Sur la mort de mon frère/32

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Émile-Paul frères (p. 218-221).


L’ami de la chair


Toutes les pensées de la chair sont mortelles ; et comme il faut souffrir dans la chair, on doit souffrir en elles. douceur de la chair n’a qu’une heure : c’est la fleur qui porte son fumier. L’amour est le maître écolier de la mort : nous nous sommes instruits tous deux à la même école ; l’institutrice sans regards, qui bafoue toute âme vivante, pour mieux l’atteindre, m’a enseigné comment elle déshonore la chair. De quelle injure patiente elle la poursuit : pendant des mois et des mois, elle y use ses dents, la chienne ; elle souille la belle proie, qu’elle déchiquette jusqu’à l’os, à peine satisfaite, quand elle a fait du plus doux visage cette face blasphématrice, semblable à elle-même. Ce soir encore, tandis que les yeux fermés je ne peux fuir le lieu secret de la torture, j’écoute, je suis le travail de l’ouvrière ignominieuse et je crois l’entendre à son rouet.

Ô chair, douloureuse et première victime. Nul n’a jamais eu assez pitié de toi. Comme l’amour est proche de la haine, ma pitié de la chair tient à la crainte que j’en ai. Je suis l’ami de la chair ; je sais ce qu’elle est, et qu’elle a souffert. Plus on aime, et plus on aime les corps : pour l’amour ils sont tout âme. Où est-elle sans eux ? Moins ce corps, je n’ai plus, je ne me rappelle pas celui qui m’était si cher ; l’offense qui lui est faite, c’est la cause et pourquoi je tremble. La corruption de cette chair, ce n’est pas la sienne, je le sais : Il n’est plus là désormais ; mais j’y suis, moi ; j’y hante, hélas, je la suis. Cette horreur est mienne, jusqu’à ce que je l’aie moi-même subie si pleinement que je l’oublie.

Ne me dites rien contre son cadavre. Ne cherchez pas à m’en éloigner. Ce cher corps est tout ce que j’ai. Les soirs, où la terre est de glace sous la lune, je frémis de penser qu’elle est bien dure à ses os. Et quand il pleut interminablement, je pleure de savoir qu’il a si froid, et de son dégoût à sentir sur soi ce linceul de fange. Vous hochez la tête, et me blâmant : « C’est parler comme une femme », faites-vous. Comme une femme, certes : tout amour est maternel, dans la pitié.

Je ne L’ai point connu sans sa chair. Je L’ai perdu avec elle. Je vois sa belle poitrine, large et maigre, où telle roue a broyé ses os fins : ils étaient tendres. Je vois les vêtements qui ne L’ont pas défendu, que les pleurs de son sang ont trempés.

Ha, quelle pitié me prend de toute vie, de cette chair si fragile, qui fructifie dans la gaine d’un pauvre corps de femme. Jusqu’ici, je voyais un mourant dans chaque homme ; et maintenant, en chaque homme, je vois le mort qu’on aime.