Sur la mort de mon frère/23

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Émile-Paul frères (p. 161-164).


Pluviôse


Tandis que je rêvais, un souffle venu de l’abîme m’a porté, d’un seul bond, au delà du fleuve. Je suis, depuis, sur l’autre rive ; derrière moi tous les ponts sont rompus. Je ne puis même plus voir la rive perdue, que suivait le chemin de ma vie. Un voile la sépare de mes yeux, un rideau d’impénétrable pluie.

Pluviôse interminable, l’araignée du ciel morose, tisse sa toile sur les bords chéris du passé. La pluie, la triste, l’éternelle pluie qui ne finit jamais. Cette contrée a-t-elle vu le soleil, en d’autres temps ? Plus de soleil ; c’en est fait ; plus de lumière. L’immense nappe de l’espace tombe en crépuscule humide. La pluie, la triste pluie sur la vie écrasée. Et comme les souvenirs, dans les arbres dépouillés, la brume flotte. Un brouillard lourd de larmes qui fume. Un brouillard de nullité.


Ce n’est pas le temps que tu aimais, mon ami chéri. Tu te plaisais au soleil ; tu allais aux fleurs dans la clarté matinale. Comme le bateau de guerre, noir sur la mer bleue, ta force avait la joie sérieuse, et tu souriais au jour. Tu souriais… Il y a donc eu un matin d’avril ? Toute saison t’était bonne, bon à toutes. Du moins, ton cœur se réjouissait aussi de la fine lumière de l’automne, à Paris, quand l’air déjà froid se réchauffe au feu des somptueuses avenues, et que la vie brille plus éclatante dans la fée des villes.


Cette pluie, cette pluie, cette éternelle pluie… C’était le temps que je cherchais, quand je me sentais encore attaché à moi-même. Tu avais le soleil, et tu m’en donnais. Épris de la fée, tu te promenais dans la ville ; ton pas léger et fort te portait, avec les espoirs de l’amour et du règne. Tu tenais la tête haute, humant l’esprit du peuple gai, et pêchant des yeux toutes celles des pensées errantes, qui font à la vie une belle promesse ou un salut de bonté.

Et moi, sachant que ma lumière brillait, j’aimais l’ombre et le grand silence, où la foule ne pénètre pas et où l’on suit mieux ses rêves face à face. C’était le temps de la douce Bretagne, quand la mer semble avoir gagné le ciel et porter les arbres. Mais pluviôse infini est venu. Maintenant, j’aspire au soleil comme au pays perdu, dans un exil que le désespoir sait éternel. Maintenant c’est la pluie, la triste pluie, à jamais la pluie.