Sur la religion/Le Néant de l’existence

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 176-186).

LE NÉANT DE L’EXISTENCE


Ce néant trouve son expression dans la forme entière de l’existence dans l’infinité du temps et de l’espace, opposée au caractère fini de l’individu en l’un et en l’autre ; dans le présent dépourvu de durée, comme seul mode d’existence réelle ; dans la dépendance et la relativité de toutes choses ; dans l’incessant devenir sans être ; dans les constants désirs non suivis de satisfaction ; dans le continuel obstacle mis à l’effort qui constitue la vie, jusqu’à ce qu’on finisse par en venir à bout. Le temps et l’instabilité de toutes choses, en lui et par lui, sont seulement la forme sous laquelle se manifeste le néant de l’effort de la volonté de vivre, qui, comme chose en soi, est impérissable. Le temps est ce par quoi tout, à chaque moment, devient rien entre nos mains, et perd ainsi toute sa vraie valeur.

Ce qui a été n’existe plus ; c’est la même chose que s’il n’avait jamais existé. Mais tout ce qui existe a déjà existé un moment après. Il advient de là que l’instant présent le plus insignifiant a, sur le passé de la plus grande importance, l’avantage de la réalité ; elle est en rapport avec celui-là comme quelque chose avec rien.

Un être humain se trouve tout à coup exister, à son grand étonnement, alors que pendant de longs siècles il n’a pas existé, et qu’au bout d’un court laps de temps il restera tout autant de siècles sans exister. « Cela ne peut être ! », proteste le cœur ; et même les intelligences grossières, en portant leur pensée sur ce point, ont un pressentiment de l’idéalité du temps. Celle-ci est, avec celle de l’espace, la clé de toute métaphysique véritable, parce qu’elle ouvre le champ à un tout autre ordre de choses qu’à celui de la nature. Voilà pourquoi Kant est si grand.

De chaque événement de notre vie on ne peut dire qu’un moment : il est ; ensuite il faut dire pour toujours : il était. Chaque soir nous sommes plus pauvres d’un jour. La constatation de l’écoulement de notre court laps d’existence nous rendrait peut-être fous, si nous ne sentions secrètement tout au fond de notre être que nous sommes en possession de la source intarissable de l’éternité, qui nous permet de renouveler sans cesse la vie.

Des considérations de cette nature ont en tout cas pour effet d’établir que le comble de la sagesse est de jouir du présent, et qu’il faut assigner ce but à sa vie. Le présent seul en effet est réel, tout le reste ne serait qu’un jeu d’imagination. Mais on pourrait tout aussi bien qualifier ceci de comble de la folie : car ce qui n’existe plus un moment après, ce qui disparaît aussi complètement qu’un songe, ne vaut jamais la peine d’un sérieux effort.

Notre existence n’a pas d’autre base que le présent qui s’enfuit. Aussi a-t-elle essentiellement pour forme le mouvement continuel, sans possibilité d’atteindre au repos auquel nous aspirons sans cesse. Elle ressemble à un homme qui descend en courant une montagne, qui tomberait s’il voulait s’arrêter, et ne se maintient sur ses jambes qu’en poursuivant sa course ; ou à un pendule balancé sur le bout du doigt ; ou encore à la planète qui se heurterait avec son soleil, dès qu’elle cesserait sa marche irrésistible en avant. L’agitation est donc le type de l’existence.

Dans un monde comme celui-là, où aucune stabilité d’aucun genre, aucun état durable ne sont possibles, mais où toute chose est en proie à un éternel mouvement et au changement, où tout se hâte, fuit, se maintient sur la corde tendue en avançant et en remuant toujours, il ne faut pas même songer au bonheur. Il ne peut pas habiter là où ne se trouve, comme dit Platon, que « le continuel devenir et jamais l’être ». Avant tout, nul être humain n’est heureux ; il aspire, sa vie entière, à un prétendu bonheur qu’il atteint rarement, et, quand il l’atteint, c’est seulement pour être déçu ; mais, en règle générale, chacun finit par rentrer au port après avoir fait naufrage, avec son vaisseau désemparé. Et peu importe, après tout, s’il a été heureux ou malheureux, dans une vie qui a seulement consisté en un présent sans durée, et qui maintenant a pris fin.

En attendant, il y a lieu de s’étonner de voir comment, dans le monde humain aussi bien que dans le monde animal, ce grand mouvement complexe et sans repos est produit et maintenu en activité par ces deux simples impulsions, la faim et l’instinct sexuel, auxquelles vient bien encore s’ajouter un peu d’ennui, et comment elles ont le pouvoir de former le primum mobile d’une machine aussi compliquée, qui fait mouvoir les fils d’un jeu bigarré de marionnettes.

Si nous examinons la chose de plus près, nous voyons avant tout que l’existence de la matière inorganique est constamment attaquée et finalement annihilée par les forces chimiques, et que celle de la matière organique, au contraire, n’est rendue possible que par le changement continuel de la matière, lequel exige un constant afflux, c’est-à-dire un secours du dehors. Ainsi donc, en elle-même déjà, la vie organique ressemble au pendule balancé par la main, qui doit toujours être remué ; elle constitue donc un constant besoin, qui se fait toujours de nouveau sentir, et une misère infinie. Néanmoins, c’est seulement par le moyen de cette vie organique que la conscience est possible.

Tout ceci est en conséquence l’existence finie, dont l’antithèse serait une existence infinie, non exposée aux attaques du dehors ni en quête des secours extérieurs, c’est-à-dire ἀεί ὡσαύτως ὄν, en éternel repos, οὔτε γιγνόμενον, ὄυτε ἀπολλύμενον, sans changement, sans temps, sans complexité et sans diversité, dont la connaissance négative forme la note fondamentale de la philosophie de Platon. Cette existence doit être celle dont la négation de la volonté de vivre ouvre la voie.

Les scènes de notre vie ressemblent aux peintures d’une mosaïque grossière, qui, de près, ne produisent aucun effet, et qu’il faut regarder à distance pour les trouver belles. Ainsi, obtenir une chose désirée, c’est découvrir qu’elle est vaine ; nous vivons constamment dans l’attente du mieux, et souvent en même temps dans une aspiration pleine de repentir qui s’élance avec regret vers le passé. Nous n’acceptons au contraire le présent que comme une chose temporaire, dont toute la valeur consiste à nous conduire au but. Aussi la plupart des gens trouveront-ils, en jetant un regard rétrospectif sur leur vie à son déclin, qu’ils l’ont vécue tout entière ad interim, et ils s’étonneront de voir que ce qu’ils ont ainsi laissé passer sans y prêter attention et sans en jouir, c’était leur vie même, c’était la chose même dans l’attente de laquelle ils vivaient. Et c’est là, en règle générale, le cours de la vie de l’homme : dupé par l’espérance, il danse dans les bras de la mort.

Ajoutez à cela l’insatiabilité de la volonté individuelle. En vertu de cette insatiabilité, chaque satisfaction engendre un nouveau désir, et les appétences de celle-là, d’une exigence sans bornes, vont à l’infini. La cause de cette insatiabilité, c’est que la volonté, prise en elle-même, est la maîtresse de l’univers ; tout lui appartient, et ce n’est pas une partie, mais le tout entier, infini de sa nature, qui pourrait lui donner satisfaction.

Mais combien doit être excitée notre pitié, de voir quelle infime portion en reçoit, par contre, ce maître de l’univers, lorsqu’il se manifeste comme individualité ! Tout au plus, en général, juste ce qu’il lui faut pour assurer la conservation de son corps. De là sa profonde misère.

Dans la période actuelle, qui est impuissante intellectuellement et se distingue par le culte du mauvais en tout ordre de choses, — période qui se caractérise très justement par le mot aussi prétentieux que cacophonique de « temps présent », comme si leur « maintenant » était le « maintenant » κατ’ ἐξοχήν, le « maintenant » qui n’existe que grâce à tous les autres, — les panthéistes eux-mêmes n’ont pas honte de dire que la vie est, selon leur expression, son « propre but ». Si l’existence que nous menons était le but suprême du monde, ce serait le but le plus inepte qui ait jamais été assigné. Nous-même ou tout autre aurions pu le fixer.

L’existence se présente avant tout comme une tâche, celle de subsister, « de gagner sa vie[1] ». Ce point une fois assuré, ce qu’on a acquis devient un fardeau, et alors s’impose une seconde tâche, celle d’en disposer, en vue d’éviter l’ennui qui s’abat, comme un oiseau de proie aux aguets, sur toute existence à l’abri du besoin. Ainsi donc, la première tâche est de gagner quelque chose, et la seconde d’oublier qu’on l’a gagné, sans quoi cela devient un fardeau.

La vie humaine doit être une espèce de méprise. Cela ressort surabondamment du fait que l’homme est un composé de besoins dont la satisfaction difficile ne lui procure qu’un état sans douleur, dans lequel il est livré seulement à l’ennui ; et celui-ci prouve directement que l’existence en elle-même n’a aucune valeur, puisque l’ennui n’est que le sentiment de la futilité de la vie. Si en effet la vie, dont le vif désir constitue notre être et notre existence, avait en elle-même une valeur positive et un contenu réel, il ne pourrait y avoir d’ennui ; la seule existence en elle-même devrait nous suffire et nous satisfaire. Or, nous ne prenons goût à notre existence que dans l’effort, où l’éloignement et les obstacles font miroiter à nos yeux le but comme satisfaisant, illusion qui disparaît après que nous l’avons atteint ; ou dans une occupation purement intellectuelle, qui nous fait sortir à proprement parler de l’existence pour la contempler du dehors, absolument comme les spectateurs, de leurs loges. La jouissance sensuelle elle-même consiste dans une lutte continue, et cesse dès que son but est atteint. Tant que nous ne nous trouvons pas dans un de ces deux cas, mais sommes ramenés à l’existence même, nous avons le sentiment du vide et du néant de celle-ci ; c’est ce qui constitue l’ennui. Même notre curiosité avide du merveilleux, qui est indéracinable chez nous, montre avec quel plaisir nous verrions s’interrompre l’ordre naturel si fastidieux du cours des choses. La pompe et la magnificence des grands, dans leurs parades et dans leurs fêtes, qu’est-ce autre chose aussi, au fond, qu’un vain effort pour triompher des misères inhérentes à notre existence ! Qu’est-ce en effet, vus sous leur vrai jour, que les joyaux, les perles, les plumes, le velours rouge éclairé par le reflet des bougies, les danseurs et les sauteurs, les costumes travestis et les mascarades, etc. ?

Que la plus parfaite manifestation de la volonté de vivre, qui se présente dans le mécanisme si subtilement compliqué de l’organisme humain, doive tomber en poussière et abandonner finalement toute son essence et tout son effort à la dissolution, c’est la façon naïve par laquelle la nature, toujours vraie et sincère, déclare que l’effort entier de cette volonté est essentiellement nul. S’il était une chose ayant de la valeur en soi, une chose devant nécessairement être, le néant ne serait pas son point d’aboutissement. C’est la note dominante du beau lied de Goethe :

Au sommet de la haute tour
Se dresse le noble esprit du héros[2].

Ce qui prouve avant tout la nécessité de la mort, c’est que l’homme est un simple phénomène, non une chose en soi, donc nul ὄντως ὄν. S’il était cela, il ne pourrait périr. Et que la chose en soi qui se trouve au fond de phénomènes de cette espèce ne puisse se présenter qu’en eux, c’est une conséquence de sa nature.

Quelle différence entre notre commencement et notre fin ! Celui-là est caractérisé par les illusions du désir et les transports de la volupté, celle-ci par la destruction de tous nos organes et l’odeur cadavérique. La route qui les sépare, quant au bien-être et à la joie de la vie, va toujours aussi en pente descendante : l’enfance aux rêves joyeux, la gaie jeunesse, la virilité laborieuse, la vieillesse caduque et souvent lamentable, les tortures de la dernière maladie, et enfin le combat de la mort. Ne semble-t-il pas que l’existence soit vraiment une méprise dont les suites deviennent peu à peu et toujours plus évidentes ?

La conception la plus exacte de la vie, c’est qu’elle est un desengaño, une désillusion. Il est suffisamment clair que les choses ont été arrangées ainsi.

Si nous nous détournons de la contemplation du monde dans son ensemble et surtout de la rapide succession des générations humaines et de leur éphémère vie apparente, pour observer en détail la vie humaine comme la comédie la représente à peu près, l’impression qu’elle nous fait est comparable à la vue, à travers le microscope, d’une goutte d’eau pullulant d’infusoires, ou d’un petit tas de cirons invisibles à l’œil nu, dont l’activité empressée et les luttes nous font rire. De même qu’ici dans le plus étroit espace, là, dans le plus court laps de temps, l’activité empressée et sérieuse produit un effet comique.

Notre vie est de nature microscopique. C’est un point indivisible que nous traçons à travers les deux fortes lentilles Temps et Espace, et que nous apercevons en conséquence à la suprême grandeur.

Le temps est un arrangement de notre cerveau, en vue de donner à l’existence absolument nulle des choses et à la nôtre à nous un semblant de réalité, au moyen de la durée.

Quelle folie de regretter et de déplorer d’avoir négligé de goûter, dans le passé, tel bonheur ou telle jouissance ! Qu’en aurait-on maintenant de plus ? La momie desséchée d’un souvenir. Et il en est ainsi de tout ce qui nous tombe en partage. La forme du temps est donc précisément le moyen, et comme calculé en cette vue, de nous convaincre du néant de tous les plaisirs terrestres.

Notre existence et celle de tous les animaux n’est pas une existence solide et durable, au moins temporairement ; elle est seulement une existentia fluxa, qui ne subsiste que par le perpétuel changement, et qui est comparable à un tourbillon. Sans doute, la forme du corps dure pour un temps, mais seulement à la condition que la matière change incessamment, que l’ancienne soit éliminée et qu’une nouvelle la remplace. Aussi est-ce l’occupation capitale de tous ces êtres, de fournir en tout temps la matière appropriée à cet afflux. En même temps ils sont conscients que leur existence, par sa nature, ne doit durer qu’un temps ; et voilà pourquoi ils s’efforcent, en quittant la vie, de la transmettre à un autre être qui prend leur place. Cet effort se manifeste sous la forme de l’intinct sexuel dans la conscience, et s’offre, dans la conscience des autres choses, par conséquent au point de vue objectif, sous la forme des organes génitaux. On peut comparer cet instinct, vu la rapidité avec laquelle se succèdent les individus, au fil d’un collier de perles. Si l’on accélère en imagination cette succession et si l’on voit que dans la série entière, comme dans les individus, la forme subsiste toujours, mais que la matière change constamment, alors on s’aperçoit que nous n’avons qu’une quasi-existence. Cette conception fait aussi le fond de la doctrine platonicienne sur les « idées » qui seules existent, et sur la nature chimérique des choses qui leur correspondent.

Nous sommes seulement des phénomènes par opposition aux choses en elles-mêmes ; cela est confirmé, exemplifié et démontré par le fait que la condition sine qua non de notre existence est une constante effluence et un constant afflux de matière, dont le besoin de nourriture se fait toujours sentir. En cela nous ressemblons aux phénomènes produits par la fumée, par la flamme, par un jet d’eau, qui perdent leur éclat ou cessent dès qu’ils ne sont plus alimentés.

On peut dire aussi : la volonté de vivre se manifeste purement en phénomènes qui se résolvent totalement en rien. Cependant ce rien, avec les phénomènes, demeure dans les limites de la volonté de vivre, et est basé sur celle-ci. Cela, avouons-le, est assez obscur.

Si l’on essaie d’embrasser d’un regard le genre humain dans sa totalité, on voit partout une lutte sans trêve, un combat acharné à la fois physique et intellectuel pour la vie et l’existence, où l’on est exposé à des dangers incessants et à des maux de tout genre. Et si l’on considère ensuite à quel prix tout cela est acheté, l’existence et la vie mêmes, on trouve quelques intervalles exempts de douleur, que suit immédiatement l’ennui, et auxquels une nouvelle calamité met vite fin.

Si l’ennui, qu’éprouvent les animaux les plus intelligents eux-mêmes, est le compagnon immédiat de la peine, cela vient de ce que la vie n’a pas de substance réelle, et n’est maintenue en mouvement que par le besoin et l’illusion. Dès que cette dernière cesse, toute la pauvreté et le vide de l’existence apparaissent au jour.

Nul être humain ne s’est encore senti complètement heureux dans le présent. Il faudrait pour cela qu’il eût été ivre.


  1. En français dans le texte.
  2. « Hoch auf dem alten Thurme steht
    Des Helden edler Geist. »

    Lieder : Geistesgruss.