Sur l’authenticité des Discours de La Noue

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SUR L’AUTHENTICITÉ DES DISCOURS DE LA NOUE.


Dans la Revue de Saintonge et d’Aunis du 1er  janvier, M.  Denys d’Aussy consacre une longue étude à mon François de la Noue[1]. Je ne saurais accepter toutes ses critiques[2], mais je n’ai pas l’intention d’engager avec lui — du moins pour l’instant et avant d’avoir réuni de nouveaux textes — une polémique à ce sujet.

Il est cependant une de ses observations qui m’a paru assez importante pour qu’il soit nécessaire de la discuter sans plus tarder. Il s’agit de l’œuvre de La Noue :

Quant à son mérite littéraire, dit M.  d’Aussy (p. 32), il est réel ; mais quelle part doit en revenir à La Noue[3] ? Les nombreuses lettres autographes publiées par M.  Hauser et jointes en appendice à son livre nous ont confirmé dans cette opinion que l’éditeur, Philippe Du Fresne-Canaye, habile écrivain lui-même, imprima à l’ouvrage de La Noue le cachet très sensible de sa personnalité. Que l’on compare à la correspondance authentique le texte des Discours politiques, on verra combien ces discours l’emportent en souplesse, en vivacité, en éclat sur les écrits tracés directement par la plume de La Noue… Un jour, nous n’en doutons pas, quelque philologue précisera la juste mesure dans laquelle l’éditeur de La Noue a remanié ce que ce dernier appelait « ses brouilleries ; » il nous suffit d’indiquer ici cet intéressant sujet d’études.

J’avais tout d’abord pris ce passage pour une simple boutade, écho de la fameuse controverse sur l’authenticité des Mémoires de Talleyrand. Mais M.  D. d’Aussy a certainement voulu faire autre chose qu’introduire le jeu des petits papiers dans l’histoire du xvie siècle ; il a prétendu nous présenter une conjecture formelle, car déjà en 1888, à propos d’une lettre de La Noue publiée ici même[4], il écrivait : « Si elle [cette lettre] n’émane pas de l’illustre capitaine, un seul homme a pu l’écrire, Du Fresne-Canaye, l’éditeur et le correcteur des Discours politiques et militaires. » C’est donc chez M.  d’Aussy un système d’attribuer à Philippe Du Fresne, tantôt comme auteur, tantôt comme correcteur, la responsabilité des écrits qui portent le nom de La Noue.

Je crois avoir déjà montré, — j’espère pouvoir établir encore, chemin faisant, dans cette étude même, — que la Lettre sur la conversion est sortie de la même main que les Discours. Pour ces derniers, M.  d’Aussy ne nie pas que le fond en ait été fourni par le « monceau de papiers qui estoyent jettez pesle-mesle en un coin, » dans le « cabinet » de La Noue, mais il croit que Du Fresne, en éditant ces « brouilleries » à l’insu de La Noue, les a remaniées. Notez qu’il ne s’agit pas de simples changements de détail, mais d’une refonte générale, portant sur la tenue du style et la composition même des morceaux, puisqu’elle aurait eu pour effet d’en faire disparaître « les longues périodes, coupées d’incidentes, la tournure et les expressions archaïques, » de rendre la phrase « moderne, » d’y introduire la « souplesse, » la « vivacité, » l’« éclat, » enfin d’y imprimer « le cachet très sensible de la personnalité » de Philippe Du Fresne.

C’est tout La Noue écrivain qui s’en va, et, au point de vue littéraire, ce nom n’est plus qu’un pseudonyme. Or, sur quoi s’appuie cette conjecture ? Sur deux raisons : 1o Du Fresne était un « habile écrivain, » et la marque de sa personnalité se retrouve dans les Discours ; 2o les lettres authentiques de La Noue sont littérairement trop inférieures aux Discours, pour qu’on ne sente pas, dans ces derniers, la main d’un correcteur. — Je crois pouvoir établir au contraire que : 1o Du Fresne n’a pas remanié et ne pouvait remanier les Discours ; 2o la comparaison entre les lettres de La Noue et ses Discours ne fait que prouver l’absolue authenticité de ceux-ci.

Philippe Du Fresne n’a jamais dit ni laissé croire qu’il eût fait autre chose que d’éditer fidèlement La Noue. Dans sa dédicace au roi de Navarre, il raconte, il est vrai, que La Noue refusait de lui laisser voir ses Discours, sous prétexte que « ne ayant eu autre intention que de tromper le temps, il n’avoit pris nulle peine de les polir ni limer, » mais il ne dit pas que lui, Du Fresne, se soit chargé de ce soin. Il déclare au contraire que ce « butin » lui parut « précieux » et de « grand usage, » et qu’il fit ce qu’il put pour «  persuader l’autheur de le donner au public. » Il semble presque affirmer qu’il n’y a pas une ligne de lui dans le livre, lorsqu’il dit : « Et n’osant outrepasser la tresestroite défense que me fait mon insuffisance de vous offrir rien du mien… »

Admettons qu’il n’y ait là que modestie de bon goût et stratagème d’éditeur. Faut-il croire que c’est aussi pour nous donner le change qu’il a mis au bas du Xe Discours cette note : Ce discours est imparfait ? Note d’autant plus curieuse que le chapitre ne nous paraît pas du tout à nous inachevé. Même note au bas du XVIe, sans que nous y voyions beaucoup plus de raison, si ce n’est qu’il est plus court que les autres, pas plus cependant que le XVIIe. S’il a trouvé ces discours imparfaits, et s’il était dans l’usage de « remanier, » que ne s’est-il empressé de les « parfaire » ? Est-ce pour mieux nous faire accepter ce que M.  d’Aussy appellerait la fable de sa fidélité ? Tels ces vers inachevés de l’Énéide, que les premiers éditeurs se firent scrupule d’élargir à leur juste mesure. Mais tout ne s’explique-t-il pas bien plus aisément si l’on accepte le récit de Canaye lui-même ? il a cru voir, soit à un détail d’écriture, soit à l’ordre des idées, qu’un discours était inachevé, et il l’a dit, ne pouvant s’adresser à La Noue, puisqu’il publiait l’ouvrage à son insu et contre son gré, et ne voulant y mettre, comme il dit, « rien du sien. »

D’ailleurs, à ce moment, son « Virgile, » à lui, était vivant. Mais, après la mort de La Noue, comment n’aurait-il jamais laissé échapper son secret, même en écrivant à des amis ? Ce serait vraiment trop de modestie. — Du Fresne était très lié avec Casaubon, surtout avant sa conversion. Même lorsqu’il fut devenu catholique et ambassadeur à Venise, il entretint avec lui une correspondance amicale. Nous avons les lettres des deux correspondants[5], nous avons des lettres de Casaubon, adressées à d’autres personnes, où il est question de Canaye. À toute ligne, dans ces lettres, il y aurait matière à une allusion aux Discours, si Du Fresne en était l’auteur. Les correspondants y traitent de questions littéraires ou politiques ; ils y entament des controverses religieuses. Casaubon écrit à Lect, le 1er  janvier 1602, et il lui parle de ce qu’il appelle l’apostasie de Canaye. Lect, nous le savons, avait connu La Noue et Canaye lorsqu’ils étaient ensemble à Genève ou à Lausanne ; cependant Casaubon ne lui parle pas des Discours. Le 1er  avril, c’est à Du Fresne qu’il écrit, après un long silence, il ne parle pas davantage du livre de La Noue ; il lui serait cependant si facile d’opposer au Du Fresne catholique et ambassadeur d’aujourd’hui l’écrivain huguenot d’autrefois. Du Fresne lui répond de Venise par une lettre apologétique ; cette lettre a été criblée par Casaubon de notes furibondes (ridiculum, falsissimum, quo ruis ? etc.). Mais ni ces notes ni la lettre ne contiennent le moindre mot qui se rapporte aux Discours.

Ce n’est pas seulement à Casaubon qu’il croit nécessaire d’écrire pour expliquer et justifier sa conversion. Le 20 février 1602, l’ancien président de Castres avertit le ministre de Fages que les réformés peuvent toujours compter sur son appui :

Ce que j’ay fait pour la satisfaction de mon âme, lui dit-il, ne tend point à désirer le mal d’autruy ; au contraire, comme j’ay esté inflexible à toute violence et contraincte, ainsi je favoriseray tousjours ceux qui se résoudront plustost à toute autre chose qu’à se laisser violenter en leurs consciences. Dieu seul amolit et endurcit le cœur de l’homme, Dieu seul illumine les aveugles et ceux qui sont en ténèbres ; provoquons sa grâce par charité, par prières ardentes, par bonne vie, et nous verrons que ce grand schisme incurable au fer et au feu se guerira de soy-mesme[6].

On reconnaîtra ici des idées chères à La Noue : comment Du Fresne ne rappelle-t-il pas qu’il les a déjà exprimées sous le nom d’un autre ? Même silence dans ses lettres du même jour au président de Vignoles et à l’avocat général Boucaud.

Il y a plus : le même jour encore, — il tenait décidément à liquider cette affaire de la conversion, — il écrit sur le même sujet à un Jésuite, le P. Gonteri. Il lui fait l’éloge du P. Possevin : « Si sa grande érudition et les grandes charges dont le Saint-Siège l’a honoré le rendent illustre, la douceur de sa conversation et la sincère affection qu’il a tesmoigné à la France au plus fort de ses misères, et la particulière bienveillance dont il luy plaist m’honorer ne me le rendent pas moins recommandable[7]. » Ce savant Jésuite connaissait fort bien le livre de La Noue[8] : il en avait publié une réfutation en 1594, et, chose assez piquante, il y affirmait que Du Fresne n’avait eu à vaincre chez La Noue que les feintes résistances d’une modestie simulée. Du Fresne serait l’auteur, ou tout au moins l’accommodateur des Discours, et, à huit ans de distance, il ne rappellerait pas que Possevin fut son adversaire ? Silence assez inexplicable dans une lettre où il vante la « grande érudition » du père jésuite, où il cite ses travaux, sa Bibliotheca selecta, sa Bibliotheca theologica. — Il paraît que, dans une lettre antérieure, le P. Gonteri avait conseillé à Du Fresne d’écrire un ouvrage pour encourager ses anciens coreligionnaires à se convertir, car il répond, immédiatement après avoir parlé des travaux que Possevin prépare : « Quant à escrire, Monsieur, c’est une chose à laquelle je ne me sens aucunement disposé pour le présent ; puisqu’il plaist à Dieu que je sois encore occupé en la vocation de la vie active, je désire plustost parler à ma patrie par mes actions et par ma vie et mon exemple que par escrits, qui n’appartiennent proprement qu’à ceux qui meliorem partem elegerunt. » Il ajoute qu’il pourra peut-être, lui aussi, écrire un jour, « s’il plaist à Dieu me donner le loisir. » Pour ne pas parler ici des Discours, s’il avait fait autre chose que les publier, il faudrait vraiment que Du Fresne eût été le plus discret des auteurs et de tous les hommes le moins désireux de gloire.

Les contemporains n’ont jamais hésité à attribuer à La Noue l’œuvre qui porte son nom, et ils en louent le style (les catholiques sont sur ce point d’accord avec les protestants) autant que les idées, sans jamais laisser entendre que ce style pourrait bien ne pas être celui de La Noue[9]. Que nous dira, de son côté, le biographe de Du Fresne[10] ? C’est un Minime, le P. Robert Regnault, qui n’aime guère les calvinistes. Il nous apprend que, lorsqu’il était à Lausanne (c’est-à-dire au temps des Discours), Du Fresne a publié une traduction de l’Organe d’Aristote. Il paraît qu’il avait aussi préparé une Physique et les Livres de l’Âme. Mais Regnault ne rappelle même pas qu’il se chargea d’éditer La Noue.

Chacune de ces preuves, prise isolément, n’est peut-être pas suffisante à ruiner l’hypothèse de M.  d’Aussy. Il n’en reste pas moins que, par son unanimité, ce silence des contemporains et du principal intéressé a quelque chose de surprenant. Mais voyons maintenant ce que valait Du Fresne comme écrivain. Voici comment s’ouvre l’Epistre au roy de Navarre qu’il a placée en tête des Discours de La Noue :

Il avient souvent que ce que nous pensions nous devoir estre fort dommageable nous tourne à grande commodité : ce qu’ayant expérimenté Chion (seigneur de qualité entre les Grecs de son temps), par une sienne lettre, qui se trouve encore aujourd’huy, il remercie les vents contraires, etc.

Reconnaît-on là le style des Discours, et ce tact parfait, si rare au xvie siècle, avec lequel La Noue touche à l’antiquité sans s’y perdre ? Plus loin, il compare La Noue à Xénophon, puis c’est de Mécène qu’il parle, et il emploie deux pages à une pénible imitation de Sénèque. Quel contraste, et quel charme aussi, au sortir de cette lourde préface, d’entendre ces phrases mâles et franches du Ier Discours, si dignes d’un disciple de Calvin : « Ceci doit estre ferme et arresté en l’esprit de chacun, que Dieu est auteur des gouvernemens politiques, etc. » !

Du Fresne nous a laissé trois gros volumes[11] in-folio, qui nous permettent de juger de son mérite littéraire. On dira que ce sont de simples lettres, mais des lettres officielles, souvent écrites au Roi, et que par conséquent l’auteur a dû composer avec soin. Elles sont loin d’être sans valeur. Du Fresne s’y révèle politique fort avisé, il y trace d’intéressants tableaux de l’Europe et surtout de l’Italie, mais j’avoue les avoir lues de fort près sans y trouver des qualités de style proprement dites, rien qui trahisse l’écrivain. J’y découvrirais plutôt de l’enflure, et cet abus de l’antiquité que j’ai déjà signalé[12] : « Les mutations des Grisons, dit-il lourdement, sont si fréquentes et si estranges qu’elles seraient plus capables de faire désespérer Aristote que ne firent jamais celles de l’Euripe tant célébré ; le pis est qu’elles nous importent et à tous leurs alliez, et si sont en danger de s’incancériser dangereusement par la fureur des petits cantons, s’il n’y est promptement pourveu par S. M. » Comme La Noue aurait laissé là de bon cœur Aristote et l’Euripe, quelle vie il aurait donnée à ces petits cantons, lui qui faisait si joliment « frétiller » les étrangers aux portes de la France ! C’est chez Du Fresne, — dans le Du Fresne authentique et incontestable, — ce n’est pas dans les lettres de La Noue qu’il faut chercher « les longues périodes, coupées d’incidentes, la tournure et les expressions archaïques[13]. »

Faut-il ajouter que les idées de Du Fresne diffèrent assez souvent de celles des Discours ? En 1601, un juif portugais lui a dit, à Venise, que si S. M. « vouloit permettre à sa nation d’habiter en France, elle en tireroit de la commodité et peupleroit son royaume de plus de cinquante mille familles de gens aysez et industrieux. » Canaye conseille au roi d’accepter : « d’autant que vostre peuple est fort diminué par ces guerres…, et que tous les autres princes chrestiens ont des juifs en leurs terres et s’en trouvent bien. » On peut juger que l’avis était sage, mais se figure-t-on La Noue donnant un pareil conseil, surtout appuyé de pareils arguments ?

Le Turc même, qui faisait l’horreur de La Noue, Canaye voit en lui un allié fort sortable. Il se félicite presque de la mort de Mercœur, parce que dès lors « le Grand Seigneur n’aura plus d’occasion de se plaindre de veoir des princes de France avec ses ennemis[14]. » Il ajoute même, ce qui est la réfutation du XXIe et du XXIIe Discours : « Quelques remonstrances que l’Empereur puisse faire à S. M., les raisons que vous me contés, Monsieur, sont si fortes et si nécessaires qu’il ne faut pas craindre que S. M. se dispose à rien faire au préjudice de l’ancienne alliance qu’il a avec ledit seigneur. » Qu’est devenu ce brave La Noue, et son affirmation « que les alliances faites par les princes chrestiens avec les Mahumetistes, ennemis capitaux du nom de Christ, leur ont tousjours esté malheureuses, et qu’on ne se doit point allier estroitement avec eux, » et son projet de croisade sous la direction de l’Empereur et du roi Catholique[15] ?

Canaye connaissait bien les Turcs, pour avoir vu Constantinople en 1572. Il avait écrit de ce voyage une relation dont nous ne possédons que la version italienne[16]. Relation intéressante, pleine de détails piquants[17]. La Noue a pu profiter des nombreuses descriptions de sites et de contrées, des renseignements stratégiques et militaires qu’elle renferme et s’en servir pour corriger ces deux discours sur les Turcs composés dans la prison de Limbourg[18]. Mais Canaye est plus curieux qu’irrité par ce qu’il appelle les delicatezze turchesche. Il parle bien de la crudeltà turchesca ; il s’étonne de voir les femmes enfermées au sérail et les bêtes fauves en liberté, mais il est loin de croire que « le gouvernement politique » des Turcs « n’a que le nom, » et qu’ils ne rêvèrent que « la trahison, l’impiété, l’injustice et la cruauté. » Il vante au contraire leur façon de rendre la justice : « Avant que le vizir écoute personne, on observe cette sainte et bonne coutume : il vient un prêtre [un prêtre ! et La Noue disait que chez eux le gouvernement ecclésiastique était « nul » !] qui, après quelques prières, lui rappelle qu’il doit faire justice, lui représentant le jugement de Dieu, lequel le jugera suivant qu’il aura jugé autrui. » Enfin Canaye accompagne chez le Grand Turc un ambassadeur du roi Très Chrétien, et pas une fois il ne songe à se scandaliser des négociations qui s’engagent sous ses yeux.

On reconnaîtra, nous l’espérons, que Du Fresne ne fit que « recueillir et mettre en lumière, » comme dit le titre des Discours, les « brouilleries » que La Noue lui avait confiées. Il nous reste à prouver que La Noue n’avait eu besoin d’aucune aide pour leur donner la forme sous laquelle ils nous sont parvenus.

Remarquons d’abord que le XXVIe Discours, les Observations sur les troubles, tout rempli de souvenirs personnels et d’une allure si originale, n’a pu sortir que de la plume de La Noue[19]. Or, je mets au défi les « philologues » de l’avenir de démêler la moindre différence entre le style de ce discours et celui des précédents. Même dans ces vingt-cinq autres, la fréquence des tournures personnelles : « J’ay vu, j’ay ouy dire, j’ay souvenance, etc. » rend l’hypothèse du remaniement des moins soutenables.

Pour les lettres authentiques, il est certain qu’elles sont écrites avec moins de soin que les Discours. Doit-on s’en étonner ? Ces lettres, — c’est un de leurs mérites, — ne sont pas des épîtres, mais bien de vraies lettres, dans lesquelles La Noue s’entretient familièrement avec ses amis ou avec ses supérieurs de ses affaires ou de celles de l’État. Il n’a pas eu, pour les « polir et limer, » les longs loisirs de cinq ans de captivité. Mais là s’arrête la différence avec les Discours, et les ressemblances frappent quiconque a fréquenté La Noue. Celles qui sont antérieures à 1587, date de la publication du livre, n’en sont parfois que des résumés partiels. La Noue avait écrit « ses brouilleries » dans une pensée d’utilité ; ne les jugeant pas dignes de l’impression, il les gardait dans son cabinet ; mais, comme il ne voulait pas priver son pays des bons conseils qu’il se croyait le devoir de lui donner, il en fait passer la substance dans ses lettres aux grands personnages. De Genève, par exemple, il écrit à Biron, sur les moyens de rétablir la paix, une lettre où il est impossible de ne pas voir le résumé des quatre premiers Discours[20]. Dans l’une comme dans les autres, il affirme que, si la guerre dure, la royauté périra[21] et que le royaume sera « démembré en plus de dix parties ; » mêmes idées sur le rôle du Roi, de la Reine, des princes ; mêmes idées encore dans cette Lettre sur la conversion[22], qu’on voudrait aussi mettre au compte de Canaye. Mais la ressemblance n’est pas que dans les idées et le ton ; elle se retrouve dans les détails. Dans son IVe Discours, il conseille au clergé de renoncer à la guerre civile, « de peur que Messieurs, en voulant contraindre les autres de recevoir leurs opinions célestes, ne viennent à perdre leurs possessions terrestres, ainsi qu’ils ont fait en une grande partie de l’Europe. Et desjà voit-on qu’en France les plus riches membres de leur domaine sont es mains des guerriers catholiques,… ce qui est autrefois avenu en ce royaume, du temps de Charles le Simple[23]. » Que dit-il sur ce sujet dans sa lettre à Biron ? « Aussy s’en ensuit-il la sûreté du clergé, sur la malle duquel plus de sept ou huit mil affamez se jetteront tant grandz que petits, et tous catholiques qui auront engagé leurs biens, afin de se récompenser. Cela s’est veu autrefois du temps de Charles le Simple, etc. » La concordance est aussi parfaite qu’on puisse le souhaiter. Ces idées reparaissent encore dans la Lettre sur la conversion[24].

On retrouve dans les lettres jusqu’aux plaisanteries des Discours. Dans ce IVe Discours, il réclame « un concile national franc et libre[25]. » « Là-dessus, dit-il, nos maistres répondront que si quelque heretique veut disputer, qu’il vienne en la Faculté de théologie… » Mais, dit La Noue, « il n’y a si subtil évangélique qui n’y perdist son latin ; et Aristote mesmes avecques son grec, s’il se trouvoit en la meslée, y seroit très empesché ; car ils ont des argumens plus concluans que ceux de la première figure. Quand doncques ils tiennent quelqu’un qui repugne à leurs opinions…, ils vous luy baillent incontinent un syllogisme à soudre, qui est de feu, d’eau ou de corde,… » — « On m’a encore fort pressé, » écrit-il en 1585, « de conférer avecques des docteurs catholiques[26], ce que j’ay refuzé… Estant au lieu où ils sont, ils ont des arguments qui concluent nécessairement qu’Aristote mesme ne pourrait souldre, car ils font assommer ou noyer ceux qui leur resistent en face. »

Si l’on retrouve dans ces lettres « le cachet très sensible » d’une personnalité quelconque, c’est assurément celle de l’auteur des Discours. J’avoue même que, pour des lettres du xvie siècle, elles me paraissent remarquablement bien composées. Qu’on lise ses lettres du 1er  octobre 1585, celle du 25 octobre surtout, on sera frappé de ce que j’avance[27]. Voyez encore la grande lettre qu’il écrit à Walsingham, de Heidelberg, le 17 août 1588[28]. Elle traite de quatre points : 1o le mariage de sa fille ; — 2o la ruine de l’Armada ; — 3o ses obligations envers les Lorrains ; — 4o la situation de Sedan. Ces diverses parties se suivent sans se confondre, et dans chacune les idées sont rigoureusement rangées à leur place. Pour peu que l’on soit habitué à la composition lâche, traînante et indécise, aux perpétuels retours en arrière qui déparent tant de lettres de ce temps, on reconnaîtra dans celle-ci la marque d’un penseur et d’un écrivain.

Quant au style des lettres, il ne me paraît nullement, — si l’on n’oublie pas qu’elles sont des lettres, — inférieur à celui des Discours. On y retrouve les mêmes qualités de vigueur éloquente : « Nostre France, » écrit-il à Walsingham, « se réveillera-t-elle point au bruit de vostre victoire, pour penser à son relèvement[29] ? » Et, dans cette même lettre, écoutez de quelle façon charmante il parle du mariage de sa fille avec Horatio Pallavicino[30] :

Vous estes vertueux, vous estes mon amy, et, estant revestu de ces qualités, vous ne sçauriez que bien faire. Dites la parolle, je tacheray de l’accomplir et d’y renger la vollonté des autres. Mais je crains qu’il y ayt entre les parties de la dissimilitude, car ma fille est laide et le sr Palavicino est beau gentilhomme. Elle est pauvre, il est riche. Elle n’a esté nourrye es cours, et il est gentil courtizan. Toutefoys j’estime qu’elle a de la piété et de la tempérance. Et qui sçait, s’il l’avoyt veue, s’il en seroit dégousté ? J’ay toujours estimé qu’en tels affaires ung peu de conversation estoyt bien requise, non seullement pour voir l’extérieur, mais pour considérer l’intérieur, où gist les plus fortes racines de l’amityé.

Cette simplicité et cette finesse d’accent, ce joli balancement des antithèses (Elle est laide… il est beau gentilhomme. Elle est pauvre, etc.), cette interrogation tremblante et souriante tout à la fois (Et qui sçait, s’il l’avoyt veue…), c’est là du La Noue, et du meilleur, de celui qui raconta les tribulations d’un alchimiste malheureux[31]. Qu’on me trouve dans les lettres, officielles ou intimes, de Philippe Du Fresne quelques lignes aussi exquises, et j’admettrai la thèse de M.  d’Aussy. Jusque-là je persiste à croire qu’un même La Noue a écrit, lui tout seul, sans avoir besoin de correcteur, et les lettres authentiques conservées dans les dépôts de France, de Belgique et d’Angleterre, et les Discours politiques et militaires, et la Lettre sur la conversion du roi.


H. Hauser.

  1. Rev. de Saint., XVIIIe vol., 1re  livr., p. 22-34.
  2. Inutile de dire que j’en accepte quelques-unes : j’ai eu évidemment tort de croire, sur la foi d’un agent anglais, que La Hunaudaye avait été exécuté à la Rochelle.
  3. C’est nous qui nous soulignons.
  4. Rev. hist., mars-avril 1888, p. 311-323.
  5. Voy. le Casaubon d’Almeloven (t. II, p. 649, 650, 651, 654, 655) et les Έφημερίδες de Russel (t. I, notes, p. 2, 71, et p. 152 et suiv., où il donne cinq lettres de Canaye).
  6. Lettres et ambassades de F.-C., t. I, p. 149.
  7. Lettres et amb., p. 151.
  8. François de la Noue, p. 204.
  9. Voy. ces témoignages dans mon La Noue, p. 201-206.
  10. Cette Vie, de 14 p., est en tête de ses Lettres et amb.
  11. Lettres et ambassade (sic) de M.  Ph. Canaye, sr du Fresne,… tantôt en deux tomes in-fol. (Paris, 1635, le second contenant un récit du procès de Biron par La Guesle, avec pagination spéciale), tantôt en trois (le troisième est de 1636 ; il est consacré au différend de Paul V avec Venise). Ce recueil s’ouvre par une lettre du 18 septembre 1601, et se ferme le 21 septembre 1607.
  12. T. III, p. 707. — Comp. dans une lettre à Montmorency (Bibl. nat., mss., f. fr. 3562, fol. 38) : « Nous n’avons tous deux autre Cynosure que les commandements du Roy. » Trois autres lettres de lui au 3587, fol. 21, 64 et 68.
  13. J’en multiplierais les preuves, si je ne craignais de fatiguer le lecteur. Qu’il suffise de citer cette lettre au roi, du 4 novembre 1601 : « Par mes précédentes du 19 octobre, j’ay donné advis à V. M., comme n’ayant pu estre esclairci au vray de l’intention des princes de la Mirande, j’avois résolu avec M.  de Villiers d’y envoyer un homme d’entendement qui pût accompagner vos lettres de ce qu’il jugeroit à l’œil estre expédient ; afin donc que V. M. voye tout ce qu’il m’a rapporté, je lui envoyé sa relation avec les responses desd. princes, par lesquelles V. M. jugera le peu de désir qu’ils ont d’entrer en affaire avec moy, puisqu’ils me prient de n’aller point chez eux ; et quelque remonstrance, etc. »
  14. I, p. 174, à M.  de Brèves, 11 mars 1601.
  15. « Nos voisins, disait-il, ont trouvé et trouvent merveilleusement estrange de quoy tant de gens doctes et prudens, dont la France a tousjours esté ornée, ayent peu conseiller à nos Rois de s’allier avec eux, voire d’y persévérer longtemps, veu que telles alliances sont infortunées. »
  16. Bibl. nat., mss. Dupuy 238, fol. 23-58. « Voyage de M. de Fresne-Canaye en Levant, 1572. » Copie de plusieurs mains.
  17. Voy. par exemple les dames de Ragusc, la description d’un caravansérail, les femmes dans la rue de Péra (Ma basti delle donne ! s’écrie-t-il après avoir parlé des femine publiche), les caloyers, un mariage grec, le Beïram, Scutari, les mosquées, le Bosphore, etc.
  18. Il pourrait bien lui avoir pris la description de Philippopoli : « È posta in sito belliss. et vaghiss., sopra quatro montagnette in mezzo d’una larghiss. campagna alla riva del Hebro…, » « … est assise en pays très fertile, sur bonne montagnette, au pied de laquelle passe une petite rivière peu gueyable. »
  19. Est-ce un « correcteur » qui aurait appelé Orléans « l’estape des plus joyeux vins de France » ? qui aurait écrit la belle page sur Coligny ? etc.
  20. Voy. Fr. de la Noue, p. 312-313.
  21. Discours, p. 31 (je cite l’éd. in-12 de Bâle, 1588).
  22. Rev. hist., l. c., p. 321 : « Et qui est-ce qui la désire plus que le Roy… ? »
  23. Discours, p. 116.
  24. L. c., p. 320 : « La plus saine part du clergé, voyans tous les benefices estre la remuneration des guerriers… »
  25. Discours, p. 115. Comp. Lettre sur la conversion, p. 321 : «… requerir un concile general, et, au refus, en tenir un national… »
  26. Fr. de la Noue, p. 304.
  27. Ibid., p. 303, 304, 306.
  28. Ibid., p. 315-319.
  29. Ibid., p. 317.
  30. Ibid., p. 316. Voy. aussi p. 230.
  31. Discours, p. 555 et ss. Voy. ce que pense de ces lettres M.  T. de Larroque, Bull. crit., 15 déc. 1892, p. 483-484.