Sur la mort de mon frère/18

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Émile-Paul frères (p. 120-130).


Dialogue sur une belle tombe


François Talbot s’était levé. Comme on tire un rideau qui voile une fresque illustre, une immense tristesse parut effacer sur son visage l’ardente expression du rêve. Il n’y avait plus rien de hagard dans ses yeux ; on y sentait l’approche de cette pluie qui n’éteint pas le feu.

— Je rêvais, dit-il. Ainsi, le matin, je me réveille. Parfois j’ai dormi, toute la nuit, d’un effrayant sommeil, écrasé, écrasant. Je me retrouve avec ma pensée, comme une masse de plomb au fond d’un lac ; et soudain, me demandant ce que j’y fais, tombé déjà de si haut, il me semble que je retombe. Je ne peux plus desceller les paupières ; et je me dis : « Pourquoi me réveiller ? à quoi bon ? Je suis dans ce lit, où mon père est mort, et mon pauvre enfant est dans la terre. »

Il se tut, un instant. Puis : — C’est à moi de chanter, maintenant, sur moi-même, le Super flumina mortis. Sur les flots de la douleur, je descends le fleuve de la vie ; et je vais vers la mort, inévitablement. Voici déjà la mer.

Il s’était tourné vers la mer ; et il la regardait, comme si elle eût dû lui rendre ce frère absent. Je vis alors que François Talbot pleurait, en silence. Ému de pitié, je lui pris la main et lui dis : — François, une telle douleur ne va-t-elle pas contre la vie ? Et celui qui la cause ne vous eût-il pas demandé d’y mettre un peu de relâche ?

Lui. — Je ne puis rien sur ma douleur. Elle est une maladie, où la volonté n’a point de part. Si je veux guérir, il ne dépend pas de moi que je guérisse.

Moi. — Ne serez-vous jamais consolé ?

Lui. — Je ne puis l’être, sinon par Lui.

Ah ! s’il m’était donné de l’entendre me dire : « Console-toi », obéissant à sa voix, je sourirais à ma torture.

Moi. — Quel prix vous lui donnez : vous avez aussi le vôtre.

Lui. — Le prix qu’il me trouvait, est le seul que je me trouve : Il m’aimait. Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir perdu sa raison d’être. Je n’avais que lui seul. Il ne me reste rien.

Moi. — Si l’amour fait la vie, l’amour peut la refaire. C’est ce qu’il nous faut penser.

Lui. — Toutes les autres amours ne seront pas celle-là. Dans mes profonds ennuis de l’action, il agissait pour moi. Dans mon dégoût d’une lutte, que je ne jugeai jamais digne d’un cœur épris d’une beauté qui dure, dans tout mon dédain de la mêlée commune, il faisait mon seul lien à la sphère vivante. En Lui, je l’aimais toute ; j’y avais ma joie, et j’en attendais quelqu’une pour lui.

Moi. — Elle en est toujours riche. Inépuisable est la joie, comme la beauté de vivre.

Lui. — Mots plus vides que le vent, et plus assourdissants de vanité que lui. Qu’on ne me parle pas de la vie, sans égard à la vertu de ceux qui vivent. Qu’est ce que la vie sans l’amour ? Un prêche en une langue perdue. Je ne suis pas un érudit, pour me contenter de déchiffrer un texte, où il n’y a pas un mot pour mon âme. Chose terrible que d’aimer, et sans merci : car la mort est au bout.

Moi. — Jean Talbot, Jean Talbot, noble être, quelle ruine ta ruine a faite !

Lui. — Appelez-le. Que n’avez-vous la voix de Celui qui rend la vie à l’ombre qu’il évoque.

Moi. — Mettez-vous donc toute votre force dans l’amertume ? Ah ! je la sens qui me gagne ; je sais ce qui la cause.

Lui. — L’implacable douleur qui brise, qui réduit tout en miettes et qui dévore.

Moi. — Il repose, toutefois. Il nous conseille le repos qui doit, inéluctablement, être le nôtre.

Lui. — Il haïssait le repos. Il était tout action.

Moi. — Ne voulez-vous donc pas qu’il dorme ?

Lui. — Vous me dites qu’il dort : Qu’en sais-je, pourtant ? et qu’en savez-vous ?

Moi. — Ô malheureux ! Vous frémissez ; vous vous déchirez aux soucis de la chair, comme un nouveau-né lancé sur les dents d’une herse.

Lui. — Chacun de nous est né d’hier pour son amour et pour la mort. Si je ne puis croire à la vie éternelle, à quoi donc croire, qu’à la chair. J’aime de toute manière. J’aime le corps à l’égal du cœur. J’aime tout ce que j’aime.

Moi. — Pour vous, plus que pour lui peut-être, il faudrait le rappeler à la vie.

Lui. — Ne le dites pas. Ô, ne lui préférez rien, si je vous suis cher.

Moi. — Déjà, il avait été déçu.

Lui. — Déçu, comme nous tous qui n’avons point l’échine rompue aux bons endroits. Déçu, mais plus fort de l’avoir été, plus hardi en excellence, plus dédaigneux en son action.

Moi. — Il a eu ses jaloux.

Lui. — Il les méritait. Il était craint de ceux qui ont les places, et n’ont pas les mérites.

Moi. — Si jeune qu’il fût, la vie lui avait été dure.

Lui. — Il m’avait. Toutes mes misères passées, je les tiens pour rien : c’était le temps où je l’ai eu.

Moi. — Sa hauteur l’eût perdu, peut-être.

Lui. — Qui se perd ainsi, se retrouve. Nous étions faits pour nous y plaire. Hier encore, j’aurais dit : « Je m’y plais. »

Moi. — Ah ! je l’ai chéri, moi aussi ; j’ai été son camarade ; je l’ai connu, je l’ai vénéré. Il était doux avec les faibles ; patient avec les petits, et trop ferme avec les grands : il ne leur cédait rien.

Lui. — Vous l’avez bien connu. Il n’a eu d’ennemis que deux ou trois lâches, quelques valets de ministre, l’espèce des envieux sans âme. Sans doute, plusieurs valets de ministre ensemble, armés de toutes les intrigues et de la signature, peuvent bien faire échec à un seul homme fort. Mais qu’importe ? La vraie grandeur est hors d’atteinte. Jean, sans avoir le succès, aurait eu la gloire sérieuse de s’accomplir.

Moi. — Oui. Avec peu de bonheur, il avait le génie de la vie.

Lui. — Il n’est pas question de bonheur : où serait-il ? Il s’agit de la force qu’on met à vivre, des actes que l’on y prodigue, de l’intérêt qu’on y prend, comme un artiste à son œuvre. Il en avait vraiment à toute chose.

Moi. — Certes, le bel Être ! Ah, s’il avait duré…

Lui. — Au moins le temps que je dure. Il faut avoir quelqu’un pour qui se laisser prendre à l’illusion du monde. Voici trop longtemps, qu’à moins de jouer sur la scène aux côtés de mon amour, j’ai vu derrière le rideau : j’ai regardé sur l’abîme que la toile dissimule.

Moi. — Un unique désir doit vous rester, il me semble : le sauver de l’oubli.

Lui. — Lui donner autant de vie que j’en puisse avoir moi-même ? Vous demandez trop.

Moi. — Ne raillez pas si amèrement. Ce n’est rien, je le sais. Ce rien fait pourtant tout l’espace de nos joies et de nos douleurs : c’est l’étendue d’amour et toute la durée.

Lui. — La mort le franchit d’un seul bond. Elle est, d’un coup, sur l’être qu’elle frappe. Où est tant d’amour, et tant de force ? Où, cette pensée ? Que tout est loin sur ce fleuve dévorant. Nul espoir de remonter vers la source. Tout est nul, tout est achevé ; tout tombe au vide, dans le vent de la mort. La souffrance seule persiste à se connaître. Je regarde ce que je suis : mon cœur, désormais, est hors de moi.

Moi. — Ô merveilleuse amitié, qui se déchire et place le plus pur de sa tendresse sur l’étal. Elle palpite, blessée.

Lui. — C’est l’amitié des frères, quand le même sang nourrit la même pensée. Plus que veuf, plus qu’orphelin, plus que privé d’enfants gardés sous l’aile : démembré, vivant, par le milieu du cœur, tranché d’avec moi même.

Plus haut, François Talbot leva le front sur la mer. Je le vis alors chanceler et réprimer un grand sanglot. De tous les points de l’horizon, il semblait ramener à lui la mer, le ciel, la nuit, les nuages, comme on s’enveloppe d’un manteau ; et je crus reconnaître en lui la douleur qui veille sur un tombeau.

— Je ne veux plus vous interrompre, lui dis-je ; mais je vous écouterai comme l’écho timide. Une telle souffrance fait fuir les rondes enfantines de l’espoir. Je m’agenouille avec vous, sur l’autre bord de cette tombe.

Et il me répondit : — Douleur, douleur. Non pas la mienne, mais celle du coup qui fait offense à la nature : une grandeur écrasée, hélas, une beauté anéantie.