Sur l’instruction publique/Sur l’instruction commune pour les hommes

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Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 324-378).


TROISIÈME MÉMOIRE[1].

SUR L’INSTRUCTION COMMUNE POUR LES HOMMES.


Objet de cette instruction.

Je suppose qu’un homme ait reçu une éducation complète, et qu’il en ait profité : elle lui a donné le goût et l’habitude de l’application ; ses connaissances dans les diverses parties des sciences sont assez étendues pour qu’il puisse cultiver à son choix et sans maître celle qu’il veut appliquer à ses besoins, ou vers laquelle sa curiosité l’entraîne. Qu’il s’occupe de l’éducation de sa famille, des détails d’une administration domestique ; qu’il se livre aux travaux nécessaires pour se rendre plus digne des fonctions auxquelles il peut être appelé, ou qu’il se contente d’examiner, de suivre, soit les projets proposés pour l’utilité commune, soit les opérations des divers pouvoirs établis par le peuple ; que son goût le porte à ne travailler qu’à perfectionner sa raison, a remplir par des plaisirs dignes d’un être pensant le vide de sa vie, je le vois s’entourer de livres, chercher à connaître les hommes éclairés, rassembler autour de lui les productions les plus curieuses et les plus utiles du pays qu’il habite, vouloir connaître quelles vérités ont répandu un jour plus égal et plus pur sur les ombres qui nous environnent encore, quelles nouvelles applications des sciences en ont agrandi l’utilité, quelles inventions ont ajouté à la perfection des arts, quel avantage local il peut en retirer, quel esprit influe sur la composition des lois ou préside aux opérations du gouvernement, vers quel but marche la puissance publique, quels principes la guident, ou quels intérêts menacent de la corrompre.

Or, ce que cet homme éclairé, actif, animé du désir de savoir ou du besoin de penser, ferait pour lui-même, l’instruction publique préparée aux hommes doit le faire pour tous. Elle doit offrir un guide et un appui à celui qui manque de lumières ou de force pour avancer seul dans la carrière, rapprocher les moyens de s’instruire de celui que la nécessité en retient éloigné, les faciliter pour celui dont l’activité languissante ou la faible raison se rebuterait des premières difficultés. Au milieu du choc des passions et des intérêts, pendant que le génie déploie son activité, que l’industrie multiplie ses efforts, elle veillera sur cette égalité précieuse, premier bien de l’homme civilisé ; elle distribuera d’une main sage et équitable les dons que la nature a semés au hasard.

Réglée comme toute autre sur les besoins les plus généraux, elle aura principalement pour objet : 1° les connaissances politiques ; 2° la morale ; 3° l’économie domestique et rurale ; 4° les parties des sciences et des arts qui peuvent être d’une utilité commune ; 5° enfin, l’éducation physique et morale.


L’instruction politique ne doit pas se borner à la connaissance des lois faites, mais s’étendre à celle des principes et des motifs des lois proposées.


Il faut non seulement que chaque homme soit instruit des nouvelles lois qui sont proposées ou promulguées, des opérations qui s’exécutent ou se préparent dans les diverses branches de l’administration, qu’il soit toujours en quelque sorte au courant de la législation sous laquelle il doit vivre ; il faut de plus que si l’on agite de nouvelles questions politiques, si l’on cherche à fonder l’art social sur de nouveaux principes, il soit averti de l’existence de ces questions, des combats d’opinions qui s’élèvent sur ces principes. Comment, en effet, sans cette instruction pourrait-il connaître et les hommes par qui sa patrie est gouvernée et ce qu’elle en doit attendre, savoir quels biens ou quels maux on lui prépare à lui-même ? Comment sans cela une nation ne resterait-elle pas divisée en deux classes, dont l’une, servant à l’autre de guide, soit pour l’égarer, soit pour la conduire, en exigerait une obéissance vraiment passive, puisqu’elle serait aveugle ? Et que deviendrait alors le peuple ? sinon un amas d’instruments dociles que des mains adroites se disputeraient pour les rejeter, les briser, ou les employer à leur gré.

Je n’ai point la prétention de vouloir changer en publicistes les vingt-quatre millions de citoyens actifs qui, réunis sous une loi commune, veulent être libres de la même liberté ; mais, dans cette science comme dans toute autre, quelques heures d’attention suffisent souvent pour comprendre ce qui a coûté au génie des années de méditation. D’ailleurs, on aurait soin, dans cette instruction, de rapporter aux droits de l’homme toutes les dispositions des lois, toutes les opérations administratives, tous les moyens comme tous les principes ; la déclaration des droits serait l’échelle commune à laquelle tout serait comparé, par laquelle tout serait mesuré. Dès lors on n’aurait plus besoin de ces connaissances étendues, de ces réflexions profondes, souvent nécessaires pour reconnaître l’intérêt commun sous mille intérêts opposés qui le déguisent. Ainsi, en ne parlant aux hommes que de ces droits communs à tous, dans l’exercice desquels toute violation de l’égalité est un crime, on ne leur parlera de leurs intérêts qu’en leur montrant leurs devoirs, et toute leçon de politique en sera une de justice.


L’instruction morale doit avoir pour but de fortifier les habitudes vertueuses, et de prévenir ou de détruire les autres.


La morale ne doit pas se borner uniquement à des préceptes ; il faut accoutumer les hommes à réfléchir sur leurs propres actions, à savoir les juger d’après ces préceptes. Il faut, sinon perfectionner, du moins conserver en eux le sens moral[2] qu’ils ont reçu de la nature, et que l’instruction a développé. La plupart des hommes ne trouvent dans la vie commune que des devoirs simples, journaliers, faciles à remplir ; et leur sens moral s’affaiblirait si, en mettant sous leurs yeux les actions des autres hommes, on n’exerçait point, par les mouvements qu’ils excitent en eux, par les jugements qu’ils sont alors forcés de faire, ce sentiment intime si prompt, si délicat dans ceux qui l’ont cultivé, si lent, si grossier dans presque tous les autres. Ces exemples s’attachent à chaque précepte, le gravent dans la mémoire à côté d’eux, en deviennent en quelque sorte le développement et la preuve.

Combien, d’ailleurs, ne serait-il pas à craindre que des hommes simples ne prissent, même à leur insu, des habitudes vicieuses, parce que le peu d’importance de leurs actions monotones, et presque toujours irréfléchies, ne leur permettrait pas de sentir en quoi elles s’écartent des principes qu’ils ont reçus ? Ne serait-il pas plus dangereux encore qu’ils ne s’égarassent, si, quelques circonstances les entraînant au-delà du cercle étroit de leurs habitudes, ils se trouvaient obligés de se créer en quelque sorte une règle pour ces actions extraordinaires ? Comment alors se défendraient-ils contre la séduction ? comment résisteraient-ils à ceux qui voudraient les conduire au crime au nom de Dieu ou de la patrie, les mener au brigandage au nom de la justice, à la tyrannie au nom de la liberté ou de l’égalité, à la barbarie au nom de l’humanité ?

Pour remédier au premier de ces dangers, rien ne serait plus utile que de faire contracter à ceux mêmes qui réfléchissent le moins, l’habitude de juger de leurs propres actions, de travailler à les régler sur les principes de la morale, de chercher à se perfectionner eux-mêmes ; et, pour cela, il faudrait donner en quelque sorte à cette habitude une marche technique.

Quoique les principes de la morale monastique n’aient été ni purs, ni justes, ni élevés, cependant la longue attention qu’un grand nombre d’hommes placés à la tête des monastères ont été obligés de faire successivement sur l’instruction morale des individus confiés à leurs soins et soumis à leur autorité, l’importance que ces mêmes hommes attachaient à dominer les opinions et les sentiments encore plus que les actions, ont dû à la longue leur faire naître des idées utiles à leurs projets, et qu’on peut employer avec succès pour des vues plus grandes et plus désintéressées. Tel est l’usage d’un examen de conscience habituel destiné à faciliter les progrès de la vertu, en montrant ou ceux que l’on a faits ou les obstacles qui les ont retardés.

Cette idée peut être applicable jusqu’à un certain point à la masse entière de la société. Il serait facile de former un tableau simple et raisonné des actions bonnes et mauvaises vers lesquelles on est porté par les circonstances communes de la vie, en plaçant à côté de chacune les motifs qui doivent déterminer à l’éviter ou à la faire, en indiquant le principe de morale auquel elle se rapporte, les suites qu’elle peut entraîner. Ce tableau ne renfermerait pas les violations graves, réfléchies, des règles de la morale, mais les petites atteintes qu’on s’accoutume à y porter, les habitudes qui y conduisent, les imprudences qui y exposent. En se rappelant une telle action, on verrait quel principe la condamne, et en lisant ce principe, l’action par laquelle on l’a violé viendrait se replacer dans la mémoire et troubler la conscience ; car le tableau devrait être disposé de manière à pouvoir remplir ce double objet avec une égale facilité, et donner une réponse à ces deux questions :

Parmi les actions que j’ai faites, n’en est-il aucune que je doive me reprocher, et quel reproche méritetelle ?

Parmi ces principes de morale pratique, n’en est-il aucun que j’aie violé ?

Pour remédier au second inconvénient, pour offrir aux hommes peu éclairés un guide qui n’eût jamais intérêt de les gouverner ou de les tromper, on pourrait aussi former des principes de la morale un tableau analytique, tel qu’un homme qui chercherait à juger les actions qu’il lirait, qu’il entendrait raconter, ou dont il serait témoin, qui voudrait connaître quelle doit être sa conduite dans une circonstance donnée, ou apprécier un conseil qu’il aurait reçu, y trouvât aisément la solution des difficultés que cette décision peut offrir. Ce tableau aurait de même un double objet : sous un point de vue, il renfermerait le système méthodique des règles de la morale ; sous un autre, celui des diverses classes d’accueil auxquelles ces principes se rapportent. Au moyen de ces tableaux, un homme pourrait, sans une grande habitude de réflexion, et avec l’instruction la plus commune, faire des progrès dans la morale pratique, suppléer aux lumières qui lui manquent, et en acquérir de nouvelles machinalement et presque sans travail. Ces tableaux différeraient entre eux en ce que l’un contiendrait surtout les principes essentiels de la morale ; l’autre, les règles de conduite qui en sont la conséquence ; l’un se rapporterait aux actions graves, importantes ; l’autre, aux habitudes, aux détails de la vie commune ; l’un montrerait le rapport des actions avec la règle du droit ; l’autre, avec leurs conséquences pour la moralité de celui qui les fait ; l’un apprendrait à juger les actions, à prononcer entre deux conduites opposées ; l’autre, à reconnaître les effets d’une habitude pour les prévenir ou en profiter.


Utilité et difficulté de substituer dans l’économie rurale à une routine aveugle une pratique éclairée par l’observation.


L’économie rurale n’est, en général, que l’application de ce que l’expérience a fait connaître de plus certain, de plus profitable, sur les procédés de l’agriculture et l’éducation des bestiaux. Cette expérience se réduit presque partout à d’anciens usages que l’on suit, non parce qu’ils sont les meilleurs, mais parce qu’ils conduisent d’une manière presque sûre à tirer de son exploitation le produit sur lequel on a fait ses arrangements antérieurs. On donne tant pour l’acquisition d’une terre, pour sa location, parce que l’on sait que cette terre exploitée avec un peu plus, un peu moins de soin, et en suivant la méthode usitée, coûtera tant de frais de culture, et produira une récolte donnée. Ainsi, ces combinaisons économiques n’ayant elles-mêmes été faites que d’après les usages établis, leur succès ne prouve pas la bonté de ces usages ; l’homme qui cultive bien est celui qui recueille cinq pour un, tandis que son voisin ne recueille que quatre et demi ; ou celui qui, donnant d’une terre égale autant qu’un autre fermier, en retire un profit plus grand ; mais cette supériorité ne prouve pas qu’avec une méthode moins imparfaite il n’eût pas recueilli huit pour un de cette terre, qu’il n’eût pas retiré un intérêt plus grand de ses avances.

D’ailleurs, si une manufacture acquiert un degré de perfection de manière à pouvoir donner des choses d’un service égal à un plus bas prix, ou d’un service meilleur à un prix égal, elle détruit les autres manufactures qui ne peuvent soutenir sa concurrence, parce qu’elle-même peut étendre son travail presque indéfiniment. Mais dans l’agriculture, le terme qu’on peut atteindre est presque toujours, surtout dans les premiers moments, très près de celui dont on est parti ; les augmentations sont proportionnelles à l’étendue du territoire de ceux qui ont adopté les méthodes nouvelles ; et jusqu’au moment où elles commencent à devenir générales, ceux qui les ont dédaignées n’éprouvent qu’une perte peu sensible, et n’ont qu’un faible intérêt à sortir de leur routine. Il y a donc peu d’arts qui aient autant besoin de se perfectionner, et qui demandent davantage que la pratique en soit fondée sur des observations suivies et sur des expériences bien faites.

Si, en général, on ne s’y conduit que par une routine aveugle ; si l’intérêt d’augmenter sa fortune l’emporte difficilement sur l’habitude ; si, comme il serait facile d’en citer des exemples, celui même de la conservation de la vie ne peut en triompher, c’est encore moins par préjugé ou par paresse que par l’incertitude de l’utilité des innovations. Un homme peu éclairé, incapable de distinguer une vérité prouvée par l’expérience d’une rêverie annoncée avec une audacieuse importance, doit regarder toute innovation comme un véritable jeu de hasard, dans lequel il ne veut risquer ni sa subsistance ni même une partie de sa fortune. Cette prudence n’est donc point de la stupidité ; car la grande probabilité du succès peut seule justifier des tentatives, quand ce n’est pas la curiosité qui y consacre une partie du superflu. Le défaut d’instruction est donc la véritable cause du peu de progrès de l’agriculture, et on ne se plaindra plus de cette haine trop commune pour les nouveautés, lorsqu’on aura instruit les hommes à les apprécier ; mais ils aimeront à rester à leur place, tant qu’ils ne pourront marcher que dans les ténèbres.

S’il est utile de les instruire des nouvelles découvertes, il ne l’est pas moins de leur en exposer les détails, de manière qu’ils puissent juger eux-mêmes de l’étendue et de la certitude du succès ; de leur apprendre comment, par des épreuves en petit, ils s’assureront que des circonstances locales n’en rendent point l’application difficile ou douteuse. La méthode d’exposer une découverte n’est pas la même pour le savant auquel on veut la faire connaître et pour le praticien qui doit l’employer. Ce dernier n’a besoin de connaître que les moyens et les résultats, l’autre veut surtout savoir comment ces moyens ont opéré, comment les résultats ont été produits. L’exactitude pour l’un s’arrête au point où elle cesse d’être utile ; pour l’autre elle s’étend jusqu’où les instruments ou les calculs peuvent atteindre ; et, tandis que les considérations de la dépense, du temps, des difficultés à vaincre, disparaissent pour le savant, elles sont tout pour le spéculateur. Cette différence sera plus grande encore, tant qu’une instruction plus générale n’aura pas rapproché la langue des savants et la langue vulgaire.

Il est important d’établir une communication rapide de lumières entre les hommes qui s’occupent de ce premier des arts. La nature de leurs travaux les attache au soi où ils l’exercent ; ils ne peuvent, sans des secours étrangers, éclairer leur pratique que par les observations faites autour d’eux. Les expériences qui dépendent de la marche des saisons, de l’ordre des productions naturelles, sont lentes et difficiles à multiplier ou à répéter.

Il faut, enfin, que les habitants d’une étendue de terrain, soumise, à peu près, au même climat, connaissent la différence des méthodes qui y sont en usage, des produits qu’on y cultive, des préparations qu’on leur donne, des usages auxquels on les emploie, des débouchés qui leur sont offerts, afin de pouvoir distinguer ce qui, dans ces différences, appartient à la nature, et ce qui n’est que l’effet des habitudes, des opinions, des lois établies. C’est par la réunion de ces moyens que, sans dépense et sans contrainte, on parviendra, peu à peu, à faire porter par chaque terre tout ce qu’elle peut produire de plus utile, soit à celui qui la cultive, soit à ceux qui en consomment les productions ; car cet intérêt est le même ; et si l’on peut quelquefois les trouver dans une opposition apparente, ce mal a toujours pour cause quelque loi prohibitive, quelque atteinte portée à la liberté dans des lieux plus ou moins voisins, à une époque plus ou moins éloignée. Le mal que produisent de telles lois marche rapidement à la suite, tandis que le bien opéré par la liberté se fait avec lenteur ; l’un est l’effet instantané du découragement qui cède à la force, et gémit en silence sous le bras oppresseur de la nécessité ; l’autre l’ouvrage toujours lent de l’industrie, et le fruit tardif de longues épargnes. On doit joindre à l’économie rurale cette partie de la médecine humaine ou vétérinaire qui veille à la conservation des individus, éclaire sur le régime qu’ils doivent suivre, sur les dangers dont il faut les préserver ; celle qui enseigne à traiter les incommodités légères, à panser les petites blessures ; celle, enfin, qui indique les premiers moyens qu’il faut opposer aux accidents imprévus, connaissance nécessaire à ceux qui ne peuvent être assurés de trouver à l’instant même des secours éclairés. Ici la philosophie doit balancer les inconvénients de l’ignorance absolue, les erreurs d’une connaissance imparfaite, et les dangers plus grands encore des préjugés qui en tiennent la place ; elle doit supprimer des conseils salutaires quand une application maladroite les rendrait funestes, mais les donner, s’ils peuvent servir à détruire des pratiques fondées sur l’ignorance, et plus dangereuses en elles-mêmes que par les erreurs de l’application.


L’instruction commune doit comprendre les découvertes dans les sciences et les arts lorsqu’elles sont d’une utilité générale.


Parmi les découvertes dans les sciences et dans les arts, il en est sans doute qui n’intéressent que les savants ou les artistes ; mais il en est d’autres dont l’influence plus immédiate s’étend sur la société entière. Il importe à tout homme de savoir que les produits des arts dont il fait un usage habituel ont acquis un nouveau degré, soit de solidité, soit de bonté, ou que, préparés par des moyens plus simples, ils doivent baisser de prix ; de connaître les produits nouveaux qu’il peut employer à ses besoins, d’être instruit des vérités qui peuvent l’éclairer sur sa conservation, sur ses véritables intérêts, ou lui offrir des moyens de bien-être.


Nécessité d’instruire les pères de famille sur l’éducation physique et morale.


Enfin, il est nécessaire que les hommes reçoivent une instruction méthodique et suivie sur l’éducation physique et même morale des enfants. On peut placer l’ignorance des parents et leurs préjugés au nombre des causes qui dégradent l’espèce humaine, diminuent la durée de la vie, et surtout celle de l’âge pendant lequel l’homme, faisant plus que se suffire à lui-même, a du temps et des forces pour sa famille ou pour sa patrie. La durée moyenne de la vie humaine n’approche peut-être, dans aucun pays, du terme auquel la nature lui permet d’atteindre, et on peut regarder cette durée moyenne comme une échelle propre à mesurer avec assez d’exactitude le degré de force des qualités physiques, intellectuelles ou morales. Dans un climat semblable, elle pourrait encore servir à juger de la bonté des lois. Mais lorsqu’on voit que dans un pays, sur un nombre donné d’hommes nés dans un même jour, il en subsiste encore la moitié après quarante ans, tandis que dans un autre, avant la fin de la troisième, ou même de la seconde année, déjà plus de la moitié a cessé de vivre, et que dans le reste, le même point se trouve placé à des hauteurs inégales entre ces deux extrêmes ; lorsqu’il est évident que ces différences ne peuvent avoir pour cause unique ni celles du climat, ni celles du gouvernement ; lorsqu’on observe que c’est surtout à la moralité de l’enfance qu’il faut les attribuer, on ne peut s’empêcher de voir combien le perfectionnement de l’éducation physique peut avoir d’influence sur la durée de la vie, et que pour l’accroissement de la population, il importe moins de multiplier les hommes que de savoir les conserver. Ce changement, si important dans son effet général, ne le serait pas moins pour la prospérité particulière ; les enfants qui vivent sont une richesse pour les familles pauvres ; ceux qui meurent après avoir langui quelques années en sont la ruine. Pour l’homme à qui son éducation a donné une constitution saine le travail est un patrimoine ; il n’est, pour l’individu languissant et maladif, qu’une fatigue, un moyen de prolonger une existence pénible. L’un peut être heureux et libre sans rien posséder, l’autre est condamné à une dépendance dont à peine les richesses peuvent l’affranchir.

À ces éléments d’éducation physique, on joindra quelques principes d’éducation morale, propres à donner aux chefs de famille des moyens de diriger vers le bonheur, la sagesse et la vertu, les habitudes que les enfants contractent à mesure qu’ils avancent dans la vie. Soumis, comme les hommes, à l’influence des impressions que font sur eux, et les objets que le hasard leur présente, et les discours qu’ils entendent, et les actions dont ils sont témoins, et les événements de leur vie, ils ne sont pas défendus par la force d’habitudes plus anciennes, ou par ces intérêts plus puissants que leurs rapports dans la société n’ont pu encore leur donner ; ils doivent donc céder plus aisément à ces impressions, être plus inévitablement modifiés par elles. Si on les abandonne absolument au hasard, quand même on pourrait se flatter qu’ils conserveraient ces grands traits de bonté et de justice originelle, résultat nécessaire des lois de la nature, ne devrait-on pas craindre que ces traits ne perdissent au moins leur pureté ou leur ensemble, comme on voit souvent la régularité que la nature avait donnée à ceux du visage, s’altérer par l’effet des maladies de l’enfance, d’une nourriture plus ou moins saine, d’un travail forcé, et par l’influence de la température ou l’insalubrité du climat ? On ne peut sans doute gouverner ici tous les événements, et soustraire absolument ces habitudes à l’empire du hasard ; mais on peut mettre à profit les événements, quels qu’ils puissent être.

Tout ce qui est vraiment indépendant de la volonté humaine peut être utilement employé par une raison éclairée : excepté les mauvais principes qui naissent de la communication avec des hommes corrompus, tout peut être plié aux vues d’une éducation bien dirigée. Les bienfaits de la fortune, comme ses revers, le calme et la santé, la tristesse ou l’excessive sensibilité qui accompagne les souffrances, les avantages ou les désavantages personnels, donnent également les moyens de former le caractère et le sens moral. Les actions, les sentiments dont les enfants sont témoins, peuvent fournir des leçons utiles, soit qu’ils méritent d’être imités, soit qu’ils ne doivent inspirer que de l’indignation ou du mépris. Cette science d’employer ce qu’offre la suite des événements, quand on ne peut les diriger à son gré, doit, dans la pratique commune, se borner à un petit nombre de préceptes fondés sur l’observation et sur la connaissance de la nature ; et ces préceptes, développés par des exemples bien choisis, seront facilement mis à la portée des hommes les moins instruits. je n’insiste point sur ce qu’on appelle les mœurs. Veut-on en inspirer ? qu’on éloigne, au lieu de les fortifier, ces idées chimériques de pureté, ces sentiments d’une horreur machinale, qui ne sont l’ouvrage ni de la nature ni de la raison ; mais qu’on apprenne aux enfants que celui qui se fait un jeu des peines d’un autre, ou en sacrifie le bonheur a ses fantaisies, n’est qu’un homme dur et barbare, qui, en plaisantant avec légèreté sur son crime, l’aggrave et ne l’excuse pas, que la mode peut absoudre, mais que l’humanité condamne. Faites en sorte qu’un acte d’inhumanité répugne, pour ainsi dire, à leur organisation ; ne les bornez pas à cette probité grossière qui ne respecte dans autrui que son argent : qu’ils sachent que le soin de conserver les forces nécessaires pour remplir l’étendue de leurs devoirs, en est un aussi réel, aussi sacré. Ralliez d’un côté les mœurs à l’intérêt personnel en les présentant comme un régime nécessaire au bonheur ; attachez-les de l’autre aux grands principes de la morale. Si vous éloignez ensuite les enfants de l’oisiveté ; si vous leur donnez le goût du travail ; si vous faites naître le besoin de la bienveillance, de l’estime d’autrui et de la leur, alors soyez sûrs qu’ils auront des mœurs, et s’ils en manquent, ne désespérez encore ni de leurs talents, ni même de leurs vertus.


Enseignement pour les hommes.


L’enseignement de ces divers objets doit être établi d’après les connaissances acquises dans la première éducation. Ceux qui en ont parcouru les deux derniers degrés, et qui peuvent encore suivre, s’ils le veulent, les leçons des maîtres attachés aux diverses sciences particulières, seront en état de puiser leur instruction dans les livres. Il n’en est pas de même de ceux qui ont été bornés à l’instruction du premier âge. L’enseignement leur est encore nécessaire ; on pourrait donc établir que le maître, chargé de cette première instruction, le serait en même temps de donner chaque dimanche une leçon où seraient admis les enfants sortis des écoles, les jeunes gens des deux sexes, les pères et les mères de famille ; car il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. Une nation ne peut avoir d’instruction publique, si les femmes ne peuvent y remplir les devoirs d’instituteurs domestiques ; et pourquoi exclurait-on de fonctions qui doivent employer un grand nombre d’individus, et qui exigent une vie sédentaire, précisément la moitié du genre humain, à qui sa constitution physique en impose la nécessité et en donne le goût ?

Pour des hommes occupés, la plupart, de travaux corporels, le jour de repos peut être aussi un jour d’étude ; car le repos vraiment salutaire ne consiste pas dans la nullité absolue, mais dans le changement d’action. L’homme qui a travaillé toute la semaine à un ouvrage pénible se délasse lorsqu’il exerce son esprit, comme le travail du corps reposerait le savant fatigué par de trop longues méditations.

D’ailleurs, si, par des motifs d’utilité qu’il serait superflu de détailler ici, les hommes, au lieu de choisir arbitrairement leurs moments de repos, sont convenus d’y consacrer le même jour, et de l’assujettir à une période régulière, ce jour sera rempli tout entier ou par des affaires, ou par des divertissements. Le besoin, une activité peu commune, ou la nécessité de presser certains ouvrages, pourront à peine forcer quelques hommes à travailler pendant que les autres se reposent, et les retenir dans leurs ateliers, lorsqu’ils entendent autour d’eux les accents du plaisir et de la gaieté. Destinons donc une partie de ces jours à des occupations instructives ; car les affaires n’occuperont que le plus petit nombre un jour entier de divertissements finirait par l’ennui ; l’ennui conduit à des habitudes dangereuses pour l’économie, pour la santé ou pour la morale ; et c’est rendre à la société un véritable service, que d’offrir librement aux hommes sages un moyen d’employer, d’une manière utile, le jour enlevé à leurs travaux ordinaires.

Dans ces leçons, on présenterait une exposition raisonnée des dispositions principales de la constitution et des lois, pour en instruire ceux des enfants qui ne les connaissent pas encore, et les rappeler aux autres. On leur exposerait en même temps les nouvelles lois qui seraient portées, les motifs donnés à ces lois. On leur développerait ce qui, dans les objets d’instruction dont on vient de tracer le plan, peut être mis à leur portée, ce que le temps leur permettrait d’apprendre. Comme enfin les enfants sont sortis des écoles dans un temps où on n’avait pu compléter pour eux l’enseignement de la morale, on achèverait alors cette instruction, et ce serait un moyen de la rappeler et à la jeunesse et aux hommes faits.

Ne craignons pas l’ennui de ces leçons. Que l’instruction soit facile, et elle deviendra pour eux un plaisir. Ne jugeons pas ces hommes de la nature qui, au milieu de leurs occupations monotones, ne sentent pas le besoin d’être agités par des sentiments vifs, ou occupés d’idées nouvelles, d’après le tourment que nous fait éprouver une activité qui consume plus d’aliments qu’elle n’en peut rassembler. N’en jugeons point d’après notre dédain pour tout ce qui n’est que modestement utile, croyons qu’ils peuvent trouver à apprendre des choses communes un plaisir qu’un retour de vanité ne corrompt point, que l’habitude d’impressions plus fortes n’a point émoussé. Heureux par les seuls sentiments de la nature, satisfaits d’une nourriture grossière, leur corps, leur âme, leur esprit sont à l’unisson ; et, en tout genre, des aliments simples suffisent à leurs désirs.


La connaissance des moyens de s’instruire par les livres doit faire partie de l’enseignement.


Il faudrait surtout leur apprendre à s’instruire par les livres. Dans quelques genres de sciences, la lecture, indépendamment de tout autre secours, suffit pour tout connaître. Telles sont les sciences mathématiques. Les maîtres peuvent faciliter le travail ; la conversation des savants célèbres peut quelquefois faire naître des idées, éclairer sur la marche du génie, sur quelques difficultés qui appartiennent au dernier terme de la science ; mais cette utilité est presque insensible. Il n’en est pas de même des sciences physiques. Eût-on réuni dans les livres toutes les ressources que l’art du dessin ou même la peinture peut leur prêter, ceux qui n’auraient que ce moyen d’instruction n’y puiseraient que des connaissances très imparfaites, toujours vagues et souvent fausses. En général, les livres rendent rigoureusement toutes les idées abstraites, mais ils ne présentent les objets réels que d’une manière incomplète et pénible. Entre ces objets et la peinture que la parole peut en tracer, il reste toujours une différence que la seule habitude d’étudier tour à tour les choses et les livres peut faire disparaître. La description d’une machine ou d’une plante, le récit d’une expérience chimique ne suppléent à la vue ni de la machine, ni de la plante, ni de l’expérience, que pour ceux qui ont déjà des connaissances réelles dans la mécanique, dans l’histoire naturelle, dans la chimie. C’est donc pour eux seuls que le plan ou la description d’une machine est la machine même, que le récit de l’expérience, s’il est bien fait, en met sous les yeux les procédés et les résultats ; qu’enfin, l’idée de l’objet qu’ils n’ont pas vu peut être la même que celle qui, après l’avoir observé, leur serait restée dans la mémoire. Il faut, dans ces différents genres, qu’une instruction prise sur les objets mêmes ait précédé celle que les livres peuvent donner.

Dans d’autres genres, il faut de plus apprendre à les lire. Quelque bien fait que soit un livre, il n’aura jamais qu’une demi-utilité, si celui qui le lit ne sait pas comment trouver, dans un autre, un éclaircissement dont il a besoin, chercher un mot dans un dictionnaire, un objet dans une table, un lieu sur une carte, une époque sur un tableau chronologique, ou suivre une description sur une planche. Ce n’est pas tout encore : peut-on répondre qu’un homme ne lira jamais que des ouvrages élémentaires qui ne renferment que des vérités ? Il faut donc lui apprendre à entendre aussi les autres livres, à en appliquer les raisonnements et les maximes aux principes sur lesquels il a déjà arrêté son opinion, à ne prendre littéralement ni les figures de style ni les exagérations d’idées. Dans tout ce qui n’est ni métaphysique intellectuelle ou morale, ni calcul, ni faits naturels, on aurait peine à trouver des phrases qui n’eussent qu’un seul sens. Presque toujours elles ont le double but d’exposer une proposition, et de soutenir l’attention de l’homme à qui on l’expose, en excitant un sentiment, en présentant des images, en choisissant des expressions qui réveillent d’autres idées.

Accoutumés à lire, habitués à des styles divers, ces accessoires nous amusent ou nous intéressent, nous rebutent ou nous ennuient, mais ne nous empêchent pas de saisir, sous l’enveloppe qui la couvre, la proposition qu’on veut nous faire entendre. Il n’en est pas de même de ceux qui n’ont pas cette habitude. Il ne serait pas difficile de faire un récit purement allégorique où, changeant les noms, dénaturant les événements, faisant agir des êtres imaginaires, supposant des faits chimériques, on aurait cependant écrit une histoire réelle très claire pour un certain nombre de personnes, mais absolument inintelligible pour tous les autres, ou plutôt leur présentant, soit un conte, soit (pourvu que le merveilleux y ait été ménagé) une histoire absolument disparate. Or, ce double sens, si sensible dans cet exemple, n’est pas moins réel dans la plupart des livres. Il existe entre les hommes dont l’esprit est exercé et les autres, la même différence qu’entre ceux qui ont ou qui n’ont pas la clef de l’allégorie. Comment donc s’instruire dans les livres, si on n’a pas appris à les bien entendre ?

Les éléments très simples de ce qu’on appelle critique ne sont pas moins nécessaires ; il faut distinguer les caractères et les degrés de l’autorité que donne aux faits ou le genre des livres qui les renferment, ou le nom des auteurs, ou le style et le ton de l’ouvrage, ou, enfin, la nature même de ces faits ; il faut savoir se décider entre les témoignages opposés, et pouvoir reconnaître quand l’accord de ces témoignages devient un signe de vérité.

Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu’ils lisent comme tout ce qu’ils entendent. Plus celui qui n’a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant ; car on ne sait que des vérités, et toute erreur est ignorance. La lecture n’apprendrait rien à un homme armé d’une défiance aveugle ; celui, au contraire, qui, résistant à cette impression, n’admet que ce qui est prouvé, et demeure dans le doute sur tout le reste, ne trouvera dans les livres que des vérités.


des livres nécessaires à cette instruction.


Livres élémentaires qui doivent être la base de l’enseignement des élèves.


Voyons maintenant quels livres il est bon de préparer et pour l’instruction directe et pour celle qu’on abandonne absolument à la volonté.

Il est nécessaire d’avoir d’abord des livres élémentaires qui aient pour objet les diverses parties d’enseignement que nous venons d’exposer. Ces livres doivent surtout être composés pour les hommes qui ont été bornés au premier degré d’instruction, puisque les livres élémentaires destinés aux autres degrés en tiendront lieu pour ceux qui les ont parcourus. Cependant, comme ces nouveaux éléments doivent présenter les objets sous un point de vue plus rapproché des usages communs, ils peuvent encore être utiles, même aux hommes les plus éclairés ; car celui dont la mémoire est la plus sûre, dont la tête est la plus forte, et l’attention la plus libre, est encore bien loin d’avoir à sa disposition tout ce qu’il a su, et même tout ce qu’il a fait.


Ouvrages historiques.


À ces ouvrages élémentaires, il faut joindre des recueils d’histoires, d’abord par traits détachés, puis renfermant la vie entière de quelques hommes célèbres. On trouverait un modèle en ce genre dans Plutarque pour les vies des guerriers, des hommes d’État : celles qu’il nous a laissées réunissent à une collection précieuse de faits propres à caractériser les hommes et à peindre les mœurs, un choix non moins heureux de mots ou fins, ou sublimes, ou touchants. Le naturel du style, les réflexions qui, dictées par un sens droit, respirent la bonhomie, la candeur et la simplicité, enfin, ce goût d’une vertu indulgente et modeste qui en consacre toutes les pages, ont fait de cet ouvrage une lecture délicieuse pour les esprits justes ou les âmes pures et sensibles. Le changement des opinions et des mœurs n’en a pu détruire le charme.

On pourrait employer une partie de cet ouvrage en se servant de la traduction d’Amyot, qu’il serait facile de purger des fautes de langage, sans lui rien ôter de sa naïveté, qui la fait préférer encore à des traductions plus correctes, mais privées de mouvement et de vie ; car il ne faut pas croire que l’agrément du style d’Amyot, la grâce ou l’énergie de celui de Montaigne, tiennent à leur vieux langage. Sans doute l’usage qu’ils font de quelques mots expressifs qui ont vieilli, de quelques formes de phrases énergiques ou piquantes, aujourd’hui proscrites de la langue, contribuent au plaisir que donne la lecture de leurs ouvrages ; mais rien n’exige le sacrifice de ces mots et de ces phrases. La pureté du style ne consiste pas à n’employer que les mots ou les tours qui sont du langage habituel, mais à ne blesser ni l’analogie grammaticale, ni l’esprit de la langue, dans les mots non usités, dans les formes de phrase ou nouvelles ou rajeunies qu’on peut se permettre ; elle exige de ne choquer l’usage que pour s’exprimer avec plus de propriété, de précision, d’énergie et de grâce ; et cette règle est fondée sur la raison même. En effet, toute violation de l’usage produit une impression qui nécessairement occupe une partie de l’attention destinée pour entendre ce qu’on lit ou ce qu’on écoute : il faut donc un dédommagement à cette peine. Ainsi, en préparant pour l’instruction commune l’ouvrage d’un de nos vieux auteurs, rien n’empêche de conserver l’ancien mot, s’il est meilleur, mais rien ne doit non plus empêcher de le corriger, s’il n’a d’autre mérite que d’être en désuétude. Il serait plus nécessaire encore de retrancher des vies de Plutarque les prodiges, les contes, les faux jugements, les opinions absurdes qu’on y trouve si souvent. Ceux qui cherchent à connaître l’esprit du temps où il a vécu liront ses œuvres telles qu’il les a laissées ; ceux qui ne veulent qu’une lecture agréable et utile ne perdront rien à ces retranchements.

On pourrait, en imitant Plutarque, donner aussi la vie des hommes illustres modernes, et l’on préférerait les compatriotes. Il ne serait pas difficile d’écrire philosophiquement la vie chevaleresque de Bayard ou de Du Guesclin. Les hommes devenus égaux sous l’empire de la raison, peuvent contempler avec plaisir comme avec fruit, au milieu de l’espèce humaine avilie, ces âmes vraiment nobles que les préjugés qui les asservissaient n’avaient pu dégrader, et qu’une fausse hauteur n’avait pas rabaissées. Ils verront avec intérêt les efforts que le courage a faits pour la liberté rendus inutiles par l’ignorance, et partout l’inégalité ramenant la tyrannie. Ils admireront quelques hommes rares s’élevant au-dessus de leur siècle, et ne prenant de ses erreurs qu’assez pour ne pas rendre trop invraisemblable qu’ils aient pu lui appartenir.

Les éloges faits dans les académies donneraient des modèles pour la vie des savants, des philosophes, des littérateurs célèbres. Dans les siècles de préjugés, ceux qui ont éclairé les hommes ont diminué souvent le mal que leur faisaient ceux qui les gouvernaient, et dans un siècle de lumières toute vérité nouvelle devient un bienfait. L’histoire des pensées des philosophes n’est pas moins que celle des actions des hommes publics une partie de l’histoire du genre humain. D’ailleurs, les vertus simples d’hommes heureux par l’indépendance et par l’étude, sont d’une imitation plus facile, plus générale que les vertus publiques d’un général ou d’un chef de nation. Il serait utile que tout homme eût les vertus d’un sage, mais bien peu trouveraient à employer celles d’un héros ; et il n’est pas à désirer que beaucoup en aient ni le désir ni le besoin[3].

Si des contes d’invention sont préférables pour les enfants, dont l’esprit naissant encore a besoin que les événements qui doivent lui servir de leçons se proportionnent à sa faiblesse, l’histoire convient mieux aux hommes. Sans être moins morale, dès qu’on est en état de l’entendre, elle est de plus une leçon d’expérience ; elle montre non seulement ce que l’on doit, mais aussi ce que l’on peut faire.

D’ailleurs, si les romans sont utiles, c’est surtout quand ils cachent l’intention de l’être. Ils ne sont donc pas du nombre des livres que la puissance publique doive destiner à l’instruction directe.


Un dictionnaire, un journal, un almanach.


À ces ouvrages pour l’instruction des hommes on doit joindre des dictionnaires, des almanachs, des journaux. Ainsi, il faudrait une petite encyclopédie très courte, et précisément à la portée de ceux qui n’auraient reçu que le premier degré d’instruction : il faudrait qu’ils pussent y trouver l’explication des mots qu’ils n’entendraient pas dans les livres, les connaissances les plus usuelles, celles qui forment, en quelque sorte, le corps de chaque science ; enfin, l’indication des livres dans lesquels ils pourraient s’instruire davantage. On y ajouterait un journal qui renfermerait les nouvelles lois, les opérations administratives, les découvertes dans les sciences, les nouvelles pratiques dans les arts, les faits intéressants de l’économie rurale. Enfin, on rassemblerait chaque année, dans un almanach, ce que ce journal renfermerait de plus intéressant, de plus utile à conserver.

On pourrait y répéter quelques tables utiles d’éléments nécessaires à connaître, et qu’il est commode de pouvoir retrouver à volonté sans en charger sa mémoire, telles que les époques principales, quelques éléments du système général du monde, les poids et mesures, la température moyenne, la population, les productions les plus générales, les plus utiles des divers pays ; le tableau de l’organisation politique de la nation. Cet almanach aurait une partie commune à toutes les divisions du pays, et une particulière pour chacune d’elles. On ferait en sorte que le même ouvrage, suivant que l’on en prendrait plus ou moins de parties, pût convenir à tous les degrés d’instruction et d’intérêt. Ces livres doivent être écrits d’un style simple, mais grave. Le bonhomme Richard peut multiplier les proverbes ; mais la puissance publique manquerait au respect qu’elle doit au peuple, si des ouvrages adoptés par elle avaient ce genre de familiarité qui annonce une supériorité dont on veut bien faire le sacrifice.


Ouvrages que l’on doit se borner à encourager.


jusqu’ici il n’est question que des ouvrages dont la puissance publique doit ordonner et diriger l’exécution ; mais il en est d’autres qu’il faut se borner à encourager. Chaque chef-lieu d’instruction doit avoir une bibliothèque ; et en désignant des ouvrages pour être mis, les uns dans les bibliothèques des districts, les autres, en plus grand nombre, dans celles des départements, on aura un moyen d’accélérer la composition, la publication des livres utiles, et, en quelque sorte même, d’après leur degré d’utilité, sans être obligé à une nouvelle dépense. Ce serait à la fois et un avantage réel et une marque d’honneur pour un écrivain, que de voir ses ouvrages placés dans cette liste ; mais il faudrait avoir soin de n’employer de cette manière qu’une partie des fonds destinés à chaque bibliothèque, et laisser à celui qui en sera chargé l’emploi libre du reste. Par ce moyen, la puissance publique ne pourra affecter sur les opinions une domination toujours dangereuse, en quelque main qu’elle soit confiée, et, ici comme ailleurs, on sera fidèle au principe de ne rien diriger qu’en respectant l’indépendance.

Je placerais au nombre des travaux qu’il est bon d’encourager, d’abord une édition abrégée des auteurs du seizième, du dix-septième, et même d’une partie du dix-huitième siècle qui ont une réputation méritée ; tels que Descartes, la Motte le Vayer, Arnaud, Bayle, Nicole, etc. ; car il peut être aussi utile, aussi intéressant de connaître la manière de voir de ces hommes célèbres, qu’il est impossible de les lire, vu l’étendue de leurs ouvrages et ce qu’ils renferment de fastidieux, aujourd’hui que les hommes n’ont plus les mêmes opinions, ne sont plus occupés des mêmes intérêts. En effet, à mesure que les livres se multiplient, qu’il nous en reste d’un plus grand nombre d’époques, les progrès des lumières changent en absurdités ce qui passait pour des vérités éternelles, et font mépriser des questions qu’on croyait importantes. Les petits détails excitaient chez les contemporains la curiosité et l’intérêt ; à peine la postérité veut-elle connaître les masses : on avait besoin de prouver longuement ce dont on ne doute plus aujourd’hui ; souvent même la forme, la nature des preuves ne sont plus les mêmes : ce qui satisfaisait autrefois tous les esprits ne serait plus qu’un ramas inutile de lieux communs ou de vagues hypothèses. Ainsi les livres cessent de pouvoir être une lecture commune après une période de temps d’autant plus courte, que la marche de la raison a été plus rapide, ou il faut, en leur faisant subir des retranchements, les rendre intéressants pour tous les lecteurs ; tandis que les savants seuls liraient encore ces originaux, ces abrégés bien faits suffiraient même aux hommes éclairés.

Mais il ne faudrait pas ici, comme nous l’avons proposé pour les vies des hommes illustres, destinées à l’éducation morale, retrancher ce qui ne tend pas directement à l’instruction, et on doit y laisser tout ce qui caractérise l’auteur ou le siècle. Ces livres doivent être des mémoires pour l’histoire de l’esprit humain, de ses efforts, de ses chutes ou de ses succès dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Celui qui se borne à ne connaître que l’époque où il vit, eût-elle sur celle qui la précède une supériorité marquée, s’expose à en partager tous les préjugés ; car chaque génération a les siens, et le plus dangereux de tous serait de se croire assez près des dernières bornes de la raison pour ne plus en avoir à craindre. Une partie des ouvrages des mathématiciens, des astronomes, des physiciens, des chimistes devrait entrer dans cette collection. Quoique les progrès de ces sciences aient amené de nouvelles méthodes, il est bon de connaître celles qui les ont précédées, de pouvoir y observer la marche du génie, de le voir aux prises avec les difficultés dont nous nous jouons aujourd’hui.

Une autre entreprise non moins digne d’encouragement serait la traduction de tous les livres un peu importants qui paraissent dans les diverses langues de l’Europe sur les sciences, sur la politique, la morale, la philosophie, les arts, l’histoire, les antiquités. Par ce moyen, chaque nation tout entière profiterait des progrès de tous les peuples : une communication de lumières presque instantanée s’établirait entre eux, et la France qui en serait le foyer en retirerait les principaux avantages. Ses grands écrivains ont rendu la langue française celle de tous les hommes éclairés de l’Europe ; déjà plusieurs nations ont adopté les formes plus simples, plus méthodiques de nos phrases, en sorte que leurs langues ne diffèrent presque plus de la nôtre que parce qu’elles emploient des mots différents et différemment modifiés. Or, si la connaissance du français ajoutait au plaisir de pouvoir lire nos bons ouvrages, l’utilité de trouver dans nos traductions tout ce qui dans les autres langues mériterait d’être connu presque au moment où ceux qui les entendent peuvent en profiter, elle obtiendrait bientôt l’honneur de devenir véritablement une langue universelle. Et de quelle utilité ne nous serait pas cet avantage ! Aujourd’hui aucune autre nation ne pourrait ni nous le disputer, ni nous empêcher de nous en saisir. Deux seulement pourraient lutter avec la nôtre par le nombre des hommes qui les parlent, par l’étendue des pays où elles sont d’un usage commun, par le mérite et la multiplicité des livres déjà publiés dans ces langues, ou que chaque année voit paraître ; enfin, par le rôle imposant que ces nations jouent dans l’Europe. C’est la langue allemande et la langue anglaise ; mais leur usage est moins répandu chez les nations étrangères que celui du français ; et cette seule raison, quand même elles imiteraient le projet que nous indiquons ici, suffirait pour faire irrévocablement pencher la balance en notre faveur.


Facilité de composer les divers ouvrages nécessaires à l’instruction.


Dans ces mémoires, j’ai souvent parlé de livres élémentaires destinés aux enfants ou aux hommes, d’ouvrages faits pour servir de guide aux maîtres chargés d’enseigner ces premiers éléments, de tableaux composés d’après différentes vues d’instruction. Peut-être n’est-il pas inutile d’avertir ici que j’avais formé le projet de ces ouvrages et préparé les moyens nécessaires pour les exécuter ; qu’ainsi je n’ai proposé aucune idée sans m’être assuré qu’il était possible et même facile de la réaliser. L’espérance de contribuer à faciliter les progrès de la raison, à en répandre plus promptement, plus également les principes dans les générations qui doivent nous remplacer, de les préparer, en s’emparant de leurs premiers instants, à recevoir ou à découvrir les vérités que la nature leur a réservées, m’aurait inspiré le courage de me livrer à ce travail. Au milieu du spectacle affligeant des erreurs et des vices qu’elles ont fait naître, il est consolant de pouvoir reporter ses jouissances vers l’avenir ; et c’est là que surtout elles existent pour ceux qui, à toutes les époques. comparant ce qui est avec ce qui pourrait être, ne peuvent jamais voir que dans l’éloignement le bien qu’ils conçoivent ; car telle est la loi de la nature, rarement sujette à des exceptions passagères amenées par des événements extraordinaires, que la raison devance toujours le bonheur, et que le sort de chaque génération soit de profiter des lumières de celle qui l’a précédée, et d’en préparer de nouvelles, dont celle qui la suivra doit seule jouir. Les générations naissantes n’opposent ni des préjugés, ni des passions, ni de fausses combinaisons d’intérêt personnel au bonheur qu’on veut répandre sur elles ; on n’a pas besoin qu’elles y consentent. Le bien qu’on leur fait d’avance est pur et ne coûte pas même de larmes aux méchants. Pourquoi le plaisir d’y concourir ne serait-il pas encore assez attrayant, quand aucune gloire n’y viendrait mêler sa séduction ? N’y a-t-il donc que la gloire qui puisse donner le courage de vaincre les difficultés ou les dégoûts du travail ? Et le plaisir de l’utilité qu’on prévoit dans un avenir éloigné ne peut-il pas suppléer à celui de poursuivre et de saisir des vérités cachées encore à tous les yeux ? Pourquoi ne jouirait-on pas du bien qui n’existe pas encore, et qui durera, comme on jouit du bien qu’on a fait, et qui peut-être n'existe déjà plus ? Mais ce n'était pas même l'idée d'une utilité générale qui m'avait porté à m'occuper de ces projets. Ne suffisait-il pas qu'ils ne fussent point inutiles à quelques individus ou à moi-même, car nos enfants sont trop près de nous, pour que leur bonheur ne soit pas un intérêt personnel et le premier de tous ?


De l'instruction que l'on peut trouver dans les cabinets de machines, d'histoire naturelle, etc.


À l'instruction puisée dans les livres s'unira celle que l'on peut trouver dans les cabinets d'histoire naturelle et de machines, ou dans les jardins de botanique, établis dans chaque chef-lieu. On aura soin de rassembler de préférence les objets qui se trouvent dans le pays même, et dont la connaissance a, pour ceux qui l'habitent, une utilité plus prochaine. On choisira les modèles des machines qui peuvent être employées dans les cultures qui y sont en usage, dans les arts qu'on y pratique, dans les manufactures qui y sont établies. On placera dans les jardins les plantes du pays qui sont employées dans la médecine ou dans les arts, celles dont on croirait utile d'y encourager la culture, celles, enfin, qu'il est bon de faire connaître pour apprendre à se préserver du mal qu'elles peuvent faire, soit à l'homme, soit aux animaux. Ces cabinets seraient ouverts aux citoyens à certains jours, et les dimanches, les professeurs chargés de l'enseignement particulier des sciences naturelles y feraient une leçon et répondraient aux questions qui leur seraient proposées.


Il est nécessaire d’enseigner les moyens de s’instruire soi-même par l’observation, et surtout la pratique des observations météorologiques.


Mais il ne suffit pas d’avoir multiplié les moyens de s’instruire par l’observation, si l’on n’y joint point des leçons sur l’art et les moyens d’observer. Bergmann en a donné un modèle pour la minéralogie : on en trouvera d’autres dans les ouvrages des botanistes pour la manière d’observer les plantes ; et il ne serait pas difficile de mettre les principes vraiment essentiels de cet art à la portée de tous les esprits. On insisterait sur celui de faire les observations météorologiques. L’influence des variations de l’atmosphère sur les productions de la terre, sur la santé des hommes, sur le succès même de plusieurs opérations des arts, rend ces observations très importantes. Il est vraisemblable que nous ne sommes pas éloignés du temps où il deviendra possible de prévoir ces variations, non pas avec l’exactitude et la précision des prédictions astronomiques, mais avec une probabilité assez grande pour qu’il soit beaucoup plus utile de prendre ces conjectures pour règle, que de s’abandonner au hasard. Ces sortes de prédictions ne sauraient être générales ; mais, suivant la nature des phénomènes, elles peuvent embrasser des espaces plus ou moins grands. Ainsi, on prédirait avec une égale justesse le temps qu’il doit faire dans une telle vallée, et celui qu’il doit faire dans telle autre ; mais la prédiction ne serait pas la même pour toutes deux. Les phénomènes des marées, qui dépendent d’une cause générale plus simple, et dont l’effet est moins altéré par d’autres influences, ne suivent pas rigoureusement les mêmes lois ni dans les diverses mers, ni sur des côtes différentes, ni même sur tous les points d’une même côte ; mais la théorie générale rend raison de toutes ces inégalités. Aussi serait-ce tout au plus à ce point que l’on pourrait porter la perfection des présages météorologiques.

Une autre considération oblige d’insister sur cet objet ; c’est que les hommes de la campagne se sont déjà fait un art de prédire qui, bien que dénué de toute vraie méthode, et souvent dirigé par des préjugés, n’est pas absolument chimérique. Il est impossible de les empêcher de s’y livrer ; et dès lors il devient nécessaire de leur apprendre à le perfectionner. Les signes naturels qui servent de base à leurs présages peuvent éclairer sur les conséquences qui résultent des observations faites avec les instruments, comme l’usage de ces instruments peut leur apprendre à faire de ces mêmes présages un usage plus sûr. J’aimerais à trouver dans chaque ferme un thermomètre, un baromètre, un hygromètre, et dans quelques-unes, un électromètre, enfin, un registre où le cultivateur aurait écrit ses remarques ; à le voir se servir de ses propres lumières, juger les traditions antiques comme les opinions modernes, et s’élever à la dignité d’homme par sa raison comme par ses mœurs.


Les sociétés savantes servent à l’instruction en dirigeant les opinions.


Parmi les moyens d’instruction pour les hommes, nous compterons encore les sociétés savantes. Il ne s’agit pas ici de leur influence sur le progrès des sciences et des arts, mais de celle qu’elles ont par leurs jugements et par leurs opinions. Il est impossible de supposer une instruction telle, que chaque homme soit en état de juger par lui-même de tout ce qui peut être utile, d’apprécier toutes les idées, toutes les inventions nouvelles ; car, de cela seul qu’elles sont nouvelles, il en résulte que, comme il a fallu du génie ou du travail pour les trouver, il faut, pour les juger au moment où elles paraissent, des connaissances qui se rapprochent de celles dont les inventeurs ont eu besoin dans leurs recherches. L’inégalité des esprits, celle du temps employé à s’instruire, la multiplicité des professions qui n’exercent point les facultés intellectuelles, ou qui les concentrent sur quelques objets, rend ce degré de perfection impossible. Il est donc utile qu’il existe des juges sur les lumières desquels la raison du commun des hommes puisse s’appuyer, et qui les dispensent, non de s’instruire, mais de choisir leur instruction. Il leur est utile d’avoir un signe auquel ils puissent reconnaître l’opinion des hommes éclairés, qui, lorsqu’elle est unanime et définitivement formée, se trouve presque toujours d’accord avec la vérité ; et voilà ce qu’ils trouveront dans un système de sociétés qui embrasserait toutes les sciences et tous les arts.

Ces guides n’égareront que bien rarement tant que ces sociétés renfermeront l’élite des hommes éclairés ; et si elles cessaient de la renfermer, elles perdraient leur autorité avant qu’elle pût devenir dangereuse. Quand bien même la puissance publique égarée voudrait la maintenir, ses efforts seraient inutiles. Dès l’instant où les querelles du jansénisme ont appris que la Sorbonne n’était plus l’élite des théologiens, ni la puissance royale, ni la protection du clergé n’ont pu lui conserver d’autorité parmi les amateurs en théologie. Les universités ont perdu la leur au moment où les académies ont offert au public un foyer de lumières plus brillant et plus pur.

La ligue qui semble s’être formée contre elles est celle des hommes qui, aspirant à dominer l’opinion pour gouverner les hommes ou pour usurper la gloire, voudraient anéantir une barrière qui s’oppose à leurs projets : elles seront donc utiles jusqu’au moment, encore très éloigné, où il deviendra impossible d’égarer l’opinion, en même temps qu’elles contribueront à en accélérer l’époque. Ce n’est pas un instrument dont on propose ici à la puissance publique de s’emparer pour augmenter sa force, mais c’est plutôt une censure utile qu’il est de son devoir d’établir contre elle-même.


Les spectacles, les fêtes doivent être des moyens indirects d’instruction.


Nous n’avons parlé jusqu’ici que des moyens directs d’instruire ou d’influer sur l’instruction proprement dite : il existe aussi des moyens indirects d’instruction, ou plutôt d’institution qu’on ne doit point négliger, mais dont il ne faut pas abuser, dont il serait aussi peu philosophique de nier que d’exagérer l’importance ; dont enfin, puisque leur action existerait indépendamment de la puissance publique il est bon qu’elle puisse s’emparer pour les empêcher de contrarier ses vues : je veux parier des spectacles et des fêtes.

On peut user de ces moyens pour rappeler fortement des époques sur lesquelles il est utile de fixer l’attention des peuples, pour nourrir en eux, pour y exciter jusqu’à l’enthousiasme les sentiments généreux de la liberté, de l’indépendance, du dévouement à la patrie ; enfin, pour graver dans les esprits un petit nombre de ces principes qui forment la morale des nations et la politique des hommes libres. Ceux qui ont pu observer depuis un demi-siècle les progrès de l’opinion, ont vu quelle a été sur elle l’influence des tragédies de Voltaire ; combien cette foule de maximes philosophiques, répandues dans ses pièces, ou exprimées par des tableaux pathétiques et terribles, ont contribué à dégager l’esprit de la jeunesse des fers d’une éducation servile, à faire penser ceux que la mode dévouait à la frivolité ; combien elles ont donné d’idées philosophiques aux hommes les plus éloignés d’être philosophes. Ainsi, l’on a pu dire, pour la première fois, qu’une nation avait appris à penser, et les Français, longtemps endormis sous le joug d’un double despotisme, ont pu déployer à leur premier réveil une raison plus pure, plus étendue, plus forte que celle même des peuples libres. Que ceux qui voudraient nier ces effets se rappellent Brutus accoutumant un peuple esclave aux fiers accents de la liberté, et au bout de soixante ans, dans le siècle où l’esprit humain a fait les progrès les plus rapides, se trouvant encore au niveau de la révolution française. Mais ces mêmes moyens peuvent corrompre l’esprit public comme ils peuvent le perfectionner ; il faut donc veiller sur eux, mais sans nuire aux droits de l’indépendance naturelle. Le théâtre doit être absolument libre. En a-t-on fait un moyen de porter atteinte aux droits des citoyens ? c’est un délit qu’il faut réprimer, et la possibilité d’abuser de la liberté ne donne pas le droit de la gêner. Adoptez le principe contraire, et il n’y restera rien de libre que par l’indulgence arbitraire du législateur ; car il n’y a rien qui, dans les mains d’un homme pervers, ne puisse devenir un instrument de crime. Mais la puissance publique, en honorant de ses regards les théâtres où l’on parle aux hommes un langage digne d’eux, en laissant les autres dans la foule des divertissements obscurs dont elle ne daigne pas remarquer l’existence, peut aisément les obliger à se conformer à ses vues.

L’on doit établir à des jours réglés des fêtes nationales, les attacher à des époques historiques. Il y en aurait de générales et de particulières. Une ville, dont les citoyens se seraient distingués dans une occasion mémorable, en consacrerait l’anniversaire par une fête ; la nation célébrerait celles où elle a pu agir tout entière ; celles-ci ne pourraient dater que du moment de sa liberté ; il n’a pu exister avant elle d’événements vraiment nationaux : mais il n’en serait pas de même des fêtes particulières. Une ville pourrait célébrer la naissance d’un homme illustre qui a reçu la vie dans ses murs, ou les actions généreuses de ses citoyens. Il y a de grands hommes et de belles actions sous toutes les constitutions. Repousser l’ennemi des remparts de sa ville, se dévouer pour le salut de sa contrée, quand même on n’a pas de patrie, de telles actions peuvent être encore des modèles d’héroïsme. Ces fêtes seraient accompagnées de spectacles donnés aux citoyens. Malgré le peu de constance de notre climat, il n’est pas impossible même dans les plus grandes villes, d’avoir, non des spectacles gratis, espèce d’aumône qu’on donne au peuple, et qui lui fait plutôt envier que partager les plaisirs du riche, mais des spectacles vraiment populaires. Sans doute, une tragédie compliquée, remplie des maximes ingénieuses, offrant les développements de toutes les nuances, de toutes les finesses du sentiment, exigeant une attention soutenue, une intelligence parfaite de tous les mots, et même la facilité de suppléer à ceux que l’oreille n’a entendu qu’à demi ; sans doute une tragédie de ce genre ne conviendrait pas à ces spectacles ; mais des pièces simples, où il y aurait plus d’actions que de paroles, plus de tableaux que d’analyses ; où les pensées seraient fortes, où les passions seraient peintes à grands traits, pourraient y être entendues ; et de la réunion de la pantomime à l’art dramatique naîtrait un nouvel art destiné à ces nobles divertissements. Il ne serait pas nécessaire que ces tragédies eussent un grand intérêt, pourvu qu’elles présentassent un fait historique imposant, et elles seraient préférables à la simple pantomime qui, exigeant de l’habitude pour être comprise, ne peut convenir à des spectacles qui ne sont pas journaliers. Ces pièces seraient en vers, afin que l’on en retînt plus aisément les maximes, et qu’on pût, par une déclamation un peu mesurée, se faire entendre d’un plus grand nombre de spectateurs : elles offriraient à l’art de nouvelles difficultés à vaincre, mais aussi il en naîtrait de nouvelles beautés.

Des marches solennelles, des revues et évolutions militaires, des exercices gymnastiques rapprochés de nos mœurs, différents de ceux des anciens, mais propres comme les leurs à disposer aux emplois sérieux de nos forces, ou destinés à prévenir les effets des habitudes nuisibles que certaines professions peuvent faire contracter ; des danses dont les figures et les mouvements rappelleraient les événements qu’on veut célébrer ; tous ces jeux seraient préparés dans des lieux dont les décorations, les inscriptions parleraient le même langage, ramèneraient aux mêmes idées, et ces exercices seraient à la fois un divertissement pour la jeunesse et l’enfance, un spectacle pour l’âge mûr et la vieillesse.

Les exercices des Grecs se rapportaient tous à l’art militaire ; mais bientôt, dans leur enthousiasme pour ces jeux, ils firent ce qui arrive si souvent aux hommes ; ils oublièrent le but, et se passionnèrent pour les moyens ; leurs gymnases créèrent des athlètes et cessèrent de former des soldats. À Rome, on fut plus fidèle à l’objet de l’institution, et jusqu’aux derniers temps de la république, les plaisirs de la jeunesse furent l’école de la guerre. Chez nous, c’est à diminuer l’influence dangereuse des métiers sédentaires sur la force et la beauté de l’espèce humaine, à corriger l’effet de ceux qui courbent l’homme vers la terre, à maintenir entre les diverses parties du corps l’équilibre rompu dans la plupart de ces travaux, que doivent tendre surtout ces mêmes exercices. Chez les anciens, ces métiers qui rendent l’homme moins propre aux travaux guerriers, étaient réservés aux esclaves ; c’était à des citoyens oisifs, à des hommes occupés de cultures qui développent tous les membres, que les exercices du gymnase étaient destinés. Assez heureux pour que notre liberté ne soit pas souillée par le crime, ce sont des mains libres qui exercent tous les métiers, qui cultivent tous les arts, et ce sont surtout les hommes dont les corps ont été pliés aux habitudes de ces métiers que notre gymnastique doit avoir en vue. Les jeunes gens se prépareraient à se distinguer dans ces fêtes, et on n’aurait pas besoin de plus d’appareil pour introduire dans l’éducation l’usage des exercices utiles. Tout, dans ces fêtes, respirerait la liberté, le sentiment de l’humanité, l’amour de la patrie ; on aurait soin de ne pas trop en laisser multiplier le nombre, et on se rendrait difficile pour leur accorder le nom imposant de fêtes publiques. On jugerait avec solennité si tel homme, si telle action, tel événement est digne de cet honneur, et une fête accordée à une capitale deviendrait une récompense pour toute la province. On y proclamerait les honneurs publics accordés à la mémoire des hommes de génie, aux citoyens vertueux, aux bienfaiteurs de la patrie ; le récit de leurs actions, l’exposition de leurs travaux deviendrait un motif puissant d’émulation et une leçon de patriotisme ou de vertu. On y distribuerait des prix ou des couronnes. Les prix doivent être réservés pour ceux qui auront le mieux rempli un objet utile, par un livre, une machine, un remède, etc. ; mais il ne doit pas y en avoir pour les actions. La gloire est sans doute une récompense digne de la vertu, mais la vanité ne doit pas en souiller les nobles jouissances. L’homme vertueux peut trouver une douce volupté dans les bénédictions publiques, dans le suffrage de ses égaux ; mais le plaisir de se croire supérieur n’est pas fait pour son cœur, et ce n’est pas à s’élever au-dessus d’un autre, c’est à se perfectionner lui-même qu’il emploie ses pensées et ses efforts.

D’ailleurs, pour porter un jugement de préférence, il faut avoir une échelle sûre, et elle manque pour le mérite des actions ; car ce mérite est surtout dans le sentiment qui les inspire, dans le mouvement qui les produit.

Les Romains l’avaient senti ; ils couronnaient celui qui avait remporté une victoire, pénétré le premier dans une ville, ou sauvé un citoyen ; c’était l’action et non l’homme qu’ils récompensaient, et ces honneurs ne pouvaient ni produire d’odieuses rivalités, ni faire prendre l’habitude de l’hypocrisie ni être distribués par la faveur ou la corruption.

On peut compter encore parmi les moyens d’instruction, l’influence qu’un goût perfectionné a sur la morale des peuples. Les nations qui dans les arts, qui dans les lettres, ont un goût noble et pur, ont aussi dans les mœurs et dans leurs vertus plus de douceur et plus d’élévation. Il est possible que tantôt les mœurs perfectionnent ou dépravent le goût, et que tantôt le goût les épure ou les corrompe ; mais peu importe que l’un des deux ait le premier agi sur l’autre, puisque bientôt cette action devient réciproque, et que ces habitudes de l’esprit ou de l’âme finissent nécessairement par être à l’unisson.

Je parlerai des arts lorsqu’il sera question de l’instruction relative aux professions diverses.

Je me bornerai à dire ici que l’exemple des monuments qui dépendent de la puissance publique suffit pour former le goût général, et l’emporter sur la bizarrerie des fantaisies particulières. Ces monuments sont vraiment les seules productions des arts qui existent habituellement sous les yeux du peuple, entretiennent le goût et l’émulation des artistes. Quant aux goût dans les lettres, s’il est pur, s’il est sain dans les ouvrages composés par ordre de la puissance publique, il se conservera ou il se formera dans le peuple.


Les effets d’un nouveau système d’instruction ne peuvent être que graduels.


On se tromperait si l’on croyait pouvoir recueillir, dès les premières années, les fruits de l’instruction même la mieux combinée, ou de la porter, à l’instant de son établissement, à toute la perfection dont elle est susceptible. Tout est ici à former à la fois, les pères dignes d’être instituteurs, les mères capables de surveiller et de suivre l’éducation, les maîtres propres à une nouvelle forme d’enseignement, les livres qui doivent être dirigés vers un but commun, les bibliothèques, les cabinets, les jardins de plantes distribués dans tous les chefs-lieux d’instruction, et tout cela ne peut être que l’ouvrage du temps, d’une attention longtemps soutenue. Il est possible même que les fonds nécessaires à cette dépense publique ne puissent s’obtenir ou se former que successivement. Mais dans les premiers instants, les enfants apprendront du moins ce qu’il leur importe de savoir : les hommes, quoique peu disposés à recevoir l’instruction, acquerront cependant quelques lumières, se déferont de quelques préjugés. Les livres des monastères peuvent servir, ou par eux-mêmes, ou par des échanges, à former les nouvelles bibliothèques. Des cabinets, où l’on a pour objet principal de rassembler les productions du pays, peuvent, en peu de temps, et sans beaucoup de frais, acquérir une consistance suffisante.


Pour les dépenses nécessaires à l’instruction, on peut ajouter aux fonds nationaux ceux de souscriptions particulières.


Aux fonds actuellement consacrés à l’éducation, on peut ajouter l’espérance de souscriptions que le zèle peut offrir. Sans s’écarter des principes qui s’opposent à l’éternité des fondations particulières, il est possible d’accorder aux souscripteurs la satisfaction de diriger et de déterminer jusqu’à un certain point l’emploi de ce qu’ils peuvent offrir. Cette liberté serait même alors un moyen de corriger les erreurs dans lesquelles les agents de la puissance publique pourraient tomber. Par exemple, en recevant les livres quels qu’ils fussent, ainsi que les objets destinés à être placés dans les cabinets, on pourrait suppléer à ce que les préjugés ou les systèmes de ces agents en auraient écarté. La puissance publique n’est ici que l’organe de la raison commune ; elle doit tout pouvoir contre l’opinion incertaine, partagée, chancelante ; mais il faut que l’opinion générale puisse agir indépendamment d’elle, et les moyens que nous avons proposés, faibles tant que cette opinion n’existe pas, deviendront suffisants si elle est une fois prononcée. Supposons, par exemple, que des bibliothèques semblables eussent existé il y a dix ans, et que les livres donnés par les particuliers n’eussent pu être rejetés, le gouvernement y aurait envoyé les discours sur l’histoire de France, les œuvres de Bergier, les veillées du château ; mais les zélateurs de la vérité y auraient placé les ouvrages de Rousseau et de Voltaire, et la puissance publique n’aurait pu retarder les progrès de la raison.

On peut de même, sans nuire à l’uniformité, à l’égalité de l’instruction, permettre ou l’établissement d’enseignements particuliers, ou celui de quelques places de plus, destinées à l’instruction gratuite. Cette liberté n’aurait que des avantages, si la durée de ces destinations était limitée, si elle se bornait, suivant leur nature, à celle de la vie du donateur, ou à un espace de temps déterminé ; et qu’après ce temps tout fût remis à la disposition libre de la puissance publique. On pourrait également, et aux mêmes conditions, recevoir, au lieu de sommes d’argent, des biens de toute espèce, mais toujours en fixant un terme au-delà duquel la nation pourrait librement en changer la forme. On n’écarterait par de telles limitations aucun des dons de la bienfaisance ou de la raison ; on diminuerait seulement ceux de la vanité : mais ne serait-ce pas aller précisément contre le but de toute instruction, le perfectionnement de l’espèce humaine, que de favoriser un des défauts qui la dégradent davantage ? Ne serait-il pas indigne de la majesté du peuple d’employer pour l’utilité publique les ressorts que les moines faisaient agir pour celle de leurs couvents, de profiter comme eux des préjugés ou des passions, de promettre à l’orgueil une gloire immortelle pour le don de quelques arpents de terre, comme autrefois ils promettaient au même prix une place dans le ciel ?


Progrès des avantages d’une nouvelle instruction.


Si les premiers effets d’une nouvelle instruction sont d’abord peu sensibles, on les verra peu à peu se développer et s’agrandir. Les jeunes gens, et après eux les enfants, formés dans les premiers temps, sauront mieux surveiller l’éducation de leur famille et donneront quelques maîtres dont l’esprit s’accordera mieux avec celui de l’institution. Dans une seconde génération, elle se perfectionnera encore. Enfin, dans une troisième, la révolution pourra s’achever ; mais dans l’intervalle, on aura déjà joui d’avantages d’autant plus grands qu’on sera parti de plus loin ; et comme ici les générations se pressent, et qu’on peut les évaluer à douze ans, durée de l’éducation la plus longue, on voit que la postérité pour laquelle on aura travaillé n’est pas cependant assez éloignée de nous pour qu’il y ait de la philosophie à s’occuper d’elle.

Qu’il me soit permis de présenter à ceux qui refusent de croire à ces perfectionnements successifs de l’espèce humaine un exemple pris dans les sciences où la marche de la vérité est la plus sûre, où elle peut être mesurée avec plus de précision. Ces vérités élémentaires de géométrie et d’astronomie qui avaient été dans l’Inde et dans l’Égypte une doctrine occulte, sur laquelle des prêtres ambitieux avaient fondé leur empire, étaient dans la Grèce, au temps d’Archimède ou d’Hipparque, des connaissances vulgaires enseignées dans les écoles communes. Dans le siècle dernier, il suffisait de quelques années d’étude pour savoir tout ce qu’Archimède et Hipparque avaient pu connaître ; et aujourd’hui deux années de l’enseignement d’un professeur vont au-delà de ce que savaient Liebniz ou Newton. Qu’on médite cet exemple, qu’on saisisse cette chaîne qui s’étend d’un prêtre de Memphis à Euler, et remplit la distance immense qui les sépare ; qu’on observe à chaque époque le génie devançant le siècle présent, et la médiocrité atteignant à ce qu’il avait découvert dans celui qui précédait, on apprendra que la nature nous a donné les moyens d’épargner le temps et de ménager l’attention, et qu’il n’existe aucune raison de croire que ces moyens puissent avoir un terme. On verra qu’au moment où une multitude de solutions particulières de faits isolés commencent à épuiser l’attention, à fatiguer la mémoire, ces théories dispersées viennent se perdre dans une méthode générale, tous les faits se réunir dans un fait unique, et que ces généralisations, ces réunions répétées n’ont, comme les multiplications successives d’un nombre par lui-même, d’autre limite qu’un infini auquel il est impossible d’atteindre.


L’union de la philosophie à la politique sera un des premiers avantages de la réforme dans l’instruction.


Mais une des principales utilités d’une nouvelle forme d’instruction, une de celles qui peuvent le plus tôt se faire sentir, c’est celle de porter la philosophie dans la politique, ou plutôt de les confondre.

Il n’existe, en effet, que deux espèces de politique, celle des philosophes, qui s’appuie sur le droit naturel et sur la raison, et celle des intrigants, qu’ils fondent sur leur intérêt, et que pour trouver des dupes ils colorent par des principes de convenance et des prétextes d’utilité.

Que dans les pays dévorés par le fléau de l’inégalité, un grand, placé par sa naissance sur les marches du trône, un ministre nourri dans le tourbillon des grandes affaires, un homme décoré dès son enfance d’une place héréditaire ou vénale, se croient les maîtres des autres hommes, et regardent avec un insolent dédain le philosophe qui prétend régler par de vains raisonnements le monde qu’ils oppriment ou qu’ils dépouillent, leur folie ne mérite que le mépris et la pitié ; c’est l’effet involontaire et incurable de leur éducation, et on ne doit pas en être plus étonné que de voir un Siamois adorer Sammonocodom. Mais que l’on ose répéter ce langage dans un pays libre ; que des hommes qui par la protection de quelques commis sont parvenus à des places du second ordre ; que d’autres qui doivent à leurs livres toute leur réputation ; que des compilateurs de dictionnaires ou de gazettes ; que de jeunes gens portés par le hasard, au sortir des écoles, à une place importante, se permettent d’imiter ce superbe langage, alors on a droit de s’indigner d’une opinion qui ne peut être sincère.

L’idée de soumettre la politique à la philosophie a d’autres adversaires encore. Ceux-ci croient que le simple bon sens doit suffire à tout, pourvu qu’il s’unisse à un grand zèle. Quelques-uns y ajoutent seulement le secours d’une illumination intérieure qui supplée aux lumières acquises, et avec laquelle on se passe de raison.

Quel est le motif secret de ceux qui professent ces opinions ? C’est d’abord le désir de s’écarter des hommes qui peuvent les apprécier, afin d’avoir plus de facilité pour tromper le reste ; c’est la crainte que la philosophie ne porte sur leur conduite une lumière sûre et terrible, qu’elle n’éclaire à la fois la nullité de leurs idées et la profondeur de leurs projets.

C’est ensuite la haine des principes qui, fondés sur la justice, sur la raison, opposent à toutes les conspirations de l’orgueil ou de l’avidité une inflexibilité désespérante. C’est, enfin, l’envie qui craint d’être obligée de reconnaître la supériorité des lumières et d’y céder. On hait dans les autres les talents auxquels on ne peut atteindre, et la gloire qui récompense le bien qu’ils font, et l’obstacle qu’ils mettent au mal qu’on voudrait faire.

Voulez-vous échapper aux pièges de ces imposteurs ? Voulez-vous que les places deviennent le prix des lumières, que des principes certains dirigent toutes les opérations importantes ? Faites que dans l’instruction publique ouverte aux jeunes citoyens, la philosophie préside à l’enseignement de la politique ; que celle-ci ne soit qu’un système dont les maximes du droit naturel aient déterminé toutes les bases.

Alors, les citoyens sauront à la fois échapper aux ruses des ambitieux, et sentir le besoin de confier leurs intérêts aux hommes éclairés. Une fausse instruction produit la présomption ; une instruction raisonnable apprend à se défier de ses propres connaissances. L’homme peu instruit, mais bien instruit, sait reconnaître la supériorité qu’un autre a sur lui, et en convenir sans peine. Ainsi une éducation qui accoutume à sentir le prix de la vérité, à estimer ceux qui la découvrent ou qui savent l’employer, est le seul moyen d’assurer la félicité et la liberté d’un peuple. Alors, il pourra ou se conduire lui-même, ou se choisir de bons guides, juger d’après sa raison, ou apprécier ceux qu’il doit appeler au secours de son ignorance.


  1. Tiré de la bibliothèque de l’Homme public, seconde année, tome III.
  2. J’entends ici par sens moral la faculté d’éprouver divers degrés de plaisir ou de peine, par le souvenir de nos actions passées, le projet de nos actions futures, le spectacle ou le récit de celles des autres. Cette faculté est une suite nécessaire de la sensibilité physique réunie à la mémoire ; et on en peut expliquer l’origine et les phénomènes sans recourir à l’hypothèse de l’existence d’un sens particulier, comme celui de la vue et de l’ouïe. Quand on prend ce sentiment et non le raisonnement pour guide d’une action réfléchie ou pour motif d’un jugement, il prend le nom de conscience.
  3. On pourrait également se servir de ces éloges, mais avec des changements. Ce projet a été exécuté en partie par M. Manuel.