Sur la pierre blanche/II. Gallion

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II



GALLION




En la 804e année depuis la fondation de Rome et la 13e du principat de Claudius César, Junius Annaeus Novatus était proconsul d’Achaïe. Issu d’une famille équestre originaire d’Espagne, fils de Sénèque le Rhéteur et de la vertueuse Helvia, frère d’Annaeus Méla et de ce célèbre Lucius Annaeus, il portait le nom de son père adoptif, le rhéteur Gallion, exilé par Tibère. Sa mère était du sang de Cicéron et il avait hérité de son père, avec d’immenses richesses, l’amour des lettres et de la philosophie. Il lisait les ouvrages des Grecs plus soigneusement encore que ceux des Latins. Une noble inquiétude agitait son esprit. Il était curieux de la physique et de ce qu’on ajoute à la physique. L’activité de son intelligence était si vive, qu’il écoutait des lectures en prenant son bain et qu’il portait sans cesse sur lui, même à la chasse, ses tablettes de cire et son stylet. Dans les loisirs qu’il savait se ménager au milieu des soins les plus graves et des plus vastes travaux, il écrivait des livres sur les questions naturelles et composait des tragédies.

Ses clients et ses affranchis vantaient sa douceur. Il était en effet d’un caractère bienveillant. On n’avait jamais vu qu’il s’abandonnât à la colère. Il considérait la violence comme la pire des faiblesses et la moins pardonnable.

Il avait en exécration toutes les cruautés, quand leur véritable caractère ne lui échappait pas à la faveur d’un long usage et de l’opinion publique. Et souvent même, dans les sévérités consacrées par la coutume des aïeux et sanctifiées par les lois, il découvrait des excès détestables contre lesquels il s’élevait et qu’il aurait tenté de détruire si on ne lui eût opposé de toutes parts l’intérêt de l’État et le salut commun. À cette époque les bons magistrats et les fonctionnaires honnêtes n’étaient pas rares dans l’Empire. Il s’en trouvait certes d’aussi probes et d’aussi équitables que Gallion, mais peut-être n’aurait-on pas rencontré dans un autre autant d’humanité.

Chargé d’administrer cette Grèce dépouillée de ses richesses, déchue de sa gloire, tombée de sa liberté agitée dans une tranquillité oisive, il se rappelait qu’elle avait jadis enseigné au monde la sagesse et les arts et il unissait, dans sa conduite envers elle, à la vigilance d’un tuteur la piété d’un fils. Il respectait l’indépendance des villes et les droits des personnes. Il honorait les hommes vraiment grecs de naissance et d’éducation, malheureux seulement de n’en découvrir qu’un petit nombre et d’exercer le plus souvent son autorité sur une multitude infâme de Juifs et de Syriens, équitable toutefois envers ces asiatiques, et s’en félicitant comme d’un vertueux effort.

Il résidait à Corinthe, la cité la plus riche et la plus peuplée de la Grèce romaine. Sa villa, construite au temps d’Auguste, agrandie et embellie depuis lors par les proconsuls qui s’étaient succédé dans le gouvernement de la province, s’élevait sur les dernières pentes occidentales de l’Acrocorinthe, dont le sommet chevelu portait le temple de Vénus et les bosquets des hiérodules. C’était une maison assez vaste qu’entouraient des jardins plantés d’arbres touffus, arrosés d’eaux vives, ornés de statues, d’exèdres, de gymnases, de bains, de bibliothèques, et d’autels consacrés aux dieux.

Il s’y promenait un matin, selon sa coutume, avec son frère Annaeus Méla, conversant sur l’ordre de la nature et les vicissitudes de la fortune. Dans le ciel rose le soleil se levait humide et candide. Les ondulations douces des collines de l’Isthme cachaient le rivage saronique, le Stade, le sanctuaire des jeux, le port oriental de Kenkhrées. Mais on voyait, entre les flancs fauves des monts Géraniens et le rose Hélicon à la double cime, dormir la mer bleue des Alcyons. Au loin, vers le septentrion, brillaient les trois sommets neigeux du Parnasse. Gallion et Méla s’avancèrent jusqu’au bord de la haute terrasse. À leurs pieds s’étendait Corinthe sur un vaste plateau de sable pâle, incliné doucement vers les bords écumeux du golfe. Les dalles du forum, les colonnes de la basilique, les gradins du cirque, les blancs degrés des propylées étincelaient, et les faîtes dorés des temples jetaient des éclairs. Vaste et neuve, la ville était coupée de rues droites. Une voie large descendait jusqu’au port de Leckhée, bordé de magasins et couvert de navires. À l’occident, la terre était offensée par la fumée des forges et par les ruisseaux noirs des teintureries, et de ce côté, des forêts de pins, s’étendant jusqu’à l’horizon, s’y confondaient avec le ciel.

Peu à peu la ville s’éveilla. Le hennissement aigre d’un cheval déchira l’air matinal, et l’on commença d’entendre les bruits sourds des roues, les cris des charretiers et le chant des vendeuses d’herbes. Sorties de leurs masures à travers les décombres du palais de Sisyphe, de vieilles femmes aveugles, portant sur la tête des urnes de cuivre, allaient, conduites par des enfants, puiser de l’eau à la fontaine Pirène. Sur les toits plats des maisons qui longeaient les jardins du proconsul, des Corinthiennes étendaient du linge pour le faire sécher, et l’une d’elles fouettait son enfant avec des tiges de poireaux. Dans le chemin creux qui montait à l’Acropole, un vieillard demi-nu, couleur de bronze, aiguillonnait la croupe d’un âne chargé de salades et chantait entre ses dents ébréchées, dans sa barbe rude, une chanson d’esclave :

Travaille, petit âne,
Comme j’ai travaillé.
Et cela te profitera :
Tu peux en être sûr.

Cependant, au spectacle de la ville recommençant son labeur de chaque jour, Gallion se prit à songer à cette première Corinthe, la belle Ionienne, opulente et joyeuse, jusqu’au jour où elle vit ses citoyens massacrés par les soldats de Mummius, ses femmes, les nobles filles de Sisyphe, vendues à l’encan, ses palais, ses temples incendiés, ses murs renversés et ses richesses entassées dans les liburnes du Consul.

— Il n’y a pas encore un siècle, dit-il, l’œuvre de Mummius subsistait tout entière. Ce rivage que tu vois, ô mon frère, était plus désert que les sables de Libye. Le divin Julius releva la ville étruite par nos armes et la peupla d’affranchis. Sur cette plage, où les illustres Bacchiades avaient étalé leur fière indolence, des Latins pauvres et grossiers s’établirent et Corinthe commença de renaître. Elle s’accrut rapidement et sut tirer avantage de sa position. Elle perçoit un tribut sur tous les navires qui, venus de l’orient ou de l’occident, mouillent dans ses deux ports de Leckhée et de Kenkhrées. Son peuple et ses richesses ne cessent de s’accroître à la faveur de la paix romaine.

» Que de bienfaits l’Empire n’a-t-il pas répandus sur le monde ! Par lui les villes, les campagnes goûtent un calme profond. Les mers sont purgées de pirates et les routes de brigands. De l’océan brumeux au golfe Permulique, de Gadès à l’Euphrate, le commerce des marchandises se fait avec une sécurité que rien ne trouble. La loi protège la vie et les biens de tous. Les droits de chacun sont mis hors d’atteinte. La liberté n’a désormais pour limites que ses lignes de défense et n’est bornée que pour sa sûreté. La justice et la raison gouvernent l’univers.

Annaeus Méla n’avait pas, comme ses deux frères, brigué les honneurs. Ceux qui l’aimaient, et ils étaient nombreux, car il se montrait, dans ses manières, toujours affable et d’une extrême aménité, attribuaient cet éloignement des affaires à la modération d’un esprit qu’attirait une obscurité tranquille et qui n’eût voulu se donner d’autres soins que l’étude de la philosophie. Mais des observateurs plus froids croyaient s’apercevoir qu’il était ambitieux à sa manière et jaloux, à l’exemple de Mécène, d’égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires. Enfin certains esprits malveillants croyaient discerner en lui l’avidité des Sénèques pour ces richesses qu’ils affectaient de mépriser, et ils s’expliquaient de cette manière que Méla eût longtemps vécu obscur en Bétique, tout occupé de l’administration de ses vastes domaines, et qu’appelé ensuite à Rome par son frère le philosophe, il s’y fût attaché à la gestion des finances impériales plutôt que de rechercher de grands emplois judiciaires ou militaires. On ne pouvait pas aisément décider de son caractère sur ses discours parce qu’il tenait le langage des stoïciens, aussi propre à cacher les faiblesses de l’âme qu’à révéler la grandeur des sentiments. C’était alors une élégance que de venir des discours vertueux. Du moins est-il certain que Méla pensait hautement.

Il répondit à son frère que, sans être versé comme lui dans les affaires publiques, il avait eu sujet d’admirer la puissance et la sagesse des Romains.

— Elles se montrent, dit-il, jusqu’au fond de notre Espagne. Mais c’est dans une gorge sauvage des monts thessaliens que j’ai le mieux senti la majesté bienfaisante de l’Empire. Je venais d’Hypathe, ville célèbre par ses fromages et ses magiciennes, et j’avais chevauché pendant quatre heures dans la montagne sans rencontrer un visage humain. Vaincu par la fatigue et la chaleur, j’attachai mon cheval à un arbre peu éloigné de la route et m’étendis sous un buisson d’arbouses. Je m’y reposais depuis quelques instants quand je vis passer un maigre vieillard chargé de ramée et fléchissant sous le faix. À bout de forces, il chancela et, près de tomber, s’écria : « César ! » En entendant cette invocation monter de la bouche d’un pauvre bûcheron dans un désert de rochers, mon cœur s’emplit de vénération pour la Ville tutélaire, qui inspire jusque dans les pays les plus écartés, aux âmes les plus agrestes, une telle idée de sa providence souveraine. Mais à mon admiration se mêlèrent, ô mon frère, la tristesse et l’inquiétude, quand je songeai à quels dommages, à quelles , offenses par la folie des hommes et les vices du siècle, étaient exposés l’héritage d’Auguste et la fortune de Rome.

— J’ai vu de près, mon frère, lui répondit Gallion, ces crimes et ces folies dont tu t’affliges. Assis au Sénat, j’ai pâli sous le regard des victimes de Caïus. Je me suis tu, ne désespérant pas de voir des jours meilleurs. Je crois que les bons citoyens doivent servir la république sous les mauvais princes plutôt que d’échapper à leurs devoirs par une mort inutile.

Comme Gallion prononçait ces paroles, deux hommes encore jeunes, portant la toge, s’approchèrent de lui. L’un était Lucius Cassius, d’une maison plébéienne, mais ancienne et décorée, originaire de Rome. L’autre, Marcus Lollius, fils et petit-fils de consulaires et toutefois d’une famille équestre, sortie du municipe de Terracine. Ils avaient tous deux fréquenté les écoles d’Athènes et acquis une connaissance des lois de la nature à laquelle les Romains qui n’étaient pas allés en Grèce demeuraient tout à fait étrangers.

À cette heure ils se formaient à Corinthe au maniement des affaires publiques, et le proconsul les tenait à ses côtés comme un ornement à sa magistrature. Un peu en arrière, vêtu du manteau court des philosophes, le front chauve et le menton garni d’une barbe socratique, le grec Apollodore marchait avec lenteur, un bras levé et remuant les doigts en disputant avec lui-même.

Gallion fit à tous trois un accueil bienveillant.

— Déjà les roses du matin ont pâli, dit-il, et le soleil commence à darder ses flèches acérées. Venez, amis ! Ces ombrages nous verseront la fraîcheur.

Et il les mena, le long d’un ruisseau dont le murmure conseillait les tranquilles pensées, jusque dans une enceinte d’arbustes verts au milieu de laquelle un bassin d’albâtre se croisait, plein d’une eau limpide où flottait une plume de la colombe qui venait de s’y baigner et qui maintenant modulait sa plainte dans le feuillage. Ils s’assirent sur un banc de marbre qui s’étendait en demi-cercle, soutenu par des griffons. Les lauriers et les myrtes y mariaient leurs ombres. Tout autour de l’enceinte arrondie s’élevaient des statues. Une Amazone blessée entourait mollement sa tête de son bras replié. Sur son beau visage la douleur paraissait belle. Un Satyre velu jouait avec une chèvre. Une Vénus, au sortir du bain, essuyait ses membres humides sur lesquels on croyait voir courir un frisson de plaisir. Près d’elle un jeune Faune approchait en souriant une flûte de ses lèvres. Son front était à demi caché par les branches, mais son ventre poli brillait entre les feuilles.

— Ce Faune semble respirer, dit Marcus Lollius. On dirait qu’un souffle léger soulève sa poitrine.

— Il est vrai, Marcus. On attend qu’il tire de sa flûte des sons agrestes, dit Gallion. Un esclave grec l’a sculpté dans le marbre d’après un modèle ancien. Les Grecs excellaient autrefois à faire ces bagatelles. Plusieurs de leurs ouvrages en ce genre sont justement célèbres. On ne peut le nier : ils ont su donner aux dieux un visage auguste et exprimer sur le marbre ou l’airain la majesté des maîtres du monde. Qui n’admire le Jupiter Olympien de Phidias ? Et pourtant qui voudrait être Phidias ?

— Certes aucun Romain ne voudrait être Phidias, s’écria Lollius, qui dépensait l’immense héritage de ses pères à faire venir de Grèce et d’Asie les ouvrages de Phidias et de Myrrhon, dont il ornait sa villa du Pausilippe.

Lucius Cassius partageait cet avis. Il soutint avec force que les mains d’un homme libre n’étaient pas faites pour manier le ciseau du sculpteur ou le cestre du peintre et que nul citoyen romain ne saurait s’abaisser à fondre l’airain, à sculpter le marbre, à tracer des figures sur une muraille.

Il professait l’admiration des mœurs antiques et vantait à toute occasion les vertus des aïeux :

— Les Curius et les Fabricius, dit-il, cultivaient leurs laitues et dormaient sous le chaume. Ils ne connaissaient de statue que le Priape taillé dans un cœur de buis qui, dressant au milieu de leur jardin son pal vigoureux, menaçait les voleurs d’un supplice ridicule et terrible.

Méla, qui avait beaucoup lu les annales de Rome, objecta l’exemple d’un vieux patricien.

— Au temps de la république, dit-il, cet illustre Caïus Fabius, d’une famille issue d’Hercule et d’Évandre, traça de ses mains sur les murs du temple de Salus des peintures si estimées, que leur perte récente, dans l’incendie du temple, a été considérée comme un malheur public. Et l’on rapporte qu’il ne quittait pas la toge pour peindre ses figures, faisant connaître par là que cette tâche n’était pas indigne d’un citoyen romain. Il reçut le surnom de Pictor que ses descendants s’honorèrent de porter.

Lucius Cassius répliqua vivement :

— En peignant des victoires dans un temple, Caïus Fabius considérait ces victoires et non la peinture. Il n’y avait pas alors de peintres à Rome. Voulant que les grandes actions des aïeux fussent sans cesse présentes aux yeux des Romains, il donna l’exemple aux artisans. Mais de même qu’un pontife ou un édile pose la première pierre d’un édifice et ne fait pas pour cela métier de maçon ou d’architecte, Caïus Fabius fit la première peinture de Rome sans qu’on puisse le compter au nombre des ouvriers qui gagnent leur vie à peindre sur des murs.

Apollodore, d’un signe de tête, approuva ce discours et dit en caressant sa barbe philosophique :

— Les fils d’Iule sont nés pour gouverner le monde. Tout autre soin serait indigne d’eux.

Et longtemps, d’une bouche arrondie, il vanta les Romains. Il les flattait parce qu’il les craignait. Mais, au dedans de lui-même, il ne sentait que mépris pour ces intelligences bornées et sans finesse. Il donna des louanges à Gallion :

— Tu as orné cette ville de monuments magnifiques. Tu as assuré la liberté de son Sénat et de son peuple. Tu as établi de bonnes règles pour le commerce et la navigation, tu rends la justice avec une équité bienveillante. Ta statue s’élèvera sur le Forum. Le titre te sera décerné de second fondateur de Corinthe, ou plutôt Corinthe prendra de toi le nom d’Annaea. Toutes ces choses sont dignes d’un Romain et dignes de Gallion. Mais ne crois pas que les Grecs estiment plus que de raison les arts manuels. Si beaucoup parmi eux s’occupent à peindre des vases, à teindre des étoffes, à modeler des figures, c’est par nécessité. Ulysse construisit de ses mains son lit et son navire. Toutefois les Grecs professent qu’il est indigne d’un sage de s’appliquer à des arts futiles et grossiers. Socrate, en sa jeunesse, exerça le métier de sculpteur et il fit une image des Kharites qu’on voit encore sur l’acropole d’Athènes. Son habileté certes n’était pas médiocre et, s’il avait voulu, il aurait su, comme les artistes les plus renommés, représenter un athlète lançant un disque ou nouant un bandeau sur son front. Mais il laissa ces ouvrages pour se consacrer à la recherche de la sagesse, ainsi que l’oracle le lui avait ordonné. Dès lors, il s’attacha aux jeunes hommes, non pour mesurer les proportions de leurs corps, mais uniquement pour leur enseigner ce qui est honnête. A ceux dont la forme était parfaite il préférait ceux dont l’âme était belle, contrairement à ce que font les sculpteurs, les peintres et les débauchés. Ceux-là estiment la beauté extérieure et méprisent la beauté intérieure. Et vous savez que Phidias grava sur l’orteil de son Jupiter le nom d’un athlète parce qu’il était beau et sans considérer s’il était chaste.

— C’est pourquoi, conclut Gallion, nous ne donnons pas de louanges aux sculpteurs alors même que nous en donnons à leurs ouvrages.

— Par Hercule ! s’écria Lollius, je ne sais lequel admirer le plus de ce Faune ou de cette Vénus. La déesse a la fraîcheur de l’eau dont elle est encore mouillée. Elle est vraiment la volupté des hommes et des dieux, et ne crains-tu pas, ô Gallion, qu’une nuit un rustre, caché dans tes jardins, ne lui fasse subir le même outrage qu’un jeune impie infligea, dit-on, à la Vénus des Cnidiens ? Les prêtresses du temple trouvèrent un matin sur la déesse les vestiges de l’offense, et les voyageurs rapportent que depuis lors, elle garde sur elle une tache ineffaçable. Il faut admirer et l’audace de cet homme et la patience de l’Immortelle.

— Le crime ne fut pas impuni, déclara Gallion. Le sacrilège se jeta dans la mer ou se brisa contre les rochers. On ne l’a jamais revu.

— Sans doute, reprit Lollius, la Vénus de Cnide passe en beauté toutes les autres. Mais l’ouvrier qui sculpta celle de tes jardins, ô Gallion, savait amollir le marbre. Vois ce Faune ; il rit, la salive mouille ses dents et ses lèvres ; ses joues ont la fraîcheur des pommes ; tout son corps brille de jeunesse. Pourtant, à ce Faune je préfère cette Vénus.

Apollodore leva la main droite et dit :

— Très doux Lollius, réfléchis un moment et tu reconnaîtras qu’une telle préférence est pardonnable à un ignorant qui suit ses instincts et ne raisonne pas, mais qu’elle n’est pas permise à un sage comme. toi. Cette Vénus ne peut être aussi belle que ce Faune, car le corps de la femme a moins de perfection que celui de l’homme et la copie d’une chose moins parfaite ne saurait égaler en beauté la copie d’une chose plus parfaite. Et l’on ne peut douter, ô Lollius, que le corps de la femme ne soit moins beau que celui de l’homme, puisqu’il contient une âme moins belle. Les femmes sont vaines, querelleuses, occupées de niaiseries, incapables de hautes pensées et de grandes actions, et souvent la maladie trouble leur intelligence.

— Pourtant, fit observer Gallion, dans Rome comme dans Athènes, des vierges, des mères ont été jugées dignes de présider aux choses sacrées et de porter les offrandes sur les autels. Bien plus ! les dieux ont choisi parfois des vierges pour rendre leurs oracles ou révéler l’avenir aux hommes. Cassandre a ceint son front des bandelettes d’Apollon et prophétisé la ruine des Troyens. Juturna, que l’amour d’un dieu rendit immortelle, fut commise à la garde des fontaines de Rome.

— Il est vrai, répliqua Apollodore. Mais les dieux vendent cher aux vierges le privilège d’expliquer leurs volontés et d’annoncer l’avenir. En même temps qu’ils leur donnent de voir ce qui est caché, ils leur ôtent la raison et les rendent furieuses. Au reste, je t’accorde, ô Gallion, que certaines femmes sont meilleures que certains hommes et que certains hommes sont moins bons que certaines femmes. Cela tient à ce que les deux sexes ne sont pas aussi distincts l’un de l’autre et séparés que l’on croit et que, tout au contraire, il y a de l’homme dans beaucoup de femmes et de la femme dans beaucoup d’hommes. Voici comment on explique ce mélange :

» Les ancêtres des hommes qui habitent aujourd’hui la terre sortirent des mains de Prométhée qui, pour les former, pétrit , l’argile comme font les potiers. Il ne se borna pas à façonner de ses mains un couple unique. Trop prévoyant et trop industrieux pour se résoudre à faire sortir d’une seule semence et d’un seul vase toute la race humaine, il entreprit au contraire de fabriquer lui-même une multitude de femmes et d’hommes, afin d’assurer tout de suite à l’humanité l’avantage du nombre. Pour mieux conduire un travail si difficile, il modela d’abord séparément toutes les parties qui devaient composer les corps aussi bien mâles que féminins. Il fit autant de poumons, de foies, de cœurs, de cerveaux, de vessies, de rates, d’intestins, de matrices, de vulves et de pénis qu’il était nécessaire et fabriqua enfin avec un art subtil et en quantité suffisante tous les organes au moyen desquels les humains pussent parfaitement respirer, se nourrir et se reproduire. Il n’oublia ni les muscles, ni les tendons, ni les os, ni le sang, ni les humeurs. Enfin il tailla des peaux, se réservant de mettre dans chacune, comme dans un sac, les choses nécessaires. Toutes ces pièces d’hommes et de femmes étaient achevées et il ne restait plus qu’à les assembler quand Prométhée fut invité à souper chez Bacchus. Il s’y rendit et, le front ceint de roses, vida trop souvent la coupe du dieu. C’est en chancelant qu’il regagna son atelier. Le cerveau tout obscurci des fumées du vin, l’œil trouble, les mains mal assurées, il se remit à l’œuvre, pour notre malheur. Distribuer les organes aux humains lui semblait un jeu. Il ne savait ce qu’il faisait et goûtait, quoi qu’il fît, un parfait contentement. À tout instant il donnait à une femme, par mégarde, ce qui convenait à un homme, et à un homme ce qui convenait à une femme.

» De la sorte, nos premiers parents furent composés de morceaux disparates, qui ne s’accordaient pas bien les uns avec les autres. S’étant accouplés à leur gré ou par hasard, ils produisirent des êtres incohérents comme eux. C’est ainsi que, par la faute du Titan, nous voyons tant de femmes viriles et d’hommes efféminés. C’est ce qui explique également les contradictions qu’on rencontre dans le plus ferme caractère et comment l’esprit le plus résolu se dément à toute heure. Et c’est pourquoi enfin nous sommes tous en guerre avec nous-mêmes.

Lucius Cassius condamna ce mythe parce qu’il n’enseignait pas à l’homme à se vaincre lui-même et qu’il l’induisait au contraire à céder à la nature.

Gallion fit observer que les poètes et les philosophes retraçaient diversement l’origine du monde et la création des hommes.

— Il ne faut pas croire trop aveuglément aux fables que content les Grecs, dit-il, ni tenir pour véritable, ô Apollodore, ce qu’ils rapportent notamment des pierres jetées par Pyrrha. Les philosophes ne s’accordent point entre eux sur le principe du monde et nous laissent incertains si la terre fut produite par l’eau, par l’air, ou, comme il est plus croyable, par le feu subtil. Mais les Grecs veulent tout savoir et forgent d’ingénieux mensonges. Qu’il est meilleur d’avouer notre ignorance ! Le passé nous est caché comme l’avenir ; nous vivons entre deux nuées épaisses, dans l’oubli de ce qui fut et l’incertitude de ce qui sera. Et pourtant la curiosité nous tourmente de connaître les causes des choses et une ardente inquiétude nous excite à méditer les destinées de l’homme et du monde.

— Il est vrai, soupira Cassius, que nous nous appliquons sans cesse à pénétrer l’impénétrable avenir. Nous y travaillons de toutes nos forces et par toutes sortes de moyens. Nous croyons y parvenir tantôt par la méditation, tantôt par la prière et l’extase. Les uns consultent les oracles des dieux, les autres, ne craignant pas de faire ce qui n’est pas permis, interrogent les divinateurs de Chaldée ou tentent les sorts babyloniens. Curiosité impie et vaine ! Car de quoi nous servirait la connaissance des choses futures, puisqu’elles sont inévitables ? Pourtant les sages, plus encore que le vulgaire, éprouvent le désir de percer l’avenir et de s’y jeter pour ainsi dire. C’est sans doute parce qu’ils espèrent de la sorte échapper au présent, qui leur apporte tant de tristesses et de dégoûts. Comment les hommes d’aujourd’hui ne seraient-ils pas aiguillonnés du désir de fuir leur temps misérable ? Nous vivons dans un âge fréquent en lâchetés, abondant en ignominies, fertile en crimes.

Cassius déprécia longtemps encore l’époque où il vivait. Il se plaignit que les Romains, déchus de leurs antiques vertus, ne prissent plus plaisir qu’à manger des huîtres du Lucrin et des oiseaux du Phase, et n’eussent plus de goût que pour des mimes, des cochers et des gladiateurs. Il sentait douloureusement le mal dont souffrait l’Empire, le luxe insolent des grands, la basse avidité des clients, la dépravation féroce de la multitude.

Gallion et son frère l’approuvèrent. Ils aimaient la vertu. Pourtant, ils n’avaient rien de commun avec les vieux patriciens qui, sans autre souci que d’engraisser leurs porcs et d’accomplir les rites sacrés, conquirent le monde pour la bonne gestion de leurs métairies. Cette noblesse d’étable, instituée par Romulus et par Brutus, était depuis longtemps éteinte. Les familles patriciennes, créées par le divin Julius et par l’empereur Auguste, n’avaient point duré. Des hommes intelligents, venus de toutes les provinces de l’Empire, occupaient leur place. Romains à Rome, ils n’étaient nulle part étrangers. Ils l’emportaient de beaucoup sur les vieux Céthégus par les élégances de l’esprit et les sentiments humains. Ils ne regrettaient pas la république ; ils ne regrettaient pas la liberté, dont le souvenir était mêlé pour eux à celui des proscriptions et des guerres civiles. Ils honoraient Caton comme le héros d’un autre âge, sans désirer de revoir une si haute vertu se dresser sur de nouvelles ruines. Ils considéraient l’époque d’Auguste et les premières années de Tibère comme le temps le plus heureux que le monde eût jamais connu, puisque l’âge d’or n’avait existé que dans l’imagination des poètes. Et ils s’étonnaient douloureusement que ce nouvel ordre de choses, qui promettait au genre humain une longue félicité, eût si vite apporté à Rome des hontes inouïes et des tristesses inconnues même aux contemporains de Marius et de Sylla. Ils avaient vu, durant la folie de Caïus, les meilleurs citoyens marqués au fer rouge, condamnés aux mines, aux travaux des chemins, aux bêtes, les pères forcés d’assister au supplice de leurs enfants, et des hommes d’une vertu éclatante, comme Crémutius Cordus pour priver le tyran de leur mort, se laisser mourir de faim. A la honte de Rome, Caligula ne respectait ni ses sœurs, ni aucune des femmes les plus illustres. Et, ce qui indignait ces rhéteurs et ces philosophes autant que le viol des matrones et le meurtre des meilleurs citoyens, c’étaient les crimes de Caïus contre l’éloquence et les lettres. Ce furieux avait conçu le dessein d’anéantir les poèmes d’Homère et il faisait enlever de toutes les bibliothèques les écrits, les portraits, les noms de Virgile et de Tite-Live. Enfin Gallion ne lui pardonnait pas d’avoir comparé le style de Sénèque à un mortier sans ciment.

Ils craignaient un peu moins Claudius, mais ils le méprisaient peut-être davantage. Ils raillaient sa tête de citrouille et sa voix de veau marin. Ce vieux savant n’était pas un monstre de méchanceté. Ils n’avaient guère à lui reprocher que sa faiblesse. Mais, dans l’exercice du pouvoir souverain, cette faiblesse était parfois aussi cruelle que la cruauté de Caïus. Ils avaient aussi contre lui des griefs domestiques. Si Caïus s’était moqué de Sénèque, Claudius l’avait exilé dans l’île de Corse. Il est vrai qu’il l’avait ensuite rappelé à Rome et revêtu des ornements de la préture. Mais ils ne lui étaient point reconnaissants d’avoir exécuté de la sorte un ordre d’Agrippine, ignorant lui-même ce qu’il ordonnait. Indignés mais patients, ils s’en reposaient sur l’impératrice de la fin du vieillard et du choix du nouveau prince. Mille bruits couraient à la honte de la fille impudique et cruelle de Germanicus. Ils n’y prêtaient pas l’oreille, et célébraient les vertus de cette femme illustre à qui les Sénèques devaient le terme de leurs disgrâces et l’accroissement de leurs honneurs. Comme il arrive souvent, leurs convictions étaient d’accord avec leurs intérêts. Une douloureuse expérience de la vie publique n’avait pas ébranlé leur confiance dans le régime fondé par le divin Auguste, affermi par Tibère et dans lequel ils remplissaient de hautes fonctions. Pour réparer les maux causés par les maîtres de l’Empire, ils comptaient sur un nouveau maître.

Gallion tira d’un pli de sa toge un rouleau de papyrus.

— Chers amis, dit-il, j’ai appris ce matin par des lettres de Rome que notre jeune prince a reçu en mariage Octavie, fille de César.

Un murmure favorable accueillit cette nouvelle.

— Certes, poursuivit Gallion, nous devons nous féliciter d’une union grâce à laquelle le prince, joignant à ses premiers titres ceux d’époux et de gendre, marche désormais l’égal de Britannicus. Mon frère Sénèque ne cesse de me vanter dans ses lettres l’éloquence et la douceur de son élève, qui illustre sa jeunesse en plaidant au Sénat devant l’empereur. Il n’a pas encore accompli sa seizième année et il a déjà gagné la cause de trois villes coupables ou malheureuses, Ilion, Bologne, Apamée.

— Ainsi donc, demanda Lucius Cassius, il n’a pas hérité l’humeur noire des Domitius, ses aïeux ?

— Non certes, répondit Gallion. C’est Germanicus qui revit en lui.

Annaeus Mela, qui ne passait pas pour flatteur, donna aussi des louanges au fils d’Agrippine. Elles paraissaient touchantes et sincères, parce qu’il les garantissait, pour ainsi dire, sur la tête de son fils encore enfant.

— Néron est chaste, modeste, bienveillant et pieux. Mon petit Lucain, qui m’est plus cher que mes yeux, fut son compagnon de jeux et d’études. Ils s’exercèrent ensemble à déclamer en langue grecque et en langue latine. Ils s’essayèrent ensemble à composer des poèmes. Jamais, dans ces luttes ingénieuses, Néron ne donna le moindre signe d’envie. Il se plaisait au contraire à vanter les vers de son rival, où, malgré la faiblesse de l’âge, paraissait, ça et là, une ardente énergie. Il semblait quelquefois heureux d’être vaincu par le neveu de son précepteur. Charmante modestie du prince de la jeunesse ! Les poètes compareront un jour l’amitié de Néron et de Lucain à la sainte amitié d’Euryale et de Nisus.

— Néron, reprit le proconsul, montre dans l’ardeur de la jeunesse, une âme douce et pleine de pitié. Ce sont là des vertus que les années ne pourront qu’affermir.

» Claudius, en l’adoptant, a sagement acquiescé au vœu du Sénat et au désir du peuple. Par cette adoption il a écarté de l’Empire un enfant accablé du déshonneur de sa mère, et il vient, en donnant Octavie à Néron, d’assurer l’avènement d’un jeune César qui fera les délices de Rome. Fils respectueux d’une mère honorée, disciple zélé d’un philosophe, Néron, dont l’adolescence brille des plus aimables vertus, Néron, notre espoir et l’espoir du monde, se souviendra dans la pourpre des leçons du Portique et gouvernera l’univers avec justice et modération.

— Nous en acceptons l’augure, dit Lollius. Puisse une ère de bonheur s’ouvrir pour le genre humain !

— Il est difficile de prévoir l’avenir, dit Gallion. Pourtant nous ne doutons point de l’éternité de la Ville. Les oracles ont promis à Rome un empire sans fin et il serait impie de n’en pas croire les dieux. Vous dirai-je ma plus chère espérance ? Je m’attends avec joie à ce que la paix règne pour toujours sur la terre après le châtiment des Parthes. Oui, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, annoncer la fin des guerres détestées des mères. Qui pourrait désormais troubler la paix romaine ? Nos aigles ont touché les bornes de l’univers. Tous les peuples ont éprouvé notre force et notre clémence. L’Arabe, le Sabéen, l’habitant de l’Haemus, le Sarmate qui se désaltère dans le sang de son cheval, le Sicambre à la chevelure bouclée, l’Éthiopien crépu, viennent en foule adorer Rome protectrice. D’où sortiraient de nouveaux barbares ? Est-il probable que les glaces du Nord ou les sables brûlants de la Libye tiennent en réserve des ennemis du peuple romain ? Tous les Barbares, gagnés à notre amitié, déposeront les armes, et Rome, aïeule aux cheveux blancs, calme dans sa vieillesse, verra les peuples assis avec respect autour d’elle, comme ses enfants adoptifs, méditer la concorde et l’amour.

Tous approuvèrent ces paroles, hors Cassius qui secoua la tête.

Il s’enorgueillissait des honneurs militaires attachés à sa naissance, et la gloire des armes, tant vantée par les poètes et les rhéteurs, excitait son enthousiasme.

— Je doute, ô Gallion, dit-il, que les peuples cessent jamais de se haïr et de se craindre. Et, à vrai dire, je ne le souhaite pas. Si la guerre cessait, que deviendraient la force des caractères, la grandeur d’âme, l’amour de la patrie ? Le courage et le dévouement ne seraient plus que des vertus sans emploi.

— Rassure-toi, Lucius, dit Gallion, quand les hommes auront cessé de se vaincre entre eux, ils travailleront à se vaincre eux-mêmes. Et c’est là le plus vertueux effort qu’ils puissent faire, le plus noble emploi de leur courage et de leur magnanimité. Oui, la mère auguste dont nous adorons les rides et les cheveux blanchis par les siècles, Rome, établira la paix universelle. Alors il fera bon vivre. La vie dans certaines conditions mérite d’être vécue. C’est une petite flamme entre deux ombres infinies ; c’est notre part de divinité. Tant qu’il vit, un homme est semblable aux dieux.

Pendant que Gallion parlait de la sorte, une colombe vint se poser sur l’épaule de la Vénus dont les formes de marbre brillaient entre les myrtes.

— Cher Gallion, dit Lollius en souriant, l’oiseau d’Aphrodite se plaît à tes discours. Ils sont doux et pleins de vénusté.

Un esclave apporta du vin frais, et les amis du proconsul parlèrent des dieux. Apollodore pensait qu’il n’était pas facile d’en connaître la nature. Lollius doutait de leur existence.

— Quand, dit-il, la foudre tombe, il dépend du philosophe que ce soit la nuée ou le dieu qui ait tonné.

Mais Cassius n’approuvait pas ces propos légers. Il croyait aux dieux de la République. Incertain seulement des limites de leur providence, il affirmait qu’ils existaient, ne consentant pas à se séparer du genre humain sur un point essentiel. Et pour se confirmer dans la religion des aïeux, il employait un raisonnement qu’il avait appris des Grecs :

— Les dieux existent, dit-il. Les hommes s’en font une image. Et l’on ne peut concevoir une image sans réalité. Comment verrait-on Minerve, Neptune, Mercure, s’il n’y avait ni Mercure, ni Neptune, ni Minerve ?

— Tu m’as persuadé, lui dit Lollius, en se moquant. La vieille femme qui vend des gâteaux de miel, sur le Forum, au pied de la basilique, a vu le dieu Typhon, ayant d’un âne la tête velue et le ventre formidable. Il la terrassa, la troussa par-dessus les oreilles, la frappa en cadence de coups retentissants et la laissa demi-morte, inondée d’une urine prodigieusement infecte. Elle rapporta elle-même comment, à l’exemple d’Antiope, elle avait été visitée par un immortel. Il est certain que le dieu Typhon existe puisqu’il a pissé sur une marchande de gâteaux.

— En dépit de tes moqueries, Marcus, je ne doute pas de l’existence des dieux, reprit Cassius. Et je pense qu’ils ont la forme humaine, puisque c’est sous cette forme qu’ils se montrent toujours à nous, soit que nous dormions, soit que nous nous tenions éveillés.

— Il est meilleur, fit observer Apollodore, de dire que les hommes ont la forme divine, puisque les dieux existaient avant eux.

— O cher Apollodore, s’écria Lollius, tu oublies que Diane fut honorée d’abord sous la forme d’un arbre et que de grands dieux ont l’apparence d’une pierre brute. Cybèle est représentée non pas avec deux seins comme une femme, mais avec plusieurs mamelles comme une chienne ou une truie. Le soleil est un dieu, mais trop chaud pour garder la forme humaine, il s’est mis en boule ; c’est un dieu rond.

Annaeus Mela blâma avec indulgence ces railleries académiques.

— Il ne faut pas prendre à la lettre, dit-il, tout ce qu’on rapporte des dieux. Le vulgaire appelle le blé Cérès, le vin Bacchus. Mais où trouverait-on un homme assez fou pour croire qu’il boit et mange un dieu ? Connaissons mieux la nature divine. Les dieux sont les diverses parties de la nature, ils se confondent tous en un dieu unique, qui est la nature entière.

Le proconsul approuva les paroles de son frère et, prenant un grave langage, définit les caractères de la divinité.

— Dieu est l’âme du monde, répandue dans toutes les parties de l’univers, auquel elle communique le mouvement et la vie. Cette âme, flamme artisane, pénétrant la matière inerte, a formé le monde. Elle le dirige et le conserve. La divinité, cause active, est essentiellement bonne. La matière dont elle fit usage, inerte et passive, est mauvaise en certaines de ses parties. Dieu n’en a pu changer la nature. C’est ce qui explique l’origine du mal dans le monde. Nos âmes sont des parcelles de ce feu divin dans lequel elles doivent s’absorber un jour. Par conséquent Dieu est en nous et il habite particulièrement dans l’homme vertueux dont l’âme n’est pas obstruée par l’épaisse matière. Ce sage en qui Dieu réside est l’égal de Dieu. Il doit, non l’implorer, mais le contenir. Et quelle folie de prier Dieu ! Quelle impiété que de lui adresser nos vœux ! C’est croire qu’il est possible d’éclairer son intelligence, de changer son cœur et de l’induire à se corriger. C’est méconnaître la nécessité qui gouverne son immuable sagesse. Il est soumis au Destin. Disons mieux : le Destin c’est lui. Ses volontés sont des lois qu’il subit comme nous. Il ordonne une fois, il obéit toujours. Libre et puissant dans sa soumission, c’est à lui-même qu’il obéit. Tous les événements du monde sont le déroulement de ses intentions premières et souveraines. Contre lui-même son impuissance est infinie.

Les auditeurs de Gallion l’applaudirent. Mais Apollodore demanda licence de faire quelques objections :

— Tu as raison de croire, ô Gallion, que Jupiter est soumis à la Nécessité, et j’estime comme toi que la Nécessité est la première des déesses immortelles. Mais il me semble que ton dieu, admirable surtout par son étendue et sa durée, eut plus de bon vouloir que de bonheur quand il fit le monde, puisqu’il ne trouva pour le pétrir qu’une substance ingrate et rebelle, et que la matière trahit l’ouvrier. Je ne puis m’empêcher de plaindre sa disgrâce. Les potiers d’Athènes sont plus heureux. Ils se procurent, pour faire des vases, une terre fine et plastique qui prend aisément et garde les contours qu’ils lui donnent. Aussi leurs amphores et leurs coupes sont-elles d’une forme plaisante. Elles s’arrondissent avec grâce, et le peintre y trace aisément des figures agréables à voir, telles que le vieux Silène sur son âne, la toilette d’Aphrodite et les chastes Amazones. En y songeant, ô Gallion, je pense que si ton dieu fut moins heureux que les potiers d’Athènes, c’est qu’il manqua de sagesse et ne fut point un bon artisan. La matière qu’il trouva n’était pas excellente. Elle n’était pas dénuée pourtant de toutes propriétés utiles, tu l’as reconnu toi-même. Il n’y a pas de choses absolument bonnes ni de choses absolument mauvaises. Une chose est mauvaise pour un usage ; elle est bonne pour un autre. On perdrait son temps et sa peine à planter des oliviers dans l’argile qui sert à façonner les amphores. L’arbre de Pallas ne croîtrait pas dans cette terre fine et pure, dont on fait les beaux vases que nos athlètes vainqueurs reçoivent en rougissant de pudeur et d’orgueil. À ce qu’il me semble, lorsqu’il forma le monde d’une matière qui n’y était pas toute propre, ton dieu, ô Gallion, s’est rendu coupable d’une faute pareille à celle que commettrait un vigneron de Mégare en plantant un arbre dans de la terre à modeler, ou quelque artisan du Céramique, s’il prenait, pour en fabriquer des amphores, la glèbe pierreuse qui nourrit les grappes blondes. Ton dieu a fait l’univers. Sûrement c’est une autre chose qu’il devait faire, pour employer convenablement ses matériaux. Puisque la substance, comme tu le prétends, lui fut rebelle par son inertie ou par quelque autre qualité mauvaise, devait-il s’obstiner à lui donner un emploi qu’elle ne pouvait tenir, et tailler imprudemment, comme on dit, son arc dans un cyprès ? L’industrie n’est pas de faire beaucoup, c’est de bien faire. Que ne s’est-il borné à construire peu de chose, mais parfaitement bien, un petit poisson, par exemple, un moucheron, une goutte d’eau !

» J’aurais encore plusieurs observations à faire sur ton dieu, Gallion, et à te demander, par exemple, si tu ne crains pas que, par son frottement perpétuel avec la matière, il ne s’use comme une meule s’use à la longue à moudre le grain. Mais ces questions ne pourraient être résolues promptement et le temps est cher à un proconsul. Permets-moi du moins de te dire que tu n’as pas raison de croire que le dieu dirige et conserve le monde, puisque, de ton propre aveu, il s’est privé d’intelligence après avoir tout compris, de volonté après avoir tout voulu, de puissance après avoir pu tout faire. Et ce fut là encore, de sa part, une faute très grave. Car il s’ôta de la sorte les moyens de corriger son œuvre imparfaite. Pour ce qui est de moi, j’incline à croire que le dieu est en réalité, non celui que tu dis, mais bien la matière qu’il a trouvée un jour et que nos Grecs appellent le chaos. Tu te trompes en croyant qu’elle est inerte. Elle se meut sans cesse, et sa perpétuelle agitation entretient la vie dans l’univers.

Ainsi parla le philosophe Apollodore. Ayant écouté ce discours avec un peu d’impatience, Gallion se défendit d’être tombé dans les erreurs et les contradictions que le Grec lui reprochait. Mais il ne réfuta pas victorieusement les raisons de son adversaire, parce qu’il n’avait pas l’esprit très subtil et parce que, dans la philosophie, il recherchait surtout des raisons de rendre les hommes vertueux et ne s’intéressait qu’aux vérités utiles.

— Entends mieux, Apollodore, dit-il, que Dieu n’est autre chose que la nature. La nature et lui ne font qu’un. Dieu et Nature sont les deux noms d’un seul être, comme Novatus et Gallion désignent un même homme. Dieu, si tu préfères, c’est la raison divine mêlée au monde. Et ne crains pas qu’il s’y use, car sa substance ténue participe du feu qui consume toute matière et demeure inaltérable.

» Mais, si toutefois, poursuivit Gallion, ma doctrine embrasse des idées mal habituées à se rencontrer les unes avec les autres, ne me le reproche pas, ô cher Apollodore, et loue-moi plutôt de ce que j’admets quelques contradictions dans ma pensée. Si je n’étais pas conciliant avec mes propres idées, si j’accordais à un seul système une préférence exclusive, je ne saurais plus tolérer la liberté des opinions, et l’ayant détruite en moi, je ne la supporterais pas volontiers chez les autres, et je perdrais le respect qu’on doit à toute doctrine établie ou professée par un homme sincère. Aux dieux ne plaise que je voie mon sentiment prévaloir à l’exclusion de tout autre et exercer un empire absolu sur les intelligences. Faites-vous un tableau, très chers amis, de l’état des mœurs, si des hommes en assez grand nombre croyaient fermement posséder la vérité et si, par impossible, ils s’entendaient sur cette vérité. Une piété trop étroite, chez les Athéniens, pourtant pleins de sagesse et d’incertitude, a causé l’exil d’Anaxagore et la mort de Socrate. Que serait-ce si des millions d’hommes étaient asservis à une idée unique sur la nature des dieux ? Le génie des Grecs et la prudence de nos ancêtres ont fait une part au doute et permis d’adorer Jupiter sous divers noms. Que dans l’univers malade une secte puissante vienne à proclamer que Jupiter n’a qu’un seul nom, aussitôt le sang coulera par toute la terre et ce ne sera pas un seul Caïus alors dont la folie menacera de mort le genre humain. Tous les hommes de cette secte seront des Caïus. Ils mourront pour un nom. Ils tueront pour un nom. Car il est plus naturel encore aux hommes de tuer que de mourir pour ce qui leur semble excellent et véritable. Aussi convient-il de fonder l’ordre public sur la diversité des opinions et non de chercher à l’établir sur le consentement de tous à une même croyance. On n’obtiendrait jamais ce consentement unanime et, en s’efforçant de l’obtenir, on rendrait les hommes aussi stupides que furieux. En effet, la vérité la plus éclatante n’est qu’un vain bruit de mots pour les hommes auxquels on l’impose. Tu m’obliges à penser une chose que tu comprends et que je ne comprends pas. Tu mets en moi de cette manière non pas quelque chose d’intelligible, mais quelque chose d’incompréhensible. Et je suis plus près de toi en croyant une chose différente, que je comprends. Car alors tous deux nous faisons usage de notre raison et avons tous deux l’intelligence de notre propre croyance.

— Laissons cela, fit Lollius. Les hommes instruits ne s’uniront jamais pour étouffer toutes les doctrines au profit d’une seule. Et quant au vulgaire, qui se soucie de lui enseigner que Jupiter a six cents noms ou qu’il n’en a qu’un ?

Cassius, plus lent et plus grave, prit la parole :

— Prends garde, ô Gallion, que l’existence de Dieu, telle que tu l’exposes, ne soit contraire aux croyances des aïeux. Il n’importe guère, en somme, que tes raisons soient meilleures ou pires que celles d’Apollodore. Mais il faut songer à la patrie. Rome doit à sa religion ses vertus et sa puissance. Détruire nos dieux, c’est nous détruire nous-mêmes.

— Ne crains pas, ami, répliqua vivement Gallion, ne crains pas que je nie d’une âme insolente les célestes protecteurs de l’Empire. La divinité unique, ô Lucius, que connaissent les philosophes, contient en elle tous les dieux comme l’humanité contient tous les hommes. Les dieux dont le culte a été institué par la sagesse de nos aïeux, Jupiter, Junon, Mars, Minerve, Quirinus, Hercule, sont les parties les plus augustes de la providence universelle, et les parties n’existent pas moins que le tout. Non certes, je ne suis pas un homme impie, ennemi des lois. Et nul plus que Gallion ne respecte les choses sacrées.

Personne ne fit mine de combattre ces idées. Et Lollius, ramenant la conversation à son premier sujet :

— Nous cherchions à percer l’avenir. Quels sont, selon vous, amis, les destinées de l’homme après la mort ?

En réponse à cette question, Annaeus Mela promit l’immortalité aux héros et aux sages. Mais il la refusa au commun des hommes.

— Il n’est pas croyable, dit-il, que les avares, les gourmands, les envieux aient une âme immortelle. Un semblable privilège pourrait-il appartenir à des êtres ineptes et grossiers ? Nous ne le pensons pas. Ce serait offenser la majesté des dieux que de croire qu’ils ont destiné à l’immortalité le rustre qui ne connaît que ses chèvres et ses fromages, et l’affranchi, plus riche que Crésus, qui n’eut d’autres soins au monde que de vérifier les comptes de ses intendants. Pourquoi, dieux bons ! seraient-ils pourvus d’une âme ? Quelle figure feraient-ils parmi les héros et les sages, dans les prairies élyséennes ? Ces malheureux, semblables à tant d’autres sur la terre, ne sont pas capables de remplir la vie humaine, qui est courte. Comment en rempliraient-ils une plus longue ? Les âmes vulgaires s’éteignent à la mort, ou tourbillonnent quelque temps autour de notre globe et se dissipent dans les couches épaisses de l’air. La vertu seule, en égalant l’homme aux dieux, le fait participer à leur immortalité. Ainsi que l’a dit un poète :

Elle ne descend jamais aux ombres du Styx, l’illustre vertu. Vis en héros et les destins ne t’entraîneront point dans le fleuve cruel de l’oubli. Au dernier de tes jours, la gloire t’ouvrira le chemin du ciel.

» Connaissons notre condition. Nous devons tous périr et périr tout entiers. L’homme d’une vertu éclatante n’échappe au sort commun qu’en devenant dieu et en se faisant admettre dans l’Olympe parmi les Héros et les Dieux.

— Mais il n’a pas connaissance de sa propre apothéose, dit Marcus Lollius. Il n’existe pas sur la terre un esclave, il n’existe pas un barbare qui ne sache qu’Auguste est un dieu. Mais Auguste ne le sait pas. Aussi nos Césars s’acheminent-ils à regret vers les constellations et nous voyons aujourd’hui Claudius approcher en pâlissant de ces pâles honneurs.

Gallion secoua la tête :

— Le poète Euripide a dit :

Nous aimons cette vie qui se montre à nous sur la terre parce que nous n’en connaissons point d’autre.

Tout ce qu’on rapporte des morts est incertain, mêlé de fables et de mensonges. Toutefois, je crois que les hommes vertueux parviennent à une immortalité dont ils ont pleine connaissance. Entendez bien qu’ils l’obtiennent par leur propre effort et non point comme une récompense décernée par les dieux. De quel droit les dieux immortels abaisseraient-ils un homme vertueux jusqu’à le récompenser ? Le véritable salaire du bien est de l’avoir fait et il n’y a hors de la vertu aucun prix digne d’elle. Laissons aux âmes vulgaires, pour soutenir leurs vils courages, la crainte du châtiment et l’espoir de la récompense. N’aimons dans la vertu que la vertu elle-même. Gallion, si ce que les poètes content des enfers est véritable, si après ta mort tu es conduit devant le tribunal de Minos, tu lui diras : « Minos ne me jugera pas. Mes actions m’ont jugé. »

— Comment, demanda le philosophe Apollodore, les dieux donneraient-ils aux hommes l’immortalité dont ils ne jouissent pas eux-mêmes ?

Apollodore, en effet, ne croyait pas que les dieux fussent immortels ou du moins que leur empire sur le monde dût s’exercer éternellement.

Il en donna ses raisons :

— Le règne de Jupiter a commencé, dit-il, après l’âge d’or. Nous savons, par des traditions que des poètes nous ont conservées, que le fils de Saturne a succédé à son père dans le gouvernement du monde. Or, tout ce qui eut commencement doit avoir fin. Il est inepte de supposer qu’une chose limitée par un côté peut être d’un autre côté illimitée. Il faudrait alors la dire tout ensemble finie et infinie, ce qui serait absurde. Tout ce qui présente un point extrême est mesurable à partir de ce point et ne saurait cesser d’être mesurable sur aucun point de son étendue, à moins de changer de nature, et c’est le propre de ce qui est mesurable d’être compris entre deux points extrêmes. Nous devons donc tenir pour certain que le règne de Jupiter finira comme a fini le règne de Saturne. Ainsi que l’a dit Eschyle :

Jupiter est soumis à la Nécessité. Il ne peut échapper à ce qui est fatal.

Gallion pensait de même, pour des raisons tirées de l’observation de la nature.

— J’estime comme toi, ô mon Apollodore, que les règnes des dieux ne sont pas immortels ; et l’observation des phénomènes célestes m’incline à cet avis. Les cieux ainsi que la terre sont sujets à la corruption, et les palais divins, ruineux comme les demeures des hommes, s’écroulent sous le poids des siècles. J’ai vu des pierres tombées des régions de l’air. Elles étaient noires et toutes rongées par le feu. Elles nous apportaient le témoignage certain d’une conflagration céleste.

» Apollodore, les corps des dieux ne sont pas plus inaltérables que leurs maisons. S’il est vrai, comme l’enseigne Homère, que les dieux, habitants de l’Olympe, ensemencent les flancs des déesses et des mortelles, c’est donc qu’ils ne sont pas eux-mêmes immortels, bien que leur vie passe de beaucoup en longueur celle des hommes, et il est manifeste, par là, que le destin les soumet à la nécessité de transmettre une existence qu’ils ne sauraient garder toujours.

— En effet, dit Lollius, on ne conçoit guère que des immortels produisent des enfants à la manière des hommes et des animaux, ni même qu’ils possèdent des organes pour cet usage. Mais les amours des dieux sont peut-être un mensonge des poètes.

Apollodore soutint de nouveau, par des raisons déliées, que le règne de Jupiter finirait un jour. Et il annonça qu’au fils de Saturne succéderait Prométhée.

— Prométhée, répliqua Gallion, fut délivré par Hercule avec le consentement de Jupiter, et il jouit dans l’Olympe de la félicité due à sa prévoyance et à son amour des hommes. Rien ne changera plus ses destins heureux.

Apollodore demanda :

— Qui donc, alors, selon toi, ô Gallion, héritera la foudre qui ébranle le monde ? — Bien qu’il semble audacieux de répondre à cette question, je crois pouvoir le faire, répondit Gallion, et nommer le successeur de Jupiter.

Comme il prononçait ces mots, un officier de la basilique, chargé d’appeler les causes, se présenta devant lui et l’avertit que des plaideurs l’attendaient au tribunal.

Le proconsul demanda si l’affaire était de grande importance.

— C’est une affaire très petite, ô Gallion, répondit l’officier de la basilique. Un homme du port de Kenchrées vient de traîner un étranger devant ton tribunal. Ils sont tous deux Juifs et d’humble condition. Ils se querellent au sujet de quelque coutume barbare ou de quelque grossière superstition, comme c’est l’habitude des Syriens. Voici la minute de leur plainte. C’est du punique pour le greffier qui l’a écrite.

» Le plaignant te représente, ô Gallion, qu’il est chef de l’assemblée des Juifs ou, comme on dit en grec, de la synagogue, et il te demande justice contre un homme de Tarse, qui, établi nouvellement à Kenchrées, vient, chaque samedi, parler dans la synagogue contre la loi juive. « C’est un scandale et une abomination, que tu feras cesser », dit le plaignant. Et il réclame l’intégrité des privilèges appartenant aux enfants d’Israël. Le défendeur revendique pour tous ceux qui croient à ce qu’il enseigne leur adoption et leur incorporation dans la famille d’un homme nommé Abrahamus et il menace le plaignant de la colère divine. Tu vois, ô Gallion, que cette cause est petite et obscure. Il t’appartient de décider si tu la retiens pour toi ou si tu la laisseras juger par un moindre magistrat.

Les amis du proconsul lui conseillèrent de ne point se déranger pour une si méchante affaire.

— Je me fais un devoir, leur répondit-il, de suivre à cet égard les règles tracées par le divin Auguste. Ce ne sont pas seulement les grandes causes qu’il importe que je juge moi-même ; mais aussi les petites quand la jurisprudence n’en est pas fixée. Certaines affaires minimes reviennent tous les jours et sont importantes, du moins par leur fréquence. Il convient que j’en juge moi-même une de chaque sorte. Un jugement du proconsul est exemplaire et fait loi.

— Il faut te louer, ô Gallion, dit Lollius, du zèle que tu mets à remplir tes fonctions consulaires. Mais, connaissant ta sagesse, je doute qu’il te soit agréable de rendre la justice. Ce que les hommes décorent de ce nom n’est, en réalité, qu’un ministère de basse prudence et de vengeance cruelle. Les lois humaines sont filles de la colère et de la peur.

Gallion rejeta mollement cette maxime. Il ne reconnaissait pas aux lois humaines les caractères de la véritable justice :

— Le châtiment du crime est de l’avoir commis. La peine que les lois y ajoutent est inégale et superflue. Mais enfin puisque, par la faute des hommes, il est des lois, nous devons les appliquer équitablement.

Il avertit l’officier de la basilique qu’il se rendrait dans quelques instants au tribunal, puis, se tournant vers ses amis :

— A vrai dire, j’ai une raison particulière d’examiner cette affaire par mes yeux. Je ne dois négliger aucune occasion de surveiller ces Juifs de Kenchrées, race turbulente, haineuse, contemptrice des lois, qu’il n’est pas facile de contenir. Si jamais la paix de Corinthe est troublée, ce sera par eux. Ce port, où viennent mouiller tous les navires de l’Orient, cache dans un amas confus de magasins et d’auberges une foule innombrable de voleurs, d’eunuques, de devins, de sorciers, de lépreux, de violateurs de sépulcres et d’homicides. C’est le repaire de toutes les infamies et de toutes les superstitions. On y vénère Isis, Eschmoun, la Vénus Phénicienne et le dieu des Juifs. Je suis effrayé de voir ces Juifs immondes se multiplier, plutôt à la manière des poissons qu’à celle des hommes. Ils pullulent dans les rues fangeuses du port comme des crabes dans les rochers.

— Ils pullulent de même à Rome, chose plus effrayante, s’écria Lucius Cassius. C’est le crime du grand Pompée d’avoir introduit cette lèpre dans la Ville. Les prisonniers, amenés de Judée pour son triomphe et qu’il eut le tort de ne pas traiter selon la coutume des aïeux, ont peuplé de leur engeance servile la rive droite du fleuve. Au pied du Janicule, parmi les tanneries, les boyauderies et les pourrissoirs, dans ces faubourgs où afflue tout ce qu’il y a d’infamies et d’horreurs dans le monde, ils vivent des métiers les plus vils, déchargent les chalans venus d’Ostie, vendent des loques et des rogatons, échangent des allumettes contre des verres cassés. Leurs femmes vont dire l’avenir dans les maisons des riches ; leurs enfants tendent la main aux passants dans les bosquets d’Egérie. Comme tu l’as dit, Gallion, ennemis du genre humain et d’eux-mêmes, ils fomentent sans cesse la sédition. Il y a quelques années, les partisans d’un certains Chrestus ou Cherestus, soulevèrent parmi les Juifs de sanglantes émeutes. La porta Portese fut mise à feu et à sang, et César, en dépit de sa longanimité, dut sévir. Il chassa de Rome les plus séditieux.

— Je le sais, dit Gallion. Plusieurs de ces bannis vinrent habiter Kenchrées, entre autres un Juif et une Juive du Pont qui y vivent encore et y exercent quelque humble métier. Ils tissent, je crois, les grossières étoffes de Cilicie. Je n’ai rien appris de remarquable sur les partisans de Chrestus. Quant à Chrestus lui-même, j’ignore ce qu’il est devenu et s’il vit encore.

— Je l’ignore comme toi, Gallion, reprit Lucius Cassius, et nul ne le saura jamais. Ces êtres vils ne parviennent pas même à la célébrité du crime. D’ailleurs, il y a tant d’esclaves du nom de Chrestus qu’il serait malaisé d’en discerner un dans cette multitude.

» Mais c’est peu que les Juifs soulèvent des tumultes dans ces bouges où leur nombre et leur infimité les dérobent à toute surveillance. Ils se répandent par la Ville, ils s’insinuent dans les familles et partout ils jettent le trouble. Ils vont crier dans le Forum pour le compte des agitateurs qui les payent, et ces méprisables étrangers excitent les citoyens à se haïr entre eux. Nous avons trop longtemps souffert leur présence dans les assemblées populaires, et ce n’est pas d’aujourd’hui que les orateurs évitent de parler contre le sentiment de ces misérables, de peur des outrages. Entêtés à se soumettre à leur loi barbare, ils veulent y soumettre les autres, et ils trouvent des adeptes parmi les Asiatiques et même parmi les Grecs. Et, chose à peine croyable, pourtant certaine, ils imposent leurs usages aux Latins eux-mêmes. Il y a, dans la Ville, des quartiers entiers où toutes les boutiques sont fermées le jour de leur Sabbat. O honte de Rome ! Et tandis qu’ils corrompent les gens de peu, parmi lesquels ils vivent, leurs rois, admis dans le palais de César, pratiquent leurs superstitions avec insolence et donnent à tous les citoyens un exemple illustre et détestable. Ainsi, de toutes parts, les Juifs imbibent l’Italie du venin oriental.

Annaeus Mela, qui avait voyagé par tout le monde romain, fit sentir à ses amis l’étendue du mal dont ils se plaignaient.

— Les Juifs corrompent toute la terre, dit-il. Il n’y a point de ville grecque, il n’y a presque point de villes barbares où l’on ne cesse de travailler le septième jour, où l’on n’allume des lampes, où l’on ne célèbre des jeûnes à leur exemple, où l’on ne s’abstienne comme eux de manger la chair de certains animaux. » J’ai rencontré à Alexandrie un vieillard juif qui ne manquait pas d’intelligence et qui même était versé dans les lettres grecques. Il se réjouissait du progrès de sa religion dans l’Empire. « A mesure que les étrangers connaissent nos lois, m’a-t-il dit, ils les trouvent aimables et s’y soumettent volontiers, tant les Romains que les Grecs, et ceux qui demeurent sur le continent et les habitants des îles, les nations occidentales et orientales, l’Europe et l’Asie. » Ce vieillard parlait peut-être avec quelque exagération. Pourtant on voit beaucoup de Grecs incliner aux croyances des Juifs.

Apollodore nia avec vivacité qu’il en fût ainsi.

— Des Grecs qui judaïsent, dit-il, vous n’en trouverez que dans la lie du peuple et parmi les Barbares errant dans la Grèce comme des brigands et des vagabonds. Il se peut toutefois que les sectateurs du Bègue aient séduit quelques Grecs ignorants, en leur faisant croire qu’on trouve dans des livres hébreux les idées de Platon sur la providence divine. Tel est, en effet, le mensonge qu’ils s’efforcent de répandre.

— C’est un fait, répondit Gallion, que les Juifs reconnaissent un dieu unique, invisible, tout-puissant, créateur du monde. Mais il s’en faut qu’ils l’adorent avec sagesse. Ils publient que ce dieu est l’ennemi de tout ce qui n’est pas juif et qu’il ne peut souffrir dans son temple ni les simulacres des autres dieux, ni la statue de César ni ses propres images. Ils traitent d’impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent un dieu à la ressemblance de l’homme. Que ce dieu ne puisse être exprimé par le marbre ni l’airain, on en donne diverses raisons dont quelques-unes, je l’avoue, sont bonnes et conformes à l’idée que nous nous faisons de la divine providence. Mais que penser, ô cher Apollodore, d’un dieu assez ennemi de la république pour ne point admettre dans son sanctuaire les statues du Prince ? Que penser d’un dieu qui s’offense des honneurs rendus à d’autres dieux ? Et que penser d’un peuple qui prête à ses dieux de pareils sentiments ? Les Juifs regardent les dieux des Latins, des Grecs et des Barbares comme des dieux ennemis, et ils poussent la superstition jusqu’à croire qu’ils possèdent de Dieu une pleine et entière connaissance, à laquelle on ne doit rien ajouter, dont on ne saurait rien retrancher.

» Vous le savez, chers amis, ce n’est pas assez de souffrir toutes les religions ; il faut les honorer toutes, croire que toutes sont saintes, qu’elles sont égales entre elles par la bonne foi de ceux qui les professent, que semblables à des traits lancés de points différents vers un même but, elles se rejoignent dans le sein de Dieu. Seule, cette religion qui ne souffre qu’elle, ne saurait être tolérée. Si on la laissait croître, elle dévorerait toutes les autres. Que dis-je ? une religion si farouche n’est pas une religion, mais plutôt une abligion et non plus un lien qui unit les hommes pieux, mais le tranchant de ce lien sacré. C’est une impiété et la plus grande de toutes. Car, peut-on faire un plus cruel outrage à la divinité que de l’adorer sous une forme particulière et de la vouer en même temps à l’exécration sous toutes les autres formes qu’elle revêt au regard des hommes ?

» Quoi ! sacrifiant à Jupiter qui porte un boisseau sur la tête, j’interdirais à un homme étranger de sacrifier à Jupiter dont la chevelure, semblable à la fleur d’hyacinthe, descend nue sur ses épaules ; et je me croirais encore adorateur de Jupiter, impie que je serais ! Non ! non ! l’homme religieux, lié aux dieux immortels, est également lié à tous les hommes par la religion qui embrasse la terre avec le ciel. Exécrable erreur des Juifs qui se croient pieux en n’adorant que leur Dieu !

— Ils se font circoncire en son honneur, dit Annaeus Mela. Pour dissimuler cette mutilation, ils sont obligés, quand ils vont aux bains publics, de renfermer dans un étui ce qu’on ne doit raisonnablement ni étaler avec ostentation ni cacher comme une ignominie. Car il est également ridicule à un homme de se faire orgueil ou honte de ce qu’il a de commun avec tous les hommes. Ce n’est pas sans raison que nous redoutons, chers amis, le progrès des usages judéens dans l’Empire. Il n’est pas à craindre toutefois que les Romains et les Grecs adoptent la circoncision. Il n’est pas croyable que cet usage pénètre même chez les Barbares, qui pourtant en éprouveraient une moindre disgrâce, puisqu’ils sont, pour la plupart, assez absurdes pour imputer à déshonneur à un homme de se montrer nu devant ses semblables.

— J’y songe ! s’écria Lollius. Quand notre douce Canidia, la fleur des matrones de l’Esquilin, envoie ses beaux esclaves aux thermes, elle les oblige à mettre un caleçon, enviant à tout le monde jusqu’à la vue de ce qui lui est le plus cher en eux. Par Pollux ! elle sera cause qu’on les croira Juifs, soupçon outrageant, même pour un esclave.

Lucius Cassius reprit d’une âme irritée :

— J’ignore si la démence juive gagnera le monde entier. Mais c’est trop que cette folie se propage parmi les ignorants, c’est trop qu’on la souffre dans l’Empire, c’est trop qu’on laisse subsister cette race fétide, descendue à toutes les hontes, absurde et sordide dans ses mœurs, impie et scélérate dans ses lois, en exécration aux dieux immortels. Le Syrien obscène corrompt la Ville de Rome. Cette humiliation est la peine de nos crimes. Nous avons méprisé les anciens usages et les bonnes disciplines des ancêtres. Ces maîtres de la terre, qui nous l’ont soumise, nous ne les servons plus. Qui pense encore aux aruspices ? Qui respecte les augures ? Qui révère Mavors et les Jumeaux divins ? O triste abandon des devoirs religieux ! L’Italie a répudié ses dieux indigètes et ses génies tutélaires. Elle est désormais ouverte de toutes parts aux superstitions étrangères et livrée sans défense à la foule impure des prêtres orientaux. Hélas ! Rome n’a-t-elle conquis le monde que pour être conquise par les Juifs ! Certes, les avertissements ne nous auront pas manqué. Les débordements du Tibre et la disette des grains ne sont pas des signes douteux de la colère divine. Chaque jour nous apporte quelque présage funeste. La terre tremble, le soleil se voile, la foudre éclate dans un ciel pur. Les prodiges succèdent aux prodiges. On a vu des oiseaux sinistres perchés au faîte du Capitole. Sur la rive étrusque, un bœuf a parlé. Des femmes ont enfanté des monstres ; une voix lamentable s’est élevée au milieu des jeux du théâtre. La statue de la Victoire a lâché les rênes de son char.

— Les habitants des palais célestes, dit Marcus Lollius, ont d’étranges façons de se faire entendre. S’il veulent un peu plus de graisse et d’encens, qu’ils le disent clairement au lieu de s’exprimer par le tonnerre, les nuages, les corneilles, les bœufs, les statues d’airain et les enfants à deux têtes. Reconnais aussi, Lucius, qu’ils ont trop beau jeu à nous présager des malheurs, puisque, selon le cours naturel des choses, il n’y a pas de jour qui n’amène une infortune privée ou publique.

Mais Gallion semblait touché des douleurs de Cassius.

— Claudius, dit-il, Claudius, bien qu’il dorme toujours, s’est ému d’un si grand péril. Il s’est plaint au Sénat du mépris où étaient tombés les anciens usages. Effrayé du progrès des superstitions étrangères, le Sénat, sur son avis, a rétabli les aruspices. Mais ce ne sont pas seulement les cérémonies du culte, ce sont les cœurs des hommes qu’il faudrait rétablir dans leur pureté première. Romains, vous redemandez vos dieux. Le vrai séjour des dieux en ce monde est l’âme des hommes vertueux. Rappelez en vous les vertus passées, la simplicité, la bonne foi, l’amour du bien public, et les dieux y rentreront aussitôt. Vous serez vous-mêmes des temples et des autels.

Il dit, et, prenant congé de ses amis, gagna sa litière qui, depuis quelques instants, l’attendait près du bosquet de myrtes, pour le porter au tribunal.

Ils s’étaient levés et, derrière lui, quittant les jardins, ils marchaient à pas lents sous un double portique, disposé de manière à ce qu’on y trouvât de l’ombre à toute heure du jour, et qui conduisait des murs de la villa jusqu’à la basilique où le proconsul rendait la justice.

Lucius Cassius, chemin faisant, se plaignait à Méla de l’oubli où étaient tombées les antiques disciplines.

Marcus Lollius, posant la main sur l’épaule d’Apollodore :

— Il me semble que ni notre doux Gallion, ni Méla ni même Cassius n’ont dit pourquoi ils haïssaient si fort les Juifs. Je crois le savoir et veux te le confier, très cher Apollodore. Les Romains qui offrent aux dieux, comme un présent agréable, une truie blanche, ornée de bandelettes, ont en exécration ces Juifs qui refusent de manger du porc. Ce n’est pas en vain que les destins envoyèrent au pieux Énée une laie blanche en présage. Si les dieux n’avaient pas couvert de chênes les royaumes sauvages d’Évandre et de Turnus, Rome ne serait pas aujourd’hui la maîtresse du monde. Les glands du Latium engraissèrent les cochons dont la chair a seule apaisé l’insatiable faim des magnanimes neveux de Rémus. Nos Italiens, dont les corps sont formés de sangliers et de porcs, se sentent offensés par l’orgueilleuse abstinence des Juifs, obstinés à rejeter, ainsi qu’un aliment immonde, ces gras troupeaux, chers au vieux Caton, qui nourrissent les maîtres de l’Univers.

Ainsi, tous quatre, échangeant de faciles propos et goûtant l’ombre douce, ils parvinrent à l’extrémité du portique et virent tout à coup le Forum étincelant de lumière.

À cette heure matinale, il était tout agité du mouvement de la foule sonore. Au milieu de la place se dressait une Minerve d’airain sur un socle où étaient sculptées les Muses, et l’on voyait, à droite et à gauche, un Mercure et un Apollon de bronze, œuvre d’Hermogène de Cythère. Un Neptune à la barbe verte se tenait debout dans une vasque. Sous les pieds du dieu, un dauphin vomissait de l’eau. Le Forum était de toutes parts environné de monuments dont les hautes colonnes et les voûtes révélaient l’architecture romaine. En face du portique par lequel Méla et ses amis étaient venus, les Propylées, que surmontaient deux chars dorés, bornaient la place publique et conduisaient par un escalier de marbre dans la voie large et droite du Leckhée. De l’un et l’autre côté de ces portes héroïques, régnaient les frontons peints des sanctuaires, le Panthéon et le temple de Diane Éphésienne. Le temple d’Octavie, sœur d’Auguste, dominait le Forum et regardait la mer.

La basilique n’en était séparée que par une ruelle obscure. Elle s’élevait sur deux étages d’arcades, soutenues par des piliers auxquels s’appliquaient des demi-colonnes doriques portant sur une base carrée. On y reconnaissait le style romain qui imprimait son caractère à tous les autres édifices de la ville. Il ne subsistait de la première Corinthe que les débris calcinés d’un vieux temple.

Les arcades inférieures de la basilique étaient ouvertes et servaient de boutiques à des marchands de fruits, de légumes, d’huile, de vin et de friture, à des oiseleurs, des bijoutiers, des libraires et des barbiers. Des changeurs s’y tenaient assis derrière de petites tables couvertes de pièces d’or et d’argent. Et du creux sombre de ces échoppes sortaient des cris, des rires, des appels, des bruits de querelles et des odeurs fortes. Sur les degrés de marbre, partout où l’ombre bleuissait les dalles, des oisifs jouaient aux dés ou aux osselets, des plaideurs se promenaient de long en large avec un air anxieux, des matelots cherchaient gravement les plaisirs auxquels ils dussent consacrer leur argent et des curieux lisaient des nouvelles de Rome rédigées par des Grecs futiles. À cette foule de Corinthiens et d’étrangers se montraient avec obstination des mendiants aveugles, de jeunes garçons épilés et fardés, des marchands d’allumettes et des marins estropiés portant pendu à leur cou le tableau de leur naufrage. Du toit de la basilique les colombes descendaient en troupes sur les grands espaces vides, recouverts de soleil, et becquetaient des graines dans les fentes des dalles chaudes.

Une fille de douze ans, brune et veloutée comme une violette de Zanthe, posa par terre son petit frère qui ne savait pas encore marcher, mit près de lui une écuelle ébréchée, pleine de bouillie avec une cuiller de bois, et lui dit :

— Mange, Comatas, mange et tais-toi, de peur du cheval rouge.

Puis elle courut, une obole à la main, vers le marchand de poissonsqui dressait derrière des corbeilles tapissées d’herbes marines sa face ridée et sa poitrine nue, couleur de safran.

Cependant une colombe, voletant au-dessus du petit Comatas, emmêla ses pattes dans les cheveux de l’enfant. Et pleurant et appelant sa sœur à son aide, il criait d’une voix étouffée par les sanglots :

— Ioessa ! Ioessa !

Mais Ioessa ne l’entendait pas. Elle cherchait dans les corbeilles du vieillard, parmi les poissons et les coquillages, de quoi charmer la sécheresse de son pain. Elle ne prit ni une grive de mer, ni une smaride, dont la chair est délicate, mais qui valent beaucoup d’argent. Elle emporta, dans le creux de sa robe retroussée, trois poignées d’oursins et d’épines de mer.

Et le petit Comatas, la bouche grande ouverte et buvant ses larmes, ne cessait d’appeler :

— Ioessa ! Ioessa !

L’oiseau de Vénus n’enleva pas, à l’exemple de l’aigle de Jupiter, le petit Comatas dans le ciel radieux. Il le laissa à terre, emportant dans son vol, entre ses pattes roses, trois fils d’or d’une chevelure emmêlée.

Et l’enfant, les joues brillantes de larmes et barbouillées de poussière, pressant dans ses petits poings sa cuiller de bois, sanglotait auprès de son écuelle renversée.

Annaeus Méla, suivi de ses trois amis, avait monté les degrés de la basilique. Indifférent au bruit et au mouvement de la multitude vague, il enseignait à Cassius la rénovation future de l’univers :

— Au jour fixé par les dieux, les choses présentes, dont l’ordre et l’arrangement frappent nos regards, seront détruites. Les astres heurteront les astres ; toutes les matières qui composent le sol, l’air et les eaux, brûleront d’une seule flamme. Et les âmes humaines, ruines imperceptibles dans la ruine universelle, retourneront en leurs éléments primitifs. Un monde tout neuf….

En prononçant ces mots, Annaeus Méla heurta du pied un dormeur étendu à l’ombre. C’était un vieillard qui avait assemblé avec art sur son corps poudreux les trous de son manteau. Sa besace, ses sandales et son bâton gisaient à son côté.

Le frère du proconsul, toujours amène et bienveillant envers les hommes de la plus humble condition, se serait excusé, mais l’homme couché ne lui en laissa pas le temps.

— Regarde mieux où tu poses le pied, brute, lui cria-t-il, et donne l’aumône au philosophe Posocharès.

— Je vois une besace et un bâton, fit le Romain en souriant. Je ne vois pas encore un philosophe.

Et, comme il allait jeter à Posocharès une pièce d’argent, Apollodore lui arrêta la main.

— Abstiens-toi, Annaeus. Ce n’est pas un philosophe, ce n’est pas même un homme.

— J’en suis un, répondit Méla, si je lui donne de l’argent, et il est un homme s’il prend cet argent. Car, seul de tous les animaux, l’homme fait ces deux choses. Et ne vois-tu pas que, pour un denier, je m’assure que je vaux mieux que lui ? Ton maître enseigne que celui qui donne est meilleur que celui qui reçoit.

Posocharès prit la pièce. Puis il vomit sur Annaeus Méla et ses compagnons de grossières injures, les traitant d’orgueilleux et de débauchés et les renvoyant aux prostitués et aux jongleurs qui passaient autour d’eux en balançant les hanches. Après quoi, découvrant jusqu’au nombril son corps velu et ramenant sur son visage les lambeaux de son manteau, il se recoucha de son long sur le pavé.

— N’êtes-vous pas curieux, demanda Lollius à ses compagnons, d’entendre les Juifs exposer dans le prétoire le sujet de leur querelle ?

Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient nul désir et qu’ils préféraient se promener sous le portique, en attendant le proconsul qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir.

— Je ferai donc comme vous, amis, répliqua Lollius. Nous n’y perdrons rien d’intéressant.

» D’ailleurs, ajouta-t-il, les Juifs venus de Kenkhrées pour accompagner les plaideurs ne sont pas tous dans la basilique. En voici un, reconnaissable, mes amis, à son nez recourbé et à sa barbe fourchue. Il s’agite comme la Pythie.

Et Lollius, du regard et du doigt, montrait un étranger maigre, pauvrement vêtu, qui sous le portique vociférait au milieu d’une foule moqueuse :

— Hommes corinthiens, vous vous fiez à tort en votre sagesse, qui n’est que folie. Vous suivez aveuglément les préceptes de vos philosophes, qui vous enseignent la mort et non la vie. Vous n’observez pas la loi naturelle et, pour vous punir, Dieu vous a livrés aux vices contre nature…

Un matelot, qui s’approcha du cercle des curieux, reconnut cet homme, car il murmura en haussant les épaules :

— C’est Stéphanas, le Juif de Kenkhrées, qui apporte encore quelque nouvelle extraordinaire du séjour des nuées où il est monté, si nous l’en croyons.

Et Stéphanas enseignait le peuple :

— Le chrétien est délivré de la loi et de la concupiscence. Il est exempt de la damnation par la miséricorde de Dieu, qui a envoyé son fils unique prendre une chair de péché pour détruire le péché. Mais vous ne serez délivrés que si, rompant avec la chair, vous vivez selon l’esprit.

» Les Juifs observent la loi et ils croient être sauvés par leurs œuvres. Mais c’est la foi qui sauve, et non les œuvres. Que leur sert d’être circoncis de fait, si leur cœur est incirconcis ?

» Hommes corinthiens, ayez la foi et vous serez incorporés dans la famille d’Abraham.

La foule commençait à rire et à se moquer de ces paroles obscures. Mais le Juif, d’une voix creuse, prophétisait. Il annonçait une grande colère et le feu destructeur qui consumerait le monde.

— Et ces choses arriveront moi vivant, criait-il, et je les verrai de mes yeux. L’heure est venue de nous réveiller du sommeil. La nuit est passée, le jour approche. Les saints seront ravis au ciel et ceux qui n’auront pas cru en Jésus crucifié périront.

Puis, promettant la résurrection des corps, il invoqua Anastasis, au milieu des moqueries de la foule hilare.

À ce moment un homme aux robustes poumons, le boulanger Milon, membre du Sénat de Corinthe, qui depuis quelques instants écoutait le Juif avec impatience, s’approcha de lui, le tira par le bras et le secouant rudement :

— Cesse, misérable, lui dit-il, cesse de débiter ces paroles vaines. Tout cela n’est que contes d’enfants et niaiseries propres à séduire l’esprit des femmes. Comment peux-tu, sur la foi de tes songes, débiter tant de sottises, laissant tout ce qui est beau et ne te plaisant qu’à ce qui est mal, sans même tirer profit de ta haine ? Renonce à tes fantômes étranges, à tes desseins pervers, à tes sombres prophéties, de peur qu’un dieu ne t’envoie aux corbeaux pour te punir de tes imprécations contre cette ville et contre l’Empire.

Les citoyens applaudirent aux paroles de Milon.

— Il dit vrai, s’écriaient-ils. Ces Syriens n’ont qu’un dessein : ils veulent affaiblir notre patrie. Ils sont les ennemis de César.

Plusieurs prirent à l’étal des fruitiers des courges et des caroubes, d’autres ramassèrent des coquilles d’huitres, et ils les lancèrent à l’apôtre, qui vaticinait encore.

Jeté à bas du portique, il allait par le Forum, criant sous les huées, l’injure et les coups, souillé d’immondices, sanglant, et demi-nu :

— Mon maître l’a dit, nous sommes les balayures du monde.

Et il exultait de joie.

Les enfants le poursuivirent sur la route de Kenkhrées, en criant :

— Anastasis ! Anastasis !

Posocharès ne dormait point. À peine les amis du proconsul s’étaient-ils éloignés, qu’il se souleva sur le coude. Assise à quelques pas de lui, sur une marche, la brune Ioessa broyait entre ses dents de jeune chienne la carapace d’une épine de mer. Le cynique l’appela et fit briller la pièce d’argent qu’il venait de recevoir. Puis, ayant rajusté ses haillons, il se leva, chaussa ses sandales, ramassa son bâton, sa besace, et descendit les degrés. Ioessa vint à lui, lui prit des mains la besace trouée qu’elle posa gravement sur son épaule, comme pour la porter en offrande à l’auguste Cypris, et suivit le vieillard.

Apollodore les vit qui prenaient la route de Kenkhrées pour gagner le cimetière des esclaves et le lieu des supplices, marqué de loin par les nuées de corbeaux qui volaient au-dessus des croix. Le philosophe et la jeune fille y savaient un buisson d’arbouses, toujours désert, et propice aux jeux d’Éros.

À cette vue Apollodore, tirant Méla par un pan de la toge :

— Regarde, lui dit-il. Ce chien n’a pas plus tôt reçu ton aumône, qu’il emmène une enfant pour s’accoupler à elle.

— C’est donc, répondit Méla, que j’ai donné de l’argent à une sorte d’homme à qui l’argent était très convenable.

Et le petit Comatas, assis sur la dalle chaude et suçant ses pouces, riait de voir un caillou étinceler au soleil.

— Au reste, poursuivit Méla, tu dois reconnaître, ô Apollodore, que la façon dont Posocharès fait l’amour n’est pas de toutes la moins philosophique. Ce chien est plus sage assurément que nos jeunes débauchés du Palatin, qui aiment dans les parfums, les rires et les larmes, avec des langueurs et des fureurs…

Comme il parlait, une rauque clameur s’éleva dans le prétoire et vint étourdir les oreilles du Grec et des trois Romains.

— Par Pollux ! s’écria Lollius, les plaideurs que juge notre Gallion crient comme des portefaix et il me semble qu’avec leurs grognements vient jusqu’à nous, à travers les portes, une odeur de sueur et d’oignon.

— Rien n’est plus vrai, dit Apollodore. Mais si Posocharès était un philosophe et non un chien, loin de sacrifier à la Vénus des carrefours, il fuirait la race entière des femmes et s’attacherait uniquement à un jeune garçon dont il ne contemplerait la beauté extérieure que comme l’expression d’une beauté intérieure plus noble et plus précieuse.

— L’amour, reprit Méla, est une passion abjecte. Il trouble les conseils, brise les desseins généreux et tire les pensées les plus hautes aux soins les plus vils. Il ne saurait habiter un esprit sensé. Ainsi que le poète Euripide nous l’enseigne…

Méla n’acheva pas. Précédé des licteurs qui écartaient la foule, le proconsul sortit de la basilique et s’approcha de ses amis.

— Je n’ai pas été longtemps séparé de vous, dit-il. La cause que j’étais appelé à juger était aussi mince que possible et très ridicule. En entrant dans le prétoire, je le trouvai envahi par une troupe bigarrée de ces Juifs qui vendent aux marins, sur le port de Kenkhrées, dans des boutiques sordides, des tapis, des étoffes et de menus joyaux d’or et d’argent. Ils remplissaient l’air de glapissements aigus et d’une farouche odeur de bouc. J’eus du mal à saisir le sens de leurs paroles et il me fallut faire effort pour comprendre que l’un de ces Juifs, nommé Sosthène, qui se disait le chef de la synagogue, accusait d’impiété un autre Juif, celui-là fort laid, bancroche et chassieux, nommé Paul ou Saul, originaire de Tarse, qui exerce depuis quelque temps à Corinthe son métier de tapissier et s’est associé à des Juifs expulsés de Rome pour fabriquer des toiles de tente et ces vêtements ciliciens de poil de chèvre. Ils parlaient tous à la fois, en bien mauvais grec. Je saisis pourtant que ce Sosthène faisait un crime à ce Paul d’être venu dans la maison où les Juifs de Corinthe ont coutume de s’assembler chaque samedi, et d’y avoir pris la parole pour séduire ses coreligionnaires et leur persuader de servir leur dieu d’une manière contraire à leur loi. Je n’ai pas voulu en entendre davantage. Et les ayant fait taire, non sans peine, je leur dis que, s’ils étaient venus se plaindre à moi de quelque injustice ou de quelque violence dont ils eussent souffert, je les aurais écoutés patiemment, et avec toute l’attention nécessaire ; mais que, puisqu’il s’agissait uniquement d’une querelle de mots et d’un différend sur les termes de leur loi, ce n’était pas mon affaire et que je ne pouvais pas être juge dans une cause de cette espèce. Puis je les congédiai sur ces mots : « Videz vos querelles entre vous comme vous l’entendrez. »

— Et qu’ont-ils dit ? demanda Cassius. Se sont-ils soumis, Gallion, de bonne grâce à un arrêt si sage ?

— Il n’est pas dans la nature des brutes, répondit le proconsul, de goûter la sagesse. Ces gens ont accueilli mon arrêt par d’aigres murmures dont je n’ai pris, comme vous pensez, nul souci. Je les ai laissés criant et se débattant au pied du tribunal. À ce que j’ai cru voir, c’est le plaignant qui reçut le plus de coups. Si mes licteurs n’y mettent ordre, il restera sur le carreau. Ces Juifs du port sont très ignares et, comme la plupart des ignorants, n’ayant pas la faculté de soutenir par des raisons la vérité de ce qu’ils croient, ils ne savent disputer qu’à coups de pied et à coups de poing.

» Les amis de ce petit Juif difforme et chassieux, nommé Paul, semblent particulièrement habiles à cette sorte de controverse. Dieux bons ! comme ils prenaient avantage sur le chef de la synagogue en l’accablant d’une grêle de coups et en l’écrasant sous leurs talons ! D’ailleurs, je ne doute pas que les amis de Sosthène, s’ils avaient été les plus forts, n’eussent traité Paul comme les amis de Paul ont traité Sosthène.

Méla félicita le proconsul.

— Tu fis bien, ô mon frère, de renvoyer dos à dos ces misérables plaideurs.

— Pouvais-je agir autrement ? répliqua Gallion. Comment aurais-je jugé entre ce Sosthène et ce Paul qui sont aussi stupides et aussi extravagants l’un que l’autre ?… Si je les traite avec mépris, ne croyez pas, mes amis, que ce soit parce qu’ils sont faibles et pauvres, parce que Sosthène sent le poisson salé et parce que Paul s’est usé les doigts et l’esprit à tisser des tapis et des toiles de tente. Non ! Philémon et Baucis étaient pauvres et ils étaient dignes des plus grands honneurs. Les dieux ne refusèrent point de s’asseoir à leur table frugale. La sagesse élève un esclave au-dessus de son maître. Que dis-je ? un esclave vertueux est supérieur aux dieux. S’il les égale en sagesse, il les surpasse par la beauté de l’effort. Ces Juifs ne sont méprisables que parce qu’ils sont grossiers et que nulle image de la divinité ne brille en eux.

À ces mots, Marcus Lollius sourit :

— Les dieux, en effet, dit-il, ne visitent guère les Syriens qui vivent dans les ports parmi les marchands de fruits et les prostituées.

— Les Barbares eux-mêmes, reprit le proconsul, ont quelque connaissance des dieux. Sans parler des Égyptiens qui, dans les temps antiques, furent des hommes pleins de piété, il n’est pas de peuple, dans la riche Asie, qui n’ait su rendre un culte soit à Jupiter, soit à Diane, à Vulcain, à Junon ou à la mère des Aenéades. Ils donnent à ces divinités des noms étranges, des formes confuses et leur offrent parfois des victimes humaines ; mais ils reconnaissent leur puissance. Seuls les Juifs ignorent la providence des dieux. Je ne sais si ce Paul, que les Syriens nomment également Saul, est aussi superstitieux que les autres et aussi obstiné dans ses erreurs ; je ne sais quelle obscure idée il se fait des dieux immortels et, à vrai dire, je ne suis pas curieux de le savoir. Que peut-on apprendre de ceux qui ne savent rien ? C’est, à proprement parler, s’instruire dans l’ignorance. D’après quelques propos confus qu’il a tenus devant moi, en réponse à son accusateur, j’ai cru comprendre qu’il se sépare des prêtres de sa nation, qu’il répudie la religion des Juifs et qu’il adore Orphée sous un nom étranger, que je n’ai pas retenu. Ce qui me le fait supposer, c’est qu’il parle avec respect d’un dieu, ou plutôt d’un héros qui serait descendu dans les enfers et remonté au jour après avoir erré parmi les pâles ombres des morts. Peut-être a-t-il voué un culte à Mercure souterrain. Mais je croirais plus volontiers qu’il adore Adonis, car il m’a semblé entendre qu’à l’exemple des femmes de Biblos, il plaignait les souffrances et la mort d’un dieu.

» Ces dieux adolescents, qui meurent et ressuscitent, abondent sur la terre d’Asie. Les courtisanes syriennes en ont apporté plusieurs à Rome et ces célestes adolescents plaisent plus qu’il ne conviendrait aux femmes honnêtes. Nos matrones ne rougissent pas de célébrer en secret leurs mystères. Ma Julie, si prudente et si réservée, m’a plusieurs fois demandé ce qu’il fallait en croire. « Quel dieu, lui ai-je répondu avec indignation, quel dieu que celui qui se plaît aux hommages furtifs d’une femme mariée ! Une femme ne doit avoir d’autres amis que ceux de son mari. Et les dieux ne sont-ils pas nos premiers amis ? »

— Cet homme de Tarse, demanda le philosophe Apollodore, ne vénère-t-il pas plutôt Typhon, que les Égyptiens nomment Séthus ? On dit qu’un dieu à tête d’âne est en honneur dans une certaine secte juive. Ce dieu ne peut être que Typhon et je ne serais pas surpris que les tisserands de Kenkhrées entretiennent un commerce secret avec l’Immortel qui, au rapport de notre doux Marcus, inonda la marchande de gâteaux d’une urine céleste.

— Je ne sais, reprit Gallion. On dit, à la vérité, que plusieurs Syriens s’assemblent pour célébrer en secret le culte d’un dieu à tête d’âne. Et il se peut que Paul soit de ceux-là. Mais qu’importé l’Adonis, le Mercure, l’Orphée ou le Typhon de ce Juif ! Il ne régnera jamais que sur ces diseuses de bonne aventure, ces usuriers et ces marchands sordides qui, dans les ports de mer, dépouillent les marins. Tout au plus pourra-t-il conquérir, dans les faubourgs des grandes villes, quelques poignées d’esclaves.

— Eh ! eh ! s’écria Marcus Lollius en éclatant de rire, voyez-vous ce hideux Paul fondant une religion d’esclaves ? Par Castor ! ce serait une merveilleuse nouveauté. Si d’aventure le dieu des esclaves (Jupiter détourne ce présage ! ) escaladait l’Olympe et en chassait les dieux de l’Empire, que ferait-il à son tour ? Comment exercerait-il sa puissance sur le monde étonné ? Je serais curieux de le voir à l’ouvrage. Sans doute il prolongerait les Saturnales tout le long de l’année. Il ouvrirait aux gladiateurs la carrière des honneurs, établirait les prostituées de Subure dans le temple de Vesta et ferait, peut-être, de quelque misérable bourgade de Syrie la capitale du monde.

Lollius aurait poursuivi longtemps encore ce badinage, si Gallion ne l’eût arrêté.

— Marcus, n’espère pas voir ces merveilleuses nouveautés, dit-il. Bien que les hommes soient capables de grandes folies, ce n’est pas un petit tapissier juif qui saurait les séduire avec son mauvais grec et ses contes d’un Orphée syrien. Le dieu des esclaves ne pourrait que fomenter des révoltes et des guerres serviles, qui seraient vite étouffées dans le sang, et il périrait bientôt lui-même avec ses adorateurs, dans un amphithéâtre, sous la dent des bêtes féroces, aux applaudissements du peuple romain.

» Laissons Paul et Sosthène. Leur pensée ne nous serait d’aucun secours dans les recherches que nous poursuivions avant qu’ils nous eussent interrompus si malencontreusement. Nous nous efforcions de connaître l’avenir que les dieux nous réservent, non à vous, mes chers amis, et à moi en particulier (car nous sommes disposés à souffrir tout ce qui sera), mais à la patrie et au genre humain, dont nous avons l’amour et la charité. Ce n’est pas ce tapissier juif, aux paupières enflammées, qui pourrait nous dire, quoi qu’en pense Marcus, le nom du dieu qui détrônera Jupiter.

Gallion interrompit son discours pour congédier les licteurs qui se tenaient rangés immobiles devant lui, les faisceaux à l’épaule.

— Nous n’avons pas besoin de ces verges et de ces haches, fit-il en souriant. La parole est notre seule arme. Puisse, un jour, l’univers n’en plus connaître d’autres ! Si vous n’êtes point fatigués, allons, mes amis, vers la fontaine Pirène. Nous trouverons à mi-chemin un antique figuier sous lequel Médée trahie médita, dit-on, sa vengeance cruelle. Les Corinthiens vénèrent cet arbre en mémoire de cette reine jalouse et y suspendent des tablettes votives : car Médée ne leur a fait que du bien. Il a plongé dans la terre des branches qui y ont jeté des racines et se couronne encore d’un épais feuillage. Assis à son ombre, nous y attendrons, en conversant, l’heure du bain.

Les enfants, lassés de poursuivre Stéphanas, jouaient aux osselets sur le bord du chemin. L’apôtre marchait à grands pas, quand il rencontra, près du lieu des supplices, une troupe de Juifs, qui venaient de Kenkhrées pour savoir le jugement du proconsul touchant la synagogue. C’étaient des amis de Sosthène. Ils étaient fort irrités contre le Juif de Tarse et ses compagnons qui voulaient changer la loi. Observant cet homme qui essuyait avec sa manche ses yeux aveuglés de sang, ils crurent le reconnaître, et l’un d’eux lui demanda, en lui tirant la barbe, s’il n’était pas Stéphanas, compagnon de Paul.

Il répondit avec orgueil :

— Vous voyez celui-là !

Mais il était déjà à terre, foulé aux pieds. Les Juifs ramassaient des pierres en criant :

— C’est un blasphémateur ! Lapidons-le !

Deux des plus zélés arrachaient la borne milliaire, plantée par les Romains, et s’efforçaient de la lancer. Les pierres tombaient avec un bruit sourd sur les os décharnés de l’apôtre, qui hurlait :

— 0 délices des plaies ! ô joie des supplices ! ô rafraîchissement des tortures ! Je vois Jésus.

A quelques pas de là, le vieillard Posocharès, sous un buisson d’arbouses, au murmure d’une source, pressait dans ses bras les flancs polis d’Ioessa. Importuné du bruit, il grogna d’une voix étouffée dans les cheveux de la jeune fille :

— Fuyez, viles brutes ; et ne troublez pas les jeux d’un philosophe.

Quelques instants après, un centurion qui passait sur la route déserte releva Stéphanas, lui fit boire une gorgée de vin, et lui donna du linge pour bander ses blessures.

Cependant, Gallion, assis avec ses amis sous l’arbre de Médée, disait :

— Si vous voulez connaître le successeur du maître des hommes et des dieux, méditez les paroles du poète :

L’épouse de Jupiter enfantera un fils plus puissant que son père.

» Ce vers désigne, non pas l’auguste Junon, mais la plus illustre des mortelles auxquelles s’unit l’Olympien qui changea tant de fois de formes et d’amours. Il me paraît certain que le gouvernement de l’univers doit passer à Hercule. Cette opinion est depuis longtemps établie dans mon esprit sur des raisons tirées non seulement des poètes, mais encore des philosophes et des savants. J’ai, pour ainsi dire, salué par avance l’avenement du fils d’Alcmène, au dénouement de ma tragédie d’Hercule sur l’Œta, qui se termine par ces vers :

0 toi, grand vainqueur des monstres et pacificateur du monde,
sois-nous propice. Regarde la terre, et, si quelque monstre d’une
forme nouvelle épouvante les hommes, détruis-le d’un coup de foudre.
Tu sauras mieux que ton père lancer le tonnerre.

» J’augure favorablement du règne prochain d’Hercule. Il montra dans sa vie terrestre une âme patiente et tendue vers de hautes pensées. Il terrassa les monstres. Quand la foudre armera son bras, il ne laissera pas un nouveau Caïus gouverner impunément l’Empire. La vertu, la simplicité antique, le courage, l’innocence et la paix régneront avec lui. Voilà mon oracle !

Et Gallion, s’étant levé, congédia ses amis en ces mots :

— Portez-vous bien et aimez-moi.