Sur l’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, de Paul Valéry

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Sur l’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, de Paul Valéry
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XIV (p. 675-699).

SUR L’INTRODUCTION
À LA MÉTHODE DE LÉONARD de VINCI,
DE PAUL VALÉRY


« Chose étrange : il pensait avant de parler » [1]. C’est en ces termes qu’au lendemain de la mort de Mallarmé, Gide résumait l’impression que recevait le visiteur admis pour la première fois aux mardis de la rue de Rome, et rien ne saurait traduire avec plus d’exactitude la sensation dont s’accompagne la lecture d’une page de M. Paul Valéry. La nature précise de la filiation qui relie l’un à l’autre ces deux esprits altiers, seul peut-être M. Valéry lui-même serait-il en mesure de l’établir [2] ; semblable recherche se rattacherait d’ailleurs plutôt à une étude sur Paul Valéry poète, et il y aura sans doute lieu de la tenter le jour où M. Valéry réunira enfin ses poésies éparses et nous livrera le recueil que sollicitent tous les amateurs de haute littérature. Notre objet aujourd’hui est différent : la maison d’Éditions de la Nouvelle Revue Française a imprimé récemment l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci publiée autrefois dans la Nouvelle Revue de Madame Adam et qui n’avait jamais paru jusqu’ici en volume ; en tête de cette introduction qui date déjà d’il y a plus de 25 ans (1894), M. Valéry, sous forme de Note et Digressions, a placé en réalité une introduction à son Introduction, et les pages nouvelles font bien plus que doubler le prix des anciennes : elles sont comme le réflecteur puissant que l’artiste dirige d’une main expérimentée sur toutes les parties de la vieille toile, depuis longtemps retournée contre le mur, et qu’il vient d’exhumer d’un recoin sombre de l’atelier. Nous voudrions profiter de cette occasion pour présenter quelques-unes des réflexions que la lecture de ce livre suggère ; ces réflexions porteront du reste bien moins sur tel ou tel point particulier — les feux croisés de cette pensée si dense inciteraient à des considérations presque indéfinies — que sur l’attitude mentale que pareil ouvrage implique, sur la stature qui se dresse immobile derrière chacune des phrases et dont l’ombre se profile identique sur tout l’ensemble. Lire Valéry, c’est dès l’abord se sentir contraint au plus sévère examen de conscience intellectuel, et c’est en faisant cet examen de conscience que l’on a le plus de chances de comprendre à quelles disciplines s’aiguisent la pointe, le pouvoir perforant de cet esprit à la fois si complet et si singulier.

Revenons au mot de Gide. Il n’y a pas que ceux qui parlent sans penser ; il y a ceux qui parlent pour penser, ceux chez qui la parole fait véritablement jaillir la pensée. À de certaines heures qui n’a connu cet enivrement ? Le charme terrible de la conversation, celui contre lequel rien ne prévaut, est là, dans l’improvisation perpétuelle de la pensée. La conversation nous porte au-dessus de nous-mêmes, et rien n’égale sa force de propagation. Parmi les grands il en est qui lui ont tout sacrifié ; divinité meurtrière pour ses élus, pour ceux qui communiquent l’ivresse dont ils sont possédés, mais les simples fidèles eux-mêmes, ceux qui ne font que subir cette ivresse ne sont pas à l’abri de ses atteintes. Si la conversation a tué Rivarol, ne savons-nous pas que pour se désensorceler des prestiges de cette parole le jeune Chênedollé n’eut d’autre recours que la fuite ? Au sortir des plus belles conversations — de celles où nous nous sommes le plus libéralement, le plus joyeusement donnés — en même temps qu’une plénitude nous gonfle, un remords nous étreint ; plénitude et remords s’alimentent à une source unique : la facilité de la pensée. Nous l’adorons cette facilité, et jamais plus que quand nous nous abandonnons à elle, mais nous ne nous y sommes pas plus tôt abandonnés qu’elle nous irrite et que nous lui tenons rigueur de notre abandon même : « la volonté de puissance » reprendra plus tard tous ses droits, mais sur le moment plus rien ne nous agrée que le silence.

À l’inverse de ceux qui parlent pour penser, il y a ceux qui pensent pour parler. Mais gardons-nous de confondre « penser pour parler » avec « penser avant de parler ». Nous restons encore bien en deçà de ce que Gide revendique pour Mallarmé ; nous en sommes séparés par tout l’écart que mesure la distance entre les deux prépositions. Vide de tout contenu, pur de toute attache, avant apparaît analogue aux formes a priori de la sensibilité telles que les définissait Kant. Pour au contraire est imprégné de finalité, et d’une finalité intéressée. La parole agit ici sur la pensée à la manière d’une cause finale. Quand elle s’exerce sur notre propre pensée, nous éprouvons souvent la plus grande peine à suivre, à démêler son action, mais nous sommes merveilleusement habiles à déceler cette action dans une pensée étrangère, — à un fonctionnement quasi automatique de l’esprit qui réduit l’opération intellectuelle à une série de réflexes prévisibles, qui la résout en un jeu où l’on gagne à chaque mise et sans désemparer : la formule par laquelle, au terme de la démonstration, tel doctrinaire résume son raisonnement, boucle sa boucle, rappelle le geste du croupier qui, d’un coup de râteau, rassemble et ramène vers lui les pièces d’argent éparses sur la table. Ce sont les pensées de cette sorte que discrédite M. Valéry dans ce passage bien significatif : « Mais pensée trop immédiate, — pensée sans valeur, — pensée infiniment répandue, — et pensée bonne pour parler, non pour écrire[3]  ». Forts de ce texte qui semble exclure toute ambiguïté, rangerons nous donc M. Valéry parmi ceux qui pensent pour écrire ? Nous commettrions alors un véritable contre-sens. Ainsi qu’il ressort d’un passage de la lettre publiée par M. Thibaudet — parlant ici de Mallarmé et considérant son œuvre et son exemple comme une expérience décisive instituée sur le problème littéraire, — expérience assimilable au fond à une expérience scientifique bien que conduite tout différemment, — M. Valéry a, de l’expérience, tiré la loi : « Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose, dit-il, et une absence de mélange des usage à multiples du discours. » Quand M. Valéry fait allusion à une pensée bonne pour écrire, il importe donc de se dégager complètement de l’acception usuelle de l’expression, et pour saisir l’opposition dans toute sa force il suffit d’examiner à quoi correspond, je ne dis pas dans l’opinion publique, mais dans la pratique de la plupart de nos grands écrivains, cette expression : « Une pensée bonne pour écrire. » Une pensée bonne pour écrire, c’est avant tout une pensée susceptible de développement — l’équivalent en littérature du « thème et variations » en musique. La trouvaille de l’idée première, la découverte du thème chez la plupart des grands écrivains constitue, à strictement parler, le seul effort intellectuel spécifique : une fois en possession de l’idée première, l’effort du grand écrivain passe pour ainsi dire sur un autre plan : au lieu d’être employée à la recherche d’une seconde pensée, l’énergie mentale est tout entière confisquée par le travail d’élaboration artistique de la première, soit qu’elle la produise au jour dans toute son ampleur, en une de ces progressions à la fois paisibles et pressantes qui caractérisent tels points des « Sermons de Bourdaloue » ; soit au contraire qu’elle la fasse jouer sous toutes ses facettes, qu’elle l’expose à de multiples éclairages, comme dans tant de morceaux de La Bruyère. Examinée à la lumière de notre tradition littéraire centrale, une pensée bonne pour écrire, c’est une pensée unique accomplissant sur elle-même sa pleine révolution et dont l’aboutissement, inscrit dès l’origine dans le point de départ, se confondrait avec lui si tout l’art de l’écrivain ne consistait à les séparer parle périple savant dans lequel il l’engage. Mais le point où la pensée des autres s’arrête, où leur pouvoir d’expression cesse, c’est précisément le point où la pensée de Valéry prend le départ : tout ce qui reste en deçà de ce point-là pour Valéry est comme non avenu. Jamais trace dans son œuvre de ce travail de déblayage grâce à quoi la pensée avance dans la mesure même où elle creuse le sillon à l’intérieur duquel elle chemine : Valéry ne prépare, ni ne développe : il énonce et passe. « L’inspiré était prêt depuis un an. Il était mûr. Il y avait pensé toujours, — peut-être sans s’en douter, — et où les autres étaient encore à ne pas voir, il avait regardé, combiné et ne faisait plus que lire dans son esprit. » Ne faire plus que lire dans son esprit, formule qui rejoint, qui commente en l’éclairant la parole de Gide sur Mallarmé. Quand il est parvenu là, et seulement alors qu’il y est parvenu, l’écrivain mérite vraiment qu’on dise de lui : « Il pensait avant de parler », et a fortiori qu’on ajoute avant d’écrire. Ce pouvoir d’élimination impitoyable, il semble que non seulement il s’exerce chez Valéry sur toute pensée ayant atteint un certain degré de différenciation, mais qu’il s’étende jusqu’à la zone d’où tout à l’heure une pensée se détachera, jusqu’à la nébuleuse intellectuelle primitive. À l’instar de son Monsieur Teste inlassablement Valéry « rature le vif » ; il a trouvé le « crible machinal » qu’avait cherché son personnage.

Mais si Valéry pense toujours avant d’écrire, ce n’est pas qu’il accorde à la pensée une créance particulière : dans son architectonique, la pensée en tant que pensée, bien loin de tenir le rang suprême, apparaît plutôt comme une de ces « indispensables idolâtries » au delà desquelles seulement « la clarté finale s’éveille ». A la pensée, il est vrai, Valéry cède toujours. — « Allons encore un peu », dit-il, — mais il y cède sans jamais lui faire confiance comme il arrive que l’on cède à une manie favorite, qui n’engage à rien, que l’on a maintes fois expérimentée inoffensive. « Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentation de l’esprit, suivons-les malheureusement sans crainte, cela ne mène à aucun fond véritable. Même notre pensée la plus « profonde » est contenue dans les conditions invincibles qui font que toute pensée est « superficielle. » Cette pente de l’esprit il nous est loisible de la suivre — cette tentation, de nous y abandonner — aussi loin et aussi longtemps que nous le voulons, — pour autant du moins que nous considérons ici le seul esprit, livré à lui-même et non altéré par « les impuretés psychologiques » ou par « le trouble des fonctions » ; et c’est précisément cette permission qui se trouve nous être octroyée qui conduit Valéry « jusqu’à cette netteté désespérée » à l’égard de la pensée. « Il n’existe pas de pensée, dit-il, qui extermine le pouvoir de penser, et le conclue — une certaine position du pêne qui ferme définitivement la serrure. » Infatigable, indestructible activité de l’esprit, subsiste-t-il dans l’esprit même quelque chose qui survive à son action ? « La conscience seule à l’état le plus abstrait », nous est-il répondu ; il nous faut ici produire deux textes de teneur très voisine. Voici le premier : « Enfin, cette conscience accomplie s’étant contrainte à se définir par le total des choses, et comme l’excès de la connaissance sur le Tout, — elle qui pour s’affirmer doit commencer par nier une infinité de fois une infinité d’éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir sans épuiser ce pouvoir même, — elle est donc différente du néant, d’aussi peu que l’on voudra ». Et le second : « Le caractère de l’homme est la conscience ; et celui de la conscience, une perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de tout ce qu’y paraît, quoi qui paraisse. Acte inépuisable, indépendant de la qualité comme de la quantité des choses apparues, et par lequel l’homme de l’esprit doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être quoi que ce soit ». Je ne voudrais pas incliner la pensée de M. Valéry en isolant ainsi deux passages dans cette partie précisément de Note et Digressions (pages 24-38) où tous les traits lancés par ce sagittaire lucide vont se ficher au centre de la cible, mais il me semble que dans ces deux textes l’accent porte un peu différemment sur le mot et l’idée du néant. Sans doute, le mot lui-même ne figure que dans le premier et c’est du néant justement que Valéry différencie la conscience, d’aussi peu que l’on voudra, mais enfin qu’il la différencie : et cependant dans ce refus indéfini d’être quoi que ce soit auquel il prétend que l’homme de l’esprit doit enfin se réduire sciemment, il est impossible de ne pas sentir l’infiltration subtile du néant. Successivement à chaque pensée qui surgit devant elle, la conscience de Valéry réitère l’injonction de Roxane à Bajazet :

Rentre dans le néant d’où je t’ai fait sortir.

Dégageons le mot de nihilisme de sa gangue grossière de notions adventices, ramenons-le à la nudité de son sens étymologique, et c’est encore lui qui convient le moins mal à ce je ne sais quoi de détachable, de déjà détaché, dans chaque idée, dans chaque mot, donné, traité isolément, — à l’étrange caractère qu’y prend toute chose d’être comme dite à son extrême limite, — à cet état de vacuité de la pensée qui n’est jamais vacuité de sens, qui est vacuité d’attache. Valéry est dépris, — délié des problèmes qu’il se pose par les solutions qu’il leur trouve. Il a toute la densité sans nulle épaisseur ; je ne puis me retenir de citer à cet égard cette page capitale : « Tous les phénomènes, par là frappés d’une sorte d’égale répulsion, et comme rejetés successivement par un geste identique, apparaissent dans une certaine équivalence. Les sentiments et les pensées sont enveloppés dans cette condamnation uniforme, étendue à tout ce qui est perceptible. Il faut bien comprendre que rien n’échappe à la rigueur de cette exhaustion ; mais qu’il suffit de notre attention pour mettre nos mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets extérieurs : du moment qu’ils sont observables, ils vont se joindre à toutes choses observées. — Couleur et douleur, souvenirs, attente et surprise ; cet arbre et le flottement de son feuillage, et sa variation annuelle, et son ombre comme sa substance, ses accidents de figure et de position, les pensées très éloignées qu’il rappelle à ma distraction, — tout cela est égal… Toutes choses se substituent, — ne serait-ce pas la définition des choses ? » Le nihilisme de la pensée de Valéry, c’est le nihilisme d’une pensée devant laquelle toutes choses ne cessent de défiler, mais qui semble ne pouvoir prendre contact avec chacune d’elles que par l’opération même qui l’en détache. L’écho, la répercussion dans la conscience est instantanée ; et aussitôt la pensée éprouve qu’elle est différente, étrangère, qu’elle est toujours en plus : c’est la conscience même qui lui interdit à tout jamais de s’identifier à quoi que ce soit. Nihilisme de la pensée qui n’a plus d’objet, — nihilisme qui distille une tristesse si vaste, si généralisée dans sa cause, qu’elle atteint à une pureté inhumaine. Dans l’ordre intellectuel il n’est pas de spectacle empreint d’un tragique plus auguste que celui de la faculté de penser aboutissant par son acuité même au néant et à l’autonégation. C’est vraiment ici le règne de « la solitude et de la netteté désespérée ».

Que reste-t-il donc à qui sait que la pensée « ne mène à aucun fond véritable » ? L’esprit court alors le risque d’être frappé de stérilité irrémédiable ; dans un passage de Note et Digressions, M. Paul Valéry marque d’un trait définitif la nature exacte du mal : « Je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle. » Sur la paralysie possible de la force créatrice par l’autocritique, jamais diagnostic plus net ni mieux motivé n’a été porté. Dans la vie de tous ceux qui prétendent extraire de leur cerveau la perle qui n’est pas sans prix[4], il arrive toujours un moment où ils n’ont plus d’autre ressource que de trancher le nœud gordien, mais l’opération pour eux ne se présente pas avec le caractère de simplicité idéale, d’aisance alerte et dégagée, dont s’accompagne le geste fabuleux d’Alexandre. Tout dépend ici, pour l’avenir, du choix du moment et des circonstances qui l’ont devancé. Combien ont procédé au coup d’état qui au lieu de se trouver sur le pavois ont été rouler dans la poussière ; combien aussi se sont imaginés sur le pavois et meurent sans avoir été détrompés ! Les plus heureux ceux-là, dira-t-on, en réalité, les plus lamentables, — moins tragiques pourtant que ceux qui savent à demi, et qui ignorent de même. Rares, sont ceux comme Manet qui disait à Mallarmé : « Chaque fois que je peins un tableau, je me jette à l’eau pour apprendre à nager », et chez qui pourtant le don était si fort, si prestigieux, qu’il exécutait le Fifre, ce chef-d’œuvre d’évidence et d’éclat. « Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? » Transposez l’interrogation évangélique de l’ordre moral dans l’ordre intellectuel, — supposez-la adressée à des écrivains, à des artistes, et il me semble entendre M. Valéry murmurer à mi-voix : « avec l’esprit critique ». Car, s’il sait que pour les faibles l’autocritique reste le poison de choix, il sait aussi, et pour cause, que lorsqu’il s’agit des forts c’est un poison qui porte avec lui son antidote. La somme des échanges peut bien à l’origine, dans chaque instant, être nulle, mais c’est une nullité pure, lucide, une eau que rien ne vient troubler à sa source, le milieu le plus homogène où puissent, au fur et à mesure qu’elles s’y déposent, cristalliser sans déformation « les vérités que l’on s’est faites ». Si singulier que cela puisse paraître, ce nihilisme en face duquel tout autre, pris de vertige, eût perdu pied, a constitué pour Valéry le terrain d’attente le plus favorable : condamné par ses propres arrêts à l’isolement et au silence, l’esprit de Valéry a vécu sur lui-même à un degré qui n’a guère d’équivalent dans notre littérature ; non seulement il y a mûri, mais il a pris les formes arrêtées, les contours d’un solide, d’un objet, d’une « chose » pour employer une des expressions favorites de l’auteur ; pendant combien d’années martelé sur l’enclume de la forge, aujourd’hui c’est l’épée de Siegfried dont Valéry se fait blanc à tout coup. Tant il est vrai qu’on ne tranche pour de bon le nœud gordien qu’après l’avoir, au préalable, patiemment dénoué dans la solitude ; — ou selon les paroles mêmes de Valéry : « Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même ! »

Mais quelles sont ces « vérités qui deviennent notre chair même » et que peut-il rester à qui se détache de la pensée en tant que pensée, à qui avoue que de la pensée seule l’intéresse la forme que l’on peut lui donner ? Il reste les relations ou les rapports, — et la question est de telle importance pour déterminer avec exactitude la position intellectuelle de Valéry qu’il y a lieu d’y insister. Déjà dans l’Introduction de 1894, nous rencontrons ce texte bien significatif : « Le secret — celui de Léonard comme celui de Bonaparte, comme celui que possède une fois la plus haute intelligence — est, et ne peut être que dans les relations qu’ils trouvèrent — qu’ils furent forcés de trouver — entre des choses dont nous échappe la loi de continuité. Il est certain qu’au moment décisif, ils n’avaient plus qu’à effectuer des actes définis. L’affaire suprême, celle que le monde regarde, n’était plus qu’une chose simple — comme comparer deux longueurs ». Tout ici — le choix des termes aussi bien que le point de vue adopté — décèle un esprit soucieux de ne devoir le réglage de sa pensée qu’à des disciplines de type scientifique et plus particulièrement mathématique. La science a pour objet l’étude des relations ; elle établit des rapports, en effectue la mesure, et en dégage la loi — la loi, pointe extrême de son royaume, — limite de son pouvoir, — symbole, mais qui chez le vrai savant se sait être tel. Dans ce monde où nulle idole ne subsiste sinon cette « Rigueur Obstinée », l’ « Hostinato Rigore » qui constituait la devise de Léonard de Vinci[5], l’esprit de Valéry se « meut avec agilité ». « La rigueur instituée, une liberté positive est possible », dit-il. Oui, certes, mais quel usage en faire ? À quoi l’appliquer ? Sans doute, parmi tous les écrivains à qui n’a pas été dévolue une véritable vocation scientifique, Valéry s’est avancé plus loin que quiconque sur la route : il ne s’est pas seulement approprié les méthodes, — tour de force bien autrement surprenant, il a su incorporer à sa pensée personnelle — qui par là semble toujours reliée à l’ensemble de l’univers — les résultats essentiels de la science. Mais enfin il n’est pas un savant : il a beau mettre la géométrie au-dessus de tout, il n’a pas la faculté d’invention mathématique ; pas davantage il ne possède une technique particulière, une matière définie sur laquelle il puisse expérimenter. II n’a que la préhension souveraine, et ce qu’il partage avec le vrai savant, c’est justement ce scepticisme à base de probité, inévitable chez ceux qui voient la science se faire, se défaire et se refaire incessamment sous leurs yeux, — spectacle qui n’a pu qu’accroître chez Valéry la méfiance à l’égard de l’idée de vérité qu’il a dû d’ailleurs toujours tenir en suspicion. Bien loin qu’elle doive lui fournir l’emploi, — lui faciliter l’exercice de ses facultés créatrices, — il semble au premier abord que la culture scientifique ne puisse qu’adjoindre un nouveau principe de stérilité, — qu’affiler le tranchant du nihilisme. Or, c’est précisément l’opposé qui se produit, et je ne sais si dans l’histoire de notre art littéraire on trouverait un autre cas d’une aussi fascinante singularité. De son contact avec la science Valéry retient l’idée des rapports, — la seule qui ne se désagrège pas instantanément sous son regard. Il la retient, et c’est en elle qu’il découvre enfin la porte d’évasion. Maître dans Tart de « la jonction délicate mais naturelle, de dons distincts, », il opère un transfert, et c’est le transfert dans le domaine des mots de ridée scientifique des rapports. Les rapports de mots, voilà l’ultima Thulé à laquelle se tient, que peut encore priser l’homme universellement dépris, — et que l’on ne vienne pas objecter que le pari dans lequel ici Valéry nous engage n’offre pas plus qu’un autre de garanties de sécurité ! Nous ne sommes plus dans le monde de la pensée pure, nous ne sommes plus dans le monde de la science, nous sommes dans cette région de l’art où les vers immortels de Keats rencontrent leur application plénière :

Beauty is truth, truth beauty, — that is all,
Ye know on earth and all ye need to know
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C’est par la science — ou plutôt par la transposition d’une notion scientifique — que Valéry se trouve donc ramené à la doctrine la plus exigeante qui se puisse concevoir de l’art pur, — à sa pratique la plus rigoureuse, la plus serrée ; et si originale que soit en elle-même cette conversion — au sens où un logicien emploierait le terme, — elle est peut-être plus importante encore par la redistribution de valeurs qu’elle implique. Tandis que Gautier se définissait « un homme pour qui le monde visible existe », tandis que Flaubert s’écriait : « La plastique est la qualité première de l’art », Valéry, lui, concentre tout son effort sur le théorème fondamental : le langage. Il y a dans Note et Digressions à cet égard. une phrase que l’on ne saurait se dispenser de citer, car elle renferme une définition de l’acte d’écrire qui nous place juste au point d’où nous pouvons saisir l’opération exactement comme elle apparaît à l’esprit de M. Paul Valéry : « Écrire devant être le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l’esprit excité se dépense a vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. » La construction de cette machine de langage, voilà bien pour Valéry l’opération centrale, et en un certain sens l’unique. S’il existe aujourd’hui quelqu’un pour qui la vieille expression grammaticale : les parties du discours, ait gardé toute la vigueur de son sens primitif, c’est bien lui, — lui pour qui les parties du discours sont ce que sont au géomètre ses figures. Les plus subtils problèmes de la mécanique verbale ne cessent de se poser devant lui : chaque mot est examiné, estimé d’un double point de vue, comme élément statique et comme élément dynamique : d’une part Valéry jauge sa pesanteur, suppute sa capacité de résistance et l’utilise où il faut, mais d’autre part il apprécie son pouvoir émissif et à l’heure favorable il en libère le rayonnement. Ainsi seulement pense-t-il assurer « quelque durée à l’assemblage voulu ».

L’assemblage voulu par Valéry prosateur se distingue cependant de l’assemblage voulu par Valéry poète : Sans doute dans les deux cas la faculté qui ordonne, — qui préside à l’assemblage, — reste la même ; c’est cette précision à laquelle Valéry aspirait dès 1894 et dont, faisant retour sur son passé, il nous dit dans Note et Digressions : « Pour comble de malheur, j’adorais confusément. mais passionnément, la précision ». Mais l’emploi en est différent.

Il ne saurait ici être question d’aborder de biais la poésie de Valéry, — sujet qui se suffit à lui-même et auquel ne convient que l’approfondissement ou le silence ; il semble bien néanmoins que, la contrainte de la forme poétique venant se surajouter à « ces gênes bien placées », à toutes ces autres contraintes qu’en son travail l’auteur suscite, multiplie à plaisir, — la précision dans le vers de Valéry, de par la position, la détente, la densité explosive de chaque mot, — de par l’acuité et la justesse des associations lointaines, — prenne un degré de visibilité qui risquerait presque d’être trop fort si la précision n’était contrebalancée par cette musique toujours perçue, cette mélodie inhérente à chaque strophe, qui investit la pièce entière d’une majesté traversée de douceur en présence de laquelle nous nous sentons tout à la fois graves et comblés. Or, dans l’assemblage voulu par Valéry prosateur, l’effet auquel tend l’artiste est au contraire un effet d’invisibilité : il consiste en un ajustement si étroit des parties qu’il devienne impossible de déceler le point où l’une d’entre elles passe dans l’autre ; il s’agit de supprimer à l’œil non seulement le ciment qui rend possible la soudure, mais encore la soudure elle-même. La valeur particulière de cet idéal d’une prose invisible telle que la conçoit M. Paul Valéry, vient de ce que bien loin d’être obtenue au détriment de la précision, c’est la précision au contraire — ordonnatrice de la prose de Valéry au même titre que de ses vers — qui est la condition même de cette invisibilité supérieure. À cet égard, comme à tant d’autres la confrontation de Note et Digressions de 1919 avec l’Introduction de 1894 fournirait plus d’une indication précieuse à un analyste du style, — je veux dire à l’un de ceux pour qui le style représente la seule voie d’accès un peu sûre par où s’introduire au cœur même de la place. Nous ne pouvons ici qu’amorcer la question ; peut-être cependant certaines nuances deviendront-elles d’elles-mêmes sensibles rien qu’en mettant côte à côte deux textes — le premier de 1894 — le second de 1919 — et pour que l’expérience apparaisse plus décisive, je choisis deux passages qui sont comme deux états d’un même portrait de Léonard de Vinci :

« Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente : c’est à l’univers qu’il songe toujours, et à la rigueur. Il est fait pour n’oublier rien de ce qui entre dans la confusion de ce qui est : nul arbuste. Il descend dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s’y éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il les travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise, énumère, émeuve. Il laisse debout des églises, des forteresses ; il accomplit des ornements plein de douceur et de grandeur, mille engins, et les figurations rigoureuses de mainte recherche. Il abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux. Dans ces passe-temps, qui se mêlent de sa science, laquelle ne se distingue pas d’une passion, il a le charme de sembler toujours penser à autre chose… Je le suivrai se mouvant dans l’unité brute et l’épaisseur du monde, où il se fera la nature si familière qu’il l’imitera pour y toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas. » (1894)

« Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu’un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de nos sens ; qui n’adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s’éclairer ; la profondeur, une perspective bien déduite ? Est-il meilleure marque d’un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s’exercer sous un voile ? — Jamais pour Dyonisos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier et de rompre les monstres que d’en considérer les ressorts ; dédaigneux de les percer de flèches tant il les pénétrait de ses questions ; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n’être pas sur eux de triomphe plus achevé que de les comprendre, — presque au point de les reproduire ; et une fois saisi leur principe, il peut bien les abandonner, dérisoirement réduits à l’humble condition de cas très particuliers et de paradoxes explicables. » (1919)

Quand on lit successivement ces deux passages, ce qui frappe aussitôt c’est la similitude de la pensée, et la divergence de l’accent : l’expérience pourrait se répéter tout le long des deux introductions ; la pensée reste toujours très proche d’elle-même comme pour vérifier par l’exemple cette affirmation de Valéry : « Le groupe le plus général de nos transformations, qui comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui se manifeste intus et extra, admet un invariant », et pourtant dans les deux cas combien dissemblable le rythme auquel cette pensée obéit ! L’identité des contenus est telle que c’est dans l’Introduction de 1894 que je puise le texte qui éclaire le rythme nouveau, la vitesse nouvelle de la note de 1919 : « À un point de cette observation ou de cette double vie mentale, qui réduit la pensée ordinaire à être le rêve d’un dormeur éveillé, il apparaît que la série de ce rêve, la nue de combinaisons, de contrastes, de perceptions, qui se groupe autour d’une recherche ou qui file indéterminée, selon le plaisir, se développe avec une régularité perceptible, une continuité évidente de machine. L’idée surgit alors (ou le désir) de précipiter le cours de cette suite, d’en porter les termes à leur limite, à celle de leurs expressions imaginables, après laquelle tout sera changé. Et si ce mode d’être conscient devient habituel, on en viendra, par exemple, à examiner d’emblée tous les résultats possibles d’un acte envisagé, tous les rapports d’un objet conçu, pour arriver de suite à s’en défaire, à la faculté de deviner toujours une chose plus intense ou plus exacte que la chose donnée, au pouvoir de se réveiller hors d’une pensée qui durait trop. Quelle qu’elle soit, une pensée qui se fixe prend les caractères d’une hypnose et devient, dans le langage logique, une idole ; dans le domaine de la construction poétique et de l’art, une infructueuse monotonie. Le sens dont je parle et qui mène l’esprit à se prévoir lui-même, à imaginer l’ensemble de ce qui allait s’imaginer dans le détail, et l’effet de la succession, ainsi résumée, est la condition de toute généralité. Lui, qui dans certains individus s’est présenté sous la forme d’une véritable passion et avec une énergie singulière ; qui, dans les arts, permet toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis et de contrastes violents, existe implicitement sous sa forme rationnelle au fond de toutes les conceptions mathématiques. » Ce « désir de porter les termes à leur limite », ce « sens qui dans les arts permet toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis », malgré que Valéry dès 1894 en conçût si nettement l’idée, ce n’est pourtant qu’en 1919, dans Note et Digressions, que l’usage qu’il en fait témoigne d’une entière maîtrise. D’une introduction à l’autre il s’est produit dans le style comme un changement de vitesse. Or, le changement de vitesse dans le style correspond la plupart du temps à une variation de point de vue, à une attitude mentale différente et il ne serait peut-être pas impossible de démêler en quoi consiste d’ordinaire la différence. Exactement elle marque un certain passage de la jeunesse de l’esprit à sa maturité. Jeune, l’esprit vit dans sa pensée ; mûri, il vit avec elle, et l’écart entre les deux modes d’existence est d’une portée incalculable. Dans la jeunesse, l’esprit est au centre de sa pensée comme l’araignée au centre de sa toile ; du centre tout se développe, avec une sorte de régularité plane, de décours sinueux et tranquille qui échappe aux à-coups, aux encoches du temps, qui élude encore la résistance des choses. Mûri, l’esprit est avec sa pensée dans le même rapport que le cavalier avec sa monture. Tour à tour il l’excite, puis la retient ; mais quelque grand écuyer qu’il se montre, quelque étroite que soit sa prise, il n’adhère jamais à sa monture au point de s’identifier avec elle : à l’âge de la maturité la pensée devient, d’un appréciable degré, un être libre, préservant une relative autonomie vis-à-vis de l’esprit même auquel elle se trouve attachée, — et l’esprit le sait ; il sait aussi que ce n’est que par l’effet d’une illusion de la jeunesse qu’il a jamais pu croire à une identification réelle. De cette vérité, dès la première Introduction, plus que quiconque Valéry a pris la mesure ; à tout moment son esprit se sait distinct de sa pensée, quelle qu’elle soit, — séparé d’elle par l’irréductible conscience ; mais comme à son Monsieur Teste, il a fallu à Valéry des années « pour mûrir ses inventions et pour en faire ses instincts » ; il a fallu tout le travail de la maturité pour que cette vérité — dont il avait jusqu’à l’ivresse savouré l’amertume — passât dans son style et en trempât définitivement le glaive.

Jusqu’à présent nous n’avons eu pour objet que de décrire une certaine attitude mentale, et, puisqu’enfin il fallait choisir, nous avons choisi dans l’Introduction ce qui nous paraissait le plus propre à l’éclairer. C’est dire que de la pensée de M. Valéry nous avons envisagé plus encore le fonctionnement que les résultats auxquels elle atteint. Mais la fidélité même avec laquelle nous nous sommes appliqués à la suivre nous autorise peut-être à nous en évader momentanément afin de mieux pouvoir lui rendre justice. Comme tous les grands esprits de qui la grandeur est en raison directe de leur particularité, Valéry a une méthode, et une méthode qui lui est strictement personnelle ; mais parce que nul n’attribue moins d’importance que lui à la chétive idée de personnalité, que d’autre part seuls le retiennent les rapports de l’ordre le plus général, il s’ensuit que toutes les fois où il construit la figure de son propre esprit, Valéry opère comme s’il construisait la figure de l’esprit « en soi ». Il se trouve ainsi amené à abstraire, à détacher, à inscrire dans l’universel des qualités qui reçoivent le meilleur de leur sève de racines intérieures invisibles ou dédaignées. Valéry a beau réduire à l’épure la plus sévère son idée de l’homme de l’esprit, — il a beau se cerner de toutes parts, — toujours quelque chose de lui s’échappe qui nous atteint en plein centre. Ce quelque chose nous ne saurions prétendre à le définir avec exactitude, mais nous nous refuserions encore bien davantage à arguer de notre impuissance pour lui dénier une existence réelle. Qu’il me soit permis ici d’illustrer ma pensée par un exemple. Pendant longtemps un certain passage de Notes et Digressions m’a fasciné au point de me faire subir un véritable envoûtement intellectuel ;  ; le voici ; « Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond…, attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. » Pourtant si l’on accomplit l’effort de réflexion nécessaire pour se déprendre de l’attrait de ce point de vue, ne reconnaîtra-t-on pas que sous son air si strict il est peut-être un peu spécieux ? Ces mots n’ont d’autre tort que d’essayer de traduire par leur caractère vague et approximatif l’incertitude même dans laquelle nous nous trouvons à l’égard de telles choses dont nous ne pouvons douter qu’elles soient, mais que nous n’avons nul moyen d’appréhender, de saisir, ni surtout de rendre directement : les mots ici sont honnêtes dans la mesure même où ils sont insuffisants ; c’est au contraire s’ils allaient plus loin qu’ils manqueraient à la probité scientifique.

N’importe cette méthode, peut-être pour lui seul complètement valable, pour lui du moins s’affirme authentique et souveraine. « Trouver n’est rien, disait Monsieur Teste, le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve. » Ici encore Valéry a rempli l’attente de son personnage. Tout en lui est resté original et tout lui est devenu naturel : il est aujourd’hui en son point de perfection. Sachant que « parmi tant d’idoles que nous avons à choisir, il en faut adorer au moins une », Valéry a élu la précision, — et certes sa précision est sans prix, mais ne serait-ce pas à cause des purs, des multiples rayons qui s’y trouvent captés ? Ne serait-ce pas parce que, au-delà même de la précision géométrique, — par la netteté des contours, l’éclat immobile et solitaire, l’extrême concentration des feux, la précision de Valéry est une précision astrale ? Au risque de lui déplaire en faisant usage d’un mot par lequel il sera sans doute aussi choqué que l’était, selon lui, Léonard par l’hypothèse spiritualiste, je ne puis m’empêcher de conclure avec le vers de Wordsworth sur Milton :

Thy soul wes like a Star, and dwelt apart.[6]
  1. André Gide : Prétextes, page 245.
  2. Rappelons pourtant les pages si pénétrantes de M. Albert Thibaudet : La poésie de Stéphane Mallarmé, pages 366-367, 376-377, et les très curieux passages d’une lettre de Valéry qui y sont cités.
  3. Cette phrase offre un exemple fort curieux de l’extrême sévérité dont use M. Paul Valéry envers son propre esprit. La pensée dont il déclare qu’elle est bonne pour parler, non pour écrire, est la suivante : « Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles. » Or il serait difficile de relever dans l’Introduction un passage qui formulât avec plus de bonheur et d’exactitude le problème qui a toujours occupé Valéry et celui sans aucun doute qui l’a orienté vers Léonard.
  4. « Je ne tirerai jamais rien de ce maudit cerveau où cependant, j’en suis bien sûr, loge quelque chose qui n’est pas sans prix. C’est la destinée de la perle dans l’huître au fond de l’Océan. Combien, et de la plus belle eau, qui ne seront jamais tirées à la lumière ! » (Lettre de Maurice de Guêrin à Barbey-d’Aurevilly : mardi soir, 23 mai 1838.)
  5. Si dans ces quelques pages sur l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, je ne fais nulle allusion à Léonard lui-même, c’est que, du propre aveu de M. Valéry, Léonard n’est ici qu’un prétexte, — la figure idéale que construit Valéry des possibilités de l’esprit humain, le lieu en quelque sorte abstrait où elles viennent toutes converger, chacune d’elles étant poussée à sa plus extrême limite. Dès 1894, M. Valéry s’exprime très clairement sur ce point : « Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour l’y voir s’y tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurais dire ne devra s’entendre de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à mal définir. J’essaye de donner une vue sur le détail d’une vie intellectuelle, une suggestion des méthodes que toute trouvaille implique ». Et en 1919, Valéry est plus net, plus explicite encore : « Je prêtai à Léonard bien des difficultés qui me hantaient dans ce temps là comme s’il les eût rencontrées et surmontées : je changeai mes embarras en sa puissance supposée. J’osai me considérer sous son nom et utiliser ma personne. » Cette dernière phrase est décisive. Celui qui lirait l’Introduction en fonction du Léonard qui a vécu, et non en fonction de Valéry lui-même, la lirait perpétuellement à contre-temps. — Si le lecteur veut se transporter d’emblée à l’autre pôle — au point de vue le plus contraire à celui de Valéry — qu’il lise dans The Study and Criticism of Italian Art (3e série), l’essai de M. B. Berenson sur Léonard de Vinci : dans cet essai, le premier critique d’art de notre temps — chez qui la sensibilité esthétique, la réaction des organes des sens devant un tableau, atteint à une suprême délicatesse — nous livre son jugement final sur Léonard, celui qui a été formé, qui s’est déposé en lui par trente ans de contact ininterrompu avec ses œuvres. L’intérêt d’une pareille confrontation vient de ce qu’on y saisit à vif l’opposition entre le critique d’art pour qui le point de départ demeure, et doit toujours demeurer, l’œuvre elle-même, et « l’homme de l’esprit » qui part de ridée qu’il se fait d’une certaine puissance intellectuelle : l’œuvre accomplie, tel est l’objet sur lequel s’exercent les facultés de Berenson ; l’origine de l’œuvre, voilà le seul problème qui passionne vraiment Valéry. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même : « J’avais la manie de n’aimer dans les œuvres que leur génération ». Le jugement final de Berenson sur Léonard est un jugement plein de restriction et des restrictions les plus nuancées, les plus finement motivées. L’essai est de 1916 ; vingt ans plus tôt, lorsque Berenson écrivait The Florentine Painters of the Renaissance, Valéry et lui auraient été plus près de s’entendre. Berenson concluait alors les quelques pages consacrées à Léonard en insistant sur la gratitude que nous devions toujours lui garder pour avoir élargi le cadre des possibilités du génie humain, pour nous rappeler sans cesse par son exemple qu’ « avant toute chose le génie est essentiellement énergie mentale, »
  6. Ton âme était comme une étoile, et existait d’une existence séparée.