Sur la religion/Préface du traducteur

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 1-17).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR


Les Parerga et Paralipomena, avons-nous dit dans le volume précédent, le premier de la série, — sont une vaste forêt d’idées aux sentiers les plus diversifiés. C’est ainsi que, après nous être promenés à travers « les écrivains et le style », nous mettons aujourd’hui le pied sur le terrain religieux.

L’avenue qui s’ouvre devant nous offre des points de vue intéressants et une large perspective. La philosophie de la religion de Schopenhauer forme corps étroit, on pourrait dire inséparable, avec sa philosophie de l’art et sa philosophie de la morale. Toutes trois représentent le même violent effort de son esprit pour triompher de l’imperfection du fini et de la limitation de la volonté et de l’intellect dans les bornes rigoureuses assignées à celui-là, par le moyen de l’illusion, qui est le fond constitutif et l’essence même de la nature humaine. Il serait difficile de dire lequel de ces trois facteurs, art, morale, religion, est le plus important aux yeux de notre philosophe. La religion est, pour lui, la tentative désespérée de l’esprit humain en vue de se réconcilier avec les contingences terrestres et avec la constatation trop évidente, hélas ! que ni l’idéal de beauté ni l’idéal de bonté ne trouvent leur réalisation complète, il s’en faut même de beaucoup, dans le monde d’ici-bas. À l’instar de Gœthe, Schopenhauer envisage avant tout la religion sous le rapport extérieur, exotérique, comme un intéressant problème proposé à la spéculation intellectuelle. Il la range, avons-nous dit, sur la même ligne que l’art et la morale, et il lui attribue la même égalité de rôle qu’à ceux-ci. Celui dont la raison, affirme-t-il à diverses reprises, se refuse à admettre un culte théologique révélé, et qui lui substitue le culte de l’art, celui-là a de la religion. Quant à la morale, il va de soi qu’elle appartient à la même catégorie que celle-ci. Schopenhauer a beau répéter que « le philosophe doit être avant tout un incroyant », qu’ « aucun véritable philosophe n’est religieux », il n’en reste pas moins vrai que la passion qu’il porte dans l’étude de cette question indique qu’il la prenait tout à fait au sérieux ; la chaleur avec laquelle il ne manque jamais d’argumenter en cette matière le témoigne d’une façon irrécusable. Il est incroyant, mais non pas sceptique. Pour lui, l’existence de l’idée religieuse est conditionnée par le caractère même de la nature humaine.

Résumons rapidement son système religieux.

La religion a deux faces, une très aimable et une très sombre, celle de la vérité et celle du mensonge ; les prêtres sont un singulier mélange de professeurs de morale et d’imposteurs. Une religion peut contenir un grand fonds de vérité. Elle est appréciable en tant que métaphysique populaire, elle satisfait les besoins spirituels de tous ceux qui ne peuvent comprendre ou supporter la vérité nue, c’est-à-dire la philosophie ; elle est pour l’humanité prise en masse un succédané efficace de cette vérité, à jamais inaccessible pour elle. C’est « un étendard public du Droit et de la Vertu, qui doit toujours flotter largement au vent ». Sa signification réside dans le symbole, dans l’allégorie. Ce à quoi il lui faut avant tout viser, c’est à diriger l’activité pratique dans la même voie que la dirige la philosophie. Comme moyen d’éducation du peuple, elle a fait beaucoup à certaines époques passées. Il est donc préférable de laisser à celui-ci la religion comme un mal nécessaire, comme une « béquille » destinée à soutenir la faiblesse maladive de l’esprit humain. La foi religieuse est partout l’appui de la loi et de la constitution, plus que cela, la base même de l’édifice social. « Les princes se servent de Dieu comme d’un croquemitaine à l’aide duquel ils envoient coucher les grands enfants, quand tout autre moyen a échoué ; c’est la raison pour laquelle ils tiennent tant à Dieu ». Il est juste d’ailleurs de reconnaître que la religion a beaucoup perdu de son efficacité comme moyen de gouvernement. Un certain degré d’ignorance est en effet la condition de toutes les religions, l’élément où seul elles peuvent vivre et prospérer. Dès que la science et la philosophie ont la parole, toute foi basée sur la révélation disparaît d’elle-même, comme les fantômes au premier chant du coq. Car si, au fond, la religion est vérité, elle est vérité sous l’accoutrement et les oripeaux du mensonge. Si les prêtres voulaient admettre le caractère allégorique de leur enseignement, ce mensonge ne serait pas si nuisible ; mais ils s’obstinent à présenter l’allégorie comme la vérité absolue, et c’est pourquoi la religion pèse sur les esprits de tout le poids d’un cauchemar. Le secret fondamental et la ruse professionnelle des serviteurs de Dieu ont consisté de tout temps, sur toute l’étendue de la terre, à reconnaître le besoin métaphysique des hommes et à prétendre posséder le moyen de le satisfaire, grâce à la révélation. Or, celle-ci est chose impossible, les idées qui naissent dans une tête humaine ne pouvant en aucun cas provenir d’un être en dehors de l’humanité[1]. Mais une fois leurs contes sur la révélation ancrés dans les cerveaux des hommes, les prêtres peuvent mener et gouverner ceux-ci à leur gré. Ils ont constamment empêché, au nom des idées religieuses, non seulement la vérité de se faire jour, mais ils se sont encore efforcés d’étouffer à jamais celle-ci, en faisant subir aux intelligences enfantines d’étranges manipulations. Et quels maux nombreux et de tout genre a produits cette mainmise de la conjuration cléricale sur la société laïque, c’est ce que notre philosophe expose à grands renforts d’exemples et avec une éloquence souvent poignante, qui semble un commentaire des admirables vers de Lucrèce.

En somme, l’idée générale de Schopenhauer sur le rôle des religions peut assez bien se résumer par cette phrase de M. Alfred Fouillée, dans un livre récent : « Vous demandez que l’on reconnaisse les grands côtés des religions : reconnaissez hautement, à votre tour, la valeur fondamentale de la philosophie ou de la science, dont les religions ont été de premiers essais, comme la sorcellerie fut un premier essai de la médecine, l’astrologie de l’astronomie, l’alchimie de la chimie. »

Schopenhauer attribue du reste aux religions des différences de valeur. Ces dernières proviennent non de ce que l’une prêche, par exemple, le monothéisme, l’autre le polythéisme ou le panthéisme, mais de ce qu’elles font du pessimisme, ou au contraire de l’optimisme, la norme de la vie. Toute religion qui envisage le monde comme radicalement mauvais, contient un élément indestructible de vérité, et parle d’autant plus à son esprit et à son cœur qu’elle pousse plus loin ce pessimisme. Aussi place-t-il au plus bas de l’échelle qui a la prétention de conduire au ciel, le judaïsme et l’islamisme, religions optimistes par excellence. Quant au christianisme, si notre philosophe est radicalement hostile à son côté puérilement et grossièrement théologique[2], il éprouve de grandes sympathies pour plusieurs de ses doctrines, et avant tout pour celle qui en est le fond et l’essence même : la doctrine de la renonciation, qui est suivant lui, au point de vue éthique le plus élevé, la vraie et unique sagesse de l’existence humaine. En vertu de sa conception mère, — son dogme du péché originel, autour duquel pivote tout l’ensemble du système, — le christianisme est une religion tout à fait pessimiste, fondée sur la nature même des choses. Les ascètes chrétiens sont des héros qui ont eu la compréhension la plus profonde du véritable sens de la vie humaine, et qui sont parvenus à percer en une certaine mesure les ténèbres opaques qui voilent les choses sous une apparence mensongère. Le pessimiste allemand communie, dans ce culte des héros en général, avec l’optimiste anglais Carlyle.

Il y a toutefois dans d’autres contrées, du globe des religions qui ont écarté plus complètement encore le voile de Maia, qui ont enfanté des héros plus achevés et plus saints que ceux du christianisme. Ces religions sont le brahmanisme et le bouddhisme, qui partent du sansara pour s’élever au nirvana, c’est-à-dire du monde des sens au monde de l’existence abstraite, affranchie de volonté, de passion, de plaisir, de peine. Leurs ascètes sont, de tous les mortels, ceux qui ont percé le plus à fond la vanité de la vie humaine. Dans ces religions, l’esprit n’est pas tué par la lettre, comme dans le christianisme ; les prêtres du Bouddha ne sont pas, comme ceux du Christ, des menteurs qui prêchent ce qu’ils savent être faux et des intrigants qui, sous couleur d’enseignement moral, travaillent à la réalisation de vues politiques qui visent tout simplement à la domination des âmes et des corps. Ajoutons à cela l’évangile de bonté active envers les hommes, de pitié efficace envers les animaux, qu’elles ne se lassent pas de prêcher, et l’on s’expliquera aisément que, pour ces diverses raisons, Schopenhauer devait se rallier naturellement à ces conceptions d’une hauteur incontestable, plus philosophiques encore que religieuses.

Les deux grandes religions de l’Inde possèdent d’ailleurs, depuis la seconde moitié du xviiie siècle, d’assez nombreux adeptes en Allemagne. Le grave Herder et le fantasque Hamann les révélèrent des premiers à leurs compatriotes, et Frédéric Schlegel leur ouvrit un lit plus profond avec son livre sur La sagesse des Indous, qui passionna tant d’esprits éminents. Goethe entra bien vite en communion avec les doctrines exposées dans ce livre, quoiqu’il n’aimât pas l’auteur, et quelques-uns de ses meilleurs poèmes présentent l’influence des idées religieuses et morales de l’Orient, non seulement de l’Inde, mais aussi de la Perse, dont le poète Hafiz, traduit en 1812 par Hammer-Purgstall, était un de ses favoris. Du temps même de Schopenhauer, Frédéric Ruckert traçait en vers éloquents et harmonieux, quoique un peu trop prolixes, dans La sagesse du brahmane, le code de la morale orientale ; et, de nos jours, un poète distingué, le comte Schack, traducteur de Firdousi, a emprunté à l’Orient une grande part de son inspiration. On est en droit de dire que beaucoup de bons esprits, en Allemagne, ont cru trouver dans l’Inde le dernier mot de la sagesse et une véritable renaissance philosophique et religieuse. Le pays des Védas est devenu pour l’Allemagne savante comme une seconde patrie, et quelqu’un a dit un jour ce mot : « Grattez un Allemand, et vous verrez reparaître l’antique sectateur du Bouddha. »

Les religions proprement dites laissées de côté, la chose qui irrite au plus haut degré notre philosophe, c’est le théisme. Il ne fait à peu près aucune différence entre lui et l’athéisme, et se soucie fort peu qu’on le qualifie d’athée, ce mot, dit-il, ne signifiant pas grand’chose. « Si je cherche à me représenter que je me trouve en présence d’un être individuel auquel je dirais : « Mon créateur ! je n’ai d’abord rien été ; c’est toi qui m’as produit, de sorte que maintenant je suis quelque chose, je suis moi » ; et si j’ajoutais : « Je te remercie pour ce bienfait » ; et si je terminais même ainsi : « Si je n’ai rien valu, c’est ma faute » ; j’avoue que, par suite de mes études philosophiques et de ma connaissance des doctrines de l’Inde, ma tête est incapable de supporter cette idée. » Il n’accorde d’ailleurs pas beaucoup plus d’importance au panthéisme qu’au théisme, en raison de son optimisme. « Regarder a priori ce monde comme un Dieu, c’est ce dont personne n’aurait l’idée. Ce devrait être un Dieu bien mal avisé, qui ne saurait pas un meilleur amusement que de se transformer en un monde comme celui-ci ! » Nommer le monde « Dieu », ce n’est pas l’expliquer, mais simplement enrichir la langue d’un synonyme superflu du mot « monde ». Le panthéisme, qui n’est, dit-il ailleurs, qu’ « un athéisme poli », a cependant raison contre le théisme, en ce que, d’après lui, la nature porte en elle-même sa force.

Que serait un Dieu qui pousserait seulement du dehors.
Qui laisserait courir l’univers en cercle au bout de son doigt ?
Il lui appartient de mouvoir le monde à l’intérieur,
D’incarner en lui la nature, de s’incarner lui-même dans la nature.

C’est Gœthe qui parle ainsi. Mais le panthéisme se heurte en tout cas à l’écueil du mal et de la souffrance. Si le monde est une théophanie, tout ce que fait l’homme, et l’animal lui-même, est nécessairement divin et excellent. En conséquence, il n’y a pas dans le panthéisme place pour une morale.

C’est à la fois en poète et en satirique que Schopenhauer expose ses idées religieuses. Ce double caractère se marque surtout dans son Dialogue sur la religion, qui ouvre le présent volume. C’est un des chapitres des Parerga et Paralipomena qui, à son apparition, fut accueilli avec le plus de curiosité et provoqua les jugements les plus opposés. Sans ouvrir des perspectives encore inconnues et sans révéler des mystères ignorés jusque-là, il donnait une expression lucide et en quelque sorte définitive aux vues un peu vagues que professent sur ce sujet toujours intéressant les gens avides de s’éclairer, mais auxquels une instruction spéciale insuffisante interdit la logique serrée du raisonnement. La conversation entre Démophèle (dupeur du peuple) et Philalèthe (ami de la vérité) tient à la fois de Hume et de Voltaire, du premier par le sérieux des idées, la clarté limpide de l’exposé, la force de l’argumentation, et du second par l’esprit sarcastique et l’acrimonie corrosive ; on pourrait ajouter à ces noms celui de Lucien ou de Heine, pour la qualité du granum salis ; tout ce précipité s’amalgame en du Schopenhauer de première marque. Quant au fond, on sent que David Strauss a précédé avec sa Vie de Jésus, et même Feuerbach avec son Essence du christianisme. Ainsi, constatation piquante, Schopenhauer, l’ennemi acharné de Hegel et de son école, subissait, au moins sur un point de sa doctrine, l’influence des hégéliens, de ceux seulement de l’extrême gauche, il est vrai, qui trouvaient le Maître infiniment trop timide, et, rompant avec les disciples de la première heure, tiraient des conséquences radicales des prémisses politiques et religieuses qu’il avait posées.

Les chapitres sur l’ « affirmation et négation de la volonté de vivre » et sur « le néant de l’existence », qui font suite à l’exposé des doctrines religieuses de Schopenhauer, se rattachent par le lien le plus étroit à celles-ci. C’est, ici comme là, le pessimisme qui se tient avec son glaive flamboyant à l’entrée de la porte de la vie, et qui préside à tout le déroulement de la tragi-comédie humaine. Les vues du philosophe sur « la joie de vivre » peuvent se résumer dans cette phrase de son grand ouvrage : « Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en tout petits morceaux » ; ou dans cette ligne, au choix : « Travailler et souffrir pour vivre ; vivre pour travailler et pour souffrir ». Bref, notre monde est en réalité le plus misérable et le plus mauvais des mondes imaginables, et l’optimisme la plus plate et la plus absurde niaiserie qui ait jamais été inventée par les professeurs de philosophie pour leurrer les hommes et gagner leur pain. C’est là, au demeurant, déjà le fond des plaintes de Job, de centaines de millions d’hommes après lui, plaintes qu’on retrouve sous la plume de Voltaire, dans ce passage que Schopenhauer prend plaisir à citer : « Le bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelle. Il y a quatre-vingts ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que m’y résigner et me dire que les mouches sont nées pour être dévorées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par le chagrin. » En somme, la vie est une guerre de tous contre tous, une sorte d’histoire naturelle de la douleur. Cette dernière seule est positive ; le plaisir, au contraire, — ce que l’on nomme de ce nom, — est négatif. Telle est l’idée développée au long dans Le monde comme volonté et comme représentation, et que l’on retrouve ici, présentée avec d’autres détails et des arguments nouveaux. Il convient toutefois de remarquer que Schopenhauer n’a pas toujours poussé jusqu’à cette outrance sa philosophie attristée. Ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, ouvrage empli de la moelle succulente de l’expérience pratique la plus aiguisée, et qui ont une valeur égale aux Maximes en prose de Gœthe, sont là pour en témoigner. Il y admet que l’existence humaine peut avoir quelques satisfactions, santé, aisance honnête, richesses intellectuelles, et que c’est l’acte d’un homme sage de chercher à se les approprier. C’est que, dans ces pages, il s’est contenté de juger la vie d’après les règles ordinaires, celles du commun des mortels, ou à peu près. Il ne pouvait se dissimuler, dans son for intérieur le plus intime, que l’humanité en masse est optimiste, comme le prouve la fécondité éternellement intarissable de ses flancs ; autrement, ne finirait-elle pas par se refuser à transmettre l’existence, si celle-ci lui apparaissait décidément comme le malheur suprême ? Aussi notre philosophe a-t-il consenti, pour une fois et contre son habitude, à des concessions. Il est intéressant d’établir un parallèle entre ce travail de Schopenhauer et le livre de John Lubbock sur Le bonheur de vivre. Tous deux s’accordent assez bien au point de départ. Schopenhauer dit que le bonheur consiste pour la plus grande partie dans ce qu’un homme est en lui-même, et que la satisfaction qu’il trouve dans les joies énumérées plus haut dépend entièrement de la mesure plus ou moins étendue dans laquelle sa personnalité lui permet de les apprécier. John Lubbock affirme de son côté que « le bonheur dépend beaucoup plus de ce qu’il y a en nous qu’en dehors de nous ». Mais c’est dans l’application de cette loi qu’une divergence caractéristique apparaît entre les deux penseurs. Le philosophe allemand établit comme principe rigoureux, que la peine exerce une influence bien plus forte sur l’homme que le plaisir. Or, la somme de la peine étant à ses yeux infiniment plus forte que celle du plaisir, la conclusion est facile à tirer. Le moraliste anglais, au contraire, affirme ceci : « Si nous regardons résolument je ne dis pas le côté brillant des choses, mais les choses telles qu’elles sont ; si nous mettons à profit les bonheurs variés qui nous environnent, nous ne pouvons que constater que la vie est vraiment un glorieux héritage. » Il y a loin de ce splendide excès d’optimisme au jugement désolé de Schopenhauer sur l’inégalité d’équilibre entre la peine et le plaisir, au détriment de celui-ci. Notre philosophe n’aurait pas non plus accepté comme argent comptant ces conseils d’Edmond Schérer, d’ordinaire mieux inspiré, il faut bien le reconnaître, et d’une autorité morale plus haute : « L’art de vivre, c’est de se faire une raison, de souscrire aux compromis, de se prêter aux fictions… Qu’elles sont bienfaisantes, ces tricheries au moyen desquelles nous évitons de rester dans un tête-à-tête permanent avec des réalités trop lourdes pour nous ! La vie ne supporte pas d’être serrée de si près. C’est une croûte mince sur laquelle il faut marcher sans appuyer ; donnez du talon dedans, vous ferez un trou où vous disparaîtrez[3]. » L’opportunisme peut avoir parfois sa raison d’être, mais les âmes élevées n’en abusent pas.

On remarquera que, dans le chapitre final du présent volume, Sur le suicide, Schopenhauer va plus loin qu’il n’était allé dans Le monde comme volonté et comme représentation. S’il n’y prône pas la destruction volontaire de soi-même, il a du moins l’air de l’approuver pleinement, tandis que, ici, il l’avait expressément condamnée. Et voici au nom de quelle raison : la liberté morale — le but éthique le plus haut — ne peut être obtenue que par la négation de la volonté de vivre. Or, c’est à fuir les plaisirs de la vie, et non ses souffrances, que consiste cette négation. Quand un homme détruit son existence en tant qu’individu, il ne détruit nullement sa volonté de vivre. Bien au contraire, il ne demanderait pas mieux que de continuer à poursuivre son existence, si la vie lui donnait la satisfaction qu’il désire, s’il pouvait affirmer sa volonté contre la force des circonstances. Mais celles-ci battent en brèche cette volonté, et il montre, en mettant fin à sa vie, combien il était attaché à ces biens dont la privation lui est insupportable. Ainsi donc, le suicide, loin d’être la négation de la volonté de vivre, en est au contraire l’affirmation la plus énergique. Dans le long intervalle qui sépare son grand ouvrage de celui-ci, le philosophe s’est rapproché de la manière de voir qui tend de plus en plus à prévaloir en cette matière, et qui s’embarrasse assez peu des subtilités métaphysiques.

La lecture de ce second extrait des Parerga et Paralipomena confirme une fois de plus ce qu’on a dit de Schopenhauer, comme on l’avait dit auparavant de Socrate : qu’il a fait descendre la philosophie du ciel sur la terre. Ce n’est pas, comme tant d’autres, un abstracteur de quintessence perdu dans les brouillards de la métaphysique, c’est un philosophe dont les doctrines ont leurs racines dans le sol de la réalité visible, qui a vécu de la vie du monde, et qui écrit en galant homme, même là où il ne peut dissimuler le métier. « Dans beaucoup de passages, dit M. Th. Ribot, il doit être lu comme les grands écrivains, pour les idées qu’il suggère, non pour les vérités positives qu’il révèle. Beaucoup de gens peu soucieux de philosophie se plaisent à cette lecture, qui est pour eux une matière à penser. Il en reste une impression analogue à celle que laissent Vauvenargues ou Chamfort, souvent même Heine ou Byron… C’est, à la façon des moralistes, une profusion de pensées, de traits piquants, ingénieux, souvent poétiques, jetés sur une trame métaphysique qui leur sert de lien[4]. » Quelle haute idée Schopenhauer se faisait de la philosophie, le passage suivant le révèle : « La philosophie est un chemin alpestre montueux ; on n’y accède que par un sentier abrupt semé de cailloux pointus et bordé d’épines piquantes. Il est solitaire et devient toujours plus désolé, à mesure qu’on monte ; celui qui le gravit ne doit pas avoir peur, mais doit tout abandonner derrière lui et se frayer lui-même résolument sa route dans la neige froide. Souvent il arrive soudain devant un abîme, et voit en bas la vallée verte. Il s’y sent violemment attiré par le vertige ; mais il faut qu’il se retienne, dût-il coller avec son propre sang la plante de ses pieds aux rochers. En récompense, il voit bientôt disparaître au-dessous de lui le monde, avec ses déserts sablonneux et ses marais ; les inégalités de celui-ci s’aplanissent, ses dissonances ne se font pas sentir jusque-là, sa rondeur harmonique se manifeste. Lui-même se trouve en plein air pur et frais des Alpes, et cherche déjà le soleil quand, en bas, la nuit est encore profonde. »

Les deux citations suivantes, empruntées à des ouvrages récents sur Schopenhauer, donneront au lecteur français une idée de la façon dont les Allemands jugent actuellement leur philosophe de la « volonté ».

« Qu’on reproche toute l’étroitesse qu’on voudra à ses doctrines comme métaphysicien et comme philosophe pessimiste et aristocratique, dit M. Johannès Volkelt[5], il n’en est pas moins vrai qu’elles peuvent servir de bon contrepoids à la puissance de certains préjugés modernes funestes. La culture du temps présent est pleine de manque de critique et de superstition ; et il me semble que Schopenhauer n’est pas en cela le plus mauvais moyen d’épuration. Mais, abstraction faite de ces rapports avec les égarements modernes, sa philosophie est riche en vues pleines d’utilité. Si accusées et nombreuses que puissent être ses contradictions, ses affirmations inconsidérées et ses brusques saillies, si exagérée, aveuglée et même empêtrée qu’elle soit souvent, un point sur lequel tout le monde s’accorde, c’est qu’elle renferme un grand nombre d’excellentes idées destinées à rendre clairvoyant ; c’est qu’elle est chargée de précieuses vérités qui ont fait leurs preuves, et particulièrement riche aussi en incitations à pratiquer une existence vaillante et libre… Mais l’étude approfondie de Schopenhauer apporte encore un autre gain. Derrière sa philosophie se trouve une personnalité caractéristique et à très forte empreinte facilement saisissable. L’homme empirique, chez Schopenhauer, a plus d’un côté mesquin, trouble, égoïste, maladif ; dans ses œuvres, au contraire, son être s’adresse à nous sous une forme épurée et relevée, comme si c’était en quelque sorte l’homme intelligible qui nous parlait. Et si l’homme empirique déploie déjà à nos yeux, en dépit de tous ses traits choquants et par trop terrestres, une manière d’être significative, puissante, captivante, cela s’applique plus encore à sa personnalité d’écrivain. Elle se présente à nous comme une affirmation géniale de l’esprit du monde, ou, pour parler plus modestement, de l’esprit de la terre, affirmation qui procède de l’abondance et de la plénitude des forces. Si le génie de l’humanité devait s’épuiser dans tous les grands types possibles, c’est quelque chose comme un Schopenhauer qui surgirait. » Et après avoir indiqué, vers la fin de son livre, la parenté morale de notre philosophe avec Richard Wagner, Tolstoï et Nietzsche, et marqué son influence sur ces grands esprits, l’auteur ajoute : « Je vais moins loin que Wagner au sujet de Schopenhauer, et suis plus modestement d’avis que celui-ci appartient aux esprits qui garderont, il faut le souhaiter et l’espérer, une importance hors ligne aussi pour la culture postérieure. Et il faut également souhaiter et espérer qu’il exercera sur les générations futures le rôle que voici : il détruira les croyances erronées commodes et lâches, mettra fin aux mensonges chatoyants de l’existence, éveillera à l’aspiration des grandes choses, rappellera le côté éternel mystérieux qui se trouve dans l’homme. »

M. Hans Richert[6], d’autre part, arrive à cette conclusion qui, quoique très personnelle, n’est guère que le développement de la précédente : « Lorsque, dit-il, on a écouté Schopenhauer jusqu’au bout, il est impossible de l’oublier. Nous ne dirons pas, avec Richard Wagner, que, « dans l’état actuel de notre développement, on ne peut recommander autre chose que la philosophie schopenhauérienne, comme fondement de toute culture intellectuelle et morale » ; mais nous sommes convaincu que non seulement le philosophe a imprimé sous forme durable un cachet de vérité éternelle aux détails de sa doctrine ; que non seulement il reflète d’une façon caractéristique une époque importante au point de vue de la culture ; que non seulement enfin il a dominé la pensée philosophique des dernières périodes de temps écoulées et a laissé sur toute une époque la marque impérissable de sa nature d’esprit ; — il est en outre pour nous l’empreinte classique d’un grand type humain, il a exposé avec le plus de clarté beaucoup de côtés de notre vie et les a jugés avec le plus de profondeur. Il se tient devant nous comme un sévère directeur de conscience et un prédicateur qui exhorte à la pénitence. Il nous avertit, quand, au sein de la joie mondaine et de l’optimisme, nous devenons légers et superficiels, ou cherchons à nous dissimuler le sérieux amer de la vie. Il donne de la consistance à celle-ci, en la présentant à notre âme comme une tâche, il détruit les illusions et les vains mirages, il éveille en nous l’aspiration vers ce qui est saint, et nous fait pressentir le haut secret que, derrière le monde des phénomènes, nous devons révérer. Il provoque en nous le besoin métaphysique et ne nous permet pas de tomber dans un sec empirisme, soit dans l’art, soit dans la philosophie, soit dans la vie. Il devient ainsi pour nous, comme il le dit lui-même, un indicateur qui nous montre la porte menant hors de ce monde. Pour beaucoup il a été plus encore, pour beaucoup il peut être encore plus. C’est affaire de foi. Il s’impose ainsi à nous tous comme une obligation. Que nous tenions sa doctrine pour l’évangile du salut ou que nous n’y voyions qu’une manière de penser de la même valeur que beaucoup d’autres, nul homme désireux de connaître les forces agissantes dans l’histoire de notre culture et de notre esprit, n’a le droit de la négliger. Ce n’est qu’ensuite qu’il choisira son point de vue, non d’après les hasards de la naissance et de l’éducation, mais en vertu d’un examen sérieux des idées sur le monde désormais entrées dans l’histoire. »

Après ces considérations et celles de notre premier volume sur le philosophe et son œuvre, peut-être n’est-il pas inopportun de tracer maintenant, en vue des lecteurs moins renseignés, un rapide croquis de visu de l’homme lui-même. Nous l’emprunterons à Foucher de Careil, qui avait visité une première fois Schopenhauer trois années avant sa mort, et qui nous a laissé de lui, dans un livre à peu près introuvable aujourd’hui, l’intéressante description dont voici les principaux traits :

« Ce fut sur les bords du Mein, dans cette partie de l’Allemagne méditerranéenne qui, suivant une ingénieuse remarque de Humboldt, est au climat de Berlin ce que Milan est à Francfort, qu’il se fixa pour n’en plus sortir. Il occupait, quand je le vis, le rez-de-chaussée d’une belle maison sur le quai de « Schöne Aussicht » ; sa chambre était aussi sa bibliothèque. Un buste de Gœthe y frappait tout d’abord les regards ; une servante et son caniche formaient toute sa domesticité. Ce caniche est devenu célèbre depuis que, à l’exemple du grand Frédéric, il l’a couché sur son testament. Sa vie confortable et simple était celle d’un sage qui se conduit par maximes. Tout y était réglé par une prévoyante économie de ses forces et de ses ressources… Schopenhauer me reçut comme il recevait tous les Français. Sa conversation, d’abord un peu étrange, m’attacha vivement. Ce lecteur assidu du Times, ce causeur étincelant de verve et d’esprit, était un profond penseur… Son érudition, qui était prodigieuse, n’avait rien de l’affectation d’un pédant ; et, cependant, il avait la science livresque de Montaigne. Introduit dans sa bibliothèque, j’y ai vu près de trois mille volumes que, bien différent de nos modernes amateurs, il avait presque tous lus ; il y avait peu d’Allemands, beaucoup d’Anglais, quelques Italiens, mais les Français étaient en majorité. Je n’en veux pour preuve que cette édition diamant de Chamfort ; il a avoué qu’après Kant, Helvétius et Cabanis avaient fait époque dans sa vie… Il eût reproché volontiers à ses compatriotes d’avoir trop de consonnes et pas assez d’esprit. Tout ce qu’il avait vu à Berlin l’avait outré ; il ne pouvait souffrir la grossièreté, le manque d’éducation, la naïveté pédantesque, la forfanterie universitaire. Il rougissait presque d’être Allemand… Quand je le vis, pour la première fois, en 1857, à la table de l’hôtel d’Angleterre, à Francfort, c’était déjà un vieillard, à l’œil d’un bleu vif et limpide, à la lèvre mince et légèrement sarcastique, autour de laquelle errait un fin sourire, et dont le vaste front, estompé de deux touffes de cheveux blancs sur les côtés, relevait d’un cachet de noblesse et de distinction la physionomie pétillante d’esprit et de malice. Ses habits, son jabot de dentelle, sa cravate blanche rappelaient un vieillard de la fin du règne de Louis XV ; ses manières étaient celles d’un homme de bonne compagnie. Habituellement réservé et d’un naturel craintif jusqu’à la méfiance, il ne se livrait qu’avec ses intimes ou les étrangers de passage à Francfort. Ses mouvements étaient vifs et devenaient d’une pétulance extraordinaire dans la conversation… Il possédait et parlait avec une égale perfection quatre langues : le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, et passablement l’espagnol. C’était un entrain, une précision et des saillies, une richesse de citations, une exactitude de détails qui faisaient couler les heures… Heureux ceux qui ont entendu ce dernier des causeurs de la génération du xviiie siècle !… C’est le même charme qu’on ressent à le lire. Cette philosophie a été méditée, causée, vécue comme celle de Socrate ; son démon à lui, c’est l’humour, cette autre forme de l’ironie socratique. Sa méthode est la même… Écrivain original et vraiment unique par le mélange de qualités contraires, et le contraste d’une riche nature avec une doctrine attristée, et d’une esthétique parfois sublime avec une morale renfrognée[7]. »

Aux travaux sur Schopenhauer cités dans notre premier volume, et outre les livres de Johannès Volkelt et de Hans Richert auxquels nous venons de faire des emprunts, on peut ajouter les suivants : Rudolf Lehmann, Arthur Schopenhauer, 1904, Berlin ; Kuno Fischer, Schopenhauer’s Leben, Werke und Lehre, 2e édit., 1898, Heidelberg, et Der Philosoph des Pessimismus : ein Charakterproblem, 1897, ibid. ; Friedrich Paulsen, Schopenhauer, Hamlet, Mephistopheles, 1901, Stuttgart et Berlin ; P. J. Möbius, Schopenhauer, 1904, Leipzig. D’autre part, Édouard Grisebach, l’infatigable « schopenhauérien », vient d’enrichir ses travaux antérieurs et en particulier son excellente biographie du philosophe de Francfort, d’un volume intitulé : Schopenhauer : neue Beiträge zur Geschichte seines Lebens, nebst einer Bibliographie, 1905, Berlin.

Enfin, le Dr Max Köhler a donné récemment chez A. Weichert, à Berlin, une nouvelle édition en six volumes des œuvres complètes du philosophe ; elle est précédée d’une étude intéressante sur sa vie et sa doctrine[8]. On voit que la « littérature » schopenhauérienne continue sans interruption sa marche progressive en Allemagne.

Le volume suivant des Parerga et Paralipomena, qui aura pour titre : Philosophie et philosophes, renfermera le pamphlet fameux « sur la philosophie universitaire », et quelques opuscules philosophiques d’un très vif intérêt. Eu somme, quelque matière qu’il traite, Schopenhauer est toujours à peu près égal à lui-même.

Auguste Dietrich.
Décembre 1905.

  1. « Un grand enfant seul peut croire que des êtres qui n’étaient pas des hommes aient jamais donné à notre race des éclaircissements sur son existence et son but, aussi bien que sur ceux du monde. »
  2. Dans un endroit de ses œuvres, Schopenhauer fait s’entretenir ainsi deux interlocuteurs, en l’an 33 de Jésus-Christ : « Eh bien ! savez-vous la nouvelle ? » — « Non. Que s’est-il passé ? » — « Le monde est sauvé. » — « Que dites-vous là ? » — « Oui, le bon Dieu a pris la forme humaine, et s’est laissé mettre à mort à Jérusalem. De ce fait, le monde est maintenant sauvé, et le diable joué. » — « Mais c’est tout à fait charmant ! » (Ce dernier mot est en français.) Le malin philosophe saisit toujours avec empressement l’occasion d’appliquer des chiquenaudes de ce genre sur les nez orthodoxes.
  3. Journal intime d’Amiel, Préface, p. LXVIII.
  4. La philosophie de Schopenhauer, pp. 169-170. Paris, F. Alcan.
  5. Arthur Schopenhauer : seine Persönlichkeit, seine Lehre, sein Glaube ; 2e édit., 1901, Stuttgart, pp. 3-5, 353.
  6. Schopenhauer : seine Persönlichkeit, seine Lehre, seine Bedeutung, 1905, Leipzig, pp. 115-116.
  7. Hegel et Schopenhauer, 1862, pp. 172-176, 266.

    Challemel-Lacour, qui avait également vu Schopenhauer à Francfort, a écrit aussi sur lui un article fort intéressant : Un bouddhiste contemporain en Allemagne, publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1870, et qui a été reproduit dans les Études et réflexions d’un pessimiste, 1901. Si nous avons cru devoir citer plutôt quelques passages de Foucher de Careil, c’est parce que son livre est aujourd’hui à peu près inaccessible aux lecteurs, tandis qu’il est facile de lire l’article de Challemel-Lacour.

  8. Cette étude intéressante renferme, par exemple, une assez plaisante erreur. « Un hasard étrange voulut, dit le biographe, qu’en même temps que Schopenhauer, les trois plus grands pessimistes de cette époque se trouvassent cette même année en Italie Vauvenargues, Byron et Leopardi. Ils restèrent tous étrangers les uns aux autres. » Et pour cause, Vauvenargues étant mort depuis 1747 ! Nous lisons dans la biographie de W. Gwinner qu’en 1818, — c’est l’année en question, — Chateaubriand était venu en Italie à l’occasion du Congrès de Vérone. Le Dr Max Köhler, tout savant qu’il est, a sans doute confondu l’auteur du Génie du christianisme avec Vauvenargues !