Sur l’instruction publique/Sur l’instruction relative aux professions

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Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 378-412).


QUATRIÈME MÉMOIRE[1].

SUR L’INSTRUCTION RELATIVE AUX PROFESSIONS.


Division des professions en deux classes.

Toute profession doit être utile à ceux qui l’exercent, comme elle l’est à ceux qui l’emploient.

Cependant elles forment deux classes bien distinctes. Les unes ont pour objet principal de satisfaire les besoins, d’augmenter le bien-être, de multiplier les jouissances des hommes isolés ; elles ne servent qu’à ceux qui veulent profiter de leurs travaux.

En général, les hommes qui exercent ces mêmes professions ne s’y livrent que pour s’assurer une subsistance plus ou moins étendue ; ce n’est pas la société entière qu’ils servent, c’est avec d’autres individus qu’ils échangent leur travail contre de l’argent ou contre un autre travail.

Il est d’autres professions, au contraire, dont l’utilité commune paraît être le premier objet ; c’est à la société en corps que ceux qui les embrassent consacrent leur temps et leur travail, et elles sont en quelque sorte des fonctions publiques.

On doit placer dans la première classe tous les métiers, toutes les professions mécaniques, et même les arts libéraux, quand ils ne sont véritablement exercés que comme des métiers.

La peinture, la sculpture sont des arts dans un homme qui sait exprimer les passions et les caractères, émouvoir l’âme ou l’attendrir, réaliser enfin ce beau idéal dont l’observation de la nature et l’étude des grands modèles lui a révélé le secret ; mais un peintre, un sculpteur, qui décore les appartements d’ornements ou de figures qu’il copie, n’exerce réellement qu’un métier : l’un crée de nouveaux plaisirs pour les hommes éclairés et sensibles, l’autre sert le goût ou la vanité des hommes riches.

Les motifs de former des établissements publics d’instruction destinés aux diverses professions ne sont pas les mêmes pour ces deux classes. Pour les professions qu’on peut regarder comme publiques, on doit considérer surtout l’avantage d’en confier l’exercice à des hommes plus éclairés. On doit chercher à perfectionner les autres dans la vue d’augmenter, pour la généralité des individus, les jouissances, le bien-être que les travaux de ces professions leur procurent, et d’étendre dans la classe même des pauvres une partie de ce bien-être. Dans un pays où les arts fleurissent, le pauvre est mieux logé, mieux chaussé, mieux vêtu que dans ceux où ils sont encore dans l’enfance. Cette augmentation de jouissances est-elle un véritable bien ? N’est-elle pas plus que compensée par l’existence des nouveaux besoins, suite nécessaire de l’habitude du bien-être ? C’est une question de philosophie que je ne chercherai point à résoudre, mais il est certain du moins que l’accroissement successif des jouissances est un bien, tant que cet accroissement peut se soutenir et remplacer par de nouveaux avantages ceux dont le temps a émoussé le sentiment. je connais un pays ou les pauvres n’avaient pas de fenêtres il y a quarante ans, et ne recevaient le jour que par la moitié supérieure de la porte, que l’on était obligé de laisser ouverte. J’ai vu l’usage des fenêtres y devenir général. Ce changement sera peut-être très indifférent au bonheur de la génération suivante : mais il a été un véritable bien pour ceux qui en ont joui les premiers. Or, c’est précisément une augmentation toujours progressive de jouissances pour les pauvres que l’on doit attendre de ce progrès général des arts mécaniques, résultat nécessaire d’une instruction bien combinée.

Elle aura de plus l’avantage d’établir une égalité plus grande entre les hommes qui pratiquent les arts ; elle rapprochera les enfants de l’artisan pauvre de ceux de l’ouvrier plus riche qui peut consacrer quelques fonds à les perfectionner dans leur métier ; et sous ce point de vue, c’est un des meilleurs moyens de diminuer dans un pays l’existence de cette classe d’hommes que le malheur dévoue à la corruption, auxquels la justice oblige de conserver des droits qu’ils sont trop peu dignes d’exercer, et qui mettent un si grand obstacle au perfectionnement des institutions sociales.


L’instruction publique ne doit pas être la même pour ces deux classes de professions.


Il existe une autre différence entre ces deux classes, qui en nécessite une dans l’instruction. Les unes sont nécessairement exercées par une grande masse de citoyens, et on ne peut leur destiner une instruction qui remplirait une portion considérable de leur vie ; elle ne doit être dans l’enfance qu’une partie de leur apprentissage, et pour les hommes qu’une étude à laquelle ils se livrent dans la vue du profit qu’ils en retireront, mais sans pouvoir y donner que le temps où leur métier ne les appelle pas au travail. Les autres professions, au contraire, ne sont exercées que par un petit nombre de citoyens ; une instruction étendue en est la base première, une condition que la société ou ceux qui les emploient ont droit d’exiger d’eux avant de les charger des services publics ou privés auxquels ils sont appelés.


Nature de l’instruction publique pour les professions mécaniques.


L’instruction que la puissance publique doit préparer pour les professions mécaniques ne consistera point à ouvrir des écoles où on les enseigne ; il n’est pas question d’apprendre à faire des bas ou des étoffes, à travailler le fer ou le bois, mais seulement de donner celles des connaissances utiles à ces professions qui ne peuvent faire partie de l’apprentissage.

On peut classer ces connaissances, ou suivant leur nature, ou relativement aux arts pour lesquels elles peuvent être nécessaires. Sous le premier point de vue, on trouvera le dessin, qui est indispensable et dans tous les arts employés par le luxe où l’on joint la décoration à l’utilité, et dans toutes les professions où l’on fabrique les instruments et les outils employés par les autres arts. Viennent ensuite les connaissances chimiques utiles à ceux qui préparent ou qui emploient les métaux, les cuirs ou le verre, qui impriment des couleurs ou appliquent des teintures. Les premiers principes de la mécanique, les connaissances communes de physique, les éléments de l’arithmétique commerciale, ceux du toisé, de l’évaluation des solides ; enfin, quelques parties de géométrie élémentaire qui ne sont point comprises dans l’instruction commune, telles que la théorie de la coupe des pierres, la perspective doivent entrer dans cette même instruction.

Toutes ces connaissances ne sont pas nécessaires à chaque profession, ou ne le sont pas au même degré. L’instruction utile à un fabricant d’étoffes ne ressemble pas à celle dont un serrurier a besoin ; l’instruction d’un charpentier doit différer encore plus de celle d’un teinturier. On pourrait, il est vrai, former de ces métiers différentes classes, dont chacune renfermerait ceux qui ont le plus d’analogie, et aurait une instruction particulière ; mais la plupart d’entre eux exigeant des connaissances de différente nature, et qui seraient cependant les mêmes pour ces diverses classes, on ne pourrait suivre ce système d’instruction sans le rendre trop dispendieux par la multiplicité des maîtres, ou sans restreindre le nombre des établissements de manière à en perdre le plus grand avantage, celui de répandre les lumières avec égalité. Il ne serait pas d’ailleurs sans inconvénient de séparer, dans différentes villes, l’instruction destinée à ces diverses classes, dans la vue de diminuer la dépense. L’intérêt de la société est que les arts se répandent partout d’après le besoin seul, que les professions s’unissent et se séparent librement.

Il faut cependant combiner l’enseignement de manière que ceux qui se destinent à une profession puissent apprendre seulement ce qui leur est nécessaire. Occupés de leurs travaux, ils rebuteraient une instruction qui ne leur offrirait pas l’idée d’une utilité immédiate et directe. Il faut donc que J’enseignement de chaque maître soit partagé de manière que les diverses parties des cours qu’il enseignera répondent aux besoins plus ou moins étendus que chaque profession peut en avoir. Il suffirait, dans chaque chef-lieu de district, de deux maîtres, l’un chargé de donner les connaissances élémentaires du dessin, l’autre de la partie scientifique des arts. Dans les chefs-lieux de département, on porterait à quatre le nombre de ces professeurs, en partageant entre trois les éléments des sciences. Il serait peut-être plus convenable de réserver ces établissements pour les villes plus grandes, et de ne pas ici suivre l’ordre des établissements politiques. En effet, cet enseignement est destiné principalement aux jeunes apprentis ; c’est dans le lieu où ils se rassemblent que l’instruction doit être placée, et par conséquent il peut être utile d’en disposer les divers degrés d’après cette réunion déterminée par les convenances commerciales. On évitera dans l’enseignement, avec un soin égal, et de fatiguer les élèves en les fixant trop longtemps sur des idées abstraites, et de dégrader leur raison en leur faisant adopter, sur parole, des principes qu’ils ne comprennent pas, des règles dont on ne leur explique pas les motifs. Des livres faits exprès, avec des explications séparées propres à guider les maîtres, sont ici d’une nécessité absolue, et il faudrait une grande justesse d’esprit, des connaissances étendues, un esprit bien philosophique, pour savoir y garder un juste milieu, et concilier le peu d’application qu’on peut exiger des élèves et le respect que l’on doit avoir pour leur raison.

Cette même instruction sera combinée de manière qu’elle n’enlève au travail que le moins de temps qu’il est possible. Comme, en formant les divisions principales de cet enseignement, on ne trouverait en général que deux ou trois parties qui fussent nécessaires à une même profession, deux ou trois leçons par semaine doivent suffire pour chaque cours. On se réserverait le dimanche pour l’instruction qui convient aux ouvriers déjà formés, ou aux maîtres. Une récapitulation des connaissances qu’ils ont dû acquérir y serait mêlée à l’enseignement des nouveaux procédés, des nouvelles vues dont il serait utile de les instruire.


Avantages de l’instruction destinée aux arts mécaniques.


Par ce moyen, en répandant plus de lumières sur la pratique des arts, on aura en général des ouvriers plus habiles et un plus grand nombre de bons ouvriers ; ainsi, les produits des arts qui répondent à l’emploi d’un même espace de temps et de soins, à la même quantité de denrées premières, auront une valeur réelle plus grande, et par conséquent la véritable richesse en sera augmentée. Ces productions acquerront aussi un plus grand degré de durée, d’où résulte une moindre consommation, soit des matières qu’elles emploient, soit de celles qu’absorbent les besoins des ouvriers. Ainsi, la même masse de travaux et de productions nouvelles pourra répondre à une plus grande quantité d’usages utiles, de besoins satisfaits, ou de jouissances. Les hommes qui auront reçu cette instruction y trouveront aussi plusieurs avantages. D’abord ceux qui ont moins d’adresse, moins d’intelligence naturelle, ne seront plus condamnés à une infériorité si grande en elle-même, si funeste dans ses effets ; ils pourront, par leur application, atteindre du moins un degré de médiocrité qui rendra leur travail suffisant pour leurs besoins. Enfin, ceux d’entre eux que le hasard a destinés à ces professions mécaniques, mais à qui la nature a donné des talents réels, ne seront perdus ni pour la société ni pour eux-mêmes. Si cette instruction ne leur suffit pas pour s’élever au point où, nés dans une autre fortune, ils pouvaient espérer d’atteindre, au moins elle leur ouvrira une carrière utile et glorieuse. Celui qui avait le germe du talent de la mécanique se distinguera par des inventions dans les arts ; celui qui était appelé à la chimie, s’il ne fait pas de découvertes dans cette science, perfectionnera du moins les arts qui en dépendent ; leur génie ne sera point dégradé ; il pourra se diriger encore vers un des emplois qui entrent dans le système général de perfectionnement de l’esprit humain. Si même les dispositions naturelles de quelques-uns les appellent aux connaissances purement spéculatives, cette instruction suffira pour leur en ouvrir la carrière, pour constater ces dispositions, et leur faciliter, par là, les moyens de remplir leur destinée.

Ceux qui sont nés avec une grande activité d’esprit trouveront, dans ces études, des objets sur lesquels ils pourront l’exercer, des principes propres à la diriger vers un but réel ; ils ne seront plus exposés à chercher souvent ce qui est trouvé, plus souvent ce qui ne peut l’être ; ils apprendront à connaître leurs forces, à ne pas tenter ce qui est trop au-dessus d’elles. Cette classe nombreuse d’hommes utiles n’offrira plus le spectacle affligeant de gens d’un véritable talent, d’un grand courage, d’une infatigable activité, malheureux par ces qualités mêmes, entraînés malgré eux dans des tentatives ou vaines ou mal dirigées ; ne pouvant, au milieu de la misère qui menace leur famille, résister ni à leur imagination ni à leurs espérances ; tourmentés, enfin, par le désordre de leurs affaires, comme par le regret de ne pouvoir poursuivre leur carrière, par leurs remords comme par leurs idées. Les hommes qui, par état ou par goût, suivent la marche des arts, savent seuls combien ces exemples sont fréquents ; ils savent seuls combien de temps et de capitaux sont perdus même par ceux qui échappent à ce malheur ; et quelles sources de prospérité pourraient ouvrir ces mêmes talents, ces mêmes capitaux employés d’une manière utile !

Enfin, l’instruction des ouvriers rassemblés dans les villes a une utilité politique trop peu sentie. Les travaux des arts sont en général d’autant moins variés pour chaque homme en particulier qu’ils se perfectionnent davantage ; leurs progrès tendent à circonscrire les idées du simple ouvrier dans un cercle plus étroit ; la continuité de ses occupations monotones laisse moins de liberté à sa pensée, et présente moins d’objets à sa réflexion : en même temps celui des villes est exposé à plus de séduction, parce que c’est auprès de lui que se rassemblent et s’agitent ceux qui ont besoin de tromper les hommes, et dont les projets coupables demandent des instruments aveugles dont ils puissent se faire tour à tour des appuis ou des victimes.

Les intérêts de cette classe de citoyens sont moins évidemment d’accord avec l’intérêt général que ceux des habitants des campagnes ; les combinaisons nécessaires pour apercevoir la liaison, l’identité de ces intérêts, sont plus compliquées et se forment d’idées plus subtiles. Enfin, plus près les uns des autres, leurs erreurs sont plus contagieuses, leurs mouvements se communiquent plus rapidement, et, agitant de plus grandes masses, peuvent avoir des dangers plus réels. La liberté a toujours été plus difficile à établir dans les villes qui renferment un grand nombre d’ouvriers. Il a fallu ou porter atteinte à la leur, en les soumettant à des règlements sévères, ou sacrifier à leurs préjugés, à leurs intérêts, celle du reste des citoyens : souvent même la réunion de ces deux moyens contraires n’a pu maintenir la paix qui devait être le prix de ces sacrifices. L’instruction ne serait-elle pas un secret plus doux et plus sûr ? L’homme qui passe d’un travail corporel à un désœuvrement absolu est bien plus facile à tromper, à émouvoir, à corrompre ; les erreurs, les craintes chimériques, les absurdes défiances entrent plus aisément dans une tête dépourvue d’idées. Des connaissances acquises dans les écoles publiques, en relevant les ouvriers à leurs propres yeux, en exerçant leur raison, en occupant leurs loisirs, serviront à leur donner des mœurs plus pures, un esprit plus juste, un jugement plus sain. S’il reste dans une nation une classe d’hommes condamnés à l’humiliation par la pauvreté ou l’ignorance, quand ils ne le sont plus par la loi ; s’ils ne peuvent exercer qu’au hasard, et sous le joug d’une influence étrangère, les droits que la loi a reconnus ; si une égalité réelle ne s’unit pas à l’égalité politique, alors le but de la société n’est plus rempli.

L’homme libre qui se conduit par lui-même a plus besoin de lumières que l’esclave qui s’abandonne à la conduite d’autrui ; celui qui se choisit ses guides, que celui à qui le hasard doit les donner. Épuisez toutes les combinaisons possibles pour assurer la liberté ; si elles n’embrassent pas un moyen d’éclairer la masse des citoyens, tous vos efforts seront inutiles. L’instant de ce passage est le seul qui offre des difficultés réelles. Les hommes de génie qui aiment mieux éclairer leurs semblables que les gouverner, qui ne veulent commander qu’au nom de la vérité, qui sentent que plus les hommes seront instruits plus ils auront sur eux de pouvoir, qui ne craignent pas d’avoir des supérieurs, et se plaisent à être jugés par leurs égaux ; ces hommes ne peuvent être que très rares, et ceux que l’élévation de leur âme, la pureté de leurs vues, l’étendue de leur esprit placent à côté d’eux sont encore en petit nombre. Tous les autres, que veulent-ils ? Maintenir l’ignorance du peuple, pour le maîtriser tantôt au nom des préjugés anciens, tantôt en appelant à leur secours des erreurs nouvelles. Mais ce n’est pas ici le lieu de démasquer cette coupable hypocrisie, ces ruses des Pisistrate et des Denis qui conduisent le peuple à l’esclavage, tantôt en excitant ses passions, tantôt en lui inspirant des craintes chimériques, le soulevant aujourd’hui contre les lois, le dispersant le lendemain au nom des mêmes lois à la tête de leurs satellites ; implorant sa pitié contre leurs ennemis, et employant bientôt contre lui les forces qu’il leur a confiées.

C’est en répandant les lumières parmi le peuple qu’on peut empêcher ses mouvements de devenir dangereux ; et jusqu’au moment où il peut être éclairé, c’est un devoir pour ceux qui ont reçu une raison forte, une âme courageuse, de le défendre de l’illusion, de lui montrer les pièges dont sans cesse on enveloppe sa simplicité crédule. Aussi, c’est contre ces mêmes hommes que les tyrans réunissent toutes les forces ; c’est contre eux qu’ils cherchent à soulever le peuple, afin que de ses mains égarées il détruise lui-même ses appuis ; c’est contre eux qu’ils déchaînent la troupe vénale de leurs espions, de leurs flatteurs ; et la haine contre la philosophie, les déclamations contre ses dangers et son inutilité, ont toujours été un des caractères les plus certains de la tyrannie.


Moyens d’instruction pour les hommes.


Les cabinets d’histoire naturelle et de machines destinés à l’instruction commune renfermeront également les échantillons des denrées premières ou des préparations dont la connaissance peut être utile aux arts, et les modèles des machines, des instruments, des métiers qui y sont employés. À l’avantage de l’instruction, ces cabinets joindront celui de délivrer du charlatanisme des prétendus découvreurs de secrets, des intrigues de leurs protecteurs, des dépenses inutiles où ils engageraient une nation qui voudrait les récompenser, des entraves qu’ils mettraient à l’industrie de celle dont l’ignorance leur accorderait des privilèges. On ne pourrait alors avoir à récompenser que les véritables inventeurs, et le nombre en serait bien petit. Ces dépôts mettraient aussi à l’abri des ruses trop communes dans le commerce, parce qu’on y apprendrait très aisément à reconnaître les denrées premières dans leur état de pureté, les préparations plus ou moins parfaites de ces denrées, la nature des différents tissus, etc. Un professeur montrerait ce cabinet les jours consacres au repos, répondrait aux questions, résoudrait les difficultés. Les objets y seraient rangés non suivant un ordre scientifique, mais d’après la division commune des métiers, afin que chacun trouvât aisément les objets qui peuvent l’intéresser le plus. On sent qu’il ne faudrait pas beaucoup d’efforts pour déterminer un ouvrier qui achète vingt fois par an la même préparation, à venir s’assurer par ses yeux des moyens d’en reconnaître la bonté, de n’être trompé ni sur la qualité, ni sur le prix. En se bornant aux choses utiles, on ne doit craindre ni la dépense, ni la trop grande étendue de ces dépôts ; et si on se trompait en négligeant des objets vraiment utiles, comme les cabinets qui seraient établis dans la capitale, ou dans les très grandes villes, devraient renfermer même ce qui semblerait ne pouvoir être jamais que de pure curiosité, les erreurs que l’on commettrait en ce genre n’auraient que de faibles inconvénients. Des modèles de métiers ou d’instruments sont fort chers, sans doute, lorsqu’on se borne à en faire construire un seul ; mais comme ici on doit les multiplier, le prix de chacun diminuerait avec leur nombre, et en formant un établissement général où ils seraient fabriqués, on trouverait de nouveaux moyens d’économie.


Des professions qu’on peut regarder comme publiques.


Celles des professions qui sont destinées au service public, et auxquelles il n’est pas nécessaire que tous les hommes soient préparés par l’instruction commune, sont d’abord la science militaire et l’art de guérir.

Quelques parties de l’administration exigent des connaissances particulières, soit de politique, soit de calcul ; mais il est aisé de les acquérir à l’aide de celles que l’on aura puisées dans l’instruction générale, et elles ne sont pas nécessaires à un assez grand nombre d’individus pour mériter de devenir l’objet d’un enseignement séparé.

À ces deux premières professions, je joindrai l’art des constructions, qui n’est qu’une profession privée lorsqu’il s’exerce pour les besoins des individus, mais qui devient une profession publique lorsqu’il s’occupe d’ouvrages faits au nom et aux frais de tous pour l’utilité commune.


Instruction militaire.


L’instruction relative à l’art militaire a deux parties : l’une, plus générale, embrasse les connaissances nécessaires à tout officier qui peut être chargé d’un commandement, et par conséquent il est utile qu’elle s’étende à quiconque veut embrasser l’état de soldat. Pour le fils de l’homme à qui sa fortune permet de donner à ses enfants une éducation suivie, elle précéderait l’entrée au service, elle la suivrait pour les autres. Ces institutions, en permettant à un plus grand nombre de familles d’aspirer à une admission immédiate dans le grade d’officier, en rapprochant pour les autres le moment d’y prétendre, conserveraient une distinction nécessaire au progrès de l’art militaire, et empêcheraient que cette distinction n’altérât même dans le fait l’égalité des citoyens. Dans les villes de grande garnison, une instruction plus étendue serait ouverte aux officiers déjà formés ; et dans toutes, une instruction commune, offerte à tous les militaires a des jours réglés, servirait à leur rappeler ce qu’ils ont pu oublier, à leur donner des connaissances nouvelles qui pourraient leur être nécessaires.

L’artillerie et le génie exigent des établissements particuliers, des écoles destinées aux connaissances propres a ces professions.

Plus une nation fidèle à la raison et à la justice rejette toute idée de conquête, reconnaît l’inutilité de ces guerres suscitées par de fausses vues de commerce, proscrit cette politique turbulente qui sans cesse prépare ou entreprend la guerre, entraîne la nation qu’elle séduit à se ruiner et à s’affaiblir pour empêcher l’agrandissement de ses voisins, en compromet la sûreté actuelle pour en assurer la sûreté future, plus elle doit encourager l’étude théorique de l’art militaire, et surtout l’art de l’artillerie, celui de fortifier les places et de les défendre. Un homme préparé par une bonne théorie acquiert en une année d’exercice plus que dix années d’une pratique routinière n’auraient pu lui donner. Quand même une nation aurait perdu l’habitude de la guerre, des artilleurs habiles, des ingénieurs éclairés suffiront pour sa sûreté, donneront le temps à des officiers instruits par l’étude de former des soldats, de créer une armée.


Instruction pour la marine.


De même, pour la marine, un premier degré d’instruction donnerait les connaissances nécessaires à ceux que leur inclination, le défaut de goût pour le travail, ou le peu de fortune enverrait à la mer au sortir de l’enfance. Une autre instruction serait combinée dans les ports, dans la vue de perfectionner ces premières études ; elle se prêterait à l’irrégularité, à la brièveté de leurs séjours, de manière que partout ils la retrouvassent la même ; mais il faudrait réserver une instruction plus profonde à ceux qui la voudraient suivre, et a qui cette seconde instruction tiendrait lieu de quelques années de mer. Là on pourrait élever aux dépens du public les jeunes gens qui, dans les premières écoles, auraient montré le plus de talent.

La supériorité de la théorie peut seule donner à la marine française l’espérance d’égaler celle d’Angleterre. Il y a une si grande différence dans le rapport de l’étendue des côtes à la superficie du pays et au nombre des hommes, dans celui des denrées transportées par mer à la consommation totale, que la nation française ne peut devenir, comme l’anglaise, presque entièrement navigatrice. Si l’on compare le commerce de la France à celui de l’Angleterre, on verra que la première se borne presque à l’exportation de ses denrées, à l’importation des denrées étrangères destinées à sa consommation, et qu’auprès de la masse de son commerce national celui de factorerie n’a qu’une faible importance. Il est immense pour l’Angleterre. Cette différence doit diminuer sans doute ; la destruction successive de cette richesse précaire doit finir par affaiblir la puissance anglaise ; et, lorsqu’il existera entre les nations du globe une égalité plus grande d’industrie et d’activité, il lui arrivera ce qu’ont éprouvé la Hollande et Venise, et ce qu’éprouvera toute nation qui aura placé hors de son sein la source de sa prospérité et de sa force. L’ambassadeur d’Espagne, qui répondit aux Vénitiens, lorsqu’ils lui étalaient avec orgueil les trésors de la république, ma chi non e la radice leur donnait une grande leçon dont l’Espagne elle-même aurait pu profiter.

Il arrivera, sans doute, un temps où la puissance militaire n’aura plus sur mer la même importance. Les nations sentiront que les possessions éloignées sont plus nuisibles qu’utiles ; que si l’on renonce au profit de l’oppression, on n’a pas besoin d’être le maître d’un pays pour y commercer, et que les avantages de la tyrannie sont toujours trop achetés par le danger qui les accompagne, par les maux qui en sont la suite nécessaire et l’inévitable punition. Les esprits commencent à se pénétrer des grandes idées de la justice naturelle, et ces idées sont plus incompatibles avec la guerre maritime qu’avec celle de terre. On peut éloigner celle-ci du brigandage : elle ne s’en fait même que plus sûrement et avec moins de dépense ; mais si on respecte la propriété dans les guerres maritimes, si les sociétés renoncent à l’usage honteux de donner des patentes à des brigands, de créer une classe de voleurs auxquels, en vertu du droit des gens, on accorde l’impunité, alors la guerre de mer n’a plus qu’un objet unique et rarement praticable : l’invasion.

Cependant, ces changements sont trop éloignés de nous pour que l’enseignement d’une théorie approfondie de la navigation puisse être négligé. D’ailleurs, si un jour il devient moins utile comme moyen de défense, il le sera toujours comme moyen de prospérité, comme un objet important à la conservation, au perfectionnement de l’espèce humaine. L’art de naviguer est un de ceux qui montrent le plus la puissance de l’esprit humain ; il s’appuie de toutes parts sur des théories trop profondes pour qu’on puisse jamais l’abandonner à la routine. Les questions les plus épineuses de l’analyse mathématique et de la science du mouvement, les points les plus délicats et les plus difficiles du système du monde, les recherches les plus fines de l’art d’observer et de la mécanique pratique, les observations les plus étendues sur la nature des aliments, les effets du régime, les influences du climat, sont employés à construire, à faire mouvoir, a diriger un vaisseau, à conserver les hommes qui le montent ; et il serait difficile de citer une partie un peu étendue des arts mécaniques ou des sciences dont la connaissance ne fût pas utile dans la construction, dans la manœuvre, dans le gouvernement d’un vaisseau.


De l’instruction dans l’art de guérir.


L’art de guérir est un de ceux pour lesquels l’instruction doit être commune aux deux sexes. L’usage constant de toutes les nations semble même en avoir réservé aux femmes quelques fonctions. Partout elles exercent l’art des accouchements pour le peuple, c’est-à-dire pour la presque totalité des familles ; partout elles gardent les malades ; et, ce qui en est une suite, elles exercent la médecine pour les petits maux, et font les opérations les plus simples de la chirurgie. Dans les pays où les préjugés de la superstition et de la jalousie ne leur permettent pas de soigner les hommes, les mêmes opinions leur donnent exclusivement la profession d’accoucher et le soin de traiter les femmes. On prétend qu’il vaut mieux qu’une garde soit ignorante, parce qu’alors elle se borne à l’exécution machinale des ordonnances d’un médecin ; mais je n’ai pas vu encore que l’ignorance préservât de la présomption. Cette politique, de tenir dans l’ignorance celui qui ne doit qu’exécuter, afin de trouver en lui un instrument plus docile, est commune à tous les tyrans, qui veulent, non des coopérateurs, mais des esclaves, et commander à la volonté au lieu de diriger la raison. Une garde qui aura reçu une instruction raisonnable se croira moins habile que celle qui, n’ayant que de la routine, a dû contracter des préjugés ; plus en état de sentir la supériorité réelle des lumières, elle saura s’y soumettre avec moins de répugnance. Ajoutons qu’une garde ignorante n’en obtiendra pas moins la confiance des malades ; on la gagne bien plus sûrement par des soins, de la complaisance, que par des lumières ; ils croiront toujours que cette prétention de lui interdire le droit de raisonner importe plus à l’orgueil du médecin qu’au salut du malade, et il n’est pas bien sûr qu’ils se trompent.

D’ailleurs, combien ne serait-il pas utile à la conservation et au perfectionnement physique de l’espèce humaine que les sages-femmes fussent instruites, et surtout qu’elles fussent libres des préjugés vulgaires, désabusées de ces pratiques que l’ignorance, la superstition et la sottise transmettent de génération en génération ; qu’elles pussent exercer au moins la médecine et la chirurgie pour les maladies des enfants, pour celles qui sont particulières aux femmes, ou sur lesquelles la décence les oblige de jeter un voile ? Par là on offrirait aux femmes des familles pauvres des ressources qui manquent à leur sexe, presque généralement condamné à ne pouvoir se procurer une subsistance indépendante ; par là on conserverait plus d’enfants, on les préserverait de ces accidents, de ces maladies des premières années, qui rendent contrefaits ou malsains ceux à qui elles laissent la vie ; par ce seul moyen, le peuple pourrait être soigné dans ses maladies. La douceur, la sensibilité, la patience des femmes lui rendraient leurs secours au moins aussi utiles que ceux d’hommes plus instruits, dont le nombre ne serait jamais assez considérable pour qu’une grande partie des habitants de la campagne n’en fût pas trop éloignée.

Quand bien même je regarderais la médecine dans son état actuel comme plus dangereuse qu’utile, je n’en croirais pas moins qu’il est nécessaire d’établir une instruction pour l’art de guérir ; car on ne prétendra pas, sans doute, qu’un médecin ayant des préjugés, agissant d’après de fausses lumières, commettant des fautes grossières par ignorance, et s’égarant moins encore par une application erronée de la doctrine qu’il a reçue que par les erreurs de cette doctrine même ; on ne prétendra pas qu’un tel homme soit moins dangereux que celui qui aurait reçu une instruction limitée, mais saine, dans laquelle on aurait proportionné l’étendue des connaissances aux besoins et à la possibilité d’en faire un usage utile ; où une sage philosophie aurait appris à savoir douter de ce qu’on ignore, à ne point agir quand on reste dans le doute ; où l’on inspirerait la défiance de soi-même, le respect pour les lumières, une exactitude sévère à regarder comme un devoir rigoureux la modestie de recourir à celles d’autrui lorsqu’on sent l’insuffisance des siennes. Croit-on qu’un médecin qui aurait reçu toutes les connaissances qu’il peut aujourd’hui puiser dans l’étude de l’histoire naturelle, de la chimie, de l’anatomie, dans les nombreuses observations des médecins de tous les siècles, dans les leçons données par un homme habile auprès du lit des malades, ne vaudra pas mieux que celui qui aurait été élevé au milieu des préjugés et des systèmes de l’école, ou qui n’aurait eu d’autre apprentissage auprès des malades que ses propres erreurs ? Si la médecine n’est pas encore une véritable science, rien n’empêche de penser qu’elle doit le devenir un jour. Combinons donc l’instruction de manière à rendre les secours de cet art aussi utiles qu’ils peuvent l’être dans son état actuel, et en même temps à nous rapprocher de l’époque d’un changement moins éloigné que ne le croient les hommes qui ne suivent pas dans leurs détails les progrès des sciences physiques et ceux de l’art d’observer. Nous touchons à une grande révolution dans l’application des sciences physiques et chimiques aux besoins et au bonheur des hommes ; encore quelques rochers à franchir, et un horizon immense va se développer à nos regards. Tout annonce une de ces époques heureuses où l’esprit humain, passant tout à coup de l’obscurité des pénibles recherches au jour brillant et pur que lui offrent leurs grands résultats, jouit en un jour des travaux de plusieurs générations.

Pour remplir le premier objet dans l’instruction donnée à ceux qui doivent offrir des secours à la généralité des citoyens dans les maladies ordinaires, et de qui le grand nombre ne permet pas d’exiger d’eux de longues études, on cherchera plus encore à détruire la fausse science, à empêcher toute activité dangereuse qu’à enseigner les moyens d’agir, trop souvent incertains dans leurs effets, ou dont l’application est trop équivoque. Mais, pour ceux qui sont destinés à porter des secours dans les circonstances extraordinaires, ou a qui tout ce qui est connu doit être enseigné, à qui l’on doit surtout apprendre à juger leurs propres lumières, on s’attachera principalement à porter dans l’enseignement de la médecine la méthode des sciences physiques, la précision avec laquelle on y observe les faits, la philosophie qui en dirige la marche et en assure les progrès. Alors on sera sûr d’avoir établi une instruction utile. N’y a-t-il pas, en effet, tout lieu de croire qu’il faut moins de temps pour faire de la médecine une vraie science que pour engager les hommes à renoncer au secours d’une médecine même dangereuse ; qu’il y aura des médecins éclairés et philosophes avant que l’on soit désabusé des charlatans ; enfin, des méthodes de guérir sinon certaines, du moins très probables, avant que les hommes ne soient parvenus à ne plus devenir faibles et crédules lorsqu’ils souffrent, à n’avoir plus besoin dans leurs douleurs d’être bercés par l’espérance et distraits de leurs maux par l’occupation de faire ce qu’ils croient devoir les guérir ?

Je n’ai point ici séparé la médecine de la chirurgie. Une maxime vulgaire veut que celle-ci soit bien moins incertaine. La chirurgie a, sans doute, une marche certaine, si on ne veut parler que de la méthode d’opérer ; et celle de la médecine est également sûre, si on ne parle que de la composition des remèdes et de leur action immédiate. Mais si on veut parler du succès et de la suite des opérations, alors on y trouve la même incertitude que dans la médecine sur l’effet des remèdes intérieurs.


Instruction pour l’art des constructions.


L’art des constructions doit former une branche importante de l’instruction publique, parce qu’il importe à la sûreté, à la prospérité du peuple qu’il soit exercé par des hommes éclairés, parce qu’une grande partie de ceux qui le cultivent devant être employés pour le service commun par des hommes qui les choisissent, non pour eux-mêmes, mais pour autrui, c’est un devoir de la puissance publique de rendre ce choix moins incertain, en préparant, par une instruction dirigée en son nom, les artistes sur lesquels il doit s’arrêter. Il suffirait d’un établissement dans chaque département, et de trois professions, l’un pour le dessin, un second pour les connaissances théoriques, un troisième pour celles qui tiennent plus immédiatement à la pratique. Une instruction plus complète serait ouverte dans la capitale, ou même dans quelques grandes villes.

Il faudrait, pour le premier degré d’instruction, qu’une fois par semaine les professeurs fissent une leçon pour ceux qui ont cessé d’être élèves, qui, déjà employés ou prêts à l’être, n’ont besoin que d’être tenus au courant des méthodes et des observations nouvelles qui contribuent à la perfection de l’art.

Dans la capitale, cette instruction des hommes faits pourra être l’objet d’un établissement plus étendu.

On sent bien qu’il ne s’agit pas ici de former un corps de constructeurs : rien ne nuirait plus au progrès de cet art si vaste, si important ; rien ne contribuerait davantage à y perpétuer les routines, à y conserver des principes erronés. S’il faut une instruction publique pour cet art, c’est précisément afin qu’il n’y ait plus d’école, afin d’en détruire à jamais l’esprit.

Cette instruction, non seulement aura l’avantage d’offrir aux particuliers des artistes habiles pour la construction des édifices nécessaires à l’économie rurale, édifices où la salubrité, la sûreté, la conservation des produits sont presque partout si barbarement négligées ; pour l’exploitation et les travaux des mines, pour les usines, les bâtiments des manufactures, les canaux d’arrosage, les conduites d’eau, les machines hydrauliques, mais elle présentera aux administrateurs des hommes éclairés, étrangers à toute corporation, qu’ils pourront charger des édifices publics, des chemins, des ponts, des canaux de navigation, des arrosages en grand, des aqueducs, etc., etc. Tout homme qui aurait obtenu des professeurs un certificat d’étude et de capacité sous la forme qui serait déterminée, pourrait être librement employé par les administrations.


Des arts du dessin.


Des écoles dans la capitale et dans les grandes villes suffiraient, parce que le dessin entre déjà et dans l’éducation commune et dans l’éducation générale pour les professions mécaniques. Les préjugés gothiques avaient avili ces nobles occupations, il semblait qu’une main humaine était en quelque sorte déshonorée lorsqu’elle s’employait à autre chose qu’à signer des ordres ou à tuer des hommes.

Dans d’autres siècles peut-être l’enthousiasme pour ces arts a pu en exagérer l’importance, tandis qu’une austère philosophie voulait les proscrire comme des sources de corruption.

Tout ce qui tend à donner par les sens des idées du grand et du beau ; tout ce qui peut élever les pensées, ennoblir les sentiments, adoucir les mœurs ; tout ce qui offre des occupations paisibles et des plaisirs, sans détourner des devoirs et sans diminuer ni la capacité ni l’ardeur de les remplir, mérite d’entrer dans une instruction nationale. Il dépend de la puissance publique d’en éloigner la corruption, puisque c’est elle qui ordonne les monuments destinés à être mis sous les yeux du peuple, puisque c’est d’elle que les artistes reçoivent leurs plus glorieux encouragements. Quel homme né avec le génie de la peinture le prostituera à des tableaux corrupteurs s’il sait que cet abus de son talent lui ravira l’honneur d’immortaliser son pinceau en traçant les actions que la reconnaissance publique consacre à la postérité ? D’ailleurs, ce qui blesse réellement la décence n’a jamais eu rien de commun ni avec les grands talents, ni surtout avec la perfection des arts. Dans les temps de barbarie, des peintures de ce genre ornaient jusqu’aux heures de nos dévots aïeux, et les ouvrages que le génie a quelquefois consacrés à la volupté sont moins dangereux que ces peintures grossières.

Enfin, il serait aisé de prouver que l’habitude de voir de belles statues, comme l’image des beautés que la nature a créées, est plutôt un obstacle au dérèglement de l’imagination. C’est en cachant sous les voiles du mystère les objets dont on veut la frapper, et non en la familiarisant avec eux, qu’on parvient à l’enflammer. Une religion sans mystères ne fait pas de fanatiques, et celui qui connaîtra la beauté lui rendra le culte pur qui est digne d’elle. La connaissance de ces arts emporte avec elle celle de la beauté des formes extérieures, celle de l’expression des sentiments et des passions, celle des rapports que les mouvements et les habitudes de l’âme, les qualités de l’esprit et du caractère ont avec les mouvements du visage, la physionomie, la contenance, la conformation des traits ; ces arts sont donc un des anneaux de la chaîne de nos connaissances, ils doivent être comptés au nombre des moyens de perfectionner l’espèce humaine.

Ceux qui ont voulu les proscrire comme des moyens de corruption avaient-ils oublié que toute société paisible tend à la douceur des mœurs, se porte vers les plaisirs que les arts peuvent procurer ; et qu’ainsi, en voulant que, pour rester libres, les hommes renonçassent à ces douces occupations, il fallait commencer par les enchaîner sous des lois contraires à la liberté, et les rendre esclaves pour qu’ils n’eussent pas à craindre de le devenir un jour ? Il ne reste donc à un législateur juste et sage que de diriger ce que l’ordre de la nature a rendu nécessaire, de rendre utile ce qu’il ne peut empêcher sans injustice.


Musique.


À ces arts il faut joindre la musique. Lorsque les sons se succèdent par intervalles mesurés, lorsque ceux qui se suivent ou qui s’entendent à la fois sans se confondre, répondent dans le corps sonore à un système de mouvements simples et réguliers, ils excitent naturellement sur l’organe de l’ouïe un sentiment de plaisir qui paraît influer sur l’ensemble de nos organes, et qui peut-être, de même que cette influence, a pour cause première cette régularité de vibration à laquelle tous nos mouvements tendent alors à se conformer en vertu des lois générales de la nature. Il y a plus : les sons, et par leur nature et par leur distribution ou l’ordre de leur succession, excitent et réveillent en nous des sentiments et des passions. Si la musique ne nous entraîne pas, si elle n’imprime pas à notre âme les mouvements qu’elle doit exciter, elle nous distrait, nous sépare de nous-mêmes pour nous porter vers de douces rêveries. Enfin, son influence est plus forte sur les hommes rassemblés ; elle les oblige à sentir de la même manière, à partager les mêmes impressions. Elle est donc au nombre des arts sur lesquels la puissance publique doit étendre l’instruction, et il ne faut pas négliger ce moyen d’adoucir les mœurs, de tempérer les passions sombres et haineuses, de rapprocher les hommes en les réunissant dans des plaisirs communs.


Avantages politiques de l’enseignement des arts libéraux.


L’enseignement des arts libéraux a encore un avantage politique qu’il ne faut point passer sous silence ; comme ils exigent des talents, des études, leurs productions doivent être payées plus chèrement que les travaux qui en demandent moins : ils sont donc un moyen d’établir plus d’égalité entre celui qui naît avec de la fortune et celui qui en est privé. Cet équilibre de richesses entre le patrimoine et le talent est un obstacle à l’inégalité, qui, malgré les lois politiques et civiles, pourrait se perpétuer ou s’introduire. On dira peut-être que cette même égalité détruirait les arts, qu’ils ne fleuriraient pas dans un pays où il n’y aurait que des fortunes médiocres : on se tromperait. Ceux qui n’aiment ces arts que par vanité veulent, sans doute, des jouissances solitaires. Un tableau ne leur fait plaisir que parce qu’il existe dans leur cabinet ; ils ne goûtent plus les talents d’un virtuose célèbre, s’ils ne l’entendent pas dans le concert qu’ils ont préparé. Il n’en est pas de même de ceux dont le goût pour les arts est l’effet de leur sensibilité. Ils n’ont pas besoin, pour en jouir, d’un privilège de propriété. Si donc il n’y a point de particuliers assez riches pour encourager les grands ouvrages de l’art ; si les monuments publics dirigés par une sage économie ne suffisent pas, des sociétés libres d’amateurs s’empresseront d’y suppléer. Dans les pays où l’homme égal à l’homme ne s’agenouille point devant son semblable, revêtu par lui-même de titres imaginaires, comme le statuaire devant le dieu qu’il a formé de ses mains, ces sociétés remplaceront avec avantage ce que les arts et les sciences pourraient attendre ailleurs de la protection des rois ou des grands. Animées de l’esprit public, dirigées par des hommes éclairées, l’intrigue et le caprice ne présideraient point aux encouragements qu’elles donneraient ; ces encouragements n’ôteraient rien aux arts de leur dignité naturelle, aux artistes de leur indépendance.


Sociétés destinées aux progrès des arts.


L’instruction relative à l’économie rurale, à la science de la guerre, à la marine, à l’art de guérir, à celui des constructions, aux arts du dessin, ne serait pas complète, s’il n’existait des sociétés destinées aux progrès de ces arts, et où ceux qui les cultivent pussent trouver des lumières, et surtout des préservatifs assurés contre l’erreur.

Ces sociétés, établies dans la capitale, doivent y être séparées des sociétés savantes proprement dites. En effet, si l’économie rurale est une partie de la botanique et de la zoologie ; si l’art de guérir est fondé sur l’anatomie, sur la chimie, sur la botanique ; si celui des constructions, comme la science de la guerre et la marine, a les mathématiques pour base, la manière dont les sociétés savantes et celles qui ont pour but la perfection de ces arts considèrent le même objet, emploient les mêmes vérités, doit être différente. Si vous introduisez dans les sociétés savantes l’idée de préférer les connaissances immédiatement applicables a la pratique, d’écarter les théories qui ne présentent aucune utilité prochaine, alors vous énervez en elles la force avec laquelle elles doivent s’élancer dans ces régions immenses où repose la foule des vérités encore cachées à nos regards.

Si, au contraire, ces mêmes sociétés envisagent les arts d’une manière trop spéculative, il existera entre la théorie et la pratique un intervalle que le temps seul pourra franchir ; les découvertes spéculatives resteront longtemps inutiles, la pratique ne se perfectionnera que lentement et au gré des circonstances. C’est à remplir cet intervalle que les sociétés savantes spécialement appliquées aux arts seront surtout destinées ; elles sauront profiter également et des découvertes des savants et des observations des hommes de l’art ; elles établiront une communication immédiate entre les vérités abstraites et les règles de la pratique ; elles rendront la théorie utile et la pratique éclairée. Le savant y trouvera des observations de détail que ses expériences n’auraient pu lui faire connaître ; l’homme de l’art y puisera des principes qui auraient échappé à ses recherches. La chaîne de l’activité humaine ne sera point interrompue depuis les plus sublimes méditations du génie jusqu’aux opérations les plus vulgaires des arts mécaniques.

Ces sociétés auront, de plus, l’avantage d’offrir un encouragement à ceux qui aiment à exercer leur raison, qui s’occupent plus de la perfection réelle de leur art que de leurs propres succès ; surtout elles empêcheraient l’esprit de routine, celui de système, celui d’école, de s’emparer de la pratique des arts. Ce dernier avantage ne serait pas rempli si, écartant de ces sociétés toute idée de corporation, toute inégalité relative aux fonctions, aux grades que ceux qui les composeraient auraient hors du sein de la société, on n’y établissait une entière égalité, une liberté absolue dans les choix ; si ces sociétés sont autre chose que la réunion des hommes qui, successivement et par leur propre suffrage, se sont déclarés les plus éclairés dans l’art dont ils doivent accélérer les progrès. On a vu, dans un autre mémoire comment l’intérêt de leur propre gloire les défendrait alors contre les mauvais choix ; ici le préservatif serait plus sûr encore. Une académie de médecine dont les membres ne seraient appelés par aucun malade, une académie de peinture à laquelle on ne demanderait pas de tableaux, une académie militaire dont les membres ne seraient pas estimés des soldats, tomberaient bientôt dans l’avilissement, seraient bientôt poursuivies par le ridicule.

On ne trouve ici ni la théologie, ni la jurisprudence au nombre des sciences que la puissance publique doit comprendre dans les établissements d’instruction.

Tout homme devant être libre dans le choix de sa religion, il serait absurde de le faire contribuer à l’enseignement d’une autre, de lui faire payer les arguments par lesquels on veut le combattre.

Dans toutes les autres sciences, la doctrine enseignée n’est pas arbitraire ; la puissance publique n’a rien à choisir ; elle fait enseigner ce que les gens éclairés regardent comme vrai, comme utile. Mais, d’après qui décidera-t-elle que telle théologie est vraie ? Et quel droit aurait-elle d’en faire enseigner une qui peut être fausse ? On peut, jusqu’à un certain point, faire payer un impôt pour les frais d’un culte ; la tranquillité publique peut l’exiger, du moins pour un temps très borné. Mais qui osera dire que l’enseignement de la théologie puisse être jamais un moyen de conserver la paix ?

Quant à la jurisprudence, un des premiers devoirs des législateurs est de faire assez bien les lois pour qu’elle cesse d’être une science nécessaire, et que, bornée à ses principes généraux, qui dérivent du droit naturel, elle n’existe plus que comme une partie de la philosophie. Or, l’enseignement de la jurisprudence, en supposant qu’il fût encore utile pendant quelque temps, deviendrait le plus grand obstacle à la perfection des lois, puisqu’il produira une famille éternelle d’hommes intéressés à en perpétuer les vices, et qu’il les éclairerait sur les moyens d’en écarter la réforme.

D’ailleurs, les lois qui ont besoin d’être éclaircies ont besoin d’être interprétées ; et c’est dans les assemblées des législateurs, et non dans l’école, que le sens en doit être fixé.


  1. Tiré de la Bibliothèque de l’Homme public, seconde année, tome IX.