Sur la balance des consommations avec les productions
SUR LA BALANCE DES CONSOMMATIONS
AVEC LES PRODUCTIONS[1].
On a inséré, dans l’avant-dernier cahier de la Revue encyclopédique, un article de M. de Sismondi, relatif à la balance des consommations avec les productions, où l’estimable auteur reproduit les craintes qu’il avait déjà manifestées ailleurs, de voir les progrès des arts multiplier les produits jusqu’à rendre impossible leur complet écoulement ; d’où résulterait la détresse d’une multitude de producteurs, principalement parmi les classes ouvrières.
Cette doctrine contredit celle que David Ricardo et moi nous avons cherché à établir dans nos ouvrages, où il est dit que les produits s’achètent les uns les autres, et que leur multiplication n’a d’autre effet que de multiplier les jouissances de l’homme et la population des états. En général, c’est avec quelque répugnance que je réponds aux critiques ; il me semble que la vérité doit se défendre elle-même ; si elle fait alors son chemin plus lentement, peut-être le fait-elle plus sûrement. Toutefois, le nom de M. de Sismondi est si justement célèbre, ses intentions sont tellement recommandables, que ce serait le traiter avec trop peu d’égards que de laisser sans aucune réponse un article très-susceptible, je crois, d’être combattu, et sur un sujet auquel il attache avec raison beaucoup d’importance. Ricardo n’existe plus. Les philanthropes de tous les pays, qui ne font actuellement qu’une même nation, le regretteront longtemps. Ce sentiment et l’amitié qui en particulier m’unissait à lui m’imposent peut-être le devoir de le défendre contre une attaque qui nous est commune ; mais ce sera sans me faire oublier que l’amitié m’attache aussi à son illustre adversaire, auquel le public doit un grand nombre d’ouvrages, tous marqués au coin de l’utilité générale, et notamment une Histoire des Français, où les faits sont enfin puisés à leur source, et qui réduit à leurs justes proportions ces personnages historiques que nos vieux livres ne nous montrent que sous des traits de convention.
Je reviens à mon sujet.
À considérer les sociétés humaines de très-haut, on les voit comme des fourmilières dont les individus s’agitent dans tous les sens pour se procurer les objets de leurs besoins et de leurs désirs. Plus ils se donnent de mouvement, plus ils étendent leurs recherches, et mieux ils se trouvent pourvus des choses qui leur sont nécessaires, ou seulement agréables. Jusque là, on conçoit facilement qu’il peut y avoir de l’inconvénient à borner leur industrie, mais qu’il n’y en a pas à la porter trop loin ; car on ne voit pas ce qu’il y a de fâcheux à posséder trop de choses nécessaires et agréables ; et si la question demeurait aussi simple, M. de Sismondi ne chercherait pas quelles mesures il peut conseiller au gouvernement pour empêcher les gens de produire ; M. Malthus n’admirerait pas la sagesse de la Providence, qui a permis qu’on nommât des bénéficiers oisifs chargés du doux emploi de jouir et de consommer, sans rien faire, les fruits péniblement créés par leurs semblables. Mais, ce qui au premier abord semble justifier les vues de ces estimables publicistes, c’est la manière dont s’opèrent les productions parmi les hommes. Tandis que chaque fourmilière, dans nos bois, travaille à un seul magasin, dans l’intérêt de la république, chaque personne, dans nos fourmilières humaines, ne travaille qu’à une seule sorte de choses utiles qu’elle appelle ses produits, et se procure par l’échange toutes les autres choses dont elle a besoin ; car vendre ce que l’on produit pour acheter ce que l’on veut consommer, c’est échanger les choses que l’on fait contre les choses dont on a besoin.
Dès lors, on conçoit que l’on peut produire, d’une chose en particulier, une quantité supérieure aux besoins ; car, si, dans une société composée de dix mille familles de producteurs, cinq mille s’occupaient à fabriquer des vases de faïence, et cinq mille à fabriquer des chaussures, cette société aurait incontestablement trop de vases et de chaussures, et manquerait de beaucoup d’autres choses non moins favorables à son bien-être. Mais, en même temps, on conçoit que l’inconvénient naîtrait, non pas de trop produire, mais de ne pas produire précisément ce qu’il convient.
Que si l’on objectait que chaque société humaine, au moyen de l’intelligence de l’homme et du parti qu’il sait tirer des agens que lui fournissent la nature et les arts, peut produire, de toutes les choses propres à satisfaire ses besoins et à multiplier ses jouissances, une quantité supérieure à ce que la même société peut en consommer, je demanderais alors comment il arrive que nous ne connaissions aucune nation qui soit complétement approvisionnée, puisque, même chez celles qui passent pour florissantes, les sept huitièmes de la population manquent d’une multitude de produits regardés comme nécessaires, je ne dirai pas, dans une famille opulente, mais dans un ménage modeste ? J’habite en ce moment un village situé dans un des cantons les plus riches de la France. Cependant, sur vingt maisons, il en contient dix-neuf où je n’aperçois en y entrant qu’une nourriture grossière, et rien de ce qui sert de complément au bien-être des familles, aucune de ces choses que les Anglais nomment confortables ; point assez de lits pour coucher commodément tous les membres de la famille ; point assez de meubles pour qu’ils prennent à l’aise leurs repas ; point assez de linge, point assez de savon pour qu’ils se tiennent constamment reblanchis, etc.
Une maison elle-même est un produit. Si leur habitation ne leur offre que la moitié du logement nécessaire, si les plafonds sont trop bas, les fenêtres trop petites, les fermetures mauvaises, ils n’ont en ce genre que la moitié des produits que réclamerait leur bien-être, et ils se voient entièrement privés de ces agréments dont les moindres familles bourgeoises jouissent sous leurs yeux ; ils n’ont ni rideaux de lits et de fenêtres, ni tentures de papier pour couvrir leurs murs, ni peintures sur leurs boiseries, ni montres, ni pendules, ni beaucoup d’autres objets que, dans l’état de leur civilisation, ils ne désirent même pas, et qui pourtant contribueraient à rendre leur existence plus douce, si la consommation leur en était permise.
Ce ne sont donc point les consommateurs qui manquent dans une nation, mais les moyens d’acheter. M. de Sismondi croit que ces moyens seront plus étendus quand les produits seront plus rares, conséquemment plus chers, et que leur production procurera un plus ample salaire aux travailleurs. M. Malthus pense que ce sera lorsqu’il y aura un plus grand nombre de riches oisifs. Ricardo et (nos adversaires en conviennent) la plupart de ceux qui ont étudié l’économie des nations sont d’avis, au contraire, que, si la production est plus active, les procédés expéditifs plus multipliés, les produits plus abondants en un mot, les nations seront mieux pourvues, plus généralement pourvues. Telle est la proposition attaquée par M. de Sismondi, et celle qu’il s’agit de justifier.
En point de fait, je pourrais dire que les pays où les procédés expéditifs sont plus connus et les produits plus multipliés, comme les provinces les plus industrieuses de l’Angleterre, des États-Unis, de la Belgique, de l’Allemagne et de la France, sont aussi les pays les plus riches, ou, si l’on veut, les moins misérables. Mais cette simple remarque ne suffit pas. Ils pourraient devoir cet avantage à d’autres circonstances heureuses. Ne sont-ils pas riches, quoique chargés d’entraves et d’impôts, sans qu’on puisse dire que ce sont les impôts qui font leur prospérité ? Il faut prouver de plus que l’effet observé tient à la cause assignée, qu’elle en dépend, qu’elle en est la conséquence. C’est là ce que l’on demande aux maîtres de la science. Or, ils peuvent répondre que, dans ce cas, la science explique ce que la simple observation fait apercevoir.
Tout perfectionnement consiste en une diminution de frais de production pour obtenir les mêmes produits ; ou, ce qui revient exactement au même, en une augmentation de produits pour les mêmes frais. Qu’on analyse les différentes productions, on arrivera toujours à ce résultat. Le produit consistant essentiellement dans l’utilité qui résulte de son usage, l’augmentation du produit gît autant dans l’augmentation de sa qualité ou de sa beauté, que dans l’augmentation de sa quantité. Une bonne paire de bas qui dure deux fois autant qu’une plus mauvaise, ou qui par sa beauté fait deux fois autant d’honneur, est un produit double comparé à l’autre. Pour simplifier, regardons, nous le pouvons, tous les progrès de l’industrie comme une diminution dans les frais ; c’est la manière de présenter la question la plus favorable à M. de Sismondi.
Or, si je trouve le moyen de faire sortir d’une journée d’ouvrier plus d’ouvrage exécuté, comme cela arrive lorsque je perfectionne mes outils ; de ma terre plus de fruits chaque année, comme lorsque je supprime les jachères ; de mes ateliers plus de marchandises, comme lorsque je remplace des tourneurs de manivelle par une machine à vapeur, j’obtiens alors mes produits à moins de frais, et la concurrence m’oblige à les vendre à meilleur marché. L’industrie a fait un progrès. M. de Sismondi pense que c’est aux dépens de la classe ouvrière ; mais si, passé le moment de la transition, elle gagne tout autant ; si l’expérience vient encore à l’appui de cette assertion ; si le raisonnement nous fournit l’explication du fait, que pourra répliquer M. de Sismondi ? Il est de fait que les arts où il y a le plus de salaires gagnés, sont ceux où les perfectionnements ont été portés le plus loin. On a cité, pour exemple, la filature du coton : depuis qu’elle s’opère par de grandes machines et par des moteurs aveugles, on y occupe un plus grand nombre d’ouvriers, et, dans les grades pareils, les ouvriers y sont mieux payés. On a cité de même l’art de multiplier les copies d’un livre ; car l’imprimerie et les arts qui en dépendent occupent beaucoup plus de monde que les copies manuscrites n’en occupaient avant cette invention[2].
D’où vient cet effet ? C’est que le bas prix favorise la vente. On peut acheter dix aunes d’étoffe au lieu d’une que l’on pouvait acheter auparavant ; dix volumes imprimés au lieu d’un seul manuscrit. Et comment les producteurs ont-ils les mêmes moyens d’acheter, quoique leurs produits aient baissé de prix ? C’est parce que la baisse des prix est venue, non de ce qu’on a payé une moindre somme de salaires, mais de ce que, grâce aux progrès des sciences et des arts, pour les mêmes salaires on a obtenu plus de produits.
Les progrès des arts sont très-divers suivant les localités et les industries. Il y a des cas où c’est un grand progrès qu’une économie de deux ou trois pour cent dans les frais ; mais il y en a d’autres où la génération présente a vu des économies de moitié et de trois quarts[3] : les effets observés ont été en proportion de ces progrès ; et dans ceux où l’on a obtenu des économies considérables, les quantités de produits que les producteurs ont pu consommer ont excédé souvent de beaucoup, non-seulement en quantité, mais en valeur, les produits qu’ils consommaient auparavant, puisqu’en même temps que chaque ouvrier a été aussi bien payé qu’auparavant pour le moins, le nombre des ouvriers est devenu au total plus considérable, et qu’aux profits de la classe ouvrière on a pu ajouter ceux que des capitaux plus considérables, des terres mieux cultivées ont rendus à leurs propriétaires.
On comprend que dans des considérations aussi générales, aussi abrégées, les anomalies sont nécessairement négligées ; il faut balancer les pertes accidentelles par des profits généraux supérieurs, et tenir compte des résultats permanents, plutôt que des froissements qui accompagnent toujours les transitions.
C’est ainsi que l’industrie manufacturière et commerciale du globe, il y a quelques années, et l’industrie agricole en ce moment, ont dû traverser des circonstances difficiles ; mais qu’au total le sort de l’humanité s’est constamment amélioré avec les progrès des arts. La France avait seize millions d’habitants, au temps de Louis XIV ; non-seulement elle en compte près du double, mais je crois être modéré en estimant au double (le fort portant le faible) la consommation de chaque habitant ; elle consommerait dès lors quatre fois plus de produits qu’à cette époque cependant si rapprochée de nous ; et je ne vois pas d’impossibilité à ce que, dans le courant du siècle prochain, une population double de la nôtre ne consomme quatre fois plus de produits que nous n’en consommons actuellement. Toujours est-il vrai que, jusqu’à présent, les produits qui se sont le plus facilement multipliés ont aussi été ceux qui se sont le plus facilement écoulés ; et nous venons de voir pourquoi leur multiplication même a pu être la cause de la demande qu’on en a faite. Si les désirs de M. de Sismondi étaient exaucés, il y aurait lieu de craindre, au contraire, que l’élévation de leur prix, selon lui si désirable, ne portât un coup funeste à la demande qu’on en ferait. Je suis bien éloigné, comme on voit, de croire avec lui que les savants, par l’accélération qu’ils donnent avec un zèle imprudent à l’adoption de chaque découverte, frappent sans cesse tantôt sur une classe, tantôt sur l’autre, et qu’ils font éprouver à la société entière les souffrances constantes des changements, au lieu du bénéfice des améliorations.
Mais enfin, dira M. de Sismondi, il y a un terme à la possibilité de produire ; et si les produits qui servent à loger, vêtir, instruire et amuser l’homme, peuvent se multiplier indéfiniment, et s’échanger les uns contre les autres, ceux qui le nourrissent et qui sont les plus indispensables, sont bornés par l’étendue du territoire ; ou, du moins, à mesure que l’on est obligé de les faire venir de plus loin, on est obligé de les payer de plus en plus cher ; dès lors, il arrive un point où les revenus qu’il est possible de gagner en produisant sont insuffisants pour mettre un plus haut prix aux denrées alimentaires, et une nouvelle extension de population devient alors impossible. J’en demeure d’accord ; mais, puisque la nature des choses toute seule met graduellement un terme à cette augmentation de production et de population qui est un bien, pourquoi accélérer ce moment ? pourquoi refuser aux nations la jouissance de tout le développement que leur permettent l’intelligence de l’homme et les progrès possibles des arts ?
M. de Sismondi assure que, si les hommes instruits se sont rangés avec Ricardo sous mon étendard, les gens d’affaires ont suivi le sien et celui de M. Malthus. Nous n’avons heureusement d’étendards ni les uns ni les autres ; car, loin d’être des tueurs d’hommes, nous cherchons à les multiplier et à les nourrir. Mais, quand le fait serait vrai, il ne montrerait pas plus de quel côté se trouve la vérité, que le nombre des combattants n’indique de quel côté est le bon droit. Xerxès, avec son million de soldats, avait tort ; et Léonidas, avec ses trois cents Spartiates, avait raison. Chaque fabricant est beaucoup plus intéressé comme producteur à seconder celui qui cherche à faire renchérir son produit, que celui qui cherche à le faire baisser ; mais le publiciste, mais l’homme d’État, doivent être du parti des consommateurs, car les consommateurs sont la nation ; et la nation est d’autant plus riche, qu’elle acquiert les objets de ses besoins au meilleur marché.
Qu’on se figure, dit M. Sismondi, que des découvertes qui épargnent un tiers de la main-d’œuvre soient introduites successivement dans toutes les manufactures qui produisent toutes les parties des vêtements, des ustensiles, des ameublements du pauvre. Partout ce sera le chef manufacturier qui en profitera… Il produira avec un peu moins de monde… Chaque découverte fait dépendre le maintien d’une partie de la manufacture du pauvre, de la création d’une manufacture de luxe, etc. » Mais, peut-on lui répondre, si les progrès de l’industrie même la plus commune, sans diminuer les profits des producteurs, leur permettent d’acheter plus de produits, cette circonstance est surtout favorable aux producteurs indigents, dont les consommations sont plus particulièrement bornées par le prix des objets de consommation en général. C’est alors qu’ils sont mieux pourvus, que les mariages se concluent plus aisément, que les enfants naissent en plus grand nombre, qu’ils sont mieux entretenus, que la population et la consommation augmentent ; et non quand les produits deviennent plus chers.
Ce que M. de Sismondi redoute par-dessus tout, c’est l’encombrement des produits qui fait fermer les manufactures, interrompt le commerce et laisse les ouvriers sans emploi ; mais cet encombrement, quand il a lieu, est l’effet des mauvais calculs des entrepreneurs, c’est-à-dire, d’une industrie trop peu éclairée, trop peu avancée. Si les conducteurs d’une entreprise d’agriculture, de manufacture, ou de commerce, savaient créer des produits qui pussent convenir à leurs consommateurs, s’ils savaient les établir à un prix qui en facilitât la consommation, si les consommateurs étaient assez industrieux pour offrir de leur côté des objets d’échange, cet encombrement cesserait, et se résoudrait en moyens de prospérité.
L’encombrement ne peut jamais être qu’accidentel ; car il est le fait des entrepreneurs : en tout genre d’industrie, c’est l’entrepreneur et non l’ouvrier qui décide du produit qu’il faut faire, et de la quantité qu’il convient d’en faire. Or, l’intérêt de l’entrepreneur est, à chaque époque et dans chaque situation, de se conformer aux besoins du pays ; autrement, la valeur vénale du produit baisserait au-dessous de ses frais de production, et l’entrepreneur perdrait. Son intérêt garantit donc qu’en chaque produit, les quantités créées ne peuvent, d’une manière permanente et suivie, excéder les besoins. Ce sont donc les besoins qu’il faut faire naître ; et en cela, M. de Sismondi et moi, nous sommes d’accord : c’est sur les moyens seulement que nous différons, ou plutôt, sans remonter aux causes de ces besoins, M. de Sismondi conteste celles que j’assigne, qui sont l’aisance que procure une industrie plus active et une production moins chère, et les besoins qui naissent d’une aisance plus grande et des goûts plus civilisés qui en sont la suite. La grossièreté des aliments, des vêtements et des demeures accompagnent toujours le défaut d’activité et d’industrie. Il n’y a rien, je pense, dans une semblable doctrine, qui contrarie le bon sens, l’expérience et l’investigation la plus approfondie de l’économie des nations[4].
Mais il y a, au contraire, de grands dangers à suivre des maximes contraires. Elles persuadent à l’autorité qu’elle peut non-seulement sans détruire l’industrie, mais en la protégeant, s’occuper de la nature des produits et de la manière de produire, et s’interposer entre le maître et l’ouvrier pour régler leurs intérêts respectifs. M. de Sismondi n’a pas oublié l’immense ridicule dont Adam Smith a frappé les administrations qui s’imaginent savoir mieux que les nations, ce qu’il convient aux nations de produire, et la meilleure manière pour en venir à bout. Il ne peut pas ignorer qu’après les querelles de ménage, celles de l’intérieur des entreprises sont celles dont on doit le moins s’occuper. Pourquoi donc dit-il que la tâche d’associer les intérêts de ceux qui concourent à la mène production, au lieu de les mettre en opposition, appartient au législateur ? Comme si l’économie de la société tout entière ne roulait pas sur des intérêts qui se débattent entre eux ! J’aimerais autant qu’il appelât le législateur ou l’administrateur, chaque fois qu’un chaland entre dans une boutique, à s’interposer entre le marchand et l’acheteur. Pourquoi appelle-t-il l’examen sur les lois qui pourraient obliger le maître à garantir la subsistance de l’ouvrier qu’il emploie ? Un pareil examen paralyserait l’esprit d’entreprise ; la seule crainte que le pouvoir intervienne dans les conventions privées, est un fléau et nuit à la prospérité d’une nation.
M. de Sismondi sent lui-même les conséquences, pourtant bien naturelles, que l’on peut tirer de son système ; il se défend d’avoir voulu préférer la barbarie à la civilisation, et de s’opposer à tous les progrès que l’homme peut faire ; ce n’est point contre les machines, ce n’est point contre les découvertes, ce n’est point contre la civilisation, que portent ses objections : contre quoi est-ce donc ? C’est contre l’organisation moderne de la société ; organisation qui, en dépouillant l’homme qui travaille de toute autre propriété que celle de ses bras, ne lui donne aucune garantie contre une concurrence dirigée à son préjudice. Quoi ? parce que la société garantit à toute espèce d’entrepreneur la libre disposition de ses capitaux, c’est-à-dire de sa propriété, elle dépouille l’homme qui travaille ! Je le répète : rien de plus dangereux que des vues qui conduisent à régler l’usage des propriétés ; cela n’est pas moins téméraire que de vouloir régler l’usage innocent que l’homme peut faire de ses bras et de ses facultés, qui sont aussi des propriétés. Si l’autorité oblige le maître à donner un certain salaire, elle doit obliger l’ouvrier à faire un certain travail ; c’est le système de l’esclavage qui reparaît, et qui viole la propriété du pauvre, qui est son travail, plus encore que la propriété de l’entrepreneur, qui doit pouvoir employer ses capitaux selon ses talents et des circonstances variables à l’infini[5].
Dans tout ce qui précède, j’ai consenti, suivant le désir de M. de Sismondi, à faire abstraction des débouchés que présente le commerce avec l’étranger, puisque les progrès de l’industrie intérieure suffisent pour expliquer l’extension des débouchés de l’intérieur. Cependant, le commerce étranger fournit incontestablement de nouveaux débouchés, quoique cela ne soit pas de la manière que l’on croit communément. Si je ne craignais pas de trop m’étendre sur ce sujet, je pourrais dire comment et jusqu’à quel point le commerce favorise la production ; je me bornerai à rappeler ce qui a été prouvé ailleurs, que les exportations du pays qui a le commerce extérieur le plus florissant, sont peu de chose, comparées à sa consommation intérieure ; d’où il suit que le commerce extérieur exerce sur la prospérité d’un État une bien moins grande influence qu’on ne le croit généralement. Si l’Angleterre a beaucoup prospéré pendant la dernière guerre, c’est bien moins à sa prépondérance maritime qu’elle l’a dû, qu’aux étonnants progrès de son industrie intérieure durant la même période. La France a prospéré aussi ; et elle n’avait point de commerce maritime. Si elle avait été aussi industrieuse que l’Angleterre, l’univers aurait offert le spectacle curieux de deux grandes nations prospérant également, l’une avec un grand commerce extérieur, et l’autre s’en voyant presque entièrement privée[6].
Ces questions sont immenses. Elles tiennent à toutes les parties de l’économie sociale, qui a été trop peu connue jusqu’ici ; mais tout nous annonce que ce genre de connaissance est destiné à faire de grands pas à l’avenir.
- ↑ Extrait de la Revue encyclopédique. 67e Cah. T. XXIII.
- ↑ L’auteur a également réfuté Sismondi sur ce point dans son Cours complet d’Économie politique, édition Guillaumin, tome V, page 190. (H. S.)
- ↑ Voici, à cet égard, quelques détails intéressants que je trouve dans une note qui m’est fournie par mon ami, M. Clément Desormes, que des connaissances pratiques fort étendues ont rendu célèbre comme chimiste industriel. — « Un exemple remarquable de la diminution que les progrès de l’industrie ont occasionnée dans les frais de production, est celui que présente l’acide sulfurique, qui, en 1788 ou 1789, valait cinq à six francs la livre et qui aujourd’hui vaut trois sous. Cependant, les matériaux employés à le produire ont à peu près doublé de prix ; mais l’économie dans les moyens de fabrication a été énorme. Autrefois, un homme était occupé constamment à brûler du soufre dans des vases de verre dont les capacités réunies ne surpassaient pas quelques centaines de litres. Aujourd’hui, une seule personne n’emploie pas le quart de son temps à soigner le même travail, dans des capacités d’un ou deux millions de litres ! — La gravure d’un cylindre de cuivre pour l’impression des indiennes occupait un homme de talent pendant six mois ; et l’impression au cylindre était déjà un grand perfectionnement. Aujourd’hui un homme, que l’on peut payer moitié moins, exécute le même ouvrage en quelques heures. — On se procure maintenant, à Saint-Quentin, pour 75 centimes l’aune des tissus de coton, qu’on payait 9 francs l’aune en 1813. Et il ne faut pas attribuer cette baisse uniquement à la suppression des droits scandaleux qui pesaient sur la matière première ; car, en 1813, malgré les droits, il n’entrait guère, dans une aune, que pour 75 à 90 centimes de coton. La façon seule était donc payée 8 francs ; et maintenant, le coton et la main d’œuvre ensemble ne coûtent que 75 centimes ! Ce n’est point aux dépens des producteurs ; car la ville de Saint-Quentin est une des villes de France qui fait les plus rapides progrès en aisance et en population. Il est impossible d’attribuer cet effet à d’autres causes qu’aux progrès de la filature, du tissage et des apprêts. » (Note de l’auteur.)
- ↑ Un produit qui ne rembourse pas ses frais de production, c’est-à-dire un produit dont la valeur vénale ne paie pas les profits et les salaires indispensables pour le mettre au point de satisfaire les besoins quels qu’ils soient des consommateurs, n’est point un produit, c’est le résultat inerte d’une peine perdue, du moins jusqu’au point où sa valeur vénale demeure au-dessous de ses frais de production. Telles sont les choses dont l’intérêt personnel tend constamment à prévenir l’encombrement. Et si la valeur vénale du produit paie les frais de sa production, quel encombrement est à craindre, puisque cette production procure à ceux qui s’en occupent, les profits et les salaires qu’ils sont en droit d’en attendre ?
Cette considération fondamentale nous montre combien sont encore retardés les écrivains qui, en économie politique, ont cru pouvoir faire abstraction de la relation qui existe entre la valeur vénale des produits et celle des services productifs. Cette question et beaucoup d’autres sont mises à la portée de tout le monde dans l’ouvrage que je me propose de publier bientôt, et d’après lequel on pourra, je l’espère, se former une idée complète de nos connaissances économiques.
(Note de l’auteur.) - ↑ Voir le Cours complet d’Économie politique, édition Guillaumin, tome II, page 365.
- ↑ Nous avons lu dernièrement des discours tenus par lord Liverpool, par M. Huskisson, tous deux membres du conseil du roi d’Angleterre, qui nous montrent que ces opinions sont partagées par des hommes d’État éclairés. Le dernier, après beaucoup d’autres considérations, s’exprime ainsi : « Si quelques uns de ceux qui m’entendent mettaient en question les droits de M. Watt (auquel on doit les grands perfectionnements des machines à vapeur) à être placé au premier rang des hommes de génie, je dois déclarer que c’est de leur part faute d’avoir suffisamment réfléchi sur ce sujet, et de connaître toute l’influence de la puissance chimique et mécanique sur la condition morale de la société. »
Le même homme d’État dit plus loin : « Je ne puis m’empêcher, en jetant un regard sur la lutte où nous avons été engagés pendant un quart de siècle, de déclarer que, si nous l’avons terminée glorieusement, nous en sommes entièrement redevables aux nouvelles ressources que nous a créées le génie de Watt. J’ajouterai que, sans les améliorations mécaniques et scientifiques qui ont donné à l’industrie et à la richesse de ce pays un développement graduel, mais toujours certain, nous aurions été contraints de souscrire une paix humiliante avant les époques si connues où la victoire a favorisé nos armées.
(Note de l’Auteur.)