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Sur l’instruction publique/Nature et objet de l’instruction publique

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Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 169-228).


PREMIER MÉMOIRE

NATURE ET OBJET DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.


LA SOCIÉTÉ DOIT AU PEUPLE UNE INSTRUCTION PUBLIQUE.

1o. Comme moyen de rendre réelle l’égalité des droits.

L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens.

Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l’éternelle justice, si l’inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue.


L’état social diminue nécessairement l’inégalité naturelle, en faisant concourir les forces communes au bien-être des individus. Mais ce bien-être devient en même temps plus dépendant des rapports de chaque homme avec ses semblables, et les effets de l’inégalité s’accroîtraient à proportion, si l’on ne rendait plus faible et presque nulle, relativement au bonheur et à l’exercice des droits communs, celle qui naît de la différence des esprits.

Cette obligation consiste à ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance.

Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.

Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de la société.

Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît ; dans les discussions qui s’élèvent entre eux, ils ne combattent point à armes égales.

Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie, n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le ta-lent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider et non l’asservir.

L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie.

Dans les siècles d’ignorance, à la tyrannie de la force se joignait celle des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement dans quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes qui avaient le secret des opérations de commerce, les médecins même formés dans un petit nombre d’écoles, n’étaient pas moins les maîtres du monde que les guerriers armés de toutes pièces ; et le despotisme héréditaire de ces guerriers était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant l’invention de la poudre, leur apprentissage exclusif dans l’art de manier les armes.

C’est ainsi que chez les Égyptiens et chez les Indiens, des castes qui s’étaient réservé la connaissance des mystères de la religion et des secrets de la nature étaient parvenues à exercer sur ces malheureux peuples le despotisme le plus absolu dont l’imagination humaine puisse concevoir l’idée. C’est ainsi qu’à Constantinople même le despotisme militaire des sultans a été forcé de plier devant le crédit des interprètes privilégiés des lois de l’alcoran. Sans doute on n’a point à craindre aujourd’hui les mêmes dangers dans le reste de l’Europe ; les lumières ne peuvent y être concentrées ni dans une caste héréditaire, ni dans une corporation exclusive. Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent un intervalle immense entre deux portions d’un même peuple. Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant dé-fendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peu-vent être que des mots qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir.

2o Pour diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux.

Il est encore une autre inégalité dont une instruction générale également répandue peut être le seul remède. Quand la loi a rendu tousles hommes égaux, la seule distinction qui les partage en plusieurs classes est celle qui naît de leur éducation ; elle ne tient pas seulement à la différence des lumières, mais à celle des opinions, des goûts, des sentiments, qui en est la conséquence inévitable. Le fils du riche ne sera point de la même classe que le fils du pauvre, si aucune institution publique ne les rapproche par l’instruction, et la classe qui en recevra une plus soignée aura nécessairement des moeurs plus douces, une probité plus délicate, une honnêteté plus scrupuleuse ; ses vertus seront plus pures, ses vices, au contraire, seront moins révoltants, sa corruption moins dégoûtante, moins barbare et moins incurable. Il existera donc une distinction réelle, qu’il ne sera point au pouvoir des lois de détruire, et qui, établissant une séparation véritable entre ceux qui ont des lumières et ceux qui en sont privés, en fera nécessairement un instrument de pouvoir pour les uns, et non un moyen de bonheur pour tous.

Le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille et de citoyen, pour en sentir, pour en connaître tous les devoirs.

3o Pour augmenter dans la société la masse des lumières utiles.

Plus les hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes, plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre.

C’est donc encore un devoir de la société que d’offrir à tous les moyens d’acquérir les connaissances auxquelles la force de leur intelligence et le temps qu’ils peuvent employer à s’instruire leur permettent d’atteindre. Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible, sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal, ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières.

II. LA SOCIÉTÉ DOIT ÉGALEMENT UNE INSTRUCTION PUBLIQUE RELATIVE AUX DIVERSES PROFESSIONS.

1o Pour maintenir plus d’égalité entre ceux qui s’y livrent.

Dans l’état actuel des sociétés, les hommes se trouvent partagés en professions diverses, dont chacune exige des connaissances particulières.

Les progrès de ces professions contribuent au bien-être commun, et il est utile pour l’égalité réelle d’en ouvrir le chemin à ceux que leurs goûts ou leurs facultés y appelleraient, mais que, par le défaut d’une instruction publique, leur pauvreté ou en écarterait absolument, ou y condamnerait à la médiocrité, et dès lors à la dépendance. La puissance publique doit donc compter au nombre de ses devoirs celui d’assurer, de faciliter, de multiplier les moyens d’acquérir ces connaissances ; et ce devoir ne se borne pas à l’instruction relative aux professions qu’on peut regarder comme des espèces de fonctions publiques, il s’étend aussi sur celles que les hommes exercent pour leur utilité propre, sans songer à l’influence qu’elles peuvent avoir sur la prospérité générale.

2o Pour les rendre plus également utiles.

Cette égalité d’instruction contribuerait à la perfection des arts, et non seulement elle détruirait l’inégalité que celle des fortunes met en-tre les hommes qui veulent s’y livrer, mais elle établirait un autre genre d’égalité plus générale, celle du bien-être. Il importe peu au bonheur commun que quelques hommes doivent à leur fortune des jouissances recherchées, si tous peuvent satisfaire leurs besoins avec facilité, et réunir dans leur habitation, dans leur habillement, dans leur nourriture, dans toutes les habitudes de leur vie, la salubrité, la propre-té, et même la commodité ou l’agrément. Or, le seul moyen d’atteindre à ce but est de porter une sorte de perfection dans les productions des arts, même les plus communs. Alors un plus grand degré de beauté, d’élégance ou de délicatesse dans celles qui ne sont destinées qu’au petit nombre des riches, loin d’être un mal pour ceux qui n’en jouissent pas, contribue même à leur avantage en favorisant les progrès de l’industrie animée par l’émulation. Mais ce bien n’existerait pas, si la primauté dans les arts était uniquement le partage de quelques hommes qui ont pu recevoir une instruction plus suivie, et non une supériorité que, dans une instruction à peu près égale, le talent naturel a pu don-ner. L’ouvrier ignorant ne produit que des ouvrages défectueux en eux-mêmes : mais celui qui n’est inférieur que par le talent peut soute-nir la concurrence dans tout ce qui n’exige point les dernières ressour-ces de l’art. Le premier est mauvais ; le second est seulement moins bon qu’un autre.

3o Pour diminuer le danger où quelques-unes exposent.

On peut regarder encore comme une conséquence de cette instruction générale, l’avantage de rendre les diverses professions moins insalubres. Les moyens de préserver des maladies auxquelles exposent un grand nombre d’entre elles sont plus simples et plus connus qu’on ne l’imagine ordinairement. La grande difficulté est surtout de les faire adopter par des hommes qui, n’ayant que la routine de leur profession, sont embarrassés par les plus légers changements, et manquent de cette flexibilité qu’une pratique réfléchie peut seule donner. Forcés de choisir entre une perte de temps qui diminue leur gain, et une précaution qui garantirait leur vie, ils préfèrent un danger éloigné ou incertain a une privation présente.

4o Pour accélérer leurs progrès.

Ce serait aussi un moyen de délivrer, et ceux qui cultivent les diverses professions et ceux qui les emploient, de cette foule de petits secrets dont la pratique de presque tous les arts est infectée, qui en arrêtent les progrès, et offrent un aliment éternel à la mauvaise foi et à la charlatanerie.

Enfin, si les découvertes pratiques les plus importantes sont dues en général à la théorie des sciences dont les préceptes dirigent ces arts, il est une foule d’inventions de détail que les artistes seuls peuvent avoir même l’idée de chercher, parce qu’eux seuls en connaissent le besoin et en sentent les avantages. Or, l’instruction qu’ils recevront leur rendra cette recherche plus facile ; elle les empêchera surtout de s’égarer dans leur route. Faute de cette instruction, ceux d’entre eux à qui la nature a donné le talent de l’invention, loin de pouvoir le regarder comme un bienfait, n’y trouvent souvent qu’une cause de ruine. Au lieu de voir leur fortune s’augmenter par le fruit de leurs découvertes, ils la consument dans de stériles recherches ; et en prenant de fausses routes, dont leur ignorance ne leur permet pas d’apercevoir les dangers, ils finissent par tomber dans la folie et dans la misère.

III. LA SOCIÉTÉ DOIT ENCORE L’INSTRUCTION PUBLIQUE COMME MOYEN DE PERFECTIONNER L’ESPÈCE HUMAINE.

1o En mettant tous les hommes nés avec du génie à portée de le développer.

C’est par la découverte successive des vérités de tous les ordres, que les nations civilisées ont échappé à la barbarie et à tous les maux qui suivent l’ignorance et les préjugés. C’est par la découverte des vérités nouvelles que l’espèce humaine continuera de se perfectionner. Comme il n’est aucune d’elles qui ne donne un moyen de s’élever à une autre ; comme chaque pas, en nous plaçant devant des obstacles plus difficiles à vaincre, nous communique en même temps une force nouvelle, il est impossible d’assigner aucun terme à ce perfectionnement.

C’est donc encore un véritable devoir de favoriser la découverte des vérités spéculatives, comme l’unique moyen de porter successivement l’espèce humaine aux divers degrés de perfection, et par conséquent de bonheur, où la nature lui permet d’aspirer ; devoir d’autant plus important, que le bien ne peut être durable, si l’on ne fait des progrès vers le mieux, et qu’il faut, ou marcher vers la perfection, ou s’exposer à être entraîné en arrière par le choc continuel et inévitable des passions, des erreurs et des événements.

jusqu’ici, un très petit nombre d’individus reçoivent dans leur enfance une instruction qui leur permette de développer toutes leurs facultés naturelles. À peine un centième des enfants peut-il se flatter d’obtenir cet avantage, et l’expérience a prouvé que ceux à qui la fortune l’a refusé, et qu’ensuite la force de leur génie, aidée d’un heureux hasard, a mis à portée de s’instruire, sont restés au-dessous d’eux-mêmes. Rien ne répare le défaut de cette éducation première, qui seule peut donner et l’habitude de la méthode, et cette variété de connaissances si nécessaire pour s’élever dans une seule à toute la hauteur que naturellement on pouvait se flatter d’atteindre.

Il serait donc important d’avoir une forme d’instruction publique qui ne laissât échapper aucun talent sans être aperçu, et qui lui offrît alors tous les secours réservés jusqu’ici aux enfants des riches. On l’avait senti même dans les siècles d’ignorance. De là ces nombreuses fondations pour l’éducation des pauvres ; mais ces institutions, souillées par les préjugés des temps qui les ont vues naître, ne renferment aucune précaution pour ne les appliquer qu’aux individus dont l’instruction peut devenir un bienfait public ; elles n’étaient qu’une espèce de loterie, offrant à quelques êtres privilégiés l’avantage incertain de s’élever à une classe supérieure ; elles faisaient très peu pour le bonheur de ceux qu’elles favorisaient, et rien pour l’utilité commune.

En voyant ce que le génie a su exécuter malgré tous les obstacles, on peut juger des progrès qu’aurait faits l’esprit humain, si une instruction mieux dirigée avait au moins centuplé le nombre des inventeurs.

Il est vrai que dix hommes partant du même point ne feront pas dans une science dix fois plus de découvertes, et surtout n’iront pas dix fois plus loin que l’un d’entre eux qui aurait été seul. Mais les véritables progrès des sciences ne se bornent pas à se porter en avant ; ils consistent aussi à s’étendre davantage autour du même point, à rassembler un plus grand nombre de vérités trouvées par les mêmes méthodes et conséquences des mêmes principes. Souvent ce n’est qu’après les avoir épuisées qu’il est possible d’aller au-delà ; et, sous ce point de vue, le nombre de ces découvertes secondaires amène un progrès réel.

Il faut observer encore qu’en multipliant les hommes occupés d’une même classe de vérités, on augmente l’espérance d’en trouver de nouvelles, parce que la différence de leurs esprits peut correspondre plus aisément à celle des difficultés, et que le hasard qui influe si souvent sur le choix des objets de nos recherches, et même sur celui des méthodes, doit produire alors plus de combinaisons favorables. De plus, le nombre des génies destinés à créer des méthodes, à s’ouvrir une nouvelle carrière, est beaucoup plus petit que celui des talents, dont on peut attendre des découvertes de détail ; et la succession des premiers, au lieu d’être souvent interrompue, deviendra d’autant plus rapide qu’on aura donné à plus de jeunes esprits les moyens de remplir leur destinée. Enfin, ces découvertes de détail sont utiles, surtout par leurs applications ; et entre le génie qui invente et le praticien qui en fait servir les productions à l’utilité commune, il reste toujours un inter-valle à parcourir, que souvent on ne peut franchir sans ces découvertes d’un ordre inférieur.

Ainsi, tandis qu’une partie de l’instruction mettrait les hommes or-dinaires en état de profiter des travaux du génie, et de les employer, soit à leurs besoins, soit à leur bonheur, une autre partie de cette même instruction aurait pour but de mettre en œuvre les talents prépa-rés par la nature, de leur aplanir les obstacles, de les aider dans leur marche.

2o En préparant les générations nouvelles par la culture de celles qui les précèdent.

L’espèce de perfectionnement qu’on doit attendre d’une instruction plus également répandue, ne se borne pas peut-être à donner toute la valeur dont ils sont susceptibles à des individus nés avec des facultés naturelles toujours égales. Il n’est pas aussi chimérique qu’il le paraît au premier coup d’œil, de croire que la culture peut améliorer les générations elles-mêmes, et que le perfectionnement dans les facultés des individus est transmissible à leurs descendants. L’expérience semble même l’avoir prouvé. Les peuples qui ont échappé à la civilisation, quoique entourés de nations éclairées, ne paraissent point s’élever à leur niveau au moment même où des moyens égaux d’instruction leur sont offerts. L’observation des races d’animaux asservies aux besoins de l’homme semble encore offrir une analogie favorable à cette opinion. L’éducation qu’on leur donne ne change pas seulement leur taille, leur forme extérieure, leurs qualités purement physiques ; elle paraît influer sur les dispositions naturelles, sur le caractère de ces races diverses.

Il est donc assez simple de penser que si plusieurs générations ont reçu une éducation dirigée vers un but constant, si chacun de ceux qui les forment a cultivé son esprit par l’étude, les générations suivantes naîtront avec une facilité plus grande à recevoir l’instruction et plus d’aptitude à en profiter. Quelque opinion que l’on ait sur la nature de l’âme, ou dans quelque scepticisme que l’on soit resté, il serait difficile de nier l’existence d’organes intellectuels intermédiaires nécessaires même pour les pensées qui semblent s’éloigner le plus des choses sensibles. Parmi ceux qui se sont livrés à des méditations profondes, il n’en est aucun à qui l’existence de ces organes ne se soit manifestée souvent par la fatigue qu’ils éprouvent. Leur degré de force ou de flexibilité, quoiqu’il ne soit pas indépendant du reste de la constitution, n’est cependant proportionné ni à la santé, ni à la vigueur, soit du corps, soit des sens. Ainsi, l’intensité de nos facultés est attachée, au moins en partie, à la perfection des organes intellectuels, et il est naturel de croire que cette perfection n’est pas indépendante de l’état où ils se trouvent dans les personnes qui nous transmettent l’existence.

On ne doit point regarder comme un obstacle à ce perfectionnement indéfini, la masse immense des vérités accumulées par une longue suite de siècles. Les méthodes de les réduire à des vérités générales, de les ordonner suivant un système simple, d’en abréger l’expres-sion par les formules plus précises, sont aussi susceptibles des mêmes progrès ; et plus l’esprit humain aura découvert de vérités, plus il de-viendra capable de les retenir et de les combiner en plus grand nombre.

Si ce perfectionnement indéfini de notre espèce est, comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit plus se regarder comme un être borné à une existence passagère et isolée, destiné à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même, de bien et de mal pour ceux que le hasard a placés près de lui ; il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. Dans une existence d’un moment sur un point de l’es-pace, il peut, par ses travaux, embrasser tous les lieux, se lier à tous les siècles, et agir encore longtemps après que sa mémoire a disparu de la terre.

Nous nous vantons de nos lumières ; mais peut-on observer l’état actuel des sociétés sans découvrir, dans nos opinions, dans nos habitudes, les restes des préjugés de vingt peuples oubliés, dont les erreurs seules ont échappé aux temps et survécu aux révolutions ? Je pourrais citer, par exemple, des nations où il existe des philosophes et des horloges, et où cependant l’on regarde comme le chef-d’oeuvre de la sa-gesse humaine des institutions introduites par la nécessité, lorsque l’art de l’écriture n’existait pas encore ; où l’on emploie, pour mesurer le temps dans un acte public, les premiers moyens qui se sont offerts aux peuples sauvages. Peut-on ne pas sentir quelle distance immense nous sépare du terme de perfection que déjà nous apercevons dans le loin-tain, dont le génie nous a ouvert et aplani la route, et vers lequel nous entraîne son infatigable activité, tandis qu’un espace plus vaste encore doit se dévoiler aux regards de nos neveux ? Peut-on ne pas être également frappé et de tout ce qui reste à détruire, et de tout ce qu’un avenir, même prochain, offre à nos espérances ?

L’instruction publique est encore nécessaire pour préparer les nations aux changements que le temps doit amener.

Des changements dans la température d’un pays, dans les qualités du sol, causés soit par des lois générales de la nature, soit par l’effet de travaux longtemps continués ; de nouvelles cultures ; la découverte de nouveaux moyens dans les arts ; l’introduction des machines qui, employant moins de bras, forcent les ouvriers à chercher d’autres occupations ; l’accroissement, enfin, ou la diminution de la population, doi-vent produire des révolutions plus ou moins importantes, soit dans les rapports des citoyens entre eux, soit dans ceux qu’ils ont avec les nations étrangères. Il en peut résulter ou de nouveaux biens dont il faut se trouver prêt à profiter, ou des maux qu’il faut savoir réparer, dé-tourner ou prévenir. Il faudrait donc pouvoir les pressentir et se préparer d’avance à changer d’habitudes. Une nation qui se gouvernerait toujours par les mêmes maximes, et que ses institutions ne dispose-raient point à se plier aux changements, suite nécessaire des révolutions amenées par le temps, verrait naître sa ruine des mêmes opi-nions, des mêmes moyens qui avaient assuré sa prospérité. L’excès du mal peut seul corriger une nation livrée à la routine, tandis que celle qui, par une instruction générale, s’est rendue digne d’obéir à la voix de la raison ; qui n’est pas soumise à ce joug de fer que l’habitude impose à la stupidité, profitera des premières leçons de l’expérience, et les préviendra même quelquefois. Comme l’individu obligé de s’écarter du lieu qui l’a vu naître a besoin d’acquérir plus d’idées que celui qui y reste attaché, et doit, à mesure qu’il s’en éloigne, se ménager de nouvelles ressources, de même les nations qui s’avancent à travers les siècles ont besoin d’une instruction qui, se renouvelant et se corrigeant sans cesse, suive la marche du temps, la prévienne quelquefois, et ne la contrarie jamais.

Les révolutions amenées par le perfectionnement général de l’espèce humaine doivent sans doute la conduire à la raison et au bonheur. Mais par combien de malheurs passagers ne faudrait-il pas l’acheter ? Combien l’époque n’en serait-elle pas reculée, si une instruction générale ne rapprochait pas les hommes entre eux, si le progrès des lumières toujours inégalement répandues devenait l’aliment d’une guerre éternelle d’avarice et de ruse entre les nations, comme entre les diverses classes d’un même peuple, au lieu de les lier par cette réciprocité fraternelle de besoins et de services, fondement d’une félicité commune ?

Division de l’instruction publique en trois parties.

De toutes ces réflexions, on voit naître la nécessité de trois espèces d’instruction très distinctes.

D’abord, une instruction commune où l’on doit se proposer :

1° D’apprendre à chacun, suivant le degré de sa capacité et la durée du temps dont il peut disposer, ce qu’il est bon à tous les hommes de connaître, quels que soient leur profession et leur goût ;

2° De s’assurer un moyen de connaître les dispositions particulières de chaque sujet, afin de pouvoir en profiter pour l’avantage général ;

3° De préparer les élèves aux connaissances qu’exige la profession à laquelle ils se destinent.

La seconde espèce d’instruction doit avoir pour objet les études relatives aux diverses professions qu’il est utile de perfectionner, soit pour l’avantage commun, soit pour le bien-être particulier de ceux qui s’y livrent.

La troisième enfin, purement scientifique, doit former ceux que la nature destine à perfectionner l’espèce humaine par de nouvelles découvertes ; et par là faciliter ces découvertes, les accélérer et les multiplier.

Nécessité de distinguer, dans chacune, l’instruction des enfants et celle des hommes.

Ces trois espèces d’instruction se divisent encore en deux parties. En effet, il faut d’abord apprendre aux enfants ce qu’il leur sera utile de savoir, lorsqu’ils entreront dans la jouissance entière de leurs droits, lorsqu’ils exerceront d’une manière indépendante les professions aux-quelles ils sont destinés ; mais il est une autre espèce d’instruction qui doit embrasser toute la vie. L’expérience a prouvé qu’il n’y avait pas de milieu entre faire des progrès ou des pertes. L’homme qui, en sortant de son éducation, ne continuerait pas de fortifier sa raison, de nourrir par des connaissances nouvelles celles qu’il aurait acquises, de corriger les erreurs ou de rectifier les notions incomplètes qu’il aurait pu recevoir, verrait bientôt s’évanouir tout le fruit du travail de ses premières années ; tandis que le temps effacerait les traces de ces premières impressions qui ne seraient pas renouvelées par d’autres études, l’esprit lui-même, en perdant l’habitude de l’application, perdrait de sa flexibilité et de sa force. Pour ceux mêmes à qui une profession nécessaire à leur subsistance laisse le moins de liberté, le temps de l’éducation n’est pas, à beaucoup près, tout celui qu’ils peuvent donner à s’ins-truire. Enfin, la découverte des vérités nouvelles, le développement, le progrès ou l’application des vérités déjà connues, la suite des événements, les changements dans les lois et les institutions, doivent amener des circonstances où il devienne utile, et même indispensable, d’ajouter de nouvelles lumières à celles de l’éducation. Il ne suffit donc pas que l’instruction forme des hommes ; il faut qu’elle conserve et perfectionne ceux qu’elle a formés, qu’elle les éclaire, les préserve de l’erreur, les empêche de retomber dans l’ignorance ; il faut que la porte du temple de la vérité soit ouverte à tous les âges, et que si la sagesse des parents a préparé l’âme des enfants à en écouter les oracles, ils sachent toujours en reconnaître la voix, et ne soient point, dans le reste de leur vie, exposés à la confondre avec les sophismes de l’imposture. La société doit donc préparer des moyens faciles et simples de s’instruire, pour tous ceux à qui leur fortune ne permet pas de se les procurer, et qu’une première éducation n’a pas mis à portée de distinguer par eux-mêmes et de chercher les vérités qu’il leur serait utile de connaître.

Nécessité de diviser l’instruction en plusieurs degrés, d’après celui de la capacité naturelle et le temps qu’on peut employer à s’instruire.

Les enfants, suivant la richesse de leurs parents, les circonstances où se trouvent leurs familles, l’état auquel on les destine, peuvent don-ner plus ou moins de temps à l’instruction. Tous les individus ne nais-sent pas avec des facultés égales, et tous enseignés par les mêmes mé-thodes, pendant le même nombre d’années, n’apprendront pas les mê-mes choses. En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. Ce n’est point ce que l’on a appris qui est utile, mais ce que l’on a retenu, et surtout ce que l’on s’est rendu propre, soit par la réflexion, soit par l’habitude.

La somme des connaissances qu’il convient de donner à chaque homme, doit donc être proportionnée non seulement au temps qu’il peut donner à l’étude, mais à la force de son attention, à l’étendue et à la durée de sa mémoire, à la facilité et à la précision de son intelligence. La même observation peut également s’appliquer à l’instruction qui a pour objet les professions particulières, et même aux études vraiment scientifiques.

Or, une instruction publique est nécessairement la même pour tous les individus qui la reçoivent en même temps. On ne peut donc avoir égard à ces différences qu’en établissant divers cours d’instruction gradués d’après ces vues, de manière que chaque élève en parcourrait plus ou moins de degrés suivant qu’il pourrait y employer plus de temps, et qu’il aurait plus de facilité pour apprendre. Trois ordres d’établissements paraissent suffire pour l’instruction générale, et deux pour celle qui est relative soit aux diverses professions, soit aux sciences.

Chacun de ces ordres d’établissements peut même encore se prêter à divers degrés d’instruction, en donnant la facilité de resserrer le nombre des objets qu’elle peut embrasser, et de placer plus ou moins loin la limite de chacun. Alors un père sage, ou celui qui en remplirait les fonctions, pourrait adapter l’instruction commune et aux diverses dispositions des élèves et au but de leur éducation, suivant la facilité naturelle et le désir ou l’intérêt de s’éclairer. Dans les institutions établies pour les hommes, chacun trouverait de même une instruction proportionnée à ses besoins. Alors une éducation que l’équité doit destiner à tous ne serait plus combinée pour le petit nombre des hommes que la nature ou la fortune ont favorisés.

IV. MOTIFS D’ÉTABLIR PLUS DE DEGRÉS DANS L’INSTRUCTION COMMUNE.

1o Pour rendre les citoyens capables de remplir les fonctions publiques, afin qu’elles ne deviennent pas une profession.

Je trouve trois motifs principaux pour multiplier le nombre des degrés de l’instruction commune.

Dans les professions particulières, où ceux qui s’y livrent ont pour but principal leur intérêt de profit ou de gloire, et dans celles où les rapports avec les autres hommes sont toujours d’individu à individu, l’utilité commune exige qu’elles se subdivisent de plus en plus, parce qu’une profession plus bornée peut être mieux exercée, même avec une égale capacité et le même travail. Il n’en est pas de même des pro-fessions qui, donnant des relations directes avec la société entière, et agissant sur elle, sont de véritables fonctions publiques.

Lorsque la confection des lois, les travaux d’administration, la fonction de juger, deviennent des professions particulières réservées à ceux qui s’y sont préparés par des études propres à chacune, alors on ne peut plus dire qu’il règne une véritable liberté. Il se forme nécessairement dans une nation une espèce d’aristocratie, non de talents et de lumières, mais de professions. C’est ainsi qu’en Angleterre celle d’homme de loi est parvenue à concentrer, parmi ses membres, pres-que tout le pouvoir réel. Le pays le plus libre est celui où un plus grand nombre de fonctions publiques peuvent être exercées par ceux qui n’ont reçu qu’une instruction commune. Il faut donc que les lois cherchent à rendre plus simple l’exercice de ces fonctions, et qu’en même temps un système d’éducation sagement combiné donne à cette instruction commune toute l’étendue nécessaire pour rendre dignes de remplir ces fonctions ceux qui ont su en profiter.

2o Pour que la division des métiers et des professions ne conduise pas le peuple à la stupidité.

M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre. L’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. En effet, si elle s’étend au-delà des droits purement personnels, le sort de la nation dépend alors, en partie, d’hommes hors d’état d’être dirigés par leur raison, et d’avoir une volonté qui leur appartienne. Les lois prononcent l’égalité dans les droits, les institutions pour l’instruction publique peuvent seules rendre cette égalité réelle. Celle qui est établie par les lois est ordonnée par la justice ; mais l’instruction seule peut faire que ce principe de justice ne soit pas en contradiction avec celui qui prescrit de n’accorder aux hommes que les droits dont l’exercice, conforme à la raison et à l’intérêt commun, ne blesse point ceux des autres membres de la même société. Il faut donc à la fois qu’un des degrés de l’instruction commune rende capables de bien remplir toutes les fonctions publiques les hommes même d’une capacité ordinaire, et qu’un autre n’exige qu’aussi peu de temps que peut en sacrifier à l’étude l’individu destiné à la branche la plus resserrée d’une profession mécanique, afin qu’il puisse échapper à la stupidité, non par l’étendue, mais par le choix et la justesse des notions qu’il recevra.

Autrement on introduirait une inégalité très réelle, en faisant du pouvoir le patrimoine exclusif des individus qui l’achèteraient, en se dévouant à certaines professions, ou on livrerait les hommes à l’autorité de l’ignorance, toujours injuste et cruelle, toujours soumise à la volonté corrompue de quelque tyran hypocrite ; on ne pourrait maintenir ce fantôme imposteur d’égalité qu’en sacrifiant la propriété, la liberté, la sûreté, aux caprices des féroces agitateurs d’une multitude égarée et stupide.

3o Pour diminuer, par une instruction générale, la vanité et l’ambition.

Dans une société nombreuse, c’est un grand mal que cette avidité turbulente avec laquelle ceux qui n’emploient pas tout leur temps, soit à travailler pour leur subsistance, soit à s’enrichir, poursuivent les places qui donnent du pouvoir ou qui flattent la vanité. À peine un homme a-t-il pu acquérir quelques demi-connaissances, que déjà il veut gouverner sa ville, ou qu’il prétend l’éclairer. On regarde comme une vie inutile et presque honteuse, celle d’un citoyen qui, occupé du soin de ses affaires, reste tranquillement dans le sein de sa famille à préparer le bonheur de ses enfants, à cultiver l’amitié, à exercer la bienfaisance, à fortifier sa raison par de nouvelles connaissances et son âme par de nouvelles vertus. Cependant, il est difficile d’espérer qu’une nation puisse jouir d’une liberté paisible, et perfectionner ses institutions et ses lois, si l’on ne voit s’y multiplier cette classe d’hommes, dont l’impartialité, le désintéressement et les lumières doivent finir par diriger l’opinion : eux seuls peuvent opposer une barrière au charlatanisme, à l’hypocrisie, qui, sans cette utile résistance, s’empareraient de toutes les places. Ceux que des talents ou des vertus y appellent ne pourraient, sans ce secours, combattre l’intrigue qu’avec désavantage. En effet, un instinct naturel inspirera toujours aux hommes peu éclairés une sorte de défiance pour ceux qui aspireront à obtenir leurs suffrages : ne pouvant juger d’après leurs propres lumières, croiront-ils les concurrents sur eux-mêmes ou sur leurs rivaux ? Ne se défieront-ils pas de leurs opinions, dans lesquelles ils leur supposeront un intérêt caché, avec d’autant plus de facilité, que si cet intérêt existait réellement, ils ne le distingueraient pas ? Il faut donc que la confiance du commun des citoyens puisse se reposer sur les hommes qui n’aspirent à rien, et qui soient en état de guider leur choix.

Mais cette classe ne peut exister que dans un pays où l’instruction publique offrirait à un très grand nombre d’individus la facilité d’acquérir ces connaissances qui consolent et embellissent la vie, qui empêchent de sentir le poids du temps et la fatigue du repos. C’est là que ces nobles amis de la vérité peuvent se multiplier assez pour être utiles, et trouver dans la société de leurs égaux un encouragement à leur modeste et paisible carrière. C’est là seulement que des connaissances ordinaires n’offrant pas à l’ambition des espérances séductrices, on n’a besoin que d’une vertu commune pour consentir à n’être qu’un honnête homme et un citoyen éclairé.

Ce que nous venons de dire de l’instruction des enfants s’applique également à celle des hommes ; il faut qu’elle puisse se proportionner et à leur capacité naturelle, à l’étendue de leur instruction première, et au temps qu’ils peuvent ou qu’ils veulent encore y consacrer, afin d’établir toute l’égalité qui peut exister entre des choses nécessairement inégales, celle qui exclut, non la supériorité, mais la dépendance.

Sous une constitution fondée sur des principes injustes, et dans laquelle cependant un mélange adroit de monarchie ou d’aristocratie assurerait la tranquillité et le bien-être du peuple, dont il détruirait la liberté, une instruction publique générale serait sans doute utile : cependant l’État pourrait conserver sans elle la paix, et même une sorte de prospérité. Mais une constitution vraiment libre, où toutes les classes de la société jouissent des mêmes droits, ne peut subsister si l’ignorance d’une partie des citoyens ne leur permet pas d’en connaître la nature et les limites, les oblige de prononcer sur ce qu’ils ne connaissent pas, de choisir quand ils ne peuvent juger ; une telle constitution se détruirait d’elle-même après quelques orages, et dégénérerait en une de ces formes de gouvernement qui ne peuvent conserver la paix au milieu d’un peuple ignorant et corrompu.

Nécessité d’examiner à part chaque division et chaque degré de l’instruction.

Pour chacune des nombreuses divisions qui viennent d’être établies, il est nécessaire d’examiner, 1° quels doivent être les objets de l’instruction, et à quel terme il convient de s’arrêter ; 2° quels livres doivent servir à chaque enseignement, et quels autres moyens il peut être utile d’y ajouter ; 3° quelles doivent être les méthodes d’enseigner ; 4° quels maîtres on doit choisir, par qui et comment il faut qu’ils soient choisis.

En effet, ces diverses questions ne doivent pas être résolues de la même manière pour chacune des divisions qui viennent d’être établies. Le véritable esprit systématique ne consiste pas à étendre au hasard les applications d’une même maxime, mais à faire dériver des mêmes principes les règles propres à chaque objet. Il est le talent de comparer, sous toutes leurs faces, toutes les idées justes et vraies qui s’offrent à la méditation, d’en faire sortir les combinaisons neuves ou profondes qui y sont cachées, et non l’art de généraliser des combinaisons formées au hasard du petit nombre d’idées qui se présentent les premières. Ainsi, dans le système du monde, les astres soumis par une loi commune à une dépendance réciproque se meuvent chacun dans une orbite différente, suivent des directions diverses, et, entraînés avec des vitesses qui changent à chaque instant, présentent, dans le résultat d’un même principe, une inépuisable variété d’apparences et de mouvements.

Questions préliminaires à résoudre.

Mais avant d’entrer dans ces détails, il faut déterminer, 1o si l’éducation publique, instituée par un pouvoir national, doit se borner à l’instruction ; 2o jusqu’où s’étendent sur cette instruction les droits de la puissance publique ; si l’instruction doit être la même pour les deux sexes, ou s’il faut, pour chacun, des établissements particuliers.

V. L’ÉDUCATION PUBLIQUE DOIT SE BORNER À L’INSTRUCTION.

1o Parce que la différence nécessaire des travaux et des fortunes empêche de lui donner plus d’étendue.

L’éducation publique doit-elle se borner à l’instruction ? On trouve chez les anciens quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la république, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d’institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu’ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, les pays où elles avaient brillé avec le plus de splendeur ; mais ces principes ne peuvent s’appliquer aux nations modernes. Cette égalité absolue dans l’éducation ne peut exister que chez des peuples où les travaux de la société sont exercés par des esclaves. C’est toujours en supposant une nation avilie que les anciens ont cherché les moyens d’en élever une autre à toutes les vertus dont la nature humaine est capable. L’égalité qu’ils voulaient établir entre les citoyens, ayant constamment pour base l’inégalité monstrueuse de l’esclave et du maître, tous leurs principes de liberté et de justice étaient fondés sur l’iniquité et la servitude. Aussi n’ont-ils pu jamais échapper à la juste vengeance de la nature outragée. Partout ils ont cessé d’être libres, parce qu’ils ne voulaient pas souffrir que les autres hommes le fussent comme eux.

Leur indomptable amour de la liberté n’était pas la passion généreuse de l’indépendance et de l’égalité, mais la fièvre de l’ambition et de l’orgueil ; un mélange de dureté et d’injustice corrompait leurs plus nobles vertus : et comment une liberté paisible, la seule qui puisse être durable, aurait-elle appartenu à des hommes qui ne pouvaient être in-dépendants qu’en exerçant la domination, et vivre avec leurs concitoyens comme avec des frères, sans traiter en ennemis le reste des hommes ? Que cependant ceux qui aujourd’hui se vantent d’aimer la liberté en condamnant à l’esclavage des êtres que la nature a faits leurs égaux ne prétendent pas même à ces vertus souillées des peuples antiques ; ils n’ont plus pour excuse ni le préjugé de la nécessité, ni l’invincible erreur d’une coutume universelle ; et l’homme vil, dont l’avarice tire un honteux profit du sang et des souffrances de ses semblables, n’appartient pas moins que son esclave au maître qui voudra l’acheter.

Parmi nous, les emplois pénibles de la société sont confiés à des hommes libres qui, obligés de travailler pour satisfaire à leurs besoins, ont cependant les mêmes droits, et sont les égaux de ceux que leur fortune en a dispensés. Une grande portion des enfants des citoyens sont destinés à des occupations, dures dont l’apprentissage doit commencer de bonne heure, dont l’exercice occupera tout leur temps : leur travail devient une partie de la ressource de leur famille, même avant qu’ils soient absolument sortis de l’enfance ; tandis qu’un grand nombre à qui l’aisance de leurs parents permet d’employer plus de temps, et de consacrer même quelque dépense à une éducation plus étendue, se préparent, par cette éducation, à des professions plus lucratives ; et que pour d’autres enfin, nés avec une fortune indépendante, l’éducation a pour objet unique de leur assurer les moyens de vivre heureux et d’acquérir la richesse ou la considération que donnent les places, les services ou les talents.

Il est donc impossible de soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont la destination est si différente. Si elle est établie pour ceux qui ont moins de temps à consacrer à l’instruction, la société est forcée de sacrifier tous les avantages qu’elle peut espérer du progrès des lumières. Si, au contraire, on voulait la combiner pour ceux qui peuvent sacrifier leur jeunesse entière à s’instruire, ou l’on y trouverait d’insurmontables obstacles, ou il faudrait renoncer aux avantages d’une institution qui embrassât la généralité des citoyens. Enfin, dans l’une et dans l’autre supposition, les enfants ne se-raient élevés ni pour eux-mêmes, ni pour la patrie, ni pour les besoins qu’ils auront à satisfaire, ni pour les devoirs qu’ils seront obligés de remplir.

Une éducation commune ne peut pas se graduer comme l’instruction. Il faut qu’elle soit complète, sinon elle est nulle et même nuisible.

2o Parce qu’alors elle porterait atteinte aux droits des parents.

Un autre motif oblige encore de borner l’éducation publique à la seule instruction ; c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans blesser des droits que la puissance publique doit respecter.

Les hommes ne se sont rassemblés en société que pour obtenir la jouissance plus entière, plus paisible et plus assurée de leurs droits naturels, et, sans doute, on doit y comprendre celui de veiller sur les premières années de ses enfants, de suppléer à leur inintelligence, de soutenir leur faiblesse, de guider leur raison naissante et de les préparer au bonheur. C’est un devoir imposé par la nature, et il en résulte un droit que la tendresse paternelle ne peut abandonner. On commettrait donc une véritable injustice en donnant à la majorité réelle des chefs de famille, et plus encore en confiant à celle de leurs représentants le pouvoir d’obliger les pères à renoncer au droit d’élever eux-mêmes leurs familles. Par une telle institution qui, brisant les liens de la nature, détruirait le bonheur domestique, affaiblirait ou même anéantirait ces sentiments de reconnaissance filiale, premier germe de toutes les vertus, on condamnerait la société qui l’aurait adoptée à n’avoir qu’un bonheur de convention et des vertus factices. Ce moyen peut former, sans doute, un ordre de guerriers ou une société de tyrans ; mais il ne fera jamais une nation d’hommes, un peuple de frères.

3o Parce qu’une éducation publique deviendrait contraire à l’indépendance des opinions.

D’ailleurs, l’éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l’instruction positive, à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres, et ses fers sont d’autant plus difficiles à rompre, que lui-même ne les sent pas, et qu’il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. On dira peut-être qu’il ne sera pas plus réellement libre s’il reçoit ses opinions de sa famille. Mais alors ces opinions ne sont pas les mêmes pour tous les citoyens ; chacun s’aperçoit bientôt que sa croyance n’est pas la croyance universelle ; il est averti de s’en défier ; elle n’a plus à ses yeux le caractère d’une vérité convenue ; et son erreur, s’il y persiste, n’est plus qu’une erreur volontaire. L’expérience a montré combien le pouvoir de ces premières idées s’affaiblit, dès qu’il s’élève contre elles des réclamations : on sait qu’alors la vanité de les rejeter l’emporte souvent sur celle de ne pas changer. Quand bien même ces opinions commenceraient par être à peu près les mêmes dans toutes les familles, bientôt, si une erreur de la puissance publique ne leur of-frait un point de réunion, en les verrait se partager, et dès lors tout le danger disparaîtrait avec l’uniformité. D’ailleurs, les préjugés qu’on prend dans l’éducation domestique sont une suite de l’ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède ; au lieu que les préjugés donnés par la puissance publique sont une véritable tyrannie, un attentat contre une des parties les plus précieuses de la liberté naturelle.

Les anciens n’avaient aucune notion de ce genre de liberté ; ils semblaient même n’avoir pour but, dans leurs institutions, que de l’anéantir. Ils auraient voulu ne laisser aux hommes que les idées, que les sentiments qui entraient dans le système du législateur. Pour eux la nature n’avait créé que des machines, dont la loi seule devait régler les ressorts et diriger l’action. Ce système était pardonnable sans doute à des sociétés naissantes, où l’on ne voyait autour de soi que des préjugés et des erreurs ; tandis qu’un petit nombre de vérités, plutôt soupçonnées que connues, et devinées que découvertes, était le partage de quelques hommes privilégiés, forcés même de les dissimuler. On pouvait croire alors qu’il était nécessaire de fonder sur des erreurs le bonheur de la société, et par conséquent de conserver, de mettre à l’abri de tout examen dangereux les opinions qu’on avait jugées propres à l’assurer.

Mais aujourd’hui qu’il est reconnu que la vérité seule peut être la base d’une prospérité durable, et que les lumières croissant sans cesse ne permettent plus à l’erreur de se flatter d’un empire éternel, le but de l’éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l’examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.

Enfin, une éducation complète s’étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d’établir autant d’éducations différentes qu’il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d’adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu’il serait convenu d’encourager. On sait que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu’ils ont reçues dès leur enfance, et qu’il leur vient rarement l’idée de les examiner. Si donc elles font partie de l’éducation publique, elles cessent d’être le choix libre des citoyens, et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible ou d’admettre ou de rejeter l’instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l’éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur d’une autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l’instruction, en abandonnant aux familles le reste de l’éducation.

La puissance publique n’a pas droit de lier l’enseignement de la morale à celui de la religion.

À cet égard même, son action ne doit être ni arbitraire ni universelle. On a déjà vu que les opinions religieuses ne peuvent faire partie de l’instruction commune, puisque, devant être le choix d’une conscience indépendante, aucune autorité n’a le droit de préférer l’une à l’autre ; et il en résulte la nécessité de rendre l’enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions.

Elle n’a pas droit de faire enseigner des opinions comme des vérités.

La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n’est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu’elle doit les combattre ou les prévenir ; c’est en les écartant de l’instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c’est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d’en connaître tous les dangers.

Son devoir est d’armer contre l’erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n’a pas droit de décider où réside la vérité, où se trouve l’erreur. Ainsi, la fonction des ministres de la religion est d’encourager les hommes à remplir leurs devoirs ; et cependant, la prétention à décider exclusivement quels sont ces devoirs serait la plus dangereuse des usurpations sacerdotales.

En conséquence, elle ne doit pas confier l’enseignement à des corps perpétuels.

La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes. Leur histoire est celle des efforts qu’ils ont faits pour perpétuer de vaines opinions que les hommes éclairés avaient dès longtemps reléguées dans la classe des erreurs ; elle est celle de leurs tentatives pour imposer aux esprits un joug à l’aide duquel ils espéraient prolonger leur crédit ou étendre leurs richesses. Que ces corps soient des ordres de moines, des congrégations de demi-moines, des universités, de simples corporations, le danger est égal. L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition, les opinions qui servent leur vanité. D’ailleurs, quand même ces corporations ne seraient pas les apôtres déguisés des opinions qui leur sont utiles, il s’y établirait des idées héréditaires ; toutes les passions de l’orgueil s’y uniraient pour éterniser le système d’un chef qui les a gouvernées, d’un confrère célèbre dont elles auraient la sottise de s’approprier la gloire ; et dans l’art même de chercher la vérité, on verrait s’introduire l’ennemi le plus dangereux de ses progrès, les habitudes consacrées.

On ne doit plus craindre sans doute le retour de ces grandes erreurs qui frappaient l’esprit humain d’une longue stérilité, qui asservissaient les nations entières aux caprices de quelques docteurs à qui elles semblaient avoir délégué le droit de penser pour elles. Mais, par combien de petits préjugés de détail ces corps ne pourraient-ils pas encore embarrasser ou suspendre les progrès de la vérité ? Qui sait même si, habiles à suivre avec une infatigable opiniâtreté leur système dominateur, ils ne pourraient pas retarder assez ces progrès pour se donner le temps de river les nouveaux fers qu’ils nous destinent avant que leur poids nous eût avertis de les briser ? Qui sait si le reste de la nation, trahie à la fois et par ces instituteurs, et par la puissance publique qui les aurait protégés, pourrait découvrir leurs projets assez tôt pour les déconcerter et les prévenir ? Créez des corps enseignants, et vous serez sûrs d’avoir créé ou des tyrans, ou des instruments de la tyrannie.

La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement.

Sans doute, il est impossible qu’il ne se mêle des opinions aux vérités qui doivent être l’objet de l’instruction. Si celles des sciences mathématiques ne sont jamais exposées à être confondues avec l’erreur, le choix des démonstrations et des méthodes doit varier suivant leurs progrès, suivant le nombre et la nature de leurs applications usuelles. Si donc dans ce genre, et dans ce genre seul, une perpétuité dans l’enseignement ne conduisait pas à l’erreur, elle s’opposerait encore à toute espèce de perfectionnement. Dans les sciences naturelles les faits sont constants. Mais les uns, après avoir présenté une uniformité entière, offrent bientôt des différences, des modifications qu’un examen plus suivi ou des observations multipliées font découvrir ; d’autres, regardés d’abord comme généraux, cessent de l’être, parce que le temps ou une recherche plus attentive ont montré des exceptions. Dans les sciences morales et politiques, les faits ne sont pas si constants, ou du moins ne le paraissent pas à ceux qui les observent. Plus d’intérêts, de préjugés, de passions mettent obstacle a la vérité, moins on doit se flatter de l’avoir rencontrée ; et il y aurait plus de présomption à vouloir imposer aux autres les opinions qu’on prendrait pour elle. C’est surtout dans ces sciences qu’entre les vérités reconnues et celles qui ont échappé à nos recherches, il existe un espace immense que l’opi-nion seule peut remplir. Si, dans cet espace, les esprits supérieurs ont placé des vérités à l’aide desquelles ils y marchent d’un pas ferme, et peuvent même s’élancer au-delà de ses limites, pour le reste des hommes, ces mêmes vérités se confondent encore avec les opinions, et personne n’a droit de les distinguer pour autrui, et de dire : Voilà ce que je vous ordonne de croire, et ce que je ne puis vous prouver.

Des vérités appuyées d’une preuve certaine, et généralement reconnues, sont les seules qu’on doive regarder comme immuables, et on ne peut s’empêcher d’être effrayé de leur petit nombre. Celles qu’on croit le plus universellement reçues, contre lesquelles on ne supposerait pas qu’il pût s’élever des réclamations, ne doivent souvent cet avantage qu’au hasard, qui n’a point tourné vers elles les esprits du grand nombre. Qu’on les livre à la discussion, et bientôt on verra naître l’incertitude, et l’opinion partagée flotter longtemps incertaine.

Cependant, comme ces sciences influent davantage sur le bonheur des hommes, il est bien plus important que la puissance publique ne dicte pas la doctrine commune du moment comme des vérités éternelles, de peur qu’elle ne fasse de l’instruction un moyen de consacrer les préjugés qui lui sont utiles, et un instrument de pouvoir de ce qui doit être la barrière la plus sûre contre tout pouvoir injuste.

La puissance publique doit d’autant moins donner ses opinions pour base de l’instruction, qu’on ne peut la regarder comme au niveau des lumières du siècle où elle s’exerce.

Les dépositaires de la puissance publique resteront toujours à une distance plus ou moins grande du point où sont parvenus les esprits destinés à augmenter la masse des lumières. Quand bien même quelques hommes de génie seraient assis parmi ceux qui exercent le pouvoir, ils ne pourraient jamais avoir dans tous les instants une prépondérance qui leur permît de réduire en pratique les résultats de leurs méditations. Cette confiance dans une raison profonde dont on ne peut suivre la marche, cette soumission volontaire pour le talent, cet hommage à la renommée coûtent trop à l’amour-propre pour devenir, au moins de longtemps, des sentiments habituels, et non une sorte d’obéissance forcée par des circonstances impérieuses et réservée aux temps de danger et de trouble. D’ailleurs, ce qui, à chaque époque, marque le véritable terme des lumières, n’est pas la raison particulière de tel homme de génie qui peut avoir aussi ses préjugés personnels, mais la raison commune des hommes éclairés ; et il faut que l’instruction se rapproche de ce terme des lumières plus que la puissance publique ne peut elle-même s’en rapprocher. Car l’objet de l’instruction n’est pas de perpétuer les connaissances devenues générales dans une nation, mais de les perfectionner et de les étendre.

Que serait-ce si la puissance publique, au lieu de suivre, même de loin, les progrès des lumières, était elle-même esclave des préjugés ; si, par exemple, au lieu de reconnaître la séparation absolue du pouvoir politique qui règle les actions, et de l’autorité religieuse qui ne peut s’exercer que sur les consciences, elle prostituait la majesté des lois jusqu’à les faire servir à établir les principes bigots d’une secte obscure, dangereuse par un sombre fanatisme, et dévouée au ridicule par soixante ans de convulsions ? Que serait-ce si, soumise à l’influence de l’esprit mercantile, elle employait les lois à favoriser, par des prohibitions, les projets de l’avidité et la routine de l’ignorance ; ou si, docile à la voix de quelques zélateurs des doctrines occultes, elle ordonnait de préférer les illusions de l’illumination intérieure aux lumières de la raison ? Que serait-ce si, égarée par des trafiquants avares qui se croient permis de vendre ou d’acheter des hommes, pourvu que ce commerce leur rapporte un pour cent de plus ; trompée par des planteurs barbares qui ne comptent pour rien le sang ou les larmes de leurs frères, pourvu qu’ils puissent les convertir en or, et dominée par de vils hypocrites, elle consacrait, par une contradiction honteuse, la violation la plus ouverte des droits établis par elle-même ? Comment alors pourrait-elle ordonner d’enseigner ou ces coupables maximes, ou des principes directement contraires à ses lois ? Que deviendrait l’instruction chez un peuple où il faudrait que le droit public, que l’économie politique changeassent avec les opinions des législateurs ; où l’on ne permettrait pas d’établir les vérités qui condamneraient leur conduite ; où, non contents de tromper ou d’opprimer leurs contemporains, ils étendraient leurs fers sur les générations suivantes, et les dévoueraient à la honte éternelle de partager ou leur corruption, ou leurs préjugés ?

Le devoir, comme le droit de la puissance publique, se borne donc à fixer l’objet de l’instruction et à s’assurer qu’il sera bien rempli.

La puissance publique doit donc, après avoir fixé l’objet et l’étendue de chaque instruction, s’assurer qu’à chaque époque le choix des maîtres et celui des livres ou des méthodes sera d’accord avec la raison des hommes éclairés, et abandonner le reste à leur influence.

La constitution de chaque nation ne doit faire partie de l’instruction que comme un fait.

On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai, sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : Telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : Voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacune devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.

Il est possible que la constitution d’un pays renferme des lois absolument contraires au bon sens ou à la justice, lois qui aient échappé aux législateurs dans des moments de trouble, qui leur aient été arrachées par l’influence d’un orateur ou d’un parti, par l’impulsion d’une effervescence populaire ; qui enfin leur aient été inspirées, les unes par la corruption, les autres par de fausses vues d’une utilité locale et passagère : il peut arriver, il arrivera même souvent qu’en donnant ces lois, leurs auteurs n’aient pas senti en quoi elles contrariaient les principes de la raison, ou qu’ils n’aient pas voulu abandonner ces principes, mais seulement en suspendre, pour un moment, l’application. Il serait donc absurde d’enseigner les lois établies autrement que comme la volonté actuelle de la puissance publique à laquelle on est obligé de se soumettre, sans quoi on s’exposerait même au ridicule de faire enseigner, comme vrais, des principes contradictoires.

Ces réflexions doivent s’étendre à l’instruction destinée aux hommes.

Ce que nous avons dit de cette partie de l’instruction destinée aux premières années, s’étend également à celle qui doit embrasser le reste de la vie. Elle ne doit pas avoir pour objet de propager telles ou telles opinions, d’enraciner dans les esprits des principes utiles à certaines vues, mais d’instruire les hommes des faits qu’il leur importe de connaître, de mettre sous leurs yeux les discussions qui intéressent leurs droits ou leur bonheur, et de leur offrir les secours nécessaires pour qu’ils puissent se décider par eux-mêmes.

Sans doute, ceux qui exercent la puissance publique doivent éclairer les citoyens sur les motifs des lois auxquelles ils les soumettent. Il faut donc bien se garder de proscrire ces explications de lois, ces expositions de motifs ou d’intentions qui sont un hommage à ceux en qui réside le véritable pouvoir, et dont les législateurs ne sont que les interprètes. Mais au-delà des explications nécessaires pour entendre la loi et l’exécuter, il faut regarder ces préambules ou ces commentaires présentés au nom des législateurs moins comme une instruction, que comme un compte rendu par les dépositaires du pouvoir au peuple dont ils l’ont reçu ; et surtout il faut bien se garder de croire que de telles explications suffisent pour remplir leur devoir relativement à l’instruction publique. Ils ne doivent pas se borner à ne pas mettre obstacle aux lumières qui pourraient conduire les citoyens à des vérités contraires à leur opinion personnelle ; il faut qu’ils aient la générosité, ou plutôt l’équité de préparer eux-mêmes ces lumières.

Dans les gouvernements arbitraires, on a soin de diriger l’enseignement de manière qu’il dispose à une obéissance aveugle pour le pouvoir établi, et de surveiller ensuite l’impression et même les discours, afin que les citoyens n’apprennent jamais rien qui ne soit propre à les confirmer dans les opinions que leurs maîtres veulent leur inspirer. Dans une constitution libre, quoique le pouvoir soit entre les mains d’hommes choisis par les citoyens, et souvent renouvelés ; que ce pouvoir semble dès lors se confondre avec la volonté générale ou l’opinion commune, il n’en doit pas davantage donner pour règle aux esprits les lois qui ne doivent exercer leur empire que sur les actions ; autrement il s’enchaînerait lui-même, et obéirait pendant des siècles aux erreurs qu’il aurait une fois établies. Que l’exemple de l’Angleterre devienne donc une leçon pour les autres peuples : un respect superstitieux pour la constitution ou pour certaines lois auxquelles on s’est avisé d’attribuer la prospérité nationale, un culte servile pour quelques maximes consacrées par l’intérêt des classes riches et puissantes y font partie de l’éducation, y sont maintenus pour tous ceux qui aspirent à la fortune ou au pouvoir, y sont devenus une sorte de religion politique qui rend presque impossible tout progrès vers le perfectionnement de la constitution et des lois.

Cette opinion est bien contraire à celle de ces prétendus philosophes qui veulent que les vérités même ne soient pour le peuple que des préjugés ; qui proposent de s’emparer des premiers moments de l’homme pour le frapper d’images que le temps ne puisse détruire, de l’attacher aux lois, à la constitution de son pays par un sentiment aveugle, et de ne le conduire à la raison qu’au milieu des prestiges de l’imagination et du trouble des passions. Mais je leur demanderai comment ils peuvent être si sûrs que ce qu’ils croient est ou sera toujours la vérité ? De qui ils ont reçu le droit de juger où elle se trouve ? Par quelle prérogative ils jouissent de cette infaillibilité qui seule peut permettre de donner son opinion pour règle à l’esprit d’un autre ? Sont-ils plus certains des vérités politiques que les fanatiques de toutes les sectes croient l’être de leurs chimères religieuses ? Cependant le droit est le même, le motif est semblable ; et permettre d’éblouir les hommes au lieu de les éclairer, de les séduire pour la vérité, de la leur donner comme un préjugé, c’est autoriser, c’est consacrer toutes les folies de l’enthousiasme, toutes les ruses du prosélytisme.

L’instruction doit être la même pour les femmes et pour les hommes.

Nous avons prouvé que l’éducation publique devait se borner à l’instruction ; nous avons montré qu’il fallait en établir divers degrés. Ainsi, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit la même pour les femmes et pour les hommes. En effet, toute instruction se bornant à exposer des vérités, à en développer les preuves, on ne voit pas comment la différence des sexes en exigerait une dans le choix de ces vérités, ou dans la manière de les prouver. Si le système complet de l’instruction commune, de celle qui a pour but d’enseigner aux individus de l’espèce humaine ce qu’il leur est nécessaire de savoir pour jouir de leurs droits et pour remplir leurs devoirs, paraît trop étendu pour les femmes, qui ne sont appelées à aucune fonction publique, on peut se restreindre à leur faire parcourir les premiers degrés, mais sans interdire les autres à celles qui auraient des dispositions plus heureuses, et en qui leur famille voudrait les cultiver. S’il est quelque profession qui soit exclusivement réservée aux hommes, les femmes ne seraient point admises à l’instruction particulière qu’elle peut exiger ; mais il serait absurde de les exclure de celle qui a pour objet les professions qu’elles doivent exercer en concurrence.

Elles ne doivent pas être exclues de celle qui est relative aux sciences, parce qu’elles peuvent se rendre utiles à leurs progrès, soit en faisant des observations, soit en composant des livres élémentaires.

Quant aux sciences, pourquoi leur seraient-elles interdites ? Quand bien même elles ne pourraient contribuer à leurs progrès par des découvertes (ce qui d’ailleurs ne peut être vrai que de ces découvertes du premier ordre qui exigent une longue méditation et une force de tête extraordinaire), pourquoi celles des femmes, dont la vie ne doit pas être remplie par l’exercice d’une profession lucrative, et ne peut l’être en entier par des occupations domestiques, ne travailleraient-elles pas utilement pour l’accroissement des lumières, en s’occupant de ces observations, qui demandent une exactitude presque minutieuse, une grande patience, une vie sédentaire et réglée ? Peut-être même seraient-elles plus propres que les hommes à donner aux livres élémentaires de la méthode et de la clarté, plus disposées par leur aimable flexibilité à se proportionner à l’esprit des enfants qu’elles ont observés dans un âge moins avancé, et dont elles ont suivi le développement avec un intérêt plus tendre. Or, un livre élémentaire ne peut être bien fait que par ceux qui ont appris beaucoup au-delà de ce qu’il renferme ; on expose mal ce que l’on sait, lorsqu’on est arrêté à chaque pas par les bornes de ses connaissances.

IL EST NÉCESSAIRE QUE LES FEMMES PARTAGENT L’INSTRUCTION DONNÉE AUX HOMMES.

1o Pour qu’elles puissent surveiller celle de leurs enfants.

L’instruction publique, pour être digne de ce nom, doit s’étendre à la généralité des citoyens, et il est impossible que les enfants en profitent, si, bornés aux leçons qu’ils reçoivent d’un maître commun, ils n’ont pas un instituteur domestique qui puisse veiller sur leurs études dans l’intervalle des leçons, les préparer à les recevoir, leur en faciliter l’intelligence, suppléer enfin à ce qu’un moment d’absence ou de distraction a pu leur faire perdre. Or, de qui les enfants des citoyens pauvres pourraient-ils recevoir ces secours, si ce n’est de leurs mères, qui, vouées aux soins de leur famille, ou livrées à des travaux sédentaires, semblent appelées à remplir ce devoir ; tandis que les travaux des hommes, qui, presque toujours, les occupent au dehors, ne leur permettraient pas de s’y consacrer ? Il serait donc impossible d’établir dans l’instruction cette égalité nécessaire au maintien des droits des hommes, et sans laquelle on ne pourrait même y employer légitimement ni les revenus des propriétés nationales, ni une partie du produit des contributions politiques, si, en faisant parcourir aux femmes au moins les premiers degrés de l’instruction commune, on ne les mettait en état de surveiller celle de leurs enfants.

2o Parce que le défaut d’instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur.

D’ailleurs, on ne pourrait l’établir pour les hommes seuls, sans introduire une inégalité marquée, non seulement entre le mari et la femme, mais entre le frère et la sœur, et même entre le fils et la mère. Or, rien ne serait plus contraire à la pureté et au bonheur des mœurs domestiques. L’égalité est partout, mais surtout dans les familles, le premier élément de la félicité, de la paix et des vertus. Quelle autorité pourrait avoir la tendresse maternelle, si l’ignorance dévouait les mères à devenir pour leurs enfants un objet de ridicule ou de mépris ? On dira peut-être que j’exagère ce danger ; que l’on donne actuellement aux jeunes gens des connaissances que non seulement leurs mères, mais leurs pères même ne partagent point, sans que cependant on puisse être frappé des inconvénients qui en résultent. Mais il faut observer d’abord que la plupart de ces connaissances, regardées comme inutiles par les parents, et souvent par les enfants eux-mêmes, ne donnent à ceux-ci aucune supériorité à leurs propres yeux ; et ce sont des connaissances réellement utiles qu’il est aujourd’hui question de leur enseigner. D’ailleurs, il s’agit d’une éducation générale, et les inconvénients de cette supériorité y seraient bien plus frappants, que dans une éducation réservée à des classes où la politesse des mœurs et l’avantage que donne aux parents la jouissance de leur fortune, empêchent les enfants de tirer trop de vanité de leur science naissante. Ceux, d’ailleurs, qui ont pu observer des jeunes gens de familles pauvres, auxquels le hasard a procuré une éducation cultivée, sentiront aisément combien cette crainte est fondée.

3o Parce que c’est un moyen de faire conserver aux hommes les connaissances qu’ils ont acquises dans leur jeunesse.

J’ajouterai encore que les hommes qui auront profité de l’instruction publique en conserveront bien plus aisément les avantages, s’ils trouvent dans leurs femmes une instruction à peu près égale ; s’ils peuvent faire avec elles les lectures qui doivent entretenir leurs connaissances ; si, dans l’intervalle qui sépare leur enfance de leur établissement, l’instruction qui leur est préparée pour cette époque n’est point étrangère aux personnes vers lesquelles un penchant naturel les entraîne.

4o Parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l’instruction publique.

Enfin, les femmes ont les mêmes droits que les hommes ; elles ont donc celui d’obtenir les mêmes facilités pour acquérir les lumières qui seules peuvent leur donner les moyens d’exercer réellement ces droits avec une même indépendance et dans une égale étendue.

L’instruction doit être donnée en commun, et les femmes ne doivent pas être exclues de l’enseignement.

Puisque l’instruction doit être généralement la même, l’enseignement doit être commun, et confié à un même maître qui puisse être choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe.

Elles en ont été chargées quelquefois en Italie, et avec succès.

Plusieurs femmes ont occupé des chaires dans les plus célèbres universités d’Italie, et ont rempli avec gloire les fonctions de profes-seurs dans les sciences les plus élevées, sans qu’il en soit résulté ni le moindre inconvénient, ni la moindre réclamation, ni même aucune plaisanterie dans un pays que cependant on ne peut guère regarder comme exempt de préjugés, et où il ne règne ni simplicité, ni pureté dans les mœurs[1]

Nécessité de cette réunion pour la facilité et l’économie de l’instruction.

La réunion des enfants des deux sexes, dans une même école, est presque nécessaire pour la première éducation ; il serait difficile d’en établir deux dans chaque village, et de trouver, surtout dans les premiers temps, assez de maîtres, si on se bornait à les choisir dans un seul sexe.

Elle est utile aux mœurs, loin de leur être dangereuse.

D’ailleurs, cette réunion, toujours en public, et sous les yeux des maîtres, loin d’avoir du danger pour les mœurs, serait bien plutôt un préservatif contre ces diverses espèces de corruption dont la séparation des sexes, vers la fin de l’enfance, ou dans les premières années de la jeunesse, est la principale cause. À cet âge, les sens égarent l’imagination, et trop souvent l’égarent sans retour, si une douce espérance ne la fixe pas sur des objets plus légitimes. Ces habitudes, avilissantes ou dangereuses, sont presque toujours les erreurs d’une jeunesse trompée dans ses désirs, condamnée à la corruption par l’ennui, et éteignant dans de faux plaisirs une sensibilité qui tourmente sa triste et solitaire servitude.

On ne doit pas établir une séparation qui ne serait réelle que pour les classes riches.

Ce n’est pas, sous une constitution égale et libre, qu’il serait permis d’établir une séparation purement illusoire pour la grande pluralité des familles. Or, jamais elle ne peut être réelle hors des écoles, ni pour l’habitant des campagnes, ni pour la partie peu riche des citoyens des villes : ainsi, la réunion dans les écoles ne ferait que diminuer les inconvénients de celle que, pour ces classes, on ne peut éviter dans les actions ordinaires de la vie, où elle n’est cependant, ni exposée aux regards de témoins du même âge, ni soumise à la vigilance d’un maître. Rousseau, qui attachait à la pureté des mœurs une importance peut-être exagérée, voulait, pour l’intérêt même de cette pureté, que les deux sexes se mêlassent dans leurs divertissements. Y aurait-il plus de danger à les réunir pour des occupations plus sérieuses ?

La séparation des sexes a pour principale cause l’avarice et l’orgueil.

Qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’est point à la sévérité de la morale religieuse, à cette ruse inventée par la politique sacerdotale pour dominer les esprits ; ce n’est point à cette sévérité seule, qu’il faut attribuer ces idées d’une séparation rigoureuse l’orgueil et l’avarice y ont au moins autant de part et c’est à ces vices que l’hypocrisie des moralistes a voulu rendre un hommage intéressé. C’est, d’un côté, à la crainte des alliances inégales, et de l’autre, à celle du refus de consacrer les liaisons fondées sur des rapports personnels, que l’on doit la généralité de ces opinions austères. Il faut donc, loin de les favoriser, chercher à les combattre dans les pays où l’on veut que la législation ne fasse que suivre la nature, obéir à la raison et se conformer à la justice. Dans les institutions d’une nation libre, tout doit tendre à l’égalité, non seulement parce qu’elle est aussi un droit des hommes, mais parce que le maintien de l’ordre et de la paix l’ordonne impérieusement. Une constitution qui établit l’égalité politique ne sera jamais ni durable, ni paisible, si on la mêle avec des institutions qui maintiennent des préjugés favorables à l’inégalité.

Il serait dangereux de conserver l’esprit d’inégalité dans les femmes, ce qui empêcherait de le détruire dans les hommes.

Le danger serait beaucoup plus grand si, tandis qu’une éducation commune accoutumerait les enfants d’un sexe à se regarder comme égaux, l’impossibilité d’en établir une semblable pour ceux de l’autre les abandonnait à une éducation solitaire et domestique ; l’esprit d’inégalité qui se conserverait alors dans un sexe s’étendrait bientôt sur tous deux, et il en résulterait ce que nous avons vu arriver jusqu’ici de l’égalité qu’on trouve dans nos collèges, et qui disparaît pour jamais au moment même où l’écolier croit devenir un homme.

La réunion des deux sexes dans les mêmes écoles est favorable à l’émulation, et en fait naître une qui a pour principe des sentiments de bienveillance, et non des sentiments personnels, comme l’émulation des collèges.

Quelques personnes pourraient craindre que l’instruction nécessairement prolongée au-delà de l’enfance ne soit écoutée avec trop de distraction par des êtres occupés d’intérêts plus vifs et plus touchants : mais cette crainte est peu fondée. Si ces distractions sont un mal, il sera plus que compensé par l’émulation qu’inspirera le désir de mériter l’estime de la personne aimée, ou d’obtenir celle de sa famille. Une telle émulation serait plus généralement utile que celle qui a pour principe l’amour de la gloire ou plutôt l’orgueil ; car le véritable amour de la gloire n’est ni une passion d’enfant ni un sentiment fait pour devenir général dans l’espèce humaine. Vouloir l’inspirer aux hommes médiocres (et des hommes médiocres peuvent cependant obtenir les premiers prix dans leur classe), c’est les condamner à l’envie. Ce dernier genre d’émulation, en excitant les passions haineuses, en inspirant à des enfants le sentiment ridicule d’une importance personnelle, produit plus de mal qu’il ne peut faire de bien en augmentant l’activité des esprits.

La vie humaine n’est point une lutte où des rivaux se disputent des prix ; c’est un voyage que des frères font en commun, et où chacun employant ses forces pour le bien de tous, en est récompensé par les douceurs d’une bienveillance réciproque, par la jouissance attachée au sentiment d’avoir mérité la reconnaissance ou l’estime. Une émulation qui aurait pour principe le désir d’être aimé, ou celui d’être considéré pour des qualités absolues, et non pour sa supériorité sur autrui, pourrait devenir aussi très puissante ; elle aurait l’avantage de développer et de fortifier les sentiments dont il est utile de faire prendre l’habitude ; tandis que ces couronnes de nos collèges, sous lesquelles un écolier se croit déjà un grand homme, ne font naître qu’une vanité puérile dont une sage instruction devrait chercher à nous préserver, si malheureusement le germe en était dans la nature, et non dans nos maladroites institutions. L’habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et une véritable calamité pour ceux que le sort condamne a vivre auprès de lui. Celle du besoin de mériter l’estime conduit, au contraire, à cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile.

Conclusion.

Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. N’imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire un ignorant l’égal de l’homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés. Plus elles auront respecté les droits de l’indépendance personnelle et de l’égalité naturelle, plus elles rendront facile et terrible la tyrannie que la ruse exerce sur l’ignorance, en la rendant à la fois son instrument et sa victime. Si les lois ont détruit tous les pouvoirs injustes, bientôt elle en saura créer de plus dangereux. Supposez, par exemple, que dans la capitale d’un pays soumis à une constitution libre, une troupe d’audacieux hypocrites soit parvenue à former une association de complices et de dupes ; que dans cinq cents autres villes, de petites sociétés reçoivent de la première leurs opinions, leur volonté et leur mouvement, et qu’elles exercent l’action qui leur est transmise sur un peuple que le défaut d’instruction livre sans défense aux fantômes de la crainte, aux pièges de la calomnie, n’est-il pas évident qu’une telle association réunira rapidement sous ses drapeaux et la médiocrité ambitieuse et les talents déshonorés ; qu’elle aura pour satellites dociles cette foule d’hommes, sans autre industrie que leurs vices, et condamnés par le mépris public à l’opprobre comme à la misère ; que bientôt, enfin, s’emparant de tous les pouvoirs, gouvernant le peuple par la séduction et les hommes publics par la terreur, elle exercera, sous le masque de la liberté, la plus honteuse comme la plus féroce de toutes les tyrannies ? Par quel moyen cependant vos lois, qui respecteront les droits des hommes, pourront-elles prévenir les progrès d’une semblable conspiration ? Ne savez-vous pas combien, pour conduire un peuple sans lumières, les moyens des gens honnêtes sont faibles et bornés auprès des coupables artifices de l’audace et de l’imposture ? Sans doute il suffirait d’arracher aux chefs leur masque perfide ; mais le pouvez-vous ? Vous comptez sur la force de la vérité ; mais elle n’est toute puissante que sur les esprits accoutumés à en reconnaître, à en chérir les nobles accents.

Ailleurs ne voyez-vous pas la corruption se glisser au milieu des lois les plus sages et en gangrener tous les ressorts ? Vous avez réservé au peuple le droit d’élire ; mais la corruption, précédée de la calomnie, lui présentera sa liste et lui dictera ses choix. Vous avez écarté des jugements la partialité et l’intérêt ; la corruption saura les livrer à la crédulité que déjà elle est sûre de séduire. Les institutions les plus justes, les vertus les plus pures ne sont, pour la corruption, que des instruments plus difficiles à manier, mais plus sûrs et plus puissants. Or, tout son pouvoir n’est-il pas fondé sur l’ignorance ? Que ferait-elle en effet, si la raison du peuple, une fois formée, pouvait le défendre contre les charlatans que l’on paye pour le tromper ; si l’erreur n’attachait plus à la voix du fourbe habile un troupeau docile de stupides prosélytes ; si les préjugés, répandant un voile perfide sur toutes les vérités, n’abandonnaient pas à l’adresse des sophistes l’empire de l’opinion ? Achèterait-on des trompeurs, s’ils ne devaient plus trouver des dupes ? Que le peuple sache distinguer la voix de la raison de celle de la corruption, et bientôt il verra tomber à ses pieds les chaînes d’or qu’elle lui avait préparées ; autrement lui-même y présentera ses mains égarées, et offrira, d’une voix soumise, de quoi payer les séducteurs qui les livrent à ses tyrans. C’est en répandant les lumières que, réduisant la corruption à une honteuse impuissance, vous ferez naître ces vertus publiques qui seules peuvent affermir et honorer le règne éternel d’une paisible liberté.

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  1. Laura Bassi a été professeur d’anatomie, et Françoise Agnesi professeur de mathématiques à Bologne.