Sur l’eau (Maupassant. Dessins de Riou)/05

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Marpon et Flammarion (p. 145-163).

Saint-Raphaël, 11 avril.


Nous avons eu, pour venir ici, un temps délicieux, une petite brise d’ouest qui nous a amenés en six bordées. Après avoir doublé le Dramont, j’aperçus les villas de Saint-Raphaël cachées dans les sapins, dans les petits sapins maigres que fatigue tout le long de l’année l’éternel coup de vent de Fréjus. Puis je passai entre les lions, jolis rochers rouges qui semblent garder la ville et j’entrai dans le port ensablé vers le fond, ce qui force à se tenir à cinquante mètres du quai, puis je descendis à terre.

Un grand rassemblement se tenait devant l’église. On mariait là-dedans. Un prêtre autorisait en latin, avec une gravité pontificale, l’acte animal, solennel et comique qui agite si fort les hommes, les fait tant rire, tant souffrir, tant pleurer. Les familles, selon l’usage, avaient invité tous leurs parents et tous leurs amis à ce service funèbre de l’innocence d’une jeune fille, à ce spectacle inconvenant et pieux des conseils ecclésiastiques précédant ceux de la mère et de la bénédiction publique, donnée à ce qu’on voile d’ordinaire avec tant de pudeur et de souci.

Et le pays entier, plein d’idées grivoises, mû par cette curiosité friande et polissonne qui pousse les foules à ce spectacle, était venu là pour voir la tête que feraient les deux mariés. J’entrai dans cette foule et je la regardai.

Dieu, que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au moins, je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race humaine est la plus affreuse. Et là-dedans une odeur de peuple flottait une odeur fade et nauséabonde de chair malpropre, de chevelures grasses et d’ail, cette senteur d’ail que les gens du Midi répandent autour d’eux, par la bouche, par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum.

Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir, ne distinguent leur hideur et leurs émanations que lorsque nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur.

L’homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gros ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.

Jadis, aux premiers temps du monde, l’homme sauvage, l’homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L’exercice de ses muscles, la libre vie, l’usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l’élégance de la forme que donne seule l’agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l’homme intelligent cette grâce et cette élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins du corps, les jeux de force et de souplesse, l’eau glacée et les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté humaine ; et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu’étaient les corps de ces grands artistes.

Mais aujourd’hui, ô Apollon, regardons la race humaine s’agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l’étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu’il soit nubile, arrivent à l’adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.

Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l’homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu’on voit aux musées d’anthropologie.

Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure !

D’ailleurs, j’ai, pour une autre raison encore, l’horreur des foules.

Je ne puis entrer dans un théâtre ni assister à une fête publique. J’y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux, comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et mystérieuse. Et je lutte en effet contre l’âme de la foule qui essaye de pénétrer en moi.

Que de fois j’ai constaté que l’intelligence s’agrandit et s’élève, dès qu’on vit seul, qu’elle s’amoindrit et s’abaisse dès qu’on se mêle de nouveau aux autres hommes. Les contacts, les idées répandues, tout ce qu’on dit, tout ce qu’on est forcé d’écouter, d’entendre et de répondre agissent sur la pensée. Un flux et reflux d’idées va de tête en tête, de maison en maison, de rue en rue, de ville en ville, de peuple à peuple, et un niveau s’établit, une moyenne d’intelligence pour toute agglomération nombreuse d’individus.

Les qualités d’initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme isolé, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d’autres hommes.

Voici un passage d’une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751), qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l’esprit dans toute nombreuse réunion :

« Lord Macclesfield qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l’un des plus grands mathématiciens et astronomes de l’Angleterre, parle ensuite, avec une connaissance approfondie de la question, et avec toute la clarté qu’une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l’unanimité, bien injustement, je l’avoue.

« Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule ; quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage de la raison pure. C’est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu’il faut s’adresser.

« Une collectivité d’individus n’a plus de faculté de compréhension, etc… »

Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite souvent d’ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l’école scientifique, constitue un des arguments les plus sérieux contre les gouvernements représentatifs.

Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois qu’un grand nombre d’hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à côte, distinctes, différentes d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, qui est une résultante inanalysable de la moyenne des opinions individuelles.

C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme.

Une diction populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». Or pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu’aucune des unités de cette foule n’aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements stupides que rien n’arrête, et emportée par ces entraînements irréfléchis accomplit-elle des actes qu’aucun des individus qui la compose n’accomplirait ?

Un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous, et tous, d’un même élan auquel personne n’essaye de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, malgré les castes, les opinions, les croyances, les mœurs différentes, se précipiteront sur un homme, le massacreront, le noieront sans raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s’il eût été seul, se serait précipité au risque de sa vie, pour sauver celui qu’il tue.

Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage ou quelle folie l’a saisi, l’a jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion féroce ?

C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle s’était mêlée à la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve.

Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule.

Les paniques qui saisissent une armée et ces ouragans d’opinions qui entraînent un peuple entier, et la folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples saisissants de ce même phénomène.

En somme, il n’est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps.

C’est à ce mystère qu’on doit attribuer la morale si spéciale des salles de spectacle et les variations de jugement si bizarres du public des répétitions générales au public des premières et du public des premières à celui des représentations suivantes, et les déplacements d’effets d’un soir à l’autre, et les erreurs de l’opinion qui condamne des œuvres comme Carmen, destinées plus tard à un immense succès.

Ce que j’ai dit des foules doit s’appliquer d’ailleurs à la société tout entière, et celui qui voudrait garder l’intégrité absolue de sa pensée, l’indépendance fière de son jugement, voir la vie, l’humanité et l’univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c’est-à-dire de toute crainte, devrait s’écarter absolument de ce qu’on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu’il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées, leurs superstitions, leurs traditions, leurs préjugés qui font ricocher sur lui, leurs usages, leurs lois et leur morale surprenante d’hypocrisie et de lâcheté.

Ceux qui tentent de résister à ces influences amoindrissantes et incessantes se débattent en vain au milieu de liens menus, irrésistibles, innombrables et presque imperceptibles. Puis on cesse bientốt de lutter, par fatigue.

Mais un remous eut lieu dans le public, les mariés allaient sortir. Et soudain je fis comme tout le monde, je me dressai sur la pointe des pieds pour voir, et j’avais envie de voir, une envie bête, basse, répugnante, une envie de peuple. La curiosité de mes voisins m’avait gagné comme une ivresse ; je faisais partie de cette foule.

Pour occuper le reste de ma journée, je me décidai à faire une promenade en canot sur l’Argens. Ce fleuve, presque inconnu et ravissant, sépare la plaine de Fréjus des sauvages montagnes des Maures.

Je pris Raymond, qui me conduisit à l’aviron en longeant une grande plage basse jusqu’à l’embouchure, que nous trouvâmes impraticable et ensablée en partie. Un seul canal communiquait avec la mer, mais si rapide, si plein d’écume, de remous et de tourbillons, que nous ne pûmes le franchir.

Nous dûmes alors tirer le canot à terre et le porter à bras par-dessus les dunes jusqu’à cette espèce de lac admirable que forme l’Argens en cet endroit.

Au milieu d’une campagne marécageuse et verte, de ce vert puissant des arbres poussés dans l’eau, le fleuve s’enfonce entre deux rives tellement couvertes de verdure, de feuillages impénétrables et hauts, qu’on aperçoit à peine les montagnes voisines ; il s’enfonce tournant toujours, gardant toujours un air de lac paisible, sans jamais laisser voir ou deviner qu’il continue sa route à travers ce calme pays désert et superbe.

Autant que dans ces plaines basses du Nord, où les sources suintent sous les pieds, coulent et vivifient la terre comme du sang, le sang clair et glacé du sol, on retrouve ici la sensation bizarre de vie abondante qui flotte sur les pays humides.

Des oiseaux aux grands pieds pendants s’élancent des roseaux, allongeant sur le ciel leur bec pointu ; d’autres, larges et lourds, passent d’une berge à l’autre d’un vol pesant ; d’autres encore, plus petits et rapides, fuient au ras du fleuve, lancés comme une pierre qui fait des ricochets. Les tourterelles, innombrables, roucoulent dans les cimes ou tournoient, vont d’un arbre à l’autre, semblent échanger des visites d’amour. On sent que partout autour de cette eau profonde, dans toute cette plaine jusqu’au pied des montagnes, il y a encore de l’eau, l’eau trompeuse endormie et vivante des marais, les grandes nappes claires où se mire le ciel, où glissent des nuages et d’où sortent des foules éparses de joncs bizarres, l’eau limpide et féconde où pourrit la vie, où fermente la mort, l’eau qui nourrit les fièvres et les miasmes, qui est en même temps une sève et un poison, qui s’étale, attirante et jolie, sur les putréfactions mystérieuses. L’air qu’on respire est délicieux, amollissant et redoutable. Sur tous ces talus qui séparent ces vastes mares tranquilles, dans toutes ces herbes épaisses grouille, se traîne, sautille et rampe le peuple visqueux et répugnant des animaux dont le sang est glacé. J’aime ces bêtes froides et fuyantes qu’on évite et qu’on redoute ; elles ont pour moi quelque chose de sacré.

À l’heure où le soleil se couche, le marais m’enivre et m’affole. Après avoir été tout le jour le grand étang silencieux, assoupi sous la chaleur, il devient, au moment du crépuscule, un pays féerique et surnaturel. Dans son miroir calme et démesuré tombent les nuées, les nuées d’or, les nuées de sang, les nuées de feu ; elles y tombent, s’y mouillent, s’y noient, s’y traînent. Elles sont là-haut, dans l’air immense, et elles sont en bas, sous nous, si près et insaisissables dans cette mince flaque d’eau que percent, comme des poils, les herbes pointues.

Toute la couleur donnée au monde, charmante, diverse et grisante, nous apparaît délicieusement finie, admirablement éclatante, infiniment nuancée, autour d’une feuille de nénuphar. Tous les rouges, tous les roses, tous les jaunes, tous les bleus, tous les verts, tous les violets, sont là dans un peu d’eau qui nous montre tout le ciel, tout l’espace, tout le rêve, et où passent des vols d’oiseaux. Et puis il y a autre chose encore, je ne sais quoi, dans les marais, au soleil couchant. J’y sens comme la révélation confuse d’un mystère inconnaissable, le souffle originel de la vie primitive qui était peut-être une bulle de gaz sortie d’un marécage à la tombée du jour.