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Sur la religion/Sur la doctrine de l’indestructibilité de notre être réel par la mort

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SUR LA DOCTRINE DE L’INDESTRUCTIBILITÉ
DE NOTRE RÉEL PAR LA MORT


Quoique j’aie traité ce sujet avec suite et en détail dans mon œuvre principale, je crois néanmoins qu’un petit supplément de réflexions séparées sur ce point jettera toujours quelque nouvelle lumière sur lui, et ne sera pas sans valeur pour plus d’un lecteur.

Il faut lire la Selina[1] de Jean-Paul, pour voir comment un esprit des plus éminents devient la victime des absurdités d’une idée fausse, à laquelle il ne veut pas renoncer, parce qu’il y a mis tout son cœur, mais en restant perpétuellement troublé par les extravagances qu’il ne peut digérer. C’est l’idée de la persistance individuelle de notre entière conscience personnelle après la mort. Précisément cette lutte désespérée de Jean-Paul prouve que de telles idées, composées de faussetés et de vérités, loin d’être, comme on l’affirme, des erreurs salutaires, sont plutôt carrément nuisibles. En effet, la véritable connaissance, reposant sur la distinction entre le phénomène et la chose en soi, de l’indestructibilité de notre être proprement dit, en tant que laissé intact par le temps, la causalité et le changement, est rendue impossible par la fausse opposition de l’âme et du corps, comme aussi par l’élévation de la personnalité entière à une chose en soi qui doit éternellement exister ; mais, de plus, cette fausse conception ne peut pas même être regardée comme représentant la vérité, parce que la raison se soulève toujours de nouveau contre l’absurdité qui y réside au fond, et doit renoncer, en même temps qu’à l’absurdité, à la vérité qui s’y trouve amalgamée. Car, à la longue, la vérité peut seulement exister dans sa pureté. Mêlée à des erreurs, elle participe à leur fragilité. C’est ainsi que le granit se désagrège, quand son feldspath se décompose, quoique le quartz et le mica ne soient pas exposés à cette décomposition. Les choses vont donc mal pour les succédanés de la vérité.

Quand, dans les rapports quotidiens de la vie, on est interrogé sur la continuation de l’existence après la mort par un de ces gens qui voudraient tout savoir, mais ne veulent rien apprendre, la réponse la plus convenable et aussi la plus correcte est évidemment celle-ci : « Après ta mort, tu seras ce que tu étais avant ta naissance ». Elle implique en effet l’absurdité qui consiste à vouloir qu’un genre d’existence qui a un commencement n’ait pas de fin ; elle renferme en outre l’indication qu’il pourrait bien y avoir deux sortes d’existences, et, conséquemment, deux sortes de néant. De même on pourrait répondre : « Ce que tu seras après ta mort, — même si tu n’es rien, — sera pour toi aussi, naturel et te conviendra autant, qu’aujourd’hui, ton existence individuelle organique. Tu n’as donc à redouter tout au plus que le moment de la transition. Oui, puisque l’examen attentif de la chose apporte ce résultat, que la non-existence complète serait préférable à une existence comme la nôtre. Ainsi la pensée de la cessation de notre existence, ou d’un temps où nous ne serons plus, doit raisonnablement aussi peu nous attrister que la pensée que nous n’aurions jamais existé. Or, comme cette existence est essentiellement personnelle, la fin de la personnalité ne doit pas être regardée comme une perte. »

À celui qui, au contraire, aurait suivi, par la voie objective et empirique, le sentier plausible du matérialisme, et qui maintenant, saisi de terreur à l’idée du complet anéantissement par la mort qui s’empare de lui, s’adresserait à nous, nous apporterions peut-être la tranquillité de la façon la plus simple et répondant à son mode empirique de pensée, en lui démontrant la différence entre la matière et la force métaphysique qui en prend toujours temporairement possession. Il en est ainsi dans l’œuf de l’oiseau, dont la fluidité si homogène et si informe revêt aussitôt, avec la température requise, la forme si compliquée et exactement déterminée du genre et de l’espèce de l’oiseau à en naître. Ceci est en une certaine mesure une sorte de generatio æquivoca ; et il est très vraisemblable que la série ascendante des formes animales est imputable au fait qu’un jour, aux temps primitifs et dans un heureux moment, elle s’éleva du type de l’animal auquel l’œuf appartenait, à un type plus élevé. En tout cas, quelque chose de distinct de la matière apparaît ici de la façon la plus claire, d’autant plus que la moindre circonstance défavorable l’empêche d’aboutir. On sent par là que, après un acte accompli ou ultérieurement entravé, ce quelque chose peut de même se séparer de la matière, en restant intact ; un fait qui indique une tout autre permanence que la persistance de la matière dans le temps.

Si nous nous imaginons un être connaissant, comprenant et voyant tout, la question de notre persistance après la mort n’aurait sans doute aucun sens pour lui, parce qu’au delà de notre existence actuelle, temporelle et individuelle, persistance et cessation n’auraient plus de sens et seraient des idées impossibles à distinguer. En conséquence, ni l’idée de destruction ni celle de persistance ne trouveraient leur application à notre être réel et vrai ou à la chose en soi se représentant dans notre phénomène, vu que ceux-ci sont empruntés au temps, qui est seulement la forme du phénomène[2]. En attendant, nous pouvons nous imaginer l’indestructibilité de ce noyau de notre phénomène comme une simple continuation de celui-ci, et, il faut l’ajouter, conformément au schéma de la matière, qui, à travers toutes les modifications de ses formes, se maintient dans le temps. Mais si nous refusons à celui-ci cette continuation, nous regardons notre fin temporelle comme un anéantissement, d’après le schéma de la forme, qui disparaît quand la matière qui la porte lui fait défaut. Tous deux sont néanmoins une μετάβασις εἰς ἄλλο γένος, c’est-à-dire un transport des formes du phénomène à la chose en soi. Mais d’une indestructibilité qui ne serait pas une continuation, nous pouvons nous former à peine une idée abstraite, parce que toute perception nous manque pour la confirmer.

En réalité, la naissance constante de nouveaux êtres et l’anéantissement constant des êtres existants doivent être regardés comme une illusion produite par un appareil de deux verres polis (fonctions du cerveau), par lesquels seuls nous pouvons voir quelque chose. Ils se nomment espace et temps, et, dans leur pénétration réciproque, causalité[3]. Car tout ce que nous percevons dans ces conditions est un simple phénomène ; mais nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles peuvent être en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendantes de notre perception. Ceci est proprement le noyau de la philosophie kantienne, qu’on ne peut trop souvent rappeler, après une période où la charlatanerie vénale a, par son système d’abrutissement, chassé la philosophie de l’Allemagne, avec l’aide empressée de gens pour lesquels la vérité et l’intelligence sont les choses les plus indifférentes du monde, et les appointements ou les honoraires les choses les plus importantes.

Comment peut-on supposer, en voyant mourir un être humain, qu’en ce cas une chose en soi-même soit réduite à rien ? Que plutôt un simple phénomène dans le temps, cette forme de tous les phénomènes, trouve sa fin sans que la chose en soi-même en soit affectée, c’est ce que chaque être humain sait par une intuition directe. De là vient qu’on s’est efforcé d’exprimer la chose en tout temps, et sous les formes et les expressions les plus diverses ; mais toutes ces formes et ces expressions, empruntées au phénomène dans son sens proprement dit, ne se rapportent qu’à lui. Chacun sent qu’il est quelque chose de différent d’un être qui a été un jour créé de rien par un autre être. Il conclut de là que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais non à son existence. Celui qui regarde son existence comme limitée à sa vie actuelle, se regarde comme un rien animé : trente ans auparavant il n’était rien, et dans trente ans il sera de nouveau rien. De ma prémisse : « le monde est ma représentation », s’ensuit cette conséquence : « je suis d’abord, ensuite le monde est ». C’est ce qu’on ne devrait pas oublier, pour ne pas confondre la mort avec l’anéantissement[4].

Plus un homme a la conscience claire de la fragilité, du néant et de la nature chimérique de toute chose, plus aussi il a la conscience claire de l’éternité de sa propre essence intime. Ce n’est en effet que par opposition à elle que l’on reconnaît la susdite nature des choses, comme on ne perçoit la course rapide d’un vaisseau qu’en le regardant de la terre ferme, et non en contemplant le vaisseau lui-même.

Le présent a deux moitiés : l’une objective, l’autre subjective. La moitié objective seule a pour forme la perception du temps, et ne cesse donc de rouler en avant. La moitié subjective reste immobile, et par conséquent la même. De là naissent notre vivant souvenir du lointain passé et la conscience de notre immortalité, en dépit de la constatation de la rapidité de notre existence.

Chacun doit penser que son essence la plus intime est quelque chose qui renferme le présent et le porte avec lui.

À quelque moment qu’il puisse nous arriver de vivre, nous nous tenons toujours avec notre conscience au centre du temps, jamais à ses extrémités ; et nous pourrions en conclure que chacun porte en soi-même le centre immuable du temps infini. C’est aussi ce qui nous donne au fond la confiance avec laquelle nous vivons exempts de l’effroi perpétuel de la mort. Mais celui qui, grâce à la puissance de ses souvenirs et de son imagination, est en état de se représenter le plus vivement le long passé de sa propre vie, sera plus clairement conscient que les autres de l’identité du temps présent en tout temps. Peut-être même cette proposition est-elle plus exacte au rebours. En tout cas, cette conscience plus claire de l’identité de tout temps présent est une obligation essentielle de la vocation philosophique. Par son moyen on conçoit ce qui est le plus fugitif, — le « maintenant », — comme la seule chose durable. Celui qui se rend compte, par cette voie intuitive, que le présent, qui est la forme unique de toute réalité au sens le plus étroit, a sa source en nous, et découle par conséquent du dedans et non du dehors, celui-là ne peut pas douter de l’indestructibilité de son propre être. Il comprendra plutôt que par sa mort le monde objectif, avec le médium de sa représentation, l’intellect, périt pour lui, mais que cela n’atteint pas son existence, car il y avait autant de réalité dedans que dehors. Il dira en pleine compréhension : ἐγώ εἰμι πᾶν τὸ γεγονὸς, καὶ ὂν καὶ ἐσόμενον (je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera). (Stobée, Florilegium, titre XLIV, 42.)

Celui qui n’admet pas tout cela, doit soutenir le contraire, et dire : « Le temps est quelque chose de purement objectif et réel, qui existe tout à fait indépendamment de moi. J’y ai été jeté seulement par hasard, ai participé à une petite portion de lui, et par celle-ci j’ai atteint à une réalité passagère, comme des milliers d’autres avant moi, qui maintenant ne sont plus ; et moi bientôt aussi je ne serai rien. Le temps, au contraire, est la chose réelle. Il continuera à marcher sans moi. » Je crois que la fausseté fondamentale et même l’absurdité de cette manière de voir se révèlent à la netteté de l’expression.

Il résulte de tout cela que la vie peut être regardée comme un rêve, et la mort comme un réveil. Mais alors la personnalité, l’individu, appartient à la conscience qui rêve et non à celle qui est éveillée, raison pour laquelle la mort se présente au premier comme un anéantissement. En tout cas il ne faut pas, de ce point de vue, la regarder comme la transition à un état entièrement nouveau et étranger pour nous, mais plutôt comme le retour à notre état primitif, dont la vie n’a été qu’un court épisode.

Si, en attendant, un philosophe allait s’imaginer qu’il trouverait dans la mort une consolation propre à lui seul, en tout cas une diversion, et qu’alors se résoudrait un problème qui l’a si souvent occupé, il est probable qu’il lui adviendrait ce qui advient à celui qui, au moment de trouver ce qu’il cherche, voit s’éteindre sa lanterne[5].

Car, dans la mort, la conscience périt assurément, mais nullement ce qui l’avait produite jusque-là. La conscience repose immédiatement sur l’intellect, mais celui-ci repose sur un processus physiologique. Ce processus est manifestement le fonctionnement du cerveau, et il a par conséquent pour condition la coopération des systèmes nerveux et cellulaire, mais plus directement le cerveau, qui est nourri, animé et continuellement agité par le cœur. C’est par la construction artistique et mystérieuse du cerveau, tel que l’anatomie le décrit, mais que la physiologie ne le comprend pas, que le phénomène du monde objectif et le rouage de nos pensées s’effectuent. Une conscience individuelle, c’est-à-dire une conscience proprement dite, ne peut se concevoir chez un être incorporel, puisque la connaissance — condition de toute conscience — est nécessairement une fonction du cerveau, pour la raison que l’intellect se manifeste objectivement comme cerveau. L’intellect apparaissant donc, physiologiquement, c’est-à-dire dans la réalité empirique, dans le phénomène, comme une chose secondaire, comme un résultat du processus vital, il est secondaire psychologiquement aussi par rapport à la volonté, qui seule est la chose primaire et toujours la chose primitive. L’organisme lui-même n’est en réalité que la volonté se déployant clairement et objectivement dans le cerveau, et par conséquent dans ses formes d’espace et de temps ; c’est ce que j’ai souvent expliqué, et l’on peut se référer particulièrement à La volonté dans la nature et aux additions au Monde comme volonté et comme représentation (chap. xx). Puisque la conscience ne dépend pas directement de la volonté, mais est conditionnée par l’intellect, tandis que celui-ci l’est par l’organisme, il ne reste aucun doute que la conscience s’éteint par la mort, comme déjà, d’ailleurs, par le sommeil et l’évanouissement[6]. Mais rassurons-nous. Quel est en effet ce genre de conscience ? Une conscience cérébrale, animale, un peu plus développée que celle des bêtes, en tant qu’elle nous est commune, dans son essence, avec la série animale tout entière, bien qu’elle atteigne son sommet en nous. Elle est par son but et son origine, comme je l’ai suffisamment démontré, une pure μηχανή de la nature, un moyen de connaître les besoins animaux et de leur venir en aide. L’état auquel la mort nous ramène, au contraire, est notre état originel, c’est-à-dire l’état propre de l’être dont la force primitive se manifeste par la production et le maintien de la vie qui maintenant cesse. C’est, en un mot, l’état de la chose en soi par opposition au phénomène. Or, dans cet état primitif, un pis-aller comme la connaissance cérébrale, si extrêmement médiate et ne transmettant pour cette raison que des phénomènes, est sans aucun doute entièrement superflu ; aussi le perdons-nous. Sa disparition est pour nous la même chose que la cessation du monde phénoménal, dont il était le simple médium, et ne peut servir à rien d’autre. Si, dans cet état primitif, on nous offrait de conserver cette conscience animale, nous la rejetterions comme le paralytique guéri rejette ses béquilles. Celui donc qui déplore la perte en perspective de cette conscience cérébrale purement phénoménale et adaptée au phénomène, est comparable aux Groenlandais convertis, qui ne voulaient plus aller au ciel, quand ils apprirent qu’il n’y avait pas là de phoques.

Au reste, tout ce que je dis ici repose sur la supposition que nous ne pouvons nous représenter un état non inconscient autrement que comme un état connaissant, qui par conséquent porte en soi la forme fondamentale de toute connaissance : la division en sujet et en objet, en chose qui connaît et en chose qui est connue. Mais nous devons considérer que cette forme entière du connaissant et du connu est conditionnée uniquement par notre nature animale, par conséquent très secondaire et dérivée ; ce n’est donc aucunement l’état originel de toute entité et de toute existence qui peut, par conséquent, être tout différent, et, cependant, non inconscient. Même notre propre nature présente, autant que nous pouvons la scruter dans son intimité, est donc pure volonté ; et celle-ci est déjà en elle-même incognitive. Quand, par la mort, nous perdons l’intellect, nous sommes simplement transportés par là dans notre état primitif dépourvu de connaissance, mais qui n’est pas absolument inconscient ; c’est sans doute plutôt un état supérieur à cette forme là, où l’opposition du sujet et de l’objet disparaît. C’est qu’ici la chose à connaître ne ferait réellement et directement qu’un avec la chose qui connaît, et ainsi la condition fondamentale de toute connaissance, précisément cette opposition, ferait défaut. On peut se référer à ce sujet, pour les détails, aux additions au Monde comme volonté et comme représentation (chap. xxii). Giordano Bruno a exprimé les mêmes idées que moi, lorsqu’il a dit : La divina mente, e la unità assoluta, senza specie alcuna, è ella medesimo lo che intende, e lo ch’è inteso. (L’esprit divin, et l’unité absolue, sans aucun doute, c’est la même chose que ce qui conçoit et que ce qui est conçu[7]) (Édit. Wagner, t. I, p. 287).

Peut-être chacun aussi sent-il de temps en temps, au plus profond de lui, une conscience qui conviendrait à un tout autre genre d’existence que notre existence temporelle, individuelle, si indiciblement misérable, remplie seulement de misères ; et il pense alors que la mort pourrait le mener à l’existence en question[8].

Si maintenant, en opposition à ce mode d’examen dirigé vers le dedans, nous regardons de nouveau vers le dehors et concevons tout à fait objectivement le monde qui se représente à nous, la mort nous apparaît comme un passage dans le néant, mais la naissance, par contre, comme une sortie du néant. L’une aussi bien que l’autre ne peut pourtant pas être absolument vraie, puisqu’elle a seulement la réalité du phénomène. Et qu’en un sens quelconque nous devions survivre à la mort, ce n’est pas, après tout, un plus grand miracle que celui de la génération, que nous avons chaque jour sous les yeux. Ce qui meurt va là d’où toute vie provient, y compris la sienne. Dans ce sens, les Égyptiens avaient qualifié l’orcus, l’enfer, d’Amenthès, qui signifie, suivant Plutarque (Sur Isis et Osiris, chap. xxix), ὁ λαμβάνων καὶ διδούς (celui qui prend et qui donne), pour exprimer qu’il est la même source où tout retourne et d’où tout sort. De ce point de vue, il faudrait regarder notre vie comme un prêt fait par la mort ; le sommeil serait alors l’intérêt quotidien de celui-ci. La mort s’annonce ouvertement comme la fin de l’individu, mais en cet individu réside le germe d’un nouvel être. Donc, rien de ce qui meurt là ne meurt pour toujours ; mais rien de ce qui naît ne reçoit non plus une existence fondamentalement nouvelle. Ce qui meurt périt ; mais un germe subsiste, d’où sort une nouvelle vie qui entre maintenant dans l’existence, sans savoir d’où elle vient et pourquoi elle est justement ce qu’elle est. Ceci est le mystère de la palingénésie, dont on trouvera l’explication dans les additions au Monde comme volonté et comme représentation (chap. xli). Nous voyons par là que tous les êtres vivant en ce moment contiennent le germe de tous ceux qui vivront dans l’avenir, et qui ainsi existent déjà jusqu’à un certain point. De même, chaque animal qui se tient là dans sa pleine floraison semble nous crier : « Pourquoi te plains-tu de la caducité des vivants ? Comment serais-je là, si tous ceux de mon espèce qui m’ont précédé n’étaient pas morts ? » Aussi, à quelque point que les pièces et les masques puissent changer sur la scène du monde, les comédiens restent cependant en tout les mêmes. Nous sommes là assis ensemble, et nous parlons, et nous nous agitons, nos yeux brillent, nos voix s’élèvent. D’autres se sont assis là absolument de même, il y a des milliers d’années. C’était la même chose, et c’étaient les mêmes ; et il en sera absolument encore ainsi dans plus de mille ans. L’arrangement qui nous empêche de nous apercevoir de cela, c’est le temps.

On pourrait très bien faire cette distinction entre la métempsycose et la palingénésie : la première est le passage dans un autre corps de tout ce qu’on appelle l’âme, et la seconde consiste dans la décomposition et la reformation de l’individu, sa volonté seule persistant, et, sous la forme d’un nouvel être, recevant un nouvel intellect. L’individu se décompose donc comme un sel neutre, dont la base se combine ensuite avec un autre acide en un nouveau sel. La différence entre la métempsycose et la palingénésie, qu’accepte Servius, le commentateur de Virgile, et qui est brièvement indiquée dans Wernsdorff, Dissertatio de metempsycosi, p. 48, est manifestement fausse et non avenue.

Du Manual of Buddhism de Spence Hardy (pp. 394-396, à rapprocher des pp. 429, 440 et 445), du Burmese Empire de Sangermano (p. 6), et des Asiatic Researches (t. VI, p. 179, et t. IX, p. 256), il résulte que, dans le bouddhisme, il y a, au sujet de la continuation après la mort, une doctrine exotérique et une doctrine ésotérique. La première est la métempsycose, comme dans le brahmanisme. Mais la seconde est une palingénésie beaucoup plus difficile à comprendre, qui est en grand accord avec ma doctrine de l’existence métaphysique de la volonté, de la nature purement physique de l’intellect, et de la caducité qui en est la conséquence. Παλιγγενεσία apparaît déjà dans le Nouveau Testament.

Mais si, pour pénétrer plus à fond dans le mystère de la palingénésie, nous appelons à notre secours ici encore le chapitre xliii des additions au Monde comme volonté et comme représentation, la chose, examinée de plus près, nous semblera consister en ceci : dans tout le cours du temps, le sexe mâle a été le dépositaire de la volonté, mais le sexe féminin celui de l’intellect de l’espèce humaine, qui obtient par là une durée éternelle. Chacun a en conséquence un élément paternel et un élément maternel ; et de même que ceux-ci ont été unis par la génération, ils sont séparés par la mort, qui est ainsi la fin de l’individu. C’est cet individu dont nous déplorons tellement la mort, dans le sentiment qu’il est réellement perdu, vu qu’il était une simple combinaison qui cesse irrévocablement. Pourtant nous ne devons pas oublier, dans tout cela, que la transmissibilité de l’intellect par la mère n’est pas aussi décidée et absolue que celle de la volonté par le père, à cause de la nature secondaire et purement physique de l’intellect et de sa complète dépendance de l’organisme, non seulement par rapport au cerveau, mais autrement encore, comme je l’ai exposé en détail dans le chapitre indiqué. Je dirai en passant que je suis d’accord avec Platon, quand il distingue dans ce qu’il nomme l’âme une partie mortelle et une partie immortelle ; mais il se trouve diamétralement opposé à moi et à la vérité, quand, à la façon de tous les philosophes qui m’ont précédé, il tient l’intellect pour la partie immortelle, et au contraire la volonté — c’est-à-dire le siège des appétits et des passions pour la partie mortelle. Qu’on voie le Timée. Aristote est du même avis[9].

Mais quoique le principe physique puisse étrangement et étonnamment exercer son action par la génération et par la mort, avec la combinaison visible des individus à l’aide de la volonté et de l’intellect et de leur dissolution subséquente, cependant le principe métaphysique résidant à sa base est de nature si hétérogène, qu’il n’est pas affecté par lui, et que, sur ce point, il nous est permis de nous consoler.

On peut en conséquence considérer chaque être humain de deux points de vue opposés. Du premier, il est un individu commençant et finissant dans le temps, passant d’une manière fugitive, σκιᾶς ὄναρ[10], avec cela lourdement chargé de fautes et de douleurs. De l’autre, il est l’être originel indestructible qui s’objective en tout être existant, et qui a le droit de dire, en cette qualité, comme la statue d’Isis à Saïs : ἐγώ εἰμι πᾶν τὸ γεγονὸς, καὶ ὂν, καὶ ἐσόμενον. Sans doute, un tel être pourrait faire quelque chose de mieux que de se manifester dans un monde comme celui-ci ; car c’est le monde fini de la souffrance et de la mort. Ce qui est en lui et ce qui sort de lui doit finir et mourir. Mais ce qui ne sort pas de lui et ne veut pas sortir de lui, le traverse avec la toute-puissance d’un éclair qui frappe en haut, et ne connaît ensuite ni temps ni mort. Unir toutes ces antithèses, c’est proprement le thème de ma philosophie.


PETIT DIALOGUE
EN FORME DE CONCLUSION


Thrasymaque. — Bref, que serai-je après ma mort ? Sois clair et précis.

Philalèthe. — Tout et rien.

Thrasymaque. — C’est cela ! comme solution d’un problème, une contradiction ! Le truc est usé.

Philalèthe. — Répondre à des questions transcendantes dans le langage créé pour la connaissance immanente, peut évidemment mener à des contradictions.

Thrasymaque. — Que nommes-tu connaissance transcendante et connaissance immanente ? Sans doute, je connais aussi ces expressions par mon professeur, mais seulement comme attributs du bon Dieu, avec lequel sa philosophie avait exclusivement à faire, selon les bonnes règles. Si Dieu reste dans le monde, il est immanent ; s’il en sort, il est transcendant. Oui, cela est clair, cela est saisissable ; on sait alors à quoi s’en tenir. Mais personne ne comprend plus ton langage kantiste artificiel à la vieille mode. La conscience contemporaine a été détournée de tout cela, grâce à la métropole de la science allemande[11] —

Philalèthe (à part) : — de la charlatanerie philosophique allemande —

Thrasymaque. — par toute une succession de grands hommes, en particulier par le grand Schleiermacher[12] et le géant intellectuel Hegel, ou plutôt tellement mûrie, qu’elle a rejeté toutes ces choses et ne les connaît plus. Ainsi, que veux-tu dire par là ?

Philalèthe. — La connaissance transcendante est celle qui, procédant en dehors de toute possibilité de l’expérience, s’efforce de déterminer l’essence des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. La connaissance immanente, par contre, est celle qui reste dans les limites de la possibilité de l’expérience, et ne peut par conséquent parler que de phénomènes. Toi, comme individu, tu finis à ta mort. Mais l’individu n’est pas ta véritable et ultime essence, c’est plutôt une simple manifestation de celle-ci ; ce n’est pas la chose en soi-même, c’est seulement son phénomène, qui se manifeste dans la forme du temps, et a par conséquent un commencement et une fin. Au contraire, ton essence en ellemême ne connaît ni temps, ni commencement, ni fin, ni les limites d’une individualité donnée ; aussi ne peut-elle être exclue d’une individualité, et réside-t-elle en chacune et en toutes. Dans le premier sens donc, tu es réduit par ta mort à rien ; dans le second, tu es et restes tout. Voilà pourquoi j’ai dit qu’après ta mort tu serais tout et rien. Ta question admet difficilement une réponse plus exacte que celle-ci dans sa brièveté, qui contient d’ailleurs une contradiction : car ta vie est dans le temps, et ton immortalité dans l’éternité. Cette dernière peut donc être nommée aussi une indestructibilité sans continuation, ce qui renferme de nouveau une contradiction. Mais il en est ainsi, quand le transcendant doit être porté dans la connaissance immanente. Celle-ci subit une espèce de violence, puisqu’on l’applique à ce qui n’est pas fait pour elle.

Thrasymaque. — Écoute. Sans la continuation de mon individualité, je ne donnerais pas un centime pour toute ton immortalité.

Philalèthe. — Peut-être pouvons-nous nous entendre. Admets que je te garantisse la continuation de ton individualité, mais à la condition qu’un sommeil de mort absolument inconscient de trois mois précède le réveil de celle-ci.

Thrasymaque. — Cela irait.

Philalèthe. — Or, puisque, dans un état absolument inconscient, nous n’avons aucune mesure de temps, cela revient absolument au même pour nous si, pendant ce sommeil de mort, trois mois ou dix mille ans se sont écoulés dans le monde de la conscience. Car nous devons, en nous éveillant, accepter l’un et l’autre de confiance. Il peut donc t’être indifférent si ton individualité t’est rendue après trois mois ou après dix mille ans.

Thrasymaque. — Au fond, on ne peut le nier.

Philalèthe. — Si maintenant, au bout des dix mille ans, on oubliait de t’éveiller, je crois que, après cette courte existence suivie d’une si longue non existence devenue ainsi une habitude, le malheur ne serait pas grand. Mais il est certain que tu ne pourrais rien en deviner. Et tu te consolerais pleinement, si tu savais que le ressort secret qui maintient en mouvement ton phénomène présent n’a pas cessé un moment, dans ces dix mille ans, de produire et de mettre en mouvement d’autres phénomènes de la même espèce.

Thrasymaque. — Ah ! Et de cette façon tu t’imagines me subtiliser tout doucement et à mon insu mon individualité ? Ce n’est pas à moi qu’on en fait voir de pareilles ! J’ai stipulé la continuation de mon individualité, et aucune raison pas plus qu’aucun phénomène ne peut me consoler de sa perte. Elle me tient à cœur, et je ne la lâche pas.

Philalèthe. — Tu tiens donc ton individualité pour si agréable, si excellente, si parfaite et si incomparable, qu’il ne peut y en avoir de supérieure ? Et tu ne voudrais l’échanger contre aucune autre, même si on te donnait l’assurance que tu t’y trouverais plus à ton aise ?

Thrasymaque. — Mais sûrement mon individualité, quelle qu’elle soit, c’est moi-même.

Rien au monde n’est au-dessus de moi :
Car Dieu est Dieu, et je suis moi[13].

Moi, moi, je veux exister. C’est à cela que je tiens, et non à une existence qu’il faut d’abord me démontrer être mienne.

Philalèthe. — Regarde donc autour de toi ! Ce qui crie : « Moi, moi, je veux exister », ce n’est pas seulement toi, mais tout, absolument tout ce qui le moindre vestige de conscience. Conséquemment, ce désir est en toi précisément ce qui n’est pas individuel, mais est commun à tous sans distinction. Il n’émane pas de l’individualité, mais de l’existence en général, est essentiel à chaque chose qui vit, est même ce par quoi cette chose vit ; il est en conséquence satisfait par l’existence en général, à laquelle seule il se réfère, et non exclusivement par une existence individuelle déterminée. Il n’est en effet nullement dirigé vers elle, quoiqu’il semble toujours en être ainsi, parce qu’il ne peut arriver à la conscience que dans un être individuel, et qu’il semble pour cette raison toujours s’appuyer uniquement sur celle-ci. C’est néanmoins une pure apparence à laquelle se prend l’inintelligence de l’individu, mais que la réflexion peut détruire en nous en délivrant. Ce qui réclame si impétueusement l’existence, c’est, indirectement, l’individu seul ; directement et réellement, c’est la volonté de vivre, qui est une et la même chez tous. Or, puisque l’existence même est son œuvre libre, voire même son pur reflet, celle-ci ne peut lui échapper ; mais la volonté est provisoirement satisfaite par l’existence en général, autant du moins qu’elle, l’éternelle mécontente, peut être satisfaite. Les individualités lui sont indifférentes ; à vrai dire, elle ne s’occupe pas d’elles, quoiqu’elle semble s’occuper de l’individu qui la perçoit d’une manière directe seulement en lui-même. Il s’ensuit de là qu’elle veille sur l’existence de celui-ci avec un soin qui, autrement, ne se manifesterait pas, et assure ainsi la conservation de l’espèce. Il s’ensuit encore que l’individualité n’est pas une perfection, mais une limitation, et qu’être affranchi d’elle, c’est plutôt gagner que perdre. Laisse donc là un souci qui te semblerait enfantin et absolument ridicule, si tu savais reconnaître à fond ta propre essence, et voir en elle ce que tu es : la volonté universelle de vivre.

Thrasymaque. — Tu es toi-même enfantin et absolument ridicule, et tous les philosophes avec toi. Aussi est-ce seulement par manière de plaisanterie et de passetemps qu’un homme sérieux tel que moi s’oublie un quart d’heure avec ce genre de fous. J’ai maintenant des choses plus importantes à faire. Adieu.


  1. Selina, oder über Unsterblichkeit, ouvrage inachevé et posthume. C’est une suite de conversations sur l’immortalité de l’âme, ou plutôt sur le besoin d’immortalité qui est inhérent à la nature humaine. Le sujet est le même que celui de La vallée de Campan, du même écrivain, œuvre d’ailleurs infiniment supérieure. (Le trad.)
  2. Grâce à la forme de la connaissance du temps, l’homme (c’est-à-dire l’affirmation de la volonté de vivre à son plus haut degré d’objectivation) se fait l’idée de constituer une espèce d’être qui naît et meurt toujours de nouveau.
  3. Cette existence qui ne participe pas à la mort de l’individu, n’a pour forme ni temps ni espace. Mais tout ce qui est réel pour nous, apparaît dans ceux-ci : c’est par là que la mort nous paraît être l’anéantissement.
  4. Croire que la vie est un roman auquel manque la suite, comme au Visionnaire de Schiller, d’autant plus qu’elle s’interrompt souvent au milieu du texte, à l’imitation du Voyage sentimental de Sterne, c’est, au point de vue esthétique comme au point de vue moral, une idée impossible à digérer.
  5. Pour nous, la mort est et reste une chose négative : la cessation de la vie. Mais elle doit avoir aussi un côté positif, qui cependant nous reste caché, parce que notre intellect est absolument incapable de le saisir. Aussi reconnaissons-nous bien ce que nous perdons par la mort, mais non ce que nous gagnons par elle.
  6. Ce serait en vérité charmant, si la mort ne détruisait pas l’intellect. Alors on emporterait tout chaud dans l’autre monde le grec qu’on a appris dans celui-ci.
  7. La perte de l’intellect que subit par la mort la volonté, qui est le noyau du phénomène disparaissant ici et qui comme chose en soi est indestructible, cette perte est le Léthé de cette volonté individuelle, sans lequel elle se souviendrait des nombreux phénomènes dont elle a déjà été le noyau.
  8. Si nous reconnaissions à fond, dans son essence la plus intime, notre propre être, nous trouverions ridicule de réclamer l’immortalité de l’individu. Car ce serait abandonner cet être même pour une seule de ses innombrables manifestations — ou fulgurations.

    Aucun individu n’est apte à la durée éternelle ; il sombre dans la mort. Nous ne perdons cependant rien par là. L’existence individuelle repose en effet sur une autre toute différente, dont elle est la manifestation. Celle-ci ne connaît pas le temps, c’est-à-dire ni continuation ni disparition.

    Quand on meurt, on devrait rejeter son individualité, comme un vieux vêtement, et se réjouir de la nouvelle et supérieure individualité qu’on va revêtir en échange, après l’enseignement reçu.

    Si l’on reprochait à l’esprit du monde d’anéantir les individus après une courte existence, il répondrait : « Vois-les seulement, ces individus, vois leurs vices, leurs ridicules, leurs méchancetés et leurs abominations ! Et je devrais les laisser vivre à jamais ! »

    Je dirais au démiurge : « Pourquoi, au lieu de créer infatigablement des hommes, par un demi-miracle, et d’anéantir ceux qui sont en train de vivre, ne t’en tiens-tu pas une fois pour toutes à ceux qui existent actuellement, et ne les laisses-tu pas durer toute l’éternité ? »

    Il répondrait vraisemblablement : « Mais ils veulent toujours en créer de nouveaux, et je dois bien faire de la place. Ah ! s’il n’en était pas ainsi ! Quoique, entre nous soit dit, une race comme celle-là qui vivrait à jamais et mènerait toujours le même genre de vie, sans autre raison d’être que de se trouver là, serait ridicule objectivement et ennuyeuse subjectivement, et à un degré bien plus fort que tu ne peux te l’imaginer. Représente-toi bien la chose ! »

    Moi : « Eh bien ! ils pourraient faire des progrès de toute espèce. »

  9. Dans le Traité de l’âme (I, 4), il laisse échapper dès le début son opinion intime, que le νοῦς est l’âme véritable et immortelle, — ce qu’il établit par de fausses assertions. D’après lui, la haine et l’amour n’appartiennent pas à l’âme, mais à son organe, la partie périssable !
  10. « Le songe d’une ombre ».
  11. Il s’agit de Berlin, ville dont Schopenhauer n’aimait ni le caractère ni les hommes célèbres, surtout les philosophes, et qu’il ne manque pas de railler chaque fois que l’occasion s’en offre à lui. (Le trad.)
  12. Célèbre prédicateur, le théologien de l’école romantique, traducteur de Platon. Sa foi était très éclairée et excessivement large, et il voyait avant tout dans le christianisme « un guide de la vie », « une règle de perfectionnement », et dans les dogmes les différentes étapes de la conscience religieuse de l’humanité. Il définissait la religion « une musique intérieure qui accompagne l’homme dans toutes les manifestations de sa vie ». Né à Breslau en 1768, il mourut à Berlin, pasteur de l’église de la Trinité, en 1834. (Le trad.)
  13. « Mir geht nun auf der Welt nichts über mich :
    Denn Gott ist Gott, und ich bin ich. »