’Orient avait ébauché un geste d’affranchissement à l’endroit de l’Etat, lorsqu’en 1868 et 1914 la hiérarchie orthodoxe, dans le royaume de Grèce, avait osé contester, comme anticanoniques, les droits auxquels le pouvoir royal prétendait sur l’Eglise. Mais tant que s’exhibait, sur une imposante altitude, l’exemple du Tsarisme, ces idées de liberté spirituelle demeuraient vouées à une destinée très précaire. L’effondrement de cette souveraineté a porté à la conception et à la pratique du césaropapisme un terrible coup, dont l’ébranlement peut se faire sentir dans les autres chrétientés de l’Orient.

Il y eut une époque où Rome pouvait se flatter, si d’aventure elle parvenait à gagner l’âme d’un Tsar, de voir le peuple, ensuite, reprendre le chemin de l’unité romaine : cette trop facile bonne fortune, qui d’ailleurs eût laissé quelque inquiétude aux consciences profondément apostoliques, lui fut toujours refusée. Les élans de charité de Benoit XV, ses démarches près des Soviets en faveur des évêques schismatiques persécutés [9], ses appels à la chrétienté pour les Russes affamés, ont accéléré l’heure où l’Eglise pourra entrer en contact directement, efficacement, avec l’âme même de ce peuple, et confronter avec sa propre doctrine les idées de l’Eglise russe sur la composition des conciles et sur leurs droits, et ressaisir, au delà et au-dessus de ces divergences, certains points d’attache, propices au rétablissement de l’unité. Elle trouvera parfois, dans les hautes sphères de cette Eglise, une théologie qui, dès le temps de Joseph de Maistre, s’imprégnait volontiers d’influences luthériennes et ne redoutait pas d’être hospitalière à certaines négations ; elle trouvera toujours, dans la masse profonde des fidèles, des accoutumances liturgiques qui, depuis Photius, n’ont point varié, et dans lesquelles demeurent incrustés et protégés tous les dogmes des premiers siècles chrétiens.

Rome, sous le pontificat de Benoît XV, s’est admirablement outillée pour envisager cette situation nouvelle et pour y faire face. Les affaires des Eglises orientales étaient traitées depuis 1862 par un département spécial de la congrégation de la Propagande, chargée par Rome de la diffusion universelle de la foi. Sommes-nous donc assimilés à des païens, à des Gentils, à des hommes à qui manqua jusqu’ici la lumière du Christ ? se demandaient peut-être certains membres des chrétientés slaves ; et ce point d’interrogation éveillait au fond de leurs âmes quelques susceptibilités endolories. L’auscultation paternelle de Benoit XV sut les discerner, et puis les apaiser. Par un motu proprio du 1er mai 1919, il institua, en dehors de la Propagande, une congrégation spéciale pour les Eglises d’Orient. Elles cessaient dès lors d’être regardées comme des champs de mission ; Rome leur faisait l’honneur de voir en elles des Églises authentiquement chrétiennes, sur lesquelles s’était jadis étendue la lumière de l’Epiphanie, et qui n’avaient plus qu’à faire un acte d’union. Le Pape se déclarait obligé, par ses devoirs mêmes de successeur de l’Apôtre, à pourvoir au maintien et au progrès de toutes ces Églises, dont le corps collectif constitue le corps mystique du Christ. Et rendant hommage à leur antiquité, il s’écriait : « Puissent nos fils de l’Orient, fils chèrement aimés, être un jour ramenés par la bonté de Dieu à la possession de leur antique prospérité et de leur première gloire ! » Il s’offrait, lui, Pape, pour les y aider. De les subordonner aux Latins, il n’était pas question, et s’il les détachait de la Propagande, c’était pour calmer à cet égard toutes les anxiétés. Dans la congrégation nouvelle qu’il organisait, il voulait en personne veiller sur leurs intérêts, et la présider, et les convaincre ainsi que « l’Eglise de Jésus-Christ n’est ni latine, ni grecque, ni slave, et que tous ses fils. Latins, Grecs, Slaves, ou membres d’autres groupes nationaux, occupent la même place devant le Siège apostolique. »

Moins de six mois après, Benoît XV créait, dans Rome même, un Institut pontifical pour l’étude des choses orientales : il y appelait les prêtres latins qui auraient à exercer leur ministère en Orient ; il y appelait les Uniates ; il y appelait, enfin, les Slaves et Orientaux non unis, pour qu’ils y prissent quelques clartés de la doctrine de Rome ; et Benoit XV voulut que dans cet Institut la théologie et le droit canon, la liturgie et l’histoire religieuse et politique des nationalités orientales, voire l’ethnographie et l’archéologie, fussent étudiées. Ce programme d’apostolat était, tout en même temps, un programme de science : les origines profondes des malentendus séculaires entre les deux Eglises devaient être scientifiquement fouillées, pour que ces malentendus eussent un terme et pour que s’apaisassent certaines antipathies, plus instinctives souvent que raisonnées. Benoit XV, jadis, en voyant Léon XIII à l’œuvre, avait compris quelle place il convenait de faire à la recherche intellectuelle dans l’examen des difficultés qui séparent les consciences : dès 1916, il mobilisait de nombreux spécialistes des questions orientales, dont les réponses formaient un volume [10], et le plan de labeur qu’il traçait pour le nouvel Institut sanctionnait l’érudite compétence de ces réponses.

La Civiltà Cattolica, que rédigent des Jésuites de Rome, à la date du 1er décembre 1917, définissait la portée de ces documents en indiquant expressément qu’ils visaient au « rapprochement » des Eglises séparées et du Siège apostolique. Mais le plus éloquent commentaire qui leur put être donné avait été tracé, d’avance, par la plume même de Benoit XV, lorsqu’en avril 1916, rédigeant une prière pour l’union des chrétiens orientaux et de l’Eglise romaine, il invoquait en faveur de son rêve, en faveur de l’accomplissement final du divin programme d’unité, l’enseignement même de leurs propres docteurs et le souvenir de la place éminente qu’ils avaient occupée dans la primitive Église. En 1920, enfin, le Syrien saint Ephrem était solennellement proclamé docteur de l’Église universelle ; et Benoit XV disait, au dernier paragraphe de l’encyclique qu’il lui consacrait :


Les catholiques d’Orient verront, dans cette décision, un nouveau témoignage de la sollicitude et de l’intérêt tout particulier que les Pontifes romains portent aux Églises séparées, dont, à l’exemple de nos prédécesseurs, nous voulons voir se maintenir à jamais, à l’abri de toute atteinte ou danger, les usages liturgiques et règles canoniques légitimes. Puissent, avec la grâce de Dieu et la protection de saint Ephrem, tomber enfin les barrières qui, hélas ! tiennent une si belle portion du troupeau chrétien éloignée de la Pierre mystique sur laquelle le Christ a bâti son Église !


Lorsque Benoit XV, après la guerre, chargeait Mgr de Guebriant, actuellement supérieur de notre Séminaire des Missions étrangères, d’une sorte d’exploration religieuse de la Sibérie [11] ; lorsque, peu de jours avant sa mort, il donnait à un curé de Paris, M. l’abbé Chaptal, la dignité d’évêque, avec la mission d’aviser aux intérêts religieux des nombreux émigrés slaves, le Pontife songeait à ces douloureuses barrières : il voulait qu’on en mit à l’épreuve l’apparente solidité ; il voulait qu’on cherchât les moyens de les abaisser, ou de les écarter. On eût dit qu’il avait hérité de Léon XIII le sens et le goût des discrets travaux d’approche, qui, pour reprendre un mot de notre Vincent de Paul, s’abstiennent « d’enjamber sur la Providence, » mais du moins préparent les voies en préparant les âmes.


III. — PROJETS DE RÉUNION ENTRE L’ANGLICANISME ET LES CHRÉTIENTÉS SÉPARÉES DE L’ORIENT

Voilà longtemps que, de temps à autre, des visites s’échangent entre les Églises de l’anglicanisme et les Églises orientales, en vue de créer une sorte de catholicité idéale, plutôt rêvée qu’elle n’est définie [12]. Elles se sont multipliées pendant et depuis la Grande Guerre. Les messages échangés en 1917 entre le patriarche Tykhôn et l’archevêque de Cantorbéry contenaient tous deux cette phrase : « C’est vers l’Eglise chrétienne, unie à travers le monde dans les liens de notre sainte foi, que les yeux humains doivent regarder, aux heures de ténèbres et de confusion, pour obtenir lumière et salut. » Pendant les tragiques malheurs de la Serbie, un archevêque de l’Orient, des étudiants serbes en théologie, trouvèrent dans l’anglicanisme accueil et foyer. Dans ce palais de Lambeth où résidèrent, avant la Réforme, les archevêques catholiques romains de Cantorbéry, et dont le dernier occupant catholique romain, Reginald Pole, réconcilia l’Angleterre avec Rome sous Marie Tudor, une conférence « pananglicane » s’est tenue, en juillet et août 1920 : elle groupa 252 archevêques, métropolitains et évêques de l’anglicanisme, qui voulaient constituer une Eglise « catholique, » c’est-à-dire une Eglise « où tous se sentiraient solidaires en Christ, participant à la vie et à l’esprit du Christ ; » et l’on vit paraître à cette conférence un évêque de Thrace, délégué par le patriarche de Constantinople. Ce sont là des démarches complexes, émouvantes, et qui, par un subtil mélange, recèlent une ébauche d’hommage à l’Eglise de Rome, et tout en même temps, parfois, de sérieuses menaces contre cette Eglise.

Car d’une part, en définitive, ces démarches marquent une atténuation de l’esprit de schisme, qui jadis amena l’Orient a se détacher, à s’isoler ; elles indiquent, suivant les expressions si frappantes de M. Harold Hamilton, que « les chrétiens de la génération présente sont en quête d’un organe d’unité, que les forces centrifuges sont épuisées [13] ; » elles attestent que, dans les établissements religieux issus de la Réforme du seizième siècle, la notion d’une Eglise invisible a cessé de suffire à beaucoup d’âmes, et qu’elles ont, au bout de trois cents ans, commencé de se représenter l’Eglise du Christ comme un être visible, comme un être historique, dont le fondateur fut soucieux d’assurer la prolongation et la perpétuité. « Nous sentons que l’état de division où nous voyons réduit le corps du Christ est intolérable, strictement intolérable. Le titre séduisant du livre de Newman Smyth, Passing protestantism and coming catholicism (Le protestantisme qui passe et le catholicisme qui vient), et tout ce que dit le livre lui-même, représente en Amérique et, je pense, en Angleterre, une réalité. » Ces paroles sont de l’ancien évêque anglican d’Oxford, M. Gore, et les conclusions auxquelles est arrivé ce très érudit chercheur, au sujet du caractère historique de l’institution épiscopale, s’accommodent beaucoup mieux de la foi romaine que des négations du XVIe siècle.

Pareillement, les plumes savantes et ferventes auxquelles, en 1917, le primat de Cantorbéry demandait des Essais sur l’ancienne histoire de l’Église et sur le ministère ont témoigné, dans ce livre qui fait époque, qu’elles conçoivent désormais la primitive Eglise comme une grande communauté fondée par le Christ travaillant par son Esprit dans la personne des Apôtres, et nécessairement unique [14]. Il est permis de voir, dans de pareilles manifestations de science et de piété, des étapes, — je ne dirais pas encore : vers Rome, — mais vers certains horizons romains ; et l’on constate même qu’un certain groupement anglican dénommé Catholic league, assez activement associé au mouvement « anglo-oriental, » cultive avec attrait la dévotion au Sacré-Cœur, au Précieux Sang du Christ, et invite ses membres ecclésiastiques à se placer sous le patronage de saint Charles Borromée et à se servir du bréviaire romain [15].

Et voici se dessiner un autre phénomène, non moins curieux : dans leur aspiration vers une fraternité plus étroite, ce « catholicisme ») anglican et ce slavisme « orthodoxe » étudient les divergences qui les séparent. Le patriarche actuel de Russie, Tykhôn, lorsque, en 1905, il était évêque de l’orthodoxie dans l’Amérique du Nord, ouvrit un jour à un ministre anglican les rangs de son clergé ; mais quelques soubresauts qu’en dussent éprouver les fiertés anglicanes, il tint à ce que ce ministre fût réordonné : Tykhôn pensait, comme l’avait conclu Léon XIII, que les ordinations anglicanes, depuis le XVIe siècle, manquaient de validité. Le théologien anglican Puller, lorsque, en 1912, il vint causer à Pétrograd avec des représentants de l’épiscopat slave, leur demanda : « Que pensez-vous du Saint-Esprit ? Nous croyons, nous, qu’il procède du Père et du Fils. » — « Nous enseignons substantiellement la même doctrine, malgré la différence de formule, » lui répondit l’évêque Euloge, de Khelm [16]. Cet évêque Euloge, c’était un tenace adversaire du Siège de Rome ; et par cette réponse, cependant, il déclarait implicitement que les vieilles discussions théologiques sur le Saint-Esprit, qui jadis brouillèrent Rome et l’Orient, s’étaient désormais apaisées dans la profession d’une foi commune : entre Rome et la Russie, cette barrière-là, du moins, était donc tombée. Et si l’Eglise russe osait suggérer à des ministres anglicans cette idée que leur ordination avait besoin d’être renouvelée, n’était-ce pas une première brèche dans ces susceptibilités séculaires qui leur interdisaient d’admettre que leurs ordres fussent devenus invalides et d’accepter que Rome les ordonnât à nouveau ?

Les ententes mêmes qu’on ébauchait à l’écart de Rome semblaient ainsi faire augurer que certains obstacles historiques, longtemps dressés entre Rome et l’Eglise anglicane, entre Rome et les Eglises slaves, s’abolissaient ou tendaient à s’atténuer.

Mais, d’autre part, dire que ces ententes s’ébauchaient à l’écart de Rome, c’était parfois trop peu dire ; car, chez quelques-uns de ceux qui y travaillaient, prédominait le désir de constituer dans l’univers actuel une nouvelle nuance de catholicité en face et à l’encontre de l’Eglise romaine. Des organes très hostiles au Saint-Siège, comme la Revue Internationale de théologie, que publièrent longtemps à Berne les « vieux-catholiques, » se plaisaient à développer, sous la rubrique : « union des Eglises, » un programme de mobilisation commune contre Rome. Antipapiste, aussi, se montre le Phanar, sur les rives du Bosphore : on remarqua beaucoup, en 1919, la résolution qu’affichait le pro-patriarche de Constantinople, dans une interview donnée à un publiciste grec, d’évincer le pape de toute conférence « pan-chrétienne, » si celui-ci « ne renonçait absolument à toute idée de prosélytisme et à toutes revendications tyranniques de primauté [17] ; » et l’accent nettement antipapiste avec lequel la Vérité Ecclésiastique, revue officielle du Phanar, souhaitait en 1920 que Constantinople devînt un centre pour toutes les Eglises orthodoxes, ne passa pas inaperçu [18].

L’Eglise anglicane, elle, apporte dans ses démarches à l’endroit des autres Eglises un état d’esprit plus complexe. « L’anglicanisme en général, écrit M. Ronald Knox, n’est pas un système de religion ni un corps de doctrines, mais un sentiment et une tradition. » On ne saurait mieux dire ; et dans ce sentiment, dans cette tradition, voisinent un certain culte du vieux passé chrétien et certaines préventions nationales contre Rome, un désir d’unité et une crainte parfois farouche à l’égard du centre de l’unité. Tout cela se concilie tant bien que mal ; ailleurs, cela pourrait s’entreheurter, mais dans l’anglicanisme, tout cela se contrebalance, en une sorte d’équilibre instable que raffermissent au jour le jour de charitables compromis. Depuis le XVIe siècle jusqu’en 1850, au delà de la Manche, on avait assisté au phénomène de la multiplication des Eglises et des sectes : l’esprit « non-conformiste, » conséquence assez logique des principes mêmes de la Réforme, avait cru ratifier, par l’infinie diversité des groupements religieux, la vie multiple de l’Esprit, « qui souffle où il veut. » Mais il y a soixante-quinze ans, des courants contraires apparurent, qui visaient, non plus à l’émiettement, mais au contraire à l’établissement de liens étroits entre l’anglicanisme officiel et les diverses Eglises non-conformistes ; et dans les dernières années ces courants n’ont fait que s’accentuer. On a vu l’évêque anglican de Londres, en 1918, se tourner vers les presbytériens d’Ecosse, et leur dire en substance : « Pourquoi n’accepteriez-vous pas que les modérateurs de vos synodes reçussent la consécration épiscopale ? Et de notre côté, nous envisagerions l’acceptation, dans l’établissement religieux anglican, du système presbytérien des cours ecclésiastiques. » Puis le même évêque, se tournant vers les méthodistes, se demandait si leurs diverses chapelles, dans une Eglise désormais unie, ne pourraient pas être considérées comme des façons de Tiers-Ordre [19].

Mais ces avances de l’anglicanisme officiel à l’endroit des Eglises libres supposent, on le devine, des concessions et des complaisances canoniques, et parfois doctrinales : l’anglicanisme devra, à certains jours, se montrer plus coulant au sujet du contenu de son Credo, et rechercher les demi-silences, les formules atténuées, comme celles qu’adopta, par exemple, la conférence de Lambeth [20]. A la faveur de ces formules faciles, on pourra ne voir dans les « sacrements divinement institués, baptême, communion, » qu’une « expression corporative de la vie en Christ ; » et l’on pourra considérer l’ordination, non pas comme une liturgie sacramentelle dont l’origine apostolique est nettement établie, mais, tout simplement, comme une formalité d’accès au ministère ecclésiastique. Mais si l’anglicanisme, poussé par sa charité même pour les non-conformistes, dévale trop loin sur cette pente, que diront, alors, les Eglises orientales auxquelles, d’autre part, il tend la main ?

M. Gore, en 1918, protesta solennellement contre la consécration comme évêque d’Heresford d’un théologien rétif aux doctrines traditionnelles sur la naissance miraculeuse et sur la résurrection du Christ, le docteur Hensley Henson ; et toute une fraction de l’Eglise anglicane fut très choquée de cette consécration : si l’Etat doit nous imposer de pareils évêques, grondèrent même certaines voix, mieux vaut se séparer d’avec lui [21]. Les théologiens orientaux qui d’un cœur léger fraterniseraient avec des théologiens détachés de la vieille dogmatique risqueraient de sacrifier leur propre tradition religieuse à un mirage d’éphémère union. D’aucuns cependant semblent y incliner : tel, par exemple, le secrétaire général du Phanar, qui, au moment de l’invitation qui lui fut adressée par la conférence anglicane de Lambeth, écrivait : « La réunion religieuse est plus facile avec l’Eglise anglicane, en dépit des divergences, qu’avec n’importe quelle autre Eglise, en dépit des ressemblances. » Il y a beaucoup de finesse dans ce témoignage d’un Oriental : l’ambiguïté même que Maistre signalait dans l’anglicanisme peut échafauder certaines façades d’entente, dussent-elles reposer sur d’occultes ou discrets malentendus.

Mais l’Eglise de Rome, elle, se tient à distance de ces architectures-là : son autorité est éprise de clarté ; et les bienfaits de l’union lui paraîtraient précaires, si elle devait les acheter au prix de certaines réserves mentales. On sait ce qu’elle est, on sait ce qu’elle ne veut pas cesser d’être.

Des manifestations oratoires comme celles de l’évêque anglican F. T. Woods ou de M. N. P. Williams, le fellow d’Oxford, au congrès anglican de 1919, attestent que l’anglicanisme, tout en considérant qu’aucune réunion des Eglises ne sera vraiment satisfaisante si elle n’englobe la grande Eglise latine d’Occident, n’espère pas, pour l’instant, un pareil résultat, et qu’il ne vise à rien de plus qu’à étudier attentivement, pour en tirer profit, ce que M. Williams appelle « le fonctionnement de cette magnifique organisation. » « Aussi longtemps que Rome exigera une soumission préalable, observe mélancoliquement l’évêque Woods, la voie sera barrée de ce côté [22]. » Et lorsque le Phanar se propose, au futur concile « œcuménique » que l’on tiendrait dans Sainte-Sophie, d’inviter le Pape comme président d’honneur, à la condition qu’il ne reconnaisse aucuns conciles postérieurs à 787, l’anglicanisme sait pertinemment que la réponse qu’on recevra de Rome ne différera pas de celle que Bossuet faisait à Leibnitz, lorsque celui-ci souhaitait que la papauté fit bon marché du concile de Trente [23].

Certaines personnalités de l’Eglise romaine regardent pourtant avec plus de confiance que de réserve tous ces germes d’union qui partout fermentent. « Parmi ces débats amorphes et incohérents, écrit un Jésuite anglais, le P. Leslie Walker, ne pourrons-nous pas débrouiller l’action de l’Esprit, qui lentement travaille une étoffe dure à se rendre ? » Chicaner la conférence de Lambeth sur certains points techniques de théologie, il le pourrait assurément, mais il préfère noter avec joie, avec émotion, l’esprit d’espérance, l’esprit de repentance, qui anime l’appel adressé par cette conférence à toute la chrétienté ; il préfère constater l’importance accordée par ces évêques à cette Eucharistie dont le Siège Romain fut toujours le défenseur, et le souci qu’ils témoignent d’en finir avec certain esprit d’exclusivisme national qui longtemps distingua l’anglicanisme, et de reconstituer « le fellowship de la grande unité ; » et les visions qui flottèrent devant les membres de la conférence de Lambeth lui paraissent avoir une force dynamique dont l’avenir révèlera les effets. Il apparaît au P. Leslie Walker que toute Eglise qui conserve des éléments du christianisme garde implicitement, bien qu’elle n’en ait pas conscience, tout le reste de la doctrine [24], et que les contacts qui s’établiront entre l’Eglise romaine, telle qu’elle est, et toutes ces Eglises en travail d’union, les aideront à ressaisir et à cueillir, sur l’arbre même de leur foi chrétienne, certains fruits oubliés, insoupçonnés, qui ne seront autres que les propres apports de la tradition catholique romaine.


IV, — LA CONFÉRENCE MONDIALE PROJETÉE PAR LES ÉPISCOPALIENS D’AMÉRIQUE : LES RÉPONSES DU SAINT-SIÈGE

Tandis que Rome trouvait, dans ces complexes aspirations de l’anglicanisme et du slavisme, des raisons d’espérance, certains messages de l’Eglise épiscopalienne américaine se multipliaient en Europe, et ces messages, dont le premier remonte à 1910, préparaient une « conférence mondiale » (World Conference) pour l’union des Eglises. Les épiscopaliens d’Amérique, dont le culte s’inaugurait, au XVIIe siècle, d’abord à Jamestown, puis à New-York, ont des origines anglicanes : la convention triennale qu’en 1919 ils tenaient à Détroit a prouvé que, tout comme l’Eglise anglicane, ils sont en quête d’un compromis avec les tendances libérales des Eglises « congrégationalistes, » et que, d’autre part, un certain ritualisme proche des liturgies romaines ne les effraie pas [25]. Mais leur anglicanisme, à eux, n’eut jamais la morgue d’un nationalisme insulaire, et jamais la devise de guerre : Pas de papisme ! no Popery ! ne trouva chez eux l’accueil qu’elle rencontrait en Angleterre. M. Manning, recteur à New-York de leur église de la Trinité, et promoteur du projet de conférence, écrivait :


Nous croyons que toutes les communions chrétiennes s’accordent avec nous dans le désir de renoncer à toute opiniâtreté et de se revêtir de l’humilité qui est le propre de Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous devons écouler l’appel de l’esprit divin, humblement et avec sincérité, regrettant notre isolement dans le passé, et nos fautes inspirées par l’orgueil et la suffisance, causes du schisme.


S’adressant à toutes les Églises qui croient effectivement à la divinité du Christ, à l’Incarnation et à la Rédemption, l’Église épiscopalienne, d’après le programme qu’en 1916 elle dessinait, les appelait à confronter leurs points de vue concernant l’Eglise, le symbole, la grâce, le ministère ecclésiastique, les missions ; et pour éclairer leurs discussions, elle leur proposait de s’inspirer des « anciens symboles catholiques de foi, considérés comme la sauvegarde de la foi de l’Eglise. » Pas de compromis latent entre Eglises croyantes et confessions plus détachées du dogme ; pas de concordat diplomatique, s’essayant à sceller une entente par une sorte de « minimisation » de la foi, c’est-à-dire par un appauvrissement du dépôt chrétien [26]. Les épiscopaliens constataient le mal séculaire que la division des Eglises cause à l’idée chrétienne, et l’impatience qu’ont un grand nombre d’âmes, un peu partout, de remédier à ce qu’ils appelaient le péché de la désunion [27] : amour réciproque, estime réciproque, telle était la méthode qu’ils suggéraient. « Nous devons nous pénétrer pour ainsi dire les uns les autres, insistait en 1919 M. Robert H. Gardiner, secrétaire général de la Conférence projetée, et alors nous découvrirons quelque chose de mystérieux qui se passe dans nos âmes, c’est-à-dire, nous découvrirons que tous nous désirons vivre dans le Christ, qu’il n’y a pas de haine entre nous, que nous voulons nous aimer, prier ensemble, participer au même banquet de vie spirituelle, vivre sous la même règle, et mourir avec les mêmes espérances.

Benoit XV était Pape depuis quelques mois lorsque, le 2 novembre 1914, M. Robert H. Gardiner se mettait en rapports avec le cardinal Gasparri, secrétaire d’Etat. « Personne n’ignore, disait-il au début de sa lettre, que le Souverain Pontife Léon XIII, homme d’immortelle mémoire, objet légitime de la plus grande vénération de la part de tous ceux qui se réjouissent de porter le nom de chrétien, consacra surtout son experte sollicitude à promouvoir l’unité chrétienne et à régler les différends qui déchirent le monde chrétien. » C’est en invoquant, ainsi, le souvenir de Léon XIII, que l’Eglise épiscopalienne abordait le Vatican ; et, par l’organe de M. Robert H. Gardiner, elle exprimait ses ardents désirs que l’Eglise romaine, qui « s’est toujours montrée la championne de l’unité chrétienne à recouvrer, » fût propice à la World Conference. Et la lettre se terminait par un cri d’espoir en Dieu, qui, si difficile que fût l’œuvre tentée, se laisserait « fatiguer » et fléchir par les prières de ses fils, « aspirant à la plénitude de la paix. »

En présence de pareilles avances, Rome possède une norme que depuis longtemps elle suit : elle fut fixée par le Saint-Office, en 1864, dans un document destiné aux catholiques d’Angleterre. Il leur fut prohibé d’entrer dans une société qu’avaient fondée des non-catholiques en vue de la réunion des Eglises. Le Saint-Office, en 1919, remettra ce document en lumière, pour éclairer les fidèles de Rome sur l’attitude qu’ils devront observer à l’endroit de la World Conference [28].

Mais d’avance Benoît XV avait généreusement corrigé l’impression d’amertume qui aurait pu succéder à cette inévitable décision. Sur son ordre, à la date du 18 décembre 1914, le cardinal Gasparri avait exprimé aux épiscopaliens les sentiments d’amour du Pape : « De quel amour, leur disait-il, j’ai vu s’enflammer à votre égard l’auguste Pontife, mes paroles ne l’expriment pas. » Il leur affirmait la satisfaction qu’avait ressentie Benoit XV en constatant qu’ils voulaient « plonger leurs regards dans la forme intime de l’Eglise ; » il leur précisait les vœux que formait Sa Sainteté pour « qu’à l’issue de leur travail, séduits par la beauté native de cette Eglise, ils ne permissent plus que le corps mystique du Christ demeurât plus longtemps disloqué. » Et les remerciant au nom du Pape de s’être adressés au Pape, le cardinal Gasparri leur disait : Benoît XV va prier, — prier « d’autant plus, que le Pape, d’après le langage même du Christ, sait être le principe et la cause de l’unité de l’Église, et celui à qui tous les hommes, furent confiés pour qu’il les fît paître. » Au delà même de ces prières ainsi promises, le cardinal voulait entrevoir la réalisation des vœux du Pape, qui sont aussi, disait-il, ceux de Jésus-Christ. « Alors, pas de haine, pas de guerre, pas de larmes ; mais les bienfaisants dons de la paix assureraient le bonheur, même sur terre, à la race humaine qui monte vers la vie éternelle. »

Le premier Noël de la Grande Guerre approchait, lorsque le cardinal Gasparri signait cette lettre : il allait être ensanglanté, et trois autres Noëls après lui. Et le contraste entre le spectacle de l’Europe et le rêve de bonheur, céleste et terrestre, que le Saint-Siège, tenacement, proposait à la race humaine, explique l’émotion qu’éprouvèrent, en recevant ces lignes, leurs destinataires d’Amérique.

Ce fut une émotion joyeuse, qui s’attesta par la réponse, datée du 2 février 1915. Derechef M. Robert H. Gardiner parlait de Léon XIII en remerciant Benoit XV « qui marchait sur ses traces. » « Un de nos écrivains, rappelait-il, a récemment qualifié l’Eglise romaine de noyau vital de tout l’univers chrétien. » Personnellement à son tour, il insistait sur la vénération que les épiscopaliens professaient pour cette grande Eglise, et sur la « douceur » qu’ils éprouvaient en lisant la lettre de Rome. Puis, le 1er mars, au nom du Comité de la World Conference, il renouvelait son merci pour ces prières papales et pour ces « très douces paroles. » « Il n’est pas douteux, continuait-il, que la lecture de votre lettre ne pousse tous les hommes soucieux de l’unité chrétienne à un surcroît d’efforts pour l’acquérir et pour l’affermir. » Il demandait la permission d’adresser une copie du message du Vatican à tous les évêques de l’épiscopalisme, à tous les évêques de l’anglicanisme. Il ajoutait que lorsque la situation européenne le permettrait, des délégués du Comité s’en iraient à Rome, « consacrée par le sang précieux des apôtres ; » et reprenant les vers du poète Prudence, M. Robert H. Gardiner affirmait que Rome avait été divinement établie « pour qu’elle groupât par l’unité d’un seul lien tout ce qui sur terre a droit au nom de chrétien et pour que tous les membres fussent confédérés dans l’unité d’un même symbole. » Au nom de Benoit XV, le 7 avril 1915, le cardinal Gasparri autorisait M. Robert H. Gardiner à propager comme il le souhaitait la première réponse du Vatican, « laquelle, quoique fidèle, n’est pourtant qu’une pâle image de l’amour du Pontife. »

La communauté d’aspirations entre l’Eglise romaine et l’épiscopalisme américain, éloquemment attestée par cette admirable correspondance, trouva, sur les lèvres chrétiennes, un témoignage plus attachant encore. De par le désir de Benoît XV, en 1916, les catholiques romains de l’univers furent invités à réciter, chaque année, durant les neuf jours qui commencent au 18 janvier, — fête de la Chaire de Saint Pierre à Rome, — une oraison pour la réunion des Églises. Les épiscopaliens, en 1918, adoptèrent cette même neuvaine et ce même point de départ, — la fête de la Chaire de Saint Pierre ! — pour faire monter vers Dieu, de leur côté, leurs vœux d’union.

Rome estime, — la jurisprudence du Saint-Office en témoigne, — que les catholiques n’ont pas à faire mettre aux voix, dans une conférence, les titres de crédibilité de leur Eglise, mais l’histoire dira que sur un arrière-plan supérieur qui domine l’inévitable étroitesse des débats humains, la Rome de Benoit XV aima se rencontrer avec l’épiscopalisme américain, pour prier. Et dans cette prière, les fidèles de l’une et l’autre Eglises, avouant implicitement que les péchés des hommes purent de part et d’autre contribuer aux vieilles ruptures, suppliaient Dieu de « ne pas considérer leurs péchés, mais la foi qu’ils professent, » et de leur donner, selon sa volonté, « paix et union <ref> Epistolae nomine SSmi Domini Benedicti XV humaniter missae ab Em. viro Petro Gasparri, C. S. R. E. cœtui virorum delectorum ad congressum orbis christians parandum ut favente Deo controversiae de fide et constitutione Ecclesiae Christi rite dilucidentur atque explorentur. — Batiffol, Le Correspondant, 10 juin 1919, p. 769 à 792. </<ref>. »

Le 16 mai 1919, les délégués de la Commission de la World Conference, faisant leur tour d’Europe, furent reçus par Benoit XV. Ils l’invitèrent à se faire représenter à ces futures assises religieuses. Ils le sentirent animé d’une « bienveillance irrésistible » à leur endroit, et, tout en même temps, tenu à distance de la conférence par une « rigidité inébranlable. » A l’issue de l’audience, Mgr Cerretti leur remettait une note, où d’avance avait été rédigé le langage même que le Pape venait de leur tenir. Elle était ainsi conçue :


« Après les avoir remerciés de leur visite, le Saint-Père déclara qu’en sa qualité de successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ, il n’avait pas de désir plus ardent que celui d’une seule bergerie et d’un seul pasteur. Sa Sainteté ajouta que l’enseignement et la pratique de l’Église catholique romaine à l’égard de l’unité de l’Eglise visible du Christ étaient bien connus de tout le monde ; il s’ensuivait que l’Église catholique ne pouvait prendre part à un congrès de la nature de la Conférence universelle. Cependant, Sa Sainteté n’entend pas du tout désapprouver le Congrès en question pour ceux qui ne sont pas unis à la chaire de saint Pierre ; au contraire, il désire ardemment et il prie pour que ceux qui prendront part au Congrès, au cas où il deviendrait une réalité, puissent, par la grâce de Dieu , voir la lumière et se réunir au chef visible de l’Église par lequel ils seront reçus à bras ouverts.


La World Conference n’est encore qu’un projet, mais les Eglises anxieuses et chercheuses qui s’y donneront rendez-vous savent, par ce récit même des épiscopaliens américains, que les bras de la papauté leur sont ouverts.


V. — LE NOUVEAU PONTIFICAT

Des Etats qui affluent à Rome pour causer, et pour régler pacifiquement, d’accord avec le Siège de Pierre, toutes ces questions de mitoyenneté qui toujours subsistent entre spirituel et temporel, lors même qu’ils se proclament séparés ; des Eglises qui regardent vers Rome avec un mélange d’attrait et de crainte, et qui volontiers fraterniseraient avec Rome, mais qui refusent encore de concevoir l’union comme Rome la conçoit, et qui cependant, tout en hésitant devant l’acte de docile confiance qui serait l’inévitable condition de cette union, sentent de plus en plus subtilement qu’une chrétienté construite en dehors de Rome ne répond pas au rêve et au besoin d’unité plénière : voilà les deux spectacles qu’a sous les yeux, en prenant la tiare, le cardinal Achille Ratti, devenu Pape sous le nom de Pie XI.

Ces deux spectacles, tels quels, sont un succès pour l’Église. Car le premier d’entre eux témoigne que les Etats qui se prétendaient souverains ont définitivement reconnu leur incompétence dans le domaine spirituel et la nécessité de s’accorder avec Rome dans les questions où spirituel et temporel voisinent et se compénètrent ; et le second spectacle atteste que les Eglises qui s’étaient piquées d’être affranchies aspirent aujourd’hui, au nom même de leur désir de vitalité chrétienne, à renouer certains liens, — liens fraternels, disent-elles encore ; — et Rome est toute prête à leur faire sentir que, si elle conçoit ces liens, elle, comme des liens filiaux, ce seront toujours des liens d’amour, et que « c’est d’elle que découlent, pour tous les chrétiens, comme déjà l’affirmait saint Ambroise <ref> Sur ce texte de saint Ambroise, voir Batiffol, The Constructive Quarterly, décembre 1919, p. 575-576. </<ref>, la prérogative de se sentir vraiment en communion. »

Mgr Achille Ratti, devenu, au matin du 6 février 1922, le dispensateur de cette prérogative auguste, fut connu, de longues années durant, comme un studieux et heureux chercheur, à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan. Il en fut d’abord l’un des deux « docteurs, » et puis en devint le préfet, à la mort de Mgr Ceriani, qu’il appelle quelque part, d’un mot bien touchant, « mon vénéré presque père. » Il aimait tant son Ambrosienne, que lorsqu’en 1912 Pie X le fit venir à la Bibliothèque Vaticane, il n’émigra pas sans chagrin, ni même sans quelque résistance. Notre Département des Manuscrits, à la Bibliothèque Nationale, conserve de Mgr Ratti trois lettres écrites à Léopold Delisle, hommage à la « bonté généreuse, » à « l’étonnante force et fécondité de travail » de l’illustre savant français. Donnant un jour à Léopold Delisle des nouvelles de Mgr Ceriani, le prélat lui disait : « Le bon Dieu le conserve avec vous, pour bien des années encore, à notre vénération, à notre affection, au bien de nos bibliothèques et de ceux qui leur appartiennent ! » On sent, dans ces lignes, toute la tendresse d’un bibliothécaire pour tout ce que la poussière des manuscrits recèle et projette de lumières, et toute sa tendresse, aussi, pour la corporation des grands bibliothécaires, qui savent à leur façon redire le mot de la Genèse : Que la lumière soit ! M. Emile Châtelain, M. Omont, le regretté Léon Dorez, avaient, eux aussi, dans le préfet de l’Ambrosienne, un actif correspondant ; et lorsqu’en 1910 un volume de Mélanges fut offert à M. Emile Chatelain par ses amis et disciples, Mgr Ratti figurait au nombre des collaborateurs ; par une courtoise attention, les pages qu’il y publiait avaient trait aux soixante-dix manuscrits récoltés en France pour l’Ambrosienne, au début du dix-septième siècle, par l’érudit pèlerin qui s’appelait Antonio Olgiati.

L’Archivio historique lombard, les Comptes rendus de l’Institut lombard, le Journal historique de la littérature italienne, bénéficièrent à maintes reprises du labeur du prélat : labeur minutieux et varié, sans cesse mis en branle par les multiples trouvailles que promettent les recoins de l’Ambrosienne. Le texte de Juvénal et l’iconographie de Pétrarque, l’histoire monastique de la Lombardie et l’histoire politique de son illustre prédécesseur Pie II, lui sont très redevables : dans les dédales d’une bibliothèque, ce grand fouilleur savait trouver les sentiers non battus, et s’y engager, délibérément, pour le plus grand fruit de la science.

Grand alpiniste en sa jeunesse, explorateur passionné du Mont Rose, du Mont Cervin, du Mont Blanc, on le sentait tout heureux, dans ses articles de la Revue mensuelle du Club alpin italien, lorsqu’il avait découvert, au travers des glaciers, quelque chemin que le pied des hommes n’avait jamais foulé, et fait ainsi quelque expédition qu’un Macdonald, un Durier et autres familiers des Alpes, avaient d’avance proclamée incroyablement difficile et quasiment impossible <ref> Voir spécialement le curieux récit relatif au Mont Blanc (Rivista mensile del Club alpino italiano, IX, 1890, p. 326-330). </<ref>. Il apportait, dans son escalade des rayons de l’Ambrosienne, la même intrépidité d’allure, le même goût de la découverte inédite, le même souci critique de rectifier les erreurs, lourdes ou légères, qui, comme une maligne ivraie, s’éternisent dans le champ de la science.

Certains traits de cette vie savante rappelaient la nomade initiative des érudits du XVIIe siècle. Bénédictins ou Bollandisles, courant l’Europe en quête de manuscrits ; un jour de l’année 1900, on vit Mgr Ratti survenir sur les ruines de ce qui fut l’abbaye de Bobbio, et demander à tous les échos ce qu’étaient devenues les innombrables richesses littéraires et historiques autrefois conservées dans ce beau foyer de culture : personne, hélas ! ne pouvait même lui signaler l’emplacement précis où s’était élevée la bibliothèque de Bobbio. Il trouvait pourtant, en cherchant bien, trois procès-verbaux de la liquidation de cette bibliothèque durant la période révolutionnaire, et son imagination fertile en espoirs, — tout grand bibliothécaire est un optimiste, — l’amenait à supposer qu’en France, qu’à Cambridge, on retrouverait peut-être, éparpillés, quelques-uns de ces trésors dispersés. Une somptueuse et savante plaquette sur les dernières destinées de la bibliothèque et des archives de Saint-Colomban à Bobbio confiait au public ses déceptions et ses espérances : ainsi n’avait-il constaté l’envol des manuscrits que pour aspirer à les rattraper en quelque coin d’Europe.

Dans son dépistage des manuscrits qui jouaient à cache-cache, le futur Pape connut parfois d’authentiques joies sacerdotales. L’Ambrosienne, en particulier, lui ménagea un jour une trouvaille mystique de grand prix. Il admira toujours beaucoup les Exercices de saint Ignace, « ce livre, écrit-il, qui tout à coup s’affirme et s’impose comme le code le plus sage, le plus universel, du gouvernement spirituel des âmes, comme une source inépuisable de la piété la plus profonde en même temps que la plus solide, qui excite irrésistiblement et guide en toute assurance à la conversion, à la plus haute spiritualité et à la perfection ; comme une méthode appuyée sur une expérience acquise et consommée, et sur la connaissance merveilleuse, pour ne pas dire miraculeuse, des secrets psychologiques les plus profonds et les plus compliqués [29]. » Or il advint à Mgr Ratti de surprendre, en deux manuscrits, saint Charles Borromée lui-même en train d’élaborer une méthode pour l’application et la pratique des Exercices ; et ce fut pour le préfet de l’Ambrosienne l’occasion d’enrichir d’une page nouvelle, tout à la fois, l’histoire de Charles Borromée et l’histoire du livre d’Ignace.

Une autre fois, dans un manuscrit, ressuscitèrent devant Mgr Ratti les vertus ascétiques et les dons mystiques d’une certaine dame milanaise du XIVe siècle, Bonacosa de Beccaloe : il fit imprimer cette vie, telle que la lui livraient les feuillets inédits du vieux Codex. Les savants d’Italie fêtent volontiers les mariages, dans leur entourage, en offrant aux jeunes époux quelque érudite publication, composée spécialement à l’occasion de leurs noces : ainsi fit Mgr Ratti pour la vie de Bonacosa de Beccaloe. Et si d’aucuns eussent été surpris qu’il mît ainsi dans une corbeille nuptiale une page d’ascétisme médiéval, d’avance il leur répondait dans sa préface :


Le spectacle de l’héroïsme est utile à tous ; car tous sont, même sans en avoir conscience, mais irrésistiblement, élevés et rendus meilleurs ; pour tous il en résulte une exhortation secrète à remplir plus noblement les devoirs ordinaires de la vie, à servir plus dignement et glorieusement des institutions et des causes auxquelles les héros qui méritent leur nom ont tout sacrifié. Ainsi même s’élève le niveau moral moyen du grand nombre. N’en advient-il pas ainsi, dans tout champ de l’activité humaine ? Les grands auteurs élèvent le niveau des littératures, les condottieri généreux et héroïques font les grandes armées, et, pour rentrer dans un ordre de choses plus modeste et plus quotidien, le haut alpinisme prépare le tourisme général.


Les humanistes chrétiens du XVe siècle eussent aimé ce langage, et la foi qu’il dénote dans la rayonnante influence de toute noblesse et de toute beauté sur la vie commune de la foule humaine. Inaugurant en décembre 1921 la nouvelle Université catholique de Milan, le cardinal Ratti, dans son discours, .s’attachait h. compléter la devise de l’Œuvre internationale des congrès scientifiques catholiques, La science pour la science ! telle était cette devise. — La science pour la science et pour la vie, corrigeait-il, reprenant ainsi les plus saines traditions du grand humanisme chrétien, qui demandait à la culture, non point seulement une jouissance, mais une orientation, et non point seulement un attrait, mais une discipline.

C’était par surcroit une science libre et franche que la science de Mgr Ratti, une science virilement résolue à ne point cacher les taches qui purent ternir certaines figures d’Église : dans une note qu’il lisait en 1897 au Congrès scientifique des catholiques à Fribourg, — note consacrée à quelques lettres du célèbre cardinal Mathieu Schinner retrouvées à l’Ambrosienne, — il ne craignait pas de dire que « ces documents ne déposent pas en faveur de l’anépotisme de Jules II, » et qu’un certain Jean Schinner, légataire du cardinal, était, hélas ! un péché de jeunesse du futur prince de l’Église.

Il faut une loupe pour le travail de bibliothèque ; mais malheur à ceux pour qui le monde entier se ramasse dans leur loupe ! L’esprit de pointilleuse recherche leur voile les grands horizons de l’histoire ; pareils à ces naturalistes auxquels le ciron cache l’infini, au lieu de le leur révéler, la minutie même de leur regard les rend incapables de voir grand. Ce qui faisait au contraire l’attrait des opuscules érudits de Mgr Ratti, c’est que volontiers ils débutaient ou s’achevaient par un ample coup d’œil sur la philosophie de l’histoire : on le croyait encore courbé sur les pages d’un manuscrit, et déjà son élan d’alpiniste l’exaltait sur les cimes. Au début d’une très minutieuse étude sur la piété eucharistique dans le Milan d’autrefois, surgissait cette imposante définition :


L’histoire, c’est le tissu vivant des faits, tissu dans lequel les pensées et les actions des hommes et de Dieu s’unissent, s’enchevêtrent, semblent parfois se confondre, se traverser, s’empêcher tour à tour, toujours avec cet effet final, de composer cet admirable plan providentiel, où domine en toute souveraineté et se manifeste en toute évidence l’amour de Dieu pour les hommes.


Ailleurs, après s’être usé les yeux scrupuleusement sur les antiques documents de l’abbaye de Chiaravalle, Mgr Ratti, en quelques mots de conclusion précis et nuancés, formulait l’exacte importance du détail en histoire.


Comme les lignes résultent de points, expliquait-il, ainsi les grands traits historiques d’une époque et d’un pays ne peuvent être rendus d’une façon plus véridique, plus efficace, que par celui qui, tenant sous son regard une plus grande masse de détails, sait fondre ces détails en une synthèse lumineuse et vitale, en les ramenant aux causes d’où ils procèdent et aux lois qui les gouvernent [30].


Il était naturel qu’un chercheur aussi entreprenant et d’autre part aussi expert à dominer son sujet, à maîtriser sa méthode, fût un éveilleur d’énergies scientifiques : Mgr Ratti était l’un de ces travailleurs qui savent faire travailler. Son rêve d’une Italie savante s’esquissait sans détours dans un article qu’il consacrait aux publications de diplômes pontificaux entreprises par un professeur de Gœttingue [31] ; il lui semblait que l’érudition italienne devait prendre sa place dans les études d’histoire de la papauté ; il mettait dans cet appel un accent d’animateur, pressé d’embaucher ses compatriotes dans le vaste chantier du travail historique.

Et c’est avec émotion, avec une vraie gratitude à l’endroit des initiatives scientifiques de Léon XIII, qu’il regardait au loin cette bibliothèque et ces archives du Vatican, « où s’était constitué, disait-il, un permanent congrès scientifique international, un congrès qui, s’il ne se pare point des accessoires plus ou moins scientifiques des congrès proprement dits, en garde les avantages les plus substantiels et les plus importants, entre autres, les immenses facilités de connaissance mutuelle entre chercheurs, d’échange des idées, d’échange des services [32]. »

De-par la volonté de Pie X, Mgr Ratti, à partir de 1912, devint le vice-préfet de cette active Bibliothèque Vaticane ; il en fut en 1914 le préfet. Il avait désormais, dans l’armée de l’humanisme, son bâton de maréchal, et l’Europe savante se disposait à le visiter, de longues années durant, dans le cadre vénérable où la pensée antique et la pensée médiévale sont mises par l’Eglise à la disposition du savoir humain. Et peut-être si la Grande Guerre ne fût pas survenue, Mgr Ratti besognerait-il encore, calmement, fructueusement, dans ce coin-là du Vatican.

Mais en jetant les yeux sur cette Europe orientale où brusquement s’offraient à l’Église de nouvelles occasions d’accès, en jetant les yeux sur le reste du monde, où les Annuaires diplomatiques, un peu partout, recommençaient d’enregistrer des noms d’ambassadeurs ou de ministres accrédites auprès de Sa Sainteté, Benoît XV se rappela qu’au XVe siècle, aurore de l’âge moderne, l’humanisme chrétien avait eu la double gloire de rendre au Saint-Siège un double service.

C’est parmi les humanistes que s’était peu à peu formée, pour la Curie romaine, toute une école de diplomates, un Cesarini, un Landino, un Silvius Piccolomini, experts à trouver dans l’histoire du passé une politique d’avenir ; et ce Concile de Florence, qui avait un instant fait luire sur les Églises d’Orient et d’Occident un magnifique arc-en-ciel d’union, n’avait-il pas été, surtout, un rendez-vous de l’humanisme oriental et de l’humanisme occidental, en vue de l’unité chrétienne ? L’acte d’union lu par l’illustre Bessarion avait attesté, pour un moment au moins, l’efficacité du rendez-vous. Il apparaissait à Benoît XV que la culture humaniste pouvait rendre à l’Église du vingtième siècle les mêmes services qu’elle avait rendus à celle du quinzième, et même de plus grands.

Un jour de printemps, en 1918, il jugea qu’aux heures que traversait l’Église la place de cette culture, qu’incarnait avec tant d’éclat Mgr Ratti, n’était plus, pour l’instant, à la Bibliothèque Vaticane, mais là-bas, aux Marches de l’Est, en cette Pologne qui venait de ressusciter. Il fit de lui, à Varsovie, un visiteur apostolique, et puis, un an plus tard, un nonce : il le mit aux écoutes, ainsi, du vaste monde slave, aux écoutes de toutes les susceptibilités nationales. Ainsi se complétèrent pour le docte polyglotte, par le contact avec les hommes, quarante ans de contact avec les livres ; aux leçons de l’histoire succédèrent pour lui les visions contemporaines. Il fut au berceau de la Pologne renaissante ; il la sentit revivre ; il eut de superbes joies de savant en la voyant, dès l’heure même de son renouveau, s’occuper tout de suite de fonder une grande université pour servir, là-bas, la civilisation chrétienne. Il était, là aussi, virilement tenace au poste, prêt aux pires éventualités, lorsqu’un instant fondit sur le jeune État une menace que certains crurent mortelle, celle de l’invasion bolchéviste ; il applaudit l’aide que prêtait à la Pologne la science militaire du général Weygand. Sur l’ordre du Pape, ses regards durent se porter vers la Russie, vers la situation religieuse nouvelle qu’y créait la Révolution : il fut le premier émissaire du Saint-Siège qui ait pu frôler ces réalités si neuves, et si grosses d’imprévu. En Pologne même, il se trouvait en présence d’une Eglise en trois morceaux : la vie religieuse, dans l’ancien tronçon autrichien, s’était maintenue sans entraves et sans heurts ; mais nombreuses étaient, dans la Posnanie naguère prussienne, les paroisses qui souffraient d’avoir des curés allemands ; et, dans la portion de Pologne qui la veille appartenait à la Russie, le regard de Mgr Ratti se posait sur des évêchés vacants, sur des séminaires fermés, sur des sanctuaires désaffectés. En peu de mois, ses négociations avec l’Etat polonais rendirent à la vieille Eglise de Pologne, désormais unifiée, une vie normale et prospère. Puis, dans cette même ville de Varsovie, de 1919 à 1921, deux ans de nonciature le jetèrent, bon gré mal gré, dans la bagarre des nationalités qui de toutes parts semblaient aspirer à dire : Je lutte, donc je suis. Ce bastion avancé de l’Eglise romaine, qu’était tout d’un coup redevenu Varsovie, fut pour lui un magnifique observatoire, où confinaient sous son regard les remous des catastrophes orientales et les remous des catastrophes européennes.

Après cinq mois de passage sur le siège de Milan, le voici désormais conducteur de cet univers dont il put, sur le sol de Pologne, ausculter les innombrables frémissements : en une minute désormais historique, du haut du balcon extérieur de Saint-Pierre, il l’a regardé, il l’a béni ; et la cime d’où cette bénédiction planait apparut plus altière, plus proche du ciel, que ces glaciers alpins où jadis se jouait son pied d’explorateur.

Lorsque du haut de la Colline Vaticane Pie XI interrogera l’horizon, lorsqu’il y dessinera lui-même, de sa main même de chef responsable, certaines possibilités d’avenir, lorsque, projetant ses volontés sur cet indécis horizon, il priera Dieu pour qu’elles deviennent des lueurs, et pour que ces lueurs soient des guides, et lorsqu’il préparera ainsi, au jour le jour, les siècles qui viendront après lui. Pie XI, dans cette tâche auguste, ne s’inspirera pas seulement des rapports de ses bureaux, il pourra s’orienter par la richesse de ses propres souvenirs, rapportés de Varsovie, et par les innombrables impressions qu’en trois années émouvantes et denses il a recueillies dans les mêlées humaines, avant de gravir le sommet d’où maintenant il les domine.

Pour s’orienter encore, il aura l’immense trésor de lectures qu’accumula toute sa vie. N’allons pas croire que l’érudition du préfet de l’Ambrosienne devienne inutile au pape Pie XI, son pontificat connaîtra probablement des heures fort originales, dans lesquelles s’épanouira et se condensera toute son expérience de savant. Et c’est peut-être parce que savant, qu’il était par excellence l’homme de l’heure. De plus en plus, l’érudition anglicane, solide et subtile, fouille avec une sollicitude fervente le vieux passé chrétien ; un mouvement de science religieuse avait, avant la guerre, commencé de se dessiner en Russie ; un calme esprit de sérénité scientifique anime le programme de rendez-vous que proposent aux diverses Eglises les épiscopaliens d’Amérique. Les polémiques théologiques parais- sent se tourner, de plus en plus, en débats historiques : c’en est fini, ou presque fini, du genre de controverses qu’engageaient contre les docteurs de Rome un Bèze ou un Duplessis-Mornay ; les méthodes employées vis-à-vis d’un Molanus ou d’un Leibnitz par le grand historien trop souvent méconnu qu’était Bossuet, apparaissent aujourd’hui comme les méthodes de demain. Pour diriger ce labeur, auquel l’Institut pontifical créé par Benoit XV pourra s’associer efficacement, nous voyons s’installer sur la chaire de Pierre, pour la première fois depuis longtemps, un érudit de profession. Léon XIII jadis offrit au monde savant, par l’ouverture de la Bibliothèque et des Archives, un admirable champ de travail et un précieux outillage ; Pie XI complétera l’œuvre, en indiquant à l’univers croyant comment ce champ doit être exploité, et comment ces outils doivent être maniés, et comment les beaux élans catholiques de fièvre intellectuelle peuvent préparer, à brève ou longue échéance. La libre acceptation d’une seule et même vérité par une chrétienté pacifiée, joyeusement unie.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Coolen, Revue pratique d’apologétique, 15 octobre 1919, p. 83-91.
  3. Coolen, Revue pratique d’apologétique, décembre 1920 et janvier 1921.
  4. Nouvelles religieuses, la mars 1918, p. 188. C’est sous le titre significatif : Message du cardinal Boume à la Nation, que le Times publia ce document.
  5. Nouvelles religieuses, 1er avril 1918, p. 218, et 15 juin 1919, p. 379.
  6. Randall, Revue des Jeunes, 10 mai 1920, p. 297.
  7. Battman, Revue des Jeunes, 19 janvier 1921, p. 63-64.
  8. Pierre Iswolsky, Le Correspondant, 10 août 1921, p. 430.
  9. Nouvelles religieuses, 15 avril 1919, p. 232-233.
  10. Batiffol, Popp Benedict XV and the restoration of unity (The constructive quarterly, juin 1918) et Nouvelles religieuses, 1er avril 1919, p. 195-198.
  11. Nouvelles religieuses, 1er décembre 1921.
  12. Voir l’article anonyme du Correspondant, 25 août 1916, p. 708-732.
  13. Batiffol, Revue des Jeunes, 10 septembre 1920, p. 509.
  14. D’Alès, Études, 5 juillet 1019, p. 5-23.
  15. Michel d’Herbigny, Études. 29 octobre 1920, p. 166-170.
  16. Michel d’Herbigny, Etudes, 20 octobre 1920, p. 147-149 et 155.
  17. The Guardian, 16 avril 1919. — Batiffol, Nouvelles religieuses, 1er mai 1920, p. 211-212.
  18. Eccésiastikè Alètheia , 31 octobre 1920 (cité dans les Nouvelles religieuses, 15 février 1921, p. 89).
  19. Batiffol, Le Correspondant, 10 juin 1919, p. 781-786.
  20. Batiffol, Revue des Jeunes, 10 septembre 1920, p. 497-509.
  21. Lord Halifax, Le Correspondant, 25 mai 1918, p, 629-635. — Datin, Études, 20 mars 1918, p. 737.
  22. Coolen, Revue pratique d’apologétique, 1er février 1920, p. 339. C’est un fait épisodique auquel il ne faudrait pas attacher trop d’importance, que cette brochure : No Small Stir [Une grande agitation), dédiée « au Siège de Saint-Pierre et à l’Église principale » et publiée par la société anglicane de Saint Pierre et Saint Paul sous le pseudonyme Diplomaticus. On y lit cette conclusion : « L’appel à l’union ne peut venir que du Principium unitatus, du gardien de la Vigne. Nous ne savons pas si Rome prépare des paroles de paix, mais nous voulons être prêts et avoir nos reins ceints. En attendant, nos yeux sont tournés vers le principal Berger, nous attendons la voix qui s’élèvera de la tombe de Pierre et Paul. » (André de Bavier, Revue des Jeunes, 25 octobre 1917, p. 481-487.)
  23. D’Herbigny, Études, 20 octobre 1920, p. 161.
  24. Leslie J. Walker, The ideal of one world-wide christian Church (The Constructive Quarterly, mars 1921). — Leslie J. Walker, Revue des Jeunes, 10 décembre 1920, p. 507-514.
  25. Lawrason Riggs, Revue des Jeunes, 10 février 1920, p. 305-309.
  26. Sur la conception de l’union des Églises par la réduction du christianisme au minimum, voir quelques pages pénétrantes de M. Calvet, le Problème catholique de l’union des Églises, p. 99-101 (Paris, De Gigord, 1921).
  27. Nouvelles religieuses, 5 juillet 1919, p. 437.
  28. Nouvelles religieuses, 1er septembre 1919, p. 518.
  29. Saint Charles Borromée et les exercices de saint Ignace (Bibliothèque des Exercices, n° 32. Enghien, 1911).
  30. La Miscellanea Chiaravallense e il lîbro dei prati di Chiaravalle, p. 47.
  31. Di un’ edizione critica dei diplomi pontifici fino ad Innocenzo III (Milan, Cogliati, 1903).
  32. Bolla arcivescovile milanese a Moncalieri ed una leggenda inedita di S. Gemolo di Ganna (p. 5. Milan, Confanieri, 1901).