Sur l’organisation de l’enseignement primaire sélectif en Allemagne

La bibliothèque libre.
Sur l’organisation de l’enseignement primaire sélectif en Allemagne
Revue pédagogique, premier semestre 192484 (p. 1-15).

Sur l’organisation
de l’enseignement primaire sélectif
en Allemagne.


Après l’introduction de l’école obligatoire, on s’est trouvé, en Allemagne comme ailleurs, en face d’une difficulté assez grave : le nombre considérable des enfants qui ne pouvaient pas profiter de l’enseignement ordinaire était considérable. On a commencé par les grouper dans les classes spéciales de perfectionnement qu’on a appelées « classes auxiliaires » (Hilfsklassen). Ces classes, devenues de plus en plus nombreuses, se sont développées en des écoles autonomes « Hilfsschulen ». Ce développement général était tout naturel, car il a surgi des nécessités de la pratique pédagogique. À côté, un autre système très intéressant s’est introduit dans la petite province allemande de Baden — on l’appelle « le système de Mannheim ». Il y fut introduit par Sickinger, un organisateur remarquable. Ce système diffère assez du précédent, tant par ses origines que par ses applications. Il ne s’est pas développé peu à peu, au fur et à mesure des nécessités pratiques, mais il a mûri dans la tête de son créateur pour se réaliser d’emblée, et c’est pour cela qu’il présente le caractère d’harmonie et d’organisation qui est le signe de tout système véritable. Ce fut le besoin d’un triage des élèves qui fut le point de départ des deux organisations, mais elles conçoivent la tâche d’une façon assez différente. Comme le problème est d’une importance capitale, non seulement au point de vue pédagogique mais aussi au point de vue général de l’économie sociale, une étude de ces deux positions du problème et de ses solutions ne sera pas superflue. Elle nous mettra peut-être sur le chemin d’une troisième position qui, en tenant compte des défauts des deux précédentes, nous ferait entrevoir une solution meilleure.

I. — Le Système de Berlin.

Je commencerai par le système que j’appellerai le « système de Berlin ». Il est introduit avec quelques modifications de peu d’importance dans presque toute l’Allemagne, mais c’est à Berlin qu’on l’a poussé le plus loin. Il y a 20 écoles autonomes et quelques classes éparses et incorporées dans les écoles ordinaires. IL y avait là 3 100 enfants en 1919 en dehors des enfants des classes préparatoires (Vorklassen) et des classes de concentration (Sammelklassen) qui en comptaient quelques centaines en plus. Le nombre d’enfants qui y apprenaient est devenu triple en dix ans (1 023 en 1902 et 3 000 en 1912). Ces écoles avaient 5 degrés jusqu’en 1919 et depuis elles se sont complétées par un 6e, Comme ils entrent à l’école spéciale après avoir passé à peu près deux ans à l’école ordinaire, ces enfants faiblement doués font leurs huit ans d’école obligatoire comme les normaux.

1. L’organisation de l’admission. — Tout enfant entre à l’école communale, qui tend à devenir une école unique pour tous. S’il y reste un an, un an et demi ou deux ans[1] sans faire de progrès, la question se pose déjà de savoir à quel régime il faut le soumettre. L’instituteur de la classe remplit une feuille du livret de candidat à l’enseignement spécial et l’envoie chez le directeur de l’école qui l’examine et en remplit une autre. L’enfant passe ensuite par la délégation scolaire (Schuldeputation) formée des inspecteurs scolaires. Ensuite c’est le médecin scolaire qui ajoute son opinion, C’est plus tard au tour du directeur de l’école auxiliaire (Hilfschule) de se prononcer, et enfin c’est l’inspecteur scolaire de l’arrondissement qui clôt cette série de témoignages. L’enfant passe en somme par 5 instances avant d’entrer à l’école spéciale. Comme il y avait des cas où l’on ne pouvait pas décider d’une façon certaine : s’il fallait garder l’enfant à l’école ordinaire, on s’était vu forcé de créer des classes intermédiaires entre les classes ordinaires et les classes auxiliaires. Ce sont des classes d’observation qu’on a appelées « préparatoires » (Vorklassen). Il y en a une pour quatre écoles. Le nombre d’enfants y est restreint — une douzaine — pour donner toute possibilité à l’instituteur de leur faire regagner la classe ordinaire. Ce sont donc de véritables classes de perfectionnement.

La pratique a fait surgir un autre type de classes que l’on appelle « Sammelklassen » (classes de concentration), destinées à des enfants qui ne sont pas à même de suivre une école de perfectionnement ordinaire, et que les parents ne peuvent pas se décider à interner dans des établissements spéciaux. Tandis que les autres enfants ne restent à l’école que jusqu’à midi ou à 1 heure, on y garde ces enfants-là toute la journée. De 9 heures à midi on fait de l’enseignement proprement dit, et dans l’après-midi c’est une institutrice fræbelienne qui s’occupe d’eux.

En somme il y a trois espèces de classes pour trois degrés différends d’insuffisance ou, pour parler le langage introduit par Binet, pour trois niveaux différents de développement. Si nous y ajoutons les deux espèces de classes pour les enfants normaux et pour les très doués, nous aurons en tout cinq espèces de classes en dehors des asiles pour anormaux. On pense ainsi faire justice à tous les enfants et constituer une « école sur mesure », si l’on donne droit de cité à la belle expression de Claparède. On verra, en comparant cette organisation à celle de Mannheim, si et dans quelle mesure elle a justifié Les espoirs. En attendant cette confrontation, nous passerons au deuxième point de notre enquête :

2. L’organisation de l’école. — Elle comprend trois degrés et six classes. Au degré inférieur (deux ans) les enfants travaillent de 9 heures à midi ; au degré moyen — de 8 heures à midi : au degré supérieur — de 8 heures à 1 heure. Le programme ne diffère pas essentiellement de celui d’une école ordinaire. L’enseignement est plus concret, plus restreint : on a éliminé tout ce qui est plus difficile à assimiler. On a pensé que cette nourriture intellectuelle plus légère et le nombre plus petit d’élèves 117 à 24 par classe), qui donnait la possibilité de s’occuper davantage de chacun d’eux, étaient les conditions nécessaires et suffisantes de l’enseignement spécial.

On y a introduit cependant une innovation assez innocente à première vue, mais qui aurait dû dépasser beaucoup, à ce qu’il me semble, les cadres auxquels on l’a restreinte. Elle a surgi, comme toutes les autres, des nécessités de la pratique. On s’était aperçu que des enfants auxquels on pouvait encore apprendre quelque chose aux leçons d’allemand ou d’histoire, étaient parfois incapables d’effectuer un calcul des plus faciles ou d’exécuter un travail manuel des plus simples. Ainsi, en s’adressant à leurs facultés verbales, à leur mémoire des mots et des phrases, on pouvait encore obtenir quelque résultat en les groupant d’après le niveau général de leur âge, tandis que là où il s’agissait de faire des raisonnements précis ou des mouvements de coordination, on se heurtait à des difficultés parfois insurmontables. On a donc eu l’idée de faire la leçon de calcul ou de travaux manuels à la même heure dans toutes les classes et de faire passer les enfants, quel que soit leur âge, dans les classes ou groupes qui correspondaient à leur capacité pour ces matières. On les appelle « Fachklassen » (classes techniques). On a même introduit cette organisation de la même leçon à la même heure dans toutes les classes là où elle est inutile, c’est-à-dire là où les classes ne sont pas mobiles. Ces classes mobiles ne sont pas d’ailleurs introduites dans toutes les écoles. On laisse une certaine liberté aux directeurs et ceux qui sont déjà âgés ou ceux qui n’aiment pas les changements restent fidèles à leurs anciennes habitudes. Sans s’en douter on a ainsi fait une brèche dans les anciennes conceptions d’une classe fermée, immobile et à cloisons étanches.

La question se pose de savoir si ces deux matières, le calcul et les travaux manuels, sont en disparité avec le développement général ou bien si nos idées mêmes sur le développement général et uniforme demandent une révision. Nous reviendrons sur ce problème très important. À Berlin la difficulté a poussé les professeurs à réfléchir sur le programme de calcul et de travaux manuels et à élaborer un programme intéressant qui consiste à suivre l’évolution naturelle des aptitudes, indépendamment de l’âge.

Les travaux manuels se font deux fois par semaine pendant deux heures successives. L’école prend alors l’aspect d’un grand atelier. Au degré le plus bas on fait des travaux de modelage. Ils sont très primitifs, étant exécutés par des nains encore très maladroites. Au deuxième degré on fait des travaux aux bâtonnets (Bastelarbeit). Ces travaux permettent des variations et des complications infinies. On y a préparé par exemple un moulin à vent et un autre à eau pouvant être utilisés par la suite pour la leçon d’allemand. Au troisième degré il y a deux stades, le cartonnage et la reliure. On fabrique des objets usuels et les enfants emportent les produits de leur travail. Quatrième degré, découpage. Le modèle est dessiné sur le tableau. Cinquième degré, travaux de menuiserie. On commence par les plus simples et on va jusqu’aux objets compliqués comme des anneaux, etc.

Le calcul s’apprend d’une façon concrète. Chaque école a une boutique où les enfants qui ont déjà quelques notions du nombre apprennent à résoudre des problèmes. En pesant avec trois sortes de poids, grammes, livres et kilogrammes, ils apprennent les quatre opérations arithmétiques.

En ce qui concerne les autres matières : l’allemand, l’histoire, l’enseignement par l’aspect, leur développement est-il plus égal, plus uniforme ? Un coup d’œil jeté sur les différents degrés montre qu’il n’en est pas ainsi. Si l’on réussit encore à faire passer les enfants du degré inférieur de la première à la deuxième classe et jusqu’au degré moyen, ils ne vont très souvent pas plus loin, ce qui fait que par élimination des élèves insuffisants, l’aspect d’une classe du degré supérieur ne diffère pas sensiblement de celui d’une classe ordinaire, d’un degré plus bas peut-être. Comment expliquer cet état de choses ? Il me semble que ces matières. histoire, allemand, etc., qui ne demandent au degré inférieur qu’une mémoire et une association automatique des mots et des phrases et qui n’exigent pas par conséquent des notions précises comme le calcul, illusionnent souvent les instituteurs sur les capacités des élèves. Mais aux degrés supérieurs, où il faut savoir raisonner, toute illusion devient impossible et un grand nombre des élèves s’y trouvent arrêtés. Ainsi on a l’impression qu’on garde à ces degrés supérieurs des enfants qui auraient pu être tout aussi bien dans des classes ordinaires ou dans des classes de perfectionnement du type de Mannheim. Nous avons ainsi empiété sur le troisième point de notre enquête :

3. Les résultats. — D’abord un peu de statistique. Il y a une association pour l’éducation et l’assistance des enfants arriérés qui leur procure des places. Dans son compte rendu des années de la guerre (1914 à 1919) elle nous donne quelques chiffres[2] qui, par comparaison avec ceux d’avant-guerre nous montrent que les résultats s’étaient améliorés à un certain point de vue, aggravés à un autre. Ainsi le nombre d’apprentis a baissé (de 25 p. 100 à 8 p. 100), tandis que celui des ouvriers non qualifiés a augmenté de 74 p. 100 à 86 p. 100). Le nombre de ceux qui restent à la maison a baissé (pour les jeunes gens de 18 p. 100 à 11 p. 100 et pour les jeunes filles de 58 p. 100 à 27 p. 100). Les salaires ont augmenté. Par contre le nombre de ceux qui sont incapables d’apprendre un métier est resté le même. La crainte du chômage ne s’était pas justifiée, car les ouvriers trouvent un autre travail aussitôt après avoir perdu le leur. Les changements de place sont moins fréquents aussi, les hommes restent en moyenne vingt-quatre semaines dans une place, les femmes vingt-six. On confie à ces arriérés des travaux assez compliqués qui leur étaient interdits avant la guerre. En somme 80 à 85 p. 100 d’anciens élèves des écoles spéciales sont aptes au travail et il n’y en a que 15 p. 100 qui ne savent pas travailler.

On les distribue selon leurs capacités. Les apprentis sont envoyés le plus souvent à la menuiserie et à la métallurgie (10 à 12 p. 100, d’après une autre statistique 8 p. 100), 30 p. 100 occupent des emplois subalternes, 30 p. 100 sont garçons de courses, domestiques, etc. Il y a des métiers qui leur sont interdits, comme celui de boulanger, de pâtissier. Les filles restent pour la plupart dans des familles. 15 p. 400 travaillent dans l’industrie. Elles sont fleuristes, emballeuses, font des courses. Parmi les 72 anciens élèves de ces écoles qui ont cherché du travail en 1920 par l’intermédiaire de l’Office municipal d’orientation professionnelle, 18 en ont trouvé.

Les cours complémentaires pour les anciens élèves des écoles auxiliaires (Fortbildungskurse für Hilfsschüler) nous fournissent plus de détails intéressants quant aux résultats obtenus. Il y en a de deux sortes : 1° Les classes libres (Wahlklassen), non obligatoires, pour les anciens élèves des classes de concentration (Sammelklassen), jeunes gens et jeunes filles non occupés. Dans ces classes, les jeunes filles viennent deux fois par semaine de 9 heures et demie à 7 heures et elles sont réparties en 4 groupes selon leur développement. Elles y viennent très volontiers et il y en a qui ont trente ans passés. Une troisième fois elles font la cuisine de 9 heures et demie à 1 heure et elles mangent ensuite ce qu’elles ont préparé. Elles apprennent un peu de lecture, d’écriture, de calcul, de chant et de gymnastique. Les garçons viennent deux fois par semaine de 5 heures à 8 heures. Les plus atteints, imbéciles véritables, font du tressage de paille. Leurs produits sont vendus par le comité qui leur restitue le gain. Au degré supérieur, ils font des travaux de cartonnage ; les plus avancés travaillent le bois et le fer.

2° Une deuxième espèce de cours est obligatoire pour ceux qui travaillent et pour les apprentis. Les jeunes gens et les jeunes filles viennent une fois par semaine de 1 heure à 7 heures, Il y a des classes préparatoires (Vorklassen) et 10 classes normales (Hauptklassen). On y donne des leçons pratiques : lettres, formulaires, un peu de lecture, de calcul, une demi-heure de chant et une heure de gymnastique. Les plus avancés font deux heures de dessin.

Il était intéressant de savoir ce qu’ils font et ce qu’ils gagnent. Les chiffres ne nous renseigneraient pas beaucoup, car le cours du mark a fortement changé depuis lors, mais ils gagnent d’habitude un peu moins que les normaux. Leurs occupations sont des plus diverses. Il y a un certain nombre d’apprentis, surtout en métallurgie. Il y a des doreurs de cadres, des relieurs, des commerçants, des comptables, il y en a même qui travaillent dans les films. Certains sont de bons dessinateurs. Les jeunes filles sont emballeuses, mécaniciennes, aides de laboratoire, etc. On n’a pas ici l’impression d’avoir affaire à des déficients notables. Je n’ai pas poussé plus loin mon enquête, mais il me semble qu’ici, comme dans les degrés supérieurs des écoles spéciales, on a affaire à des enfants qui ne diffèrent pas sensiblement de beaucoup de ceux qui ne portent pas l’estampille de l’école auxiliaire.

Une organisation aussi vaste et aussi compliquée a besoin d’un personnel exercé, d’un corps enseignant spécial. Nous arrivons ainsi au quatrième point de notre enquête :

4. Les cours de perfectionnement pour les instituteurs candidats à l’enseignement spécial (Fortbildungskurse für Hilfsschullehrer).

Il y en a deux. Un cours de six semaines à Berlin et un autre de deux ans à Charlottenbourg. Ils sont suivis tous les deux par des instituteurs des écoles communales qui veulent se vouer à l’enseignement spécial ou par ceux qui y sont occupés déjà et qui n’ont pas encore suivi ce cours. À la fin du cours on passe un examen. Le premier cours, celui de six semaines, a lieu en automne. Il est fait par des inspecteurs, directeurs et instituteurs de l’enseignement spécial ainsi que par quelques professeurs de l’université. On donne quelques connaissances de psychiatrie avec présentation d’enfants anormaux, de psychologie, de psychopathologie, de thérapeutique pédagogique (Heilpâdagogik), c’est-à-dire pédagogie spéciale appliquée aux anormaux, d’assistance aux infirmes, etc. En outre il existe un cours pratique de modelage, cartonnage, travaux frœæbeliens, etc.

Le cours de Charlottenbourg est dirigé par M. Raatz, directeur d’une école auxiliaire à Charlottenbourg, une des premières et des plus belles. Il se fait une fois par semaine pendant deux ans. J’ai assisté à une de ces séances. En voici le programme : Deux instituteurs ont fait deux courtes conférences, l’une sur le rôle de la cour dans l’école auxiliaire. l’autre sur l’exercice des sens. Ensuite le directeur Raatz a fait un cours sur la méthode de l’enseignement spécial. I] dit notamment que le matériel doit être pris dans le monde qui entoure l’enfant, que l’enseignement doit être basé sur deux principes — principe d’utilité directe (Nützlichkeitsprinzip) et principe de l’intérêt national (Heimatsprinzip[3]), que la méthode de la leçon doit être synthétique, que l’école spéciale doit être une école de travail (Arbeitsschule). Toutes ces notions auraient pu tout aussi bien être appliquées et avec plus de succès, à l’enseignement ordinaire. La fin de la séance a été consacrée à une question d’actualité : la caisse d’épargne. Ensuite les élèves se sont rendus à l’hôpital de la Charité ou le professeur Kramer leur a fait un cours de psychiatrie infantile avec présentation de malades.

Si nous jetons maintenant un coup d’œil sur l’ensemble, nous avons un tableau assez cohérent qui fait songer à un édifice construit d’abord sur un plan modeste, puis développé peu à peu par addition d’annexes successives pour subvenir aux besoins des milliers d’individus qui en profitent. Le couronnement de l’œuvre c’est l’établissement d’une liaison entre les divers groupes mobiles.

II. — Système de Mannheim.

En passant maintenant au « système de Mannheim » nous avons un tableau assez différent du précédent.

Ici, comme je l’ai mentionné déjà, nous ne nous trouvons plus devant une série de tâtonnements. Le système a surgi tout entier, comparable à une véritable œuvre d’architecture et ayant atteint sa maturité avant de se réaliser[4]. Je regrette de ne pas avoir vu les comptes rendus d’avant la guerre, qu’on a dû m’envoyer et que je n’ai pas reçus. Je serais plus à même de tracer l’histoire de ce système. Son couronnement est une belle école appelée « école Pestalozzi », pour 2 000 enfants, qui est une véritable école unique pour tous (Einheitsschule). Je ne l’ai vue réalisée à un tel point nulle part ailleurs. Le nombre d’enfants qui ne passe pas par cette école unique est déjà très restreint, et si le système triomphait, ce qui n’est pas certain, car il y a des voix nombreuses qui se lèvent contre lui quoiqu’il se soit introduit dans d’autres provinces allemandes, — ce petit nombre disparaîtrait lui aussi. L’école secondaire est réservée à ceux qui donnent des preuves d’aptitudes spéciales. Elle est de différents types pour les différents types d’aptitudes qui se révèlent chez les enfants : des écoles pour instituteurs et institutrices primaires et secondaires, des lycées d’enseignement moderne et classique, jusqu’à des écoles techniques et polytechniques. Il faut ajouter que les circonstances extérieures ont beaucoup contribué à l’éclosion de ce système. Mannheim est une ville industrielle où il n’y a presque pas de petite bourgeoisie, toujours plus rebelle à toute espèce de réforme. Avant d’entrer dans les écoles secondaires, l’enfant doit passer par l’école unique pour tous où, après avoir gardé l’enfant un an, on fait un premier triage.

L’enfant qui suit bien l’enseignement entre dans une série de classes ordinaires (Hauptklassen). S’il s’arrête quelque part, il passe dans des classes parallèles de perfectionnement (Förderklassen) qui n’ont pas le caractère des classes appelées ailleurs de ce nom. Il n’y a pas là d’enfants franchement arriérés, ils sont plutôt faiblement doués. Le programme est essentiellement le même que celui des classes ordinaires, mais plus restreint et plus simple. Les classes sont moins nombreuses que les classes ordinaires (30 à 35 contre 40 à 45). Si ses forces ne lui permettent pas de subvenir aux exigences des classes de perfectionnement, l’enfant passe à la classe auxiliaire pour arriérés (Hilfsklasse). Ainsi les classes sont rendues très homogènes, à ce qu’on prétend, tant au point de vue du niveau qu’à celui de l’âge, car l’enfant ne recommence pas la même classe. En somme 6,6 p. 100 de tous les enfants suivent les classes auxiliaires et 12,5 p. 100 les classes de perfectionnement.

Pour mieux me faire apprécier les avantages de ce système de triage, on m’a fait faire deux « coupes transversales », c’est-à-dire on m’a fait visiter les classes d’enfants du même âge sélectionnés en différents types de classes. — Une première coupe comporta les enfants de la 3e année scolaire (huit à neuf ans). Ces enfants sont répartis entre la 1re classe auxiliaire (1e Hilfsklasse, 12 à 15 enfants, dont certains plus âgés), la 2e classe de perfectionnement (2e Forderklasse) et la 3e classe ordinaire (3e Hauptklasse). J’ai visité aussi une classe spéciale constituée pour les enfants de cet âge durs d’oreille (Schwerhörigenklasse). — Une deuxième coupe comporta des enfants de la 6e année scolaire (onze à douze ans). Ces enfants sont répartis entre la 3e classe auxiliaire, qui contient parfois des enfants plus âgés, la 5e classe de perfectionnement et la 6e classe ordinaire. — Je dois encore signaler que, dans les classes supérieures ordinaires (à partir de la 5e) des dispositions spéciales sont prises à l’égard des « enfants doués ». Ceux-ci reçoivent un enseignement supplémentaire, surtout de langues vivantes (français et anglais). À la 6e année ces enfants doués passent dans une 7e spéciale, appelée « classe de passage » (Ubergangsklasse) préparatoire aux écoles secondaires et supérieures. À ce moment on opère donc une sélection non plus par en bas, mais par en haut. Les classes d’enfants doués sont mixtes. Dans la 7e année il y avait 25 enfants, 6 garçons et 19 filles, dans la 8e, 20 enfants, 6 garçons et 14 filles. C’est un fait frappant que ce nombre presque triple des filles par rapport aux garçons. Faut-il en conclure que les filles sont plus douées que les garçons ? Ce serait en contradiction avec toute l’expérience humaine et cela ferait rire les antiféministes. Il me semble que le fait pourrait s’expliquer plus simplement par la confusion de deux choses très différentes, l’intelligence et l’application. Comme le triage est fondé sur les progrès accomplis dans les matières enseignées à l’école et qu’on ne sait pas, faute d’un examen psychologique, quelle part revient dans ce progrès à l’intelligence proprement dite et quelle part à l’application, il est possible que la prédominance des filles soit due à leur plus grande application.

Un autre fait frappant c’est la différence dans l’aspect des deux classes parallèles, la classe ordinaire et la classe de perfectionnement, fait qui est tout aussi compréhensible, étant donné qu’on réunit dans une classe des enfants appliqués et doués d’un esprit vif et dans l’autre ceux qui sont parfois turbulents, plus souvent. lents et engourdis, qui peuvent être intelligents, mais qui souvent ne sont pas appliqués.

Si l’on jette un coup d’œil sur le tableau d’ensemble, on voit qu’il y a là une réalisation parfaite des conceptions de Binet sur les différents niveaux de développement chez les enfants, et ce n’est pas sans raison que Sickinger parle avec tant d’admiration de celui qu’il considère comme son unique précurseur. On sait que Binet et Simon distinguent les enfants selon leur niveau de développement. Un enfant d’âge scolaire qui ne sait pas parler a le niveau mental d’un enfant normal de zéro à deux ans, c’est un idiot. Un enfant qui sait communiquer avec les autres et qui ne peut acquérir le développement d’un enfant normal de deux à cinq ans est un imbécile. Celui qui a un développement inférieur de deux à trois ans à celui d’un enfant normal est un débile. Si nous ne comptons pas les classes pour les durs d’oreilles, nous avons dans le système de Mannheim 5 types de classes correspondant aux 5 niveaux de développement selon Binet et Simon : les asiles pour les idiots (Idiotenheime), les classes auxiliaires pour les imbéciles (Hilfsklassen), les classes de perfectionnement pour les débiles (Förderklassen), les classes ordinaires (Hauptklassen) pour les normaux et les classes pour les mieux doués, c’est-à-dire d’un niveau supérieur à celui des enfants normaux.

Charlottenbourg a adopté le système de Mannheim en créant à l’école communale des « A Klassen » correspondant aux classes ordinaires (Hauptklassen), et « B Klassen » pour les moins doués, analogues aux classes de perfectionnement de Mannheim (Förderklassen). Mais on l’a complété par un type de classes appelées « jardins d’enfants pour élèves d’âge scolaire » (Schulkindergarten). Ces classes ressemblent aux « Vorklassen » du système de Berlin mais elles ont été créées surtout pour des enfants de six ans trop faibles au point de vue physique pour suivre régulièrement la première année scolaire. Ces classes permettent de veiller sur ces enfants dès leur entrée à l’école et au besoin les sélectionner très tôt.

En comparant à présent les deux systèmes, nous voyons ici et là répartir les élèves de l’école communale en un certain nombre de groupements selon leurs capacités. À Berlin ce nombre est même supérieur à celui de Mannheim, car là, en créant les classes auxiliaires (Hilfsklassen), on s’est vu forcé de les compléter par deux autres groupements, un pour ceux qui semblent être au-dessus de ces classes et qu’on réunit dans des classes appelées préparatoires (Vorklassen), et un autre pour ceux qui sont inférieurs aux élèves des classes auxiliaires, les « classes de concentration » (Sammelklassen). Dans les groupements eux-mêmes, les différences sont plus notables. Dans le système de Berlin ils ont un caractère moins achevé. Ils sont encore en voie de formation et je crois que sans l’arrêt dû à la guerre, on se serait rapproché davantage d’une « école sur mesure » au sens propre du mot. Le système de Mannheim est basée sur des idées préconçues concernant le développement mental uniforme et régulier de l’enfant. On le considère comme évoluant avec l’âge en ligne droite et d’un rythme continu. On se croit donc en droit de se prononcer sur l’enfant dès sa deuxième ou troisième année scolaire quand il a à peine sept ou huit ans ; son sort est déjà prédestiné, il a déjà le cachet d’un débile ou d’un imbécile sans que le mot soit prononcé[5]. Et si l’on réunit un groupe de ces prétendus débiles, qui sont souvent lents, très souvent inappliqués et qui peuvent ne pas être dépourvus d’intelligence, on n’en obtiendra pas beaucoup : on obtiendra d’autant moins qu’il y aura avec eux moins d’enfants appliqués et à l’esprit vif pour les entraîner et pour provoquer l’émulation, si nécessaire à une école qui doit préparer à la vie sociale. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à une sélection des enfants et à des classes homogènes. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les classes très hétérogènes des pays où il n’y a pas ou pas assez de classes auxiliaires pour voir ce que ce système, ou plutôt ce manque de système, a de néfaste pour les intelligents, pour les médiocres et surtout pour les arriérés qui restent des années dans la même classe, qui vont ensuite se trouver face à face avec la vie sociale sans savoir lire ou écrire et qui sont si peu préparés à la lutte qui les attend. L’ « école sur mesure » est une nécessité qui s’impose de plus en plus. Mais il faut qu’elle le soit dans le sens véritable du mot. Les enfants qui sont réunis à Berlin et à Mannheim dans des classes spéciales, et qui ailleurs sont des élèves médiocres ou inférieurs de l’école ordinaire, soulèvent un problème des plus graves. J’en ai étudié un certain nombre et je suis arrivée à des résultats tout à fait frappants. Dans ce groupe que j’ai appelé les médiocres et qui formait la moitié de la classe que j’ai étudiée, il y avait des différences individuelles très grandes entre les aptitudes mentales[6]. Certaines fonctions, différentes chez différents individus, étaient très développées et ce développement était en désaccord avec le développement général. Si l’on groupe ces enfants selon leur niveau de développement général, on réunit des enfants aussi différents que possible et on est très loin de la classe homogène. Binet et Simon ont d’ailleurs vu ces différences individuelles dans le même groupe en distinguant différents types de débilité. Ce qu’il y a de commun entre les débiles c’est une certaine lourdeur de l’esprit, un manque d’intérêt pour tout ce qui ne les attire pas particulièrement : ils ressemblent à ce point de vue à beaucoup de professionnels dont l’intérêt est emprisonné dans un certain moule et qui restent fermés à tout ce qui ne concerne pas leur profession. Ils se distinguent de la plupart des enfants qui s’intéressent à beaucoup de choses à la fois, et dont les classes ont un air éveillé, tandis que les classes spéciales ont plutôt cet aspect engourdi qui rend la tâche de l’instituteur si ingrate. On voit que ce n’est pas dans cette voie qu’on pourra réaliser une véritable « école sur mesure », même en allant très loin dans le fractionnement des groupes.

Le système de Berlin en est-il plus proche ? Imposé plutôt par les faits qu’il ne s’impose à eux, il nous met davantage sur la voie de cette réalisation. Étant plus empiristes, ses fondateurs sont moins empressés à se prononcer sur l’état mental de l’enfant et sur son avenir. La création des classes préparatoires en est une preuve. Les « Sammelklassen » sont un autre essai intéressant de ce genre. Mais ce qui a le plus rapproché de la véritable « école sur mesure » c’est l’organisation des classes mobiles. Si une telle « école sur mesure » se réalise, elle le sera dans ce sens-là. Comment peut-on la concevoir autrement si l’on a affaire à un matériel humain si divers et en voie de formation ? Aucune organisation de classes à cloisons étanches, aussi compliquée qu’elle soit, ne nous en approchera. Si l’on peut encore arriver avec ce système à quelques résultats avec les enfants normaux, caractérisés par la souplesse de leur adaptation, il n’en est pas de même avec ces esprits fermés qui ne sont pas une quantité négligeable. Le triage, quoique poussé assez loin dans les deux systèmes, ne se fait, à vrai dire, qu’aux deux pôles : au pôle des arriérés et à celui des très doués. Qu’il ne donne pleine satisfaction ni aux enfants placés soit à l’un, soit à l’autre des deux pôles, tout ce qui vient d’être dit en est la preuve et on pourrait multiplier les faits à l’appui. Mais le plus grand tort est fait aux enfants très nombreux qui se trouvent dans le système de Berlin tantôt parmi les arriérés qui montent aux degrés supérieurs, tantôt parmi les normaux, et qui à Mannheim se trouvent entassés dans les classés de perfectionnement si difficiles à remuer, à cause des très grandes différences individuelles. Faire ressortir ces différences individuelles, les canaliser au besoin, ou les atténuer — telle est la tâche la plus importante de ceux qui s’occupent des enfants et en premier lieu, des instituteurs. Cela donnerait aussi des indications sur la future orientation professionnelle des élèves, problème très important, tant au point de vue de l’individualité de l’enfant qu’à celui de l’économie sociale.

Qu’on ne dise pas que cela est très beau en théorie, mais irréalisable en pratique. Les organisations que je viens de décrire l’ont réalisé en partie, et il est regrettable qu’on ne soit pas allé plus loin. Cela n’est pas étonnant. Car il faut bien dire que tout l’effort vers l’ « école sur mesure » est fait là par les pédagogues seuls. À Berlin il n’y a pas de psychologue attaché à toute cette organisation, pourtant si vaste et complexe, de l’enseignement spécial, et dans les cinq examens que l’enfant passe avant d’entrer à l’école auxiliaire, il n’y a pas de place pour un examen psychologique à proprement parler. Si à Mannheim il y a déjà un psychologue, et un psychologue avisé, attaché à l’école, son influence ne se fera sentir que difficilement à cause du caractère trop systématique et trop à priori de l’organisation. Et cependant cette collaboration intime du psychologue et du pédagogue est. une condition nécessaire et indispensable de l’existence d’une « école sur mesure » au sens vrai du mot. Est-il en effet possible de la réaliser sans connaître l’enfant et les lois de son évolution ?

Je me propose d’examiner dans un travail ultérieur de quelle façon il faut entendre cette collaboration et comment on pourrait s’approcher de l’ « école sur mesure » sans bouleverser de fond en comble l’école actuelle. Je me borne donc à constater pour le moment que les deux organisations allemandes ont contribué pour une grande part à jeter un pont entre l’école d’hier et celle de demain.

  1. On sait que l’école primaire y est organisée par semestres comme l’école secondaire et l’école supérieure.
  2. Jahresberichte des Erziehungs-und Fürsorgevereins für geistig zurückgebliebene Kinder, Kriegsjahre, 1914-1919, p. 4.
  3. Ce terme ne traduit qu’improprement le mot « Heimatsprinzip ».
  4. Il paraît qu’un système analogue est déjà introduit dans la petite ville hollandaise de Delft depuis 1876 et qu’il s’y est conservé jusqu’à présent, mais il y a, semble-t-il, de grandes différences entre les deux.
  5. Il est vrai que le retour dans les classes ordinaires est possible, mais en fait il est rare.
  6. Les fonctions mentales de l’enfant à l’âge scolaire, XXIIe Année Psychologique, 1921, p. 184-220. Voir en particulier les profils psychologiques du groupe des médiocres.