Sur l’avenue sans fin

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Sur l’Avenue sans fin


Au grand Poète Émile Verhaeren.


Le ciel fangeux et bas, sur moi semblait avoir
En ce lugubre jour de malheur et de pluie,
Versé tout le fiel, toute l’écume et la lie
Dont reste inépuisablement vile et remplie
La creuse éternité de sa coupe, infinie.
« C’était à blasphémer ! » et je pleurais ce soir,
En traversant le bois tout noir.
Une apaisante brise avait chassé la pluie
Et je me mis à suivre, sans but ni vouloir,
L’avenue ombreuse et sans fin, qu’immense, double
Et longe le lac des reflets de son miroir.
Et pareils aux lueurs de mes yeux sous le trouble
De mon désespoir,
Vers moi, les regards du lac, vacillaient ce soir,
Comme aux suprêmes pleurs qu’un bon vent sèche ou cueille
Après l’orage, au bord d’un cil ou d’une feuille.
Je levais haut mon front plus triste de les voir ;
Mais, ô vision pire et d’un poignant pouvoir !
Auprès de l’eau plissée, avec le velours noir
De ses arbres, la gravité de sa pénombre
Et son doux ciel aussi ténébreusement clair
Qu’un corps de femme brune au fond d’un antre sombre,
La Nuit, à moitié dévêtue, avait cet air
De subit abandon et les souverains charmes
D’une veuve lasse qu’un sommeil de sa chair
Aurait au bord du lit surprise, à bout de larmes.

À cette heure assoupie et discrète du soir
Où tout devrait songer vers du paisible espoir,
Une voix avinée au timbre monotone,
Péniblement chantonne,
Traînante et fausse au fond du bois tout noir

J’erre à travers le vide,
Le front livide,
Le ventre creux,
Le crâne vide !…

Vers la ville, sous bois,
La chanson brusquement s’endort, comme étranglée.
Tout se tait, puis soudain dans l’ombre d’une allée
Un chant de femme monte et, sinistre, sa voix
Toute voilée,
Au loin se répercute, d’effrois en effrois,
Vers la ville, sous bois :

Gueuse !… je me vengerai
Et je le prendrai
Tous tes amants et tes amies
Les plus jolies !
Et tu sentiras, loin du cœur, loin de ta peau,
Papillonner
Leur baiser ;
Et tu sentiras, vers ton cœur, près de ta peau,
Papillonner les coups de couteau !

Du Songe, retombant, par l’Image, au Réel,
Ma pensée à nouveau, d’un coup s’est abîmée
Puis retourne au chevet de torture où l’Aimée
Se débat sous un mal dont le baiser cruel
Peut la défigurer ou tuer affamée.

 :Et je revois ses bras amaigris et nerveux
Au fond du clair-obscur qu’un rideau tend sur eux,
Sa gorge à moitié nue et presqu’inanimée,
Ses doigts blancs et crispés le long du corps fiévreux
Que, mouillé de sueur, moule un drap qui l’enroule,
Puis, percé de trois trous, pour la bouche et les yeux,
Ce voile de toile hideux
Qui lui fait un crâne au front sans cils ni cheveux,
Comme le masque mort d’une infâme cagoule
Et, dans les orbites ouatés d’ombre et vitreux
De larmes, je devine un regard douloureux
Qui parait me pleurer de suprêmes adieux…

« Non Non ! je me révolte au spectacle odieux
De voir tant d’amour et de charme disparaître
Si laidement !… Non ! Non ! C’est à se haïr d’être ! »
Et je sanglote et je ricane vers les cieux,
Je sens un long frisson d’horreur qui me pénètre
Et la voix haineuse, les dents longues, l’œil fou,
De tout mon être,
Je hurle à cette mort, dans le soir, comme un loup !…

Un bouleau pâle aux bras décharnés, tout d’un coup
S’étire avec des craquements secs de vertèbres
Qui font plonger un cygne, s’enfuir un hibou
Et tressaillir les ténèbres !…
Au loin sous des trembles peureux, l’auguste paix
Du lac redit très bas tous ces échos secrets
De mes angoisses funèbres !…
« Oh ! jamais, ma bonne et ma belle, non, jamais !
Je n’ai tant su, de quel cœur je t’aimais ! »

Pourtant nous vivions deux d’une âme mutuelle !
D’elle je chérissais l’éternité d’instants
Où, durant la langueur d’un silence fidèle,
Sa clairvoyance en moi que l’heure imprégnait d’elle ;
M’avait durablement reflété dans le temps

Comme cette avenue à ce lac parallèle
Qui, de la brune à l’aube et de l’aube au déclin,
Répète rire, effroi, baiser, crime ou querelle
Que, selon le décor des saisons, pêle-mêle
Il réfléchit, passants sur ce vivant chemin
Qui marche et qui vieillit toujours nouveau sans fin ;
Comme cette avenue à ce lac parallèle,
Je lui devais la joie idéale et charnelle
D’avoir senti souvent jusqu’à taire nos voix
Le charme de mirer notre extase jumelle,
Comme cette avenue en ce lac parallèle !…

Et quand j’allais au devant d’elle, que de fois
Vers son front clair d’amour, vers son cœur fou de flammes
J’eus du ciel plein les yeux en traversant le bois,
Ce bois intime où tant et tant nous nous aimâmes,
Corps à corps, avec nos âmes !

Aussi ce bois gardien de nos meilleurs émois
Savait, rien qu’à mes pas, prendre geste et figure
Pour m’évoquer l’aimée : Il imitait la voix
Secrète de sa lèvre et l’embaumé murmure
De ses baisers errants au rythme de nos cœurs.
Suivant les jours il arborait sa chevelure
Ondulée en buissons lourds et couleur de mûre,
Ou se mamelonnait des vermeilles blancheurs
De la neige, au soleil, éclatante et dorée
Comme les tons de miel de sa poitrine ambrée !
Ou, parfois, sous l’arc épais d’un sombre croissant
De broussaille, il me jetait, soudain, à l’orée
D’un sentier, son regard d’un brun fauve et luisant
Tel que, dans l’ombre, l’or en grappe des cytises.
Qu’il fut d’été, d’hiver, de rouille ou verdissant,
Toujours ce bois sacré suscitait mes hantises,
Surtout aux moments doux des heures indécises…
Et, quand son souffle chaud haletait, se grisant
Aux puissantes senteurs qu’expirent les épines

Noires, je rêvais de son cher et rougissant
Sourire et du lent frôlement des mains câlines
Qu’elle ouvrait pour offrir tout en les caressant,
Ses seins veinés de vert, dont les chairs ivoirines
Semblaient avoir dardé leurs dures pointes fines
Dans le sang qui jaillit, en fleurs
Des églantines.
Et ce soir, j’éprouvais d’ineffables douceurs
En voyant, là tout près, un patient lierre
Qui, peu à peu, par ses rampements enlaceurs
S’était haussé hors l’ombre meurtrière
D’un chêne et je songeais qu’en un désir pareil
Elle avait toute femme et toute fière
Poussé le long de moi jusqu’au soleil.



 :Tout à coup,
Brusque piqûre à la chair nue
Et brune du ciel, là-bas, au bout
Des mystères infinis de cette avenue
Et comme du fond de son deuil, voilà que point
Très loin, très loin, presqu’à limite de vue
L’infime point
D’or d’une étincelle si ténue
Qu’elle évoque un vol de luciole perdue
En l’étendue
Opaque d’une orageuse nue.
Avec elle ou jailli d’elle, voilà que point
En très subtile vibrance à peine entendue
L’infime frisson d’ombre d’un point
Sourd et dont la démence bruit plus menue
Qu’au loin
L’aile battante du frêle insecte qui vole,
Cogne et tourne dans un coin
Sombre… On dirait une guêpe avide ou frivole
Qui butine ou lutine, aiguillonne ou frémit
Avec une ardeur folle

Dans cet immense fruit :
Le sein palpitant de la Nuit ;
Et, pareil au changeant velours du bois qui semble
Avoir glissé sur les hanches du ciel, ce bruit
D’ombre parait draper une clarté qui tremble…
Son point sourd maintenant s’aile d’or qui reluit,
Grossit, s’approche illuminant le lourd ensemble
D’une masse informe qui trépide, éblouit,
Gronde, fulgure et très obscurément ressemble
À quelque monstre aux durs regards irrésolus
Mais radieux tout ensemble ;
Monstre dont les yeux fous d’épouvante et velus
D’aveuglants rais de lumière, de plus en plus
Grandiraient effarés par la sûre détresse
De se voir dans le noir de gouffres absolus…
Vertigineusement sa silhouette épaisse,
En des nuages bas, ronfle, roule, progresse,
Ensoleille le sol de ses larges clins d’œil
Tranchants comme des faulx et, derrière elle, laisse
Son ombre au loin traîner de longs crêpes de deuil…
Soudain, les nerfs tendus par l’affolante ivresse
De la vitesse, une femme à l’avant, se dresse
Dans un surnaturel sursaut d’intime orgueil
Et, superbe ainsi qu’une Victoire à la proue
Semble pousser du pied devant soi son cercueil.
Mais à la voir sous ces nuages que secoue
L’occulte tournoiement giclant de chaque roue
Dont les éclaboussures scintillent de feux
Et lui nimbent les flancs de rayons nébuleux,
Elle prend l’air d’un spectre aux deux ailes de boue…
Les traits encagoulés par un masque hideux
Qui lui fait un crâne au front sans cils ni cheveux
Où rampent des lueurs verdâtres d’ossuaire
Et que percent trois trous pour la bouche et les yeux,
Le corps enroulé d’un sarrau gris-poussière
Qui moule avec l’exacte rigueur d’un suaire
Sa svelte et fragile taille de sablier,
Dans un tourbillon de songe, elle passe, altière

Et grêle comme un espoir, ce vol d’éphémère !…
L’âpre saccade d’un rire a fusé derrière.
Sa fuite… aigre rire qu’on eût dit s’enrayer
De tant de joie et dont la dissonance aride
Sous le bois s’élargit, de hallier en hallier
Pareille à l’eau du lac qui certains jours se ride
Jusqu’au ciel, sous l’effroi d’une chute homicide.
Oh ! ce rire de bouche, peut-être sans dents !
Très loin, toujours plus loin, tout là-haut, je l’entends
Se perdre par delà l’horizon, dans le vide !…



Puis tout s’est tu… Muet, va triompher le soir
Dans un calme de mort mais ô subtil pouvoir
Magnétique des sons vers les sons soudain, l’aigre
Rire fanfaron réveille en sursaut d’espoir
La voix par l’ivresse endormie et, plus allègre,
Son chant reprend sous les fourrés du bois tout noir…

J’erre à travers le vide,
Le front livide,
Le ventre creux,
Le crâne vide,
L’œil amoureux
Et le cœur bien heureux !…

Peut-être le bonheur c’est de forcer le Sort
Car devant nous fuit le vide !… marchons ! l’Effort
Grandit l’Espoir ; le jour s’en va, le jour se lève,
Après l’été le vin, après l’hiver la sève,
Ici le val, là-haut le mont, là-bas la grève
Et la mer et du vent… Marchons Marchons encor !
Derrière un horizon d’autres lointains, sans trêve,
S’offrent aux pas poudreux comme aux ailes du rêve !
Suis ta chair qui marche même lorsqu’elle dort !
Car c’est toujours la Vie en route pour la Mort !

Ô Nature éternellement déconcertante
Qui fonds en harmonie infinie et constante
Et la joie et la lutte et le deuil et la paix,
Nature qui refais sans cesse et redéfais
Ton œuvre toujours même et pareille jamais,
Es-tu l’artiste fort à la main mécontente
Qui chaque soir, très las mais hurlant sous le faix
Détruit rageusement ses merveilleux essais
Puis, souriant, s’endort dans la sereine attente
Du jour qui parfera le chef-d’œuvre qu’il tente ?

Si tu l’es, hâte-toi romps le cycle cruel
D’une vie où, sans but qu’un leurre universel,
Tout se meut et se meurt, astres, fruits, fleurs où femmes
Où toi-même en prison sous tes fragiles trames
Tu n’ourdis que tissus d’où s’échappent nos âmes !
Car nous vibrons, hélas d’un vœu de bonheur tel
Que parfois nous vivons loin de nos corps infâmes
L’amour pur et sans fin qu’à seize ans nous rêvâmes
Et nous songeons si haut dans l’abîme du ciel
Que l’homme se sent mûr pour rester immortel !



Et pris d’un renouveau d’énergie et d’espoir
Je marchais vers la Tour de lumière tranquille
Et veilleuse, qu’allume en plein ciel, sur la ville,
Chaque retour du soir,
Puis, calme, je franchis l’horreur du bois tout noir


P.-N. Roinard