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Sur le EI du temple de Delphes

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Sur le ΕΙ du temple de Delphes
Traduction par Victor Bétolaud.
Librairie Hachette et Cie (2p. 301-326).


SUR LE ΕΙ DU TEMPLE
DE DELPHES[1].


1. Avant-propos.

2. Occasion de ce traité. — Il est raisonnable de faire des recherches sur tout ce qui concerne le dieu Apollon.

3, 4. ΕΙ expliqué par Lamprias.

5. — par Nicandre.

6. — par Théon.

7. — par Eustrophe.

8. Propriétés du nombre impair — du nombre « cinq » en particulier.

9. Ces dernières conviennent autant à Bacchus qu’à Apollon. — Digression sur les hymnes composées en l’honneur de Bacchus.

10. Perfection du nombre « cinq » déduite des principes de la musique.

11. — déduite de l’arrangement de ce vaste univers.

12, 13, 14, 15, 16. Autres propriétés du nombre « cinq ».

17, 18, 19. ΕΙ ne peut se dire que d’un dieu.

20. Unité de Dieu.

21. Motifs de lui rendre le culte qui lui est dû. — Il y aurait impiété à croire que Dieu soit sujet à des changements : ce serait le confondre avec certain autre Génie. — Comparaison du mot ΕΙ et de ce précepte moral : « Connais-toi toi-même »

PERSONNAGES DU DIALOGUE.
AMMONIUS, LAMPRIAS, PLUTARQUE, THÉON, EUSTROPHE, NICANDRE.

1. Je suis tombé dernièrement, mon cher Sérapion, sur un certain distique qui n’est pas mal tourné, et que Dicéarque croit être d’Euripide s’adressant au roi Archélaüs :

Pauvre, si je donnais au riche, l’on croirait
Que c’est pure folie, ou calcul d’intérêt.

En effet, aucune reconnaissance n’est accordée au pauvre qui de son mince avoir détache un peu pour donner à ceux qui possèdent beaucoup : on ne veut pas croire que l’offre de l’indigent soit désintéressée ; et, qui pis est, on lui suppose une intention perfide et basse. Il n’en est pas de même pour les dons offerts au nom de la sagesse et de la science, bien que par leur caractère libéral et leur beauté ces dons l’emportent beaucoup sur ceux qui consistent en argent. Il est à la fois beau de les donner, et beau, quand on les a donnés, d’en réclamer de semblables de ceux qui les ont reçus. Je vous envoie donc, et, par considération pour vous, je les envoie aux amis avec qui vous vivez là où vous êtes, quelques-uns des traités concernant le temple d’Apollon Pythien[2]. C’est, pour ainsi dire, une offrande de prémices. Mais je vous déclare, que j’attends de vous autres des communications plus nombreuses et d’une valeur plus considérable, par la raison que vous êtes dans une grande ville, que vous avez plus de loisirs, et que vous abondez en ressources, grâce à des livres nombreux et à des réunions de toute espèce.

Il est vrai qu’aux embarras qui surviennent dans la conduite de la vie le bienfaisant Apollon semble remédier par les oracles qu’il rend lorsqu’on l’interroge ; il est vrai qu’il aplanit ces difficultés. Mais pour les questions qui sont du domaine de la science, le Dieu les présente et les propose de lui-même à l’activité curieuse et intelligente des esprits, en même temps qu’en ces derniers il met un vif désir au moyen duquel il les pousse à la recherche de la vérité. C’est ce qui est évident par des exemples nombreux, et entre autres par ce ΕΙ qui a été consacré dans son temple[3].

Il n’est pas vraisemblable, en effet, que ce soit le hasard, ou bien la chance des lettres, tirées pour ainsi dire au sort, qui ait suffi pour placer cette inscription sur le fronton du temple, où elle prend le caractère d’une offrande religieuse et d’un objet de contemplation. Il est plus probable que les prêtres du Dieu, après avoir au début profondément médité[4], adoptèrent cette inscription parce qu’ils y découvrirent une signification particulière et importante, ou parce qu’ils en firent le symbole de quelque autre dogme d’une grande valeur. Or, plus d’une fois, et en maintes autres circonstances, lorsque cette question m’avait été proposée dans l’école, je l’avais doucement déclinée et j’avais passé outre. Mais dernièrement je fus surpris par mes propres fils dans un entretien où je tâchais de faire à des étrangers les honneurs de ma science à cet égard. Comme ces étrangers devaient quitter Delphes aussitôt, il n’aurait pas été décent de les traîner en longueur, ni de me refuser au désir si pressant qu’ils avaient de m’en entendre dire quelque chose. Je les fis donc asseoir dans le voisinage du temple[5] ; puis, à la suite de plusieurs demandes échangées réciproquement entre nous, le lieu et l’objet même de la conversation me remirent en mémoire ce que j’avais entendu dire autrefois à Ammonius et à quelques autres, lors du voyage de l’empereur Néron à Delphes, cette question y ayant été pareillement soulevée.

2. Comme le dieu n’est pas moins philosophe[6] qu’il n’est prophète, nous pensions tous alors qu’Ammonius avait raison de motiver, comme il le faisait, chacun des noms que reçoit le Dieu. Il expliquait, qu’il est Pythien[7] aux yeux de ceux qui commencent à s’instruire et à poser des questions ; qu’il est Délien et Phanéen, pour ceux à qui se montre et apparaît déjà quelque lueur de la vérité ; Isménien, pour ceux qui ont la science ; Leschénorien, quand on est en état d’agir et de profiter soi-même grâce à l’usage des dissertations et des entretiens en commun.

« Comme le caractère de la philosophie, ajoutait Ammonius, est de faire des recherches, d’admirer et de douter, il est naturel que la plupart des pratiques relatives à ce dieu semblent enveloppées d’énigmes qui aient besoin d’explication et dont il faille analyser les causes. Par exemple, pour entretenir le feu perpétuel, par quelle raison ne brûle-t-on pas à Delphes d’autre bois que le sapin ? Pourquoi n’y fait-on des fumigations que de laurier ? Pourquoi y a-t-on dressé les images de deux Parques seulement, lorsque partout il en est reconnu trois ? Pourquoi n’est-il permis à aucune femme de s’approcher du sanctuaire où se rendent les oracles ? Que signifie le trépied ? Il y a encore plusieurs questions du même genre, qui, proposées à des hommes non dépourvus complètement de sens et de raison, les attirent et les excitent à chercher, à écouter, à discourir sur ces sujets. Voyez combien déjà ces deux inscriptions « Connais-toi toi-même », et « Rien de trop », ont provoqué de recherches philosophiques ; quelle quantité de dissertations sont sorties naturellement de chacune d’elles comme d’un germe. Or je n’attribue nullement moins de fécondité à la question qui nous occupe en ce moment. »

3. Quand Ammonius se fut exprimé ainsi, Lamprias, mon frère, prit la parole : « L’explication que nous avons entendu donner, dit-il, est simple et très-courte. On rapporte, en effet, que les fameux sages, appelés sophistes par quelques-uns, étaient au nombre de cinq : Chilon, Thalès, Solon, Bias et Pittacus. Plus tard Cléobule, tyran de Linde, et ensuite Périandre le Corinthien, sans avoir aucun mérite de vertu ni d’instruction, surent, grâce à leur puissance, à leurs amis, à leurs libéralités, faire violence à l’opinion, et ils se glissèrent dans cette liste de sages. Ils émirent, eux aussi, quelques pensées, quelques paroles semblables à celles des cinq premiers, et ils les répandirent dans la Grèce. Nos sages indignés ne voulurent pas toutefois confondre une telle insolence et engager ouvertement une lutte de gloire avec des hommes puissants dont ils encourraient la haine. Mais ils se réunirent tous les cinq à Delphes ; et après avoir conféré ensemble, ils mirent sur le frontispice du temple la lettre Ε, à savoir la cinquième de l’alphabet, celle qui exprime le nombre cinq. C’était, en ce qui les regardait personnellement, prendre le Dieu à témoin qu’ils n’étaient que cinq ; c’était aussi désavouer le sixième et le septième, et les rejeter comme indignes de leur être associés. On reconnaîtra que cette explication n’est pas hasardée, si l’on a entendu les prêtres chargés de la garde du temple. Ils appellent l’ΕΙ qui est en or, ΕΙ de Livie, la femme d’Auguste. L’ΕΙ qui est en bronze, porte le nom de ΕΙ des Athéniens ; enfin le premier et le plus ancien, qui est en bois, on le nomme encore aujourd’hui l’ΕΙ des Sages, comme n’ayant pas été dédié par un, mais par tous les cinq ensemble. »

4. Alors Ammonius se mit à sourire doucement : il soupçonnait que Lamprias venait d’émettre une opinion toute personnelle, qu’il avait imaginé cette histoire, et que s’il disait en avoir entendu raconter les détails par d’autres, c’était afin de n’avoir pas à en soutenir la responsabilité. Un autre des assistants dit que ce récit ressemblait à l’explication frivole donnée récemment par un étranger Chaldéen[8] : à savoir, que parmi toutes les lettres de l’alphabet il y en a sept qui émettent un son, une voix, par elles-mêmes ; que le ciel compte sept planètes qui opèrent leur mouvement d’une manière indépendante et à elles propre ; que dès le principe l’Ε fut classé la seconde des voyelles, de même que le soleil, mis après la lune, est la seconde des planètes. Or tous les Grecs, pour ainsi parler, s’accordent à dire qu’Apollon et le soleil ne font qu’un. « Mais, ajoutait cet assistant, c’est tout à fait là une explication de parades et de tréteaux. De plus Lamprias, ce semble, ne s’est pas aperçu qu’il soulevait les prêtres du temple contre son assertion. Tout ce qu’il a dit n’est connu d’aucun habitant de Delphes ; tandis qu’il y a une opinion accréditée, répandue, et mise en circulation par les habitants eux-mêmes. Ils pensent que ce n’est ni la forme visible, ni le son de cette voyelle, mais le sens[9] de la lettre seul, qui renferme quelque chose de symbolique. »

5. « C’est qu’en effet d’après l’opinion des Delphiens, dit alors Nicandre[10] qui prit la parole, cette voyelle est le passeport, la formule dont on se sert quand on se présente devant le Dieu. Elle est la première que l’on mette dans toutes les questions que l’on fait sur les éventualités de chaque instant. Ainsi, on demande à l’oracle : « Si l’on sera vainqueur, si l’on se mariera, si le moment est bon pour se mettre en mer, si l’on doit labourer, si l’on doit entreprendre tel voyage. » Le Dieu, suffisamment éclairé par lui-même, envoie ainsi promener les dialecticiens qui prétendent que cette particule si et la proposition dont on la fait suivre ne présentent aucun sens. Il comprend bien, lui, la portée de toutes les questions subordonnées à ce mot si, et il les accepte comme des faits bien caractérisés. Or, de même que si nous est propre pour interroger le Dieu comme devin, de même qu’il nous est commun pour le prier comme dieu, de même aussi l’on pense que cette syllabe renferme un sens optatif, non moins qu’un sens interrogatif. Chaque personne qui formule un vœu a coutume de dire : « Si le bonheur voulait ! » et Archiloque s’écrie :

Si je touchais la main de ma Néobulé !

Dans le mot eithé[11], on dit que la seconde syllabe thé est une adjonction superflue, comme thin dans cet hémistiche de Sophron :

Hama tecnôn thin deuoména
(désirant aussi avoir des enfants),

et dans cet autre d’Homère[12] :

Hôs thin kai son egô lysô menos
(afin que j’anéantisse aussi ta vigueur),

il est reconnu que c’est cette syllabe si courte, ΕΙ, qui, à soi seule et suffisamment, exprime l’idée de désir. »

6. Nicandre ayant terminé, mon camarade Théon, que vous connaissez, cher Sérapion, demanda à Ammonius si la Dialectique se voyant ainsi injuriée outre mesure pouvait, à son tour, parler avec franchise. Ammonius l’engagea à prendre la parole pour elle et à la défendre. Théon alors s’exprima en ces termes : « Apollon est très-expert en dialectique, et le plus grand nombre de ses oracles le prouvent : car c’est au même dieu qui suscite les doutes qu’il appartient de les résoudre. J’ajoute une autre preuve. Comme Platon disait que la réponse du Dieu ordonnant « de doubler l’autel de Délos » (ce qui est une opération de géométrie transcendante), n’a pas pour but de faire accomplir cet ordre, et que c’est seulement une manière d’inviter les Grecs à cultiver la géométrie ; de même le Dieu, en proférant des oracles ambigus, rehausse la dialectique et la constitue, puisqu’il la montre indispensable à ceux qui voudront pénétrer comme il faut le sens de ses paroles. Or dans la dialectique cette conjonction copulative si a une très-grande force, attendu qu’elle sert à formuler une phrase essentiellement logique. Comment ne pas lui reconnaître cette propriété d’unir deux raisonnements ?

« Ainsi, les brutes même ont une perception de l’existence des choses ; mais à l’homme seul la nature accorde, en outre, la faculté de voir et d’apprécier la conséquence qui résulte de cette existence des choses. « Il est jour ; la lumière brille » : voilà des faits que reconnaissent sans doute aussi bien que nous les chiens, les loups et les oiseaux[13]. Mais : « Si il est jour, la lumière brille », voilà un raisonnement que l’homme seul peut saisir, parce que l’homme seul a l’idée d’antécédent et de conséquent, seul il connaît la valeur de ces mots, leur relation, leur enchaînement mutuel, leur différence ; et il lui est donné de savoir que c’est de là que les démonstrations tirent avant tout leur principe, Or, puisque la vérité est l’objet de la philosophie, le moyen de mettre la vérité en lumière c’est la démonstration. Puisque, d’autre part, toute démonstration a pour principe la connexité des propositions, c’est à bon droit que la particule qui constitue et formule cette connexité a été consacrée au dieu qui aime la vérité par-dessus tout. De plus, Apollon est devin, et l’art de la divination s’exerce sur l’avenir d’après le présent et d’après le passé : car il n’est rien dont l’existence n’ait sa cause, dont la prescience n’ait sa raison. Comme le passé et le présent, de même le présent et l’avenir se suivent et s’enchaînent par une succession, qui de l’origine des choses se prolonge jusqu’à leur fin. Celui donc à qui sa nature fait connaître les causes de ces trois périodes de l’existence, qui sait les lier et les unir entre elles, celui-là sait aussi annoncer par avance :

Le présent, l’avenir et les choses passées[14].

Et avec raison Homère a mis d’abord le présent, puis l’avenir, et en dernier lieu le passé. Car du présent, par la connexité des propositions, dépendent les raisonnements que voici : « Si telle chose est, telle autre a précédé ; si telle chose est, telle autre s’en suivra. » En effet c’est l’affaire de l’art, de la logique, comme nous l’avons dit, de savoir reconnaître ce qui est conséquence ; et, pour ce qui est antécédent, c’est par la perception qu’on peut en avoir la connaissance. Aussi, bien qu’il y ait à cela quelque honte, je n’hésiterai pas à dire que le raisonnement est le trépied de la vérité ; qu’établissant en premier lieu le rapport de l’antécédent avec le conséquent, et liant l’un et l’autre avec l’existence des faits, le raisonnement sait en déduire une conclusion tout évidente.

« Si donc il est vrai qu’Apollon Pythien aime la musique, le chant des cygnes et les accords de la lyre, faut-il s’étonner que par amour de la dialectique, il aime et affectionne la particule si, dont il voit les philosophes faire plus que tous autres un fréquent usage ? Hercule, quand il n’avait pas encore délié Prométhée, ni discouru avec Chiron et Atlas, sophistes consommés, avait entrepris, tout jeune encore et en vrai Béotien, d’abolir la dialectique. Il avait commencé par se moquer de cet ΕΙ ; mais plus tard il sembla qu’il voulût soustraire de force le trépied et lutter de talent avec Apollon : c’est que, en avançant en âge, il était devenu lui-même très-habile, à ce qu’il paraît, dans l’art de la divination, et pareillement dans celui de la dialectique. »

7. Quand Théon eut fini, je crois que ce fut l’Athénien Eustrophe qui prit la parole : « Voyez-vous, dit-il, en s’adressant particulièrement à moi[15], voyez-vous avec quelle ardeur Théon prend la défense de la dialectique ? Il s’est presque revêtu de la peau du lion[16]. Mais nous, qui au nombre rapportons absolument tout, les essences, les principes des choses divines et des choses humaines ; qui voulons que le nombre préside en chef et en dominateur à ce qu’il y a de beau et de précieux, nous, dis-je, convient-il que nous restions muets ? Non ; c’est à nous d’offrir au dieu les prémices de nos chères[17] mathématiques. Nous dirons donc, qu’en soi la lettre Ε ne diffère des autres lettres ni par sa vertu, ni par sa forme, ni par sa signification, mais qu’elle est honorée d’un privilége spécial, celui d’être le symbole du nombre le plus important, du nombre qui est souverain dans l’univers, du nombre auquel les sages ont emprunté le terme qui signifie compter[18] ? » Eustrophe nous disait cela sans plaisanterie. Était-ce parce qu’il me savait occupé alors passionnément des mathématiques ? Ou bien, voulait-il[19], comme se trouvant en pleine académie, rendre un complet hommage à la maxime : « Rien de trop » ?

8. Je crus donc devoir répondre : Eustrophe, dis-je, a très-bien éclairci la difficulté au moyen de ce nombre. Tous les nombres se divisent en pairs et impairs. Par sa puissance l’unité est commune aux uns et aux autres, en ce sens que, ajoutée à l’impair, elle en fait un nombre pair ; ajoutée au nombre pair elle en fait un impair. Deux est le premier des nombres pairs ; trois est le premier des impairs, et cinq est composé de ces deux ajoutés l’un avec l’autre. C’est avec raison qu’une certaine prééminence est accordée à ce nombre cinq, parce qu’il est la somme du premier pair et du premier impair. Il a été appelé « mariage », parce que le nombre pair a quelque ressemblance avec la femelle, et l’impair avec le mâle. En effet, coupez des nombres en parties égales, le pair laissera entre les deux membres entièrement égaux qu’aura formés la séparation, comme un espace vide, un espace propre à recevoir. Mais quand le nombre impair est soumis à la même opération, il reste toujours quelque chose en plus, à savoir une quantité susceptible de créer une subdivision. C’est la raison pour la quelle l’impair est plus générateur que l’autre. Combiné[20] avec lui, il prévaut constamment, et jamais ne se trouve vaincu : car de l’addition des deux, quelle que soit la manière de les mêler, il ne résulte jamais un nombre pair ; de toutes façons c’est un impair. C’est encore plus par l’addition, par la combinaison exclusive de pairs entre eux, ou d’impairs entre eux, que la différence est sensible. Jamais deux pairs additionnés ensemble ne forment d’impairs[21], et il ne leur arrive jamais de sortir de leur nature. Incapables de produire un nombre qui diffère d’eux-mêmes, ils sont frappés d’insuffisance ; au lieu que les impairs combinés avec des impairs engendrent des pairs à foison par suite de leur vertu fécondante. Ce ne serait pas ici le lieu de nous étendre sur les autres propriétés, sur les autres différences des nombres.

C’est parce que le nombre cinq résulte de l’union du premier impair avec le premier pair, que les Pythagoriciens ont appelé ce nombre « mariage », comme étant composé du premier qui soit mâle et du premier qui soit femelle. On a encore donné au nombre cinq le nom de « nature », parce que, multiplié par lui-même, il produit un nombre dont il est encore le dernier chiffre. Car, de même que la nature, quand pour semence elle a reçu le froment répandu sur les sillons, lui fait subir dans l’intervalle plusieurs aspects et plusieurs transformations nécessaires à la perfection de son œuvre, mais donne, en fin de compte, du blé, et reproduit au terme de tout le travail ce qui en avait été le début ; pareillement, tandis que les autres nombres multipliés par eux-mêmes donnent des produits qui ne se terminent pas par eux, le nombre cinq et le nombre six sont les seuls qui, multipliés par eux-mêmes, reproduisent cinq et six pour chiffre final. Car six fois six donnent trente-six, comme cinq fois cinq donnent vingt-cinq. Il y a pourtant une différence : le nombre six ne possède cette propriété qu’une seule fois, et il n’a qu’une seule manière de se reproduire : c’est quand il forme son carré ; mais le nombre cinq a d’abord cette facilité de se reproduire au moyen de la multiplication ; de plus, par une composition qui lui est particulière, ajouté à lui-même il forme une dizaine, ou bien il se reproduit alternativement, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. En cela, ce nombre est l’image de la cause première qui dirige l’ensemble de toutes choses. En effet, comme cette cause maintient par elle-même le monde entier, comme, réciproquement, par le monde entier, elle se perfectionne, puisque toute substance se change en feu, selon Héraclite, et que le feu se change en toutes substances, témoin le lingot d’or qui devient monnaie et la monnaie qui devient lingot ; de même, la combinaison du nombre cinq avec lui-même ne peut, par une loi de nature, produire rien qui soit imparfait ou qui lui soit étranger. Ce sont des changements déterminés à l’avance ; le résultat est toujours ou le nombre cinq lui-même, ou une dizaine, c’est-à-dire un nombre de son espèce, ou bien un nombre parfait.

9. Maintenant, si l’on demande quel rapport tout cela peut avoir avec Apollon, nous avons notre réponse ; et ce n’est pas ce dieu seul que de telles supputations intéressent ; elles s’appliquent encore à Bacchus qui n’a pas dans l’oracle de Delphes une part moindre qu’Apollon, Écoutons ceux qui s’occupent des questions religieuses : nous les entendrons nous dire en vers et en prose, que le Dieu, incorruptible et éternel de sa nature, est soumis, par l’ascendant d’une loi et d’une raison fatale, à différentes transformations de sa propre personne. Tantôt c’est en feu qu’il change sa nature, assimilant entre elles toutes les substances ; tantôt il devient multiple à l’infini, prenant des formes, des affections, des propriétés différentes : d’où est constitué l’ensemble de ce qui existe maintenant sous le nom si connu de monde. Mais afin, continue-t-on, que cette doctrine reste cachée au vulgaire, le changement du principe universel en feu a reçu des sages par excellence le nom d’Apollon, qui exprime son unité[22], et celui de Phébus, qui désigne sa pureté et son exemption de toute souillure. Quand le Dieu se change et se transforme en souffles, en eau, en terre, en astres, en plantes qui croissent, en animaux qui vivent, les sages donnent à ces affections et à ces vicissitudes des noms qui rappellent une idée de déchirement et de démembrement. Le Dieu est par eux nommé Dionysus, Zagrée, Nyctélius, Isodète. Ses consomptions, ses disparitions, ses morts, ses résurrections sont figurées par des noms énigmatiques et fabuleux qui ont de l’analogie avec ces diverses mutations. Ils chantent en l’honneur de Bacchus des vers dithyrambiques pleins de mouvements vifs, pleins de changements qui ressemblent à des écarts et à des digressions ; et comme l’a dit Eschyle :

Le dithyrambe aux voix confuses
Est le poëme dont les Muses
Fêtent le fils de Sémélé.

Mais en l’honneur d’Apollon ils chantent le Péan, genre de poésie réglé et sage. Dans les peintures et dans les images modelées ce dernier dieu est toujours reproduit brillant de la fleur d’une jeunesse immortelle. Bacchus, au contraire, est peint ou sculpté sous des formes diverses. En un mot, à l’un on attribue l’égalité, l’ordre, un sérieux que rien ne déconcerte ; à l’autre on prête une irrégularité singulière, où la plaisanterie, l’insolence, le sérieux, la folie se confondent ; on invoque Bacchus sous le nom d’Évius[23], on l’appelle « agitateur des bacchantes », « dieu courant après les honneurs[24] », et l’on se conforme, non sans raison, au double changement qui caractérise l’un et l’autre dieu. Mais comme la durée de ces changements périodiques n’est pas la même, comme l’une de ces révolutions, qu’ils appellent « satiété » est plus longue que celle qu’ils nomment « disette », il en résulte que, jaloux de suivre en cela une juste proportion, ils chantent le Péan tout le reste de l’année dans leurs sacrifices ; mais quand commence l’hiver le Péan cesse : c’est le dithyrambe qui s’éveille, et durant trois mois, au lieu d’Apollon, ils invoquent Bacchus. Ils pensent, en effet, que la durée du temps où tout est changé en feu, et la durée du temps où le monde offre un ensemble régulier, sont entre elles dans le rapport de un à trois.

10. Je me suis appesanti sur ces détails plus longtemps que ne demandait la circonstance. Ce qu’il y a d’évident, c’est que ceux qui s’occupent de ces questions religieuses identifient Apollon avec le nombre cinq, qui tantôt se reproduit lui-même comme le feu, tantôt forme le nombre dix, comme le feu[25] forme le monde.

Mais la musique, que nous savons être agréable par-dessus tout à ce dieu, ne penserons-nous pas qu’elle doive avoir aussi affaire avec le nombre « cinq » ? La plus grande partie de la science de l’harmonie consiste, pour le dire d’un mot, dans la justesse des accords. Or ceux-ci ne sont et ne peuvent être qu’au nombre de cinq, comme le montre la raison et comme l’expérience le confirme à qui veut en faire l’épreuve sur les cordes d’une lyre ou sur les trous d’une flûte, à qui veut s’en rapporter au jugement de l’oreille sans invoquer celui de la raison. Les accords se forment tous suivant les proportions des nombres. La proportion de la quarte est sesquitierce, celle de la quinte est sesquialtère ; celle de l’octave est double, celle de la quinte par-dessus l’octave est triple, et celle de la double octave est quadruple[26]. L’accord de la quarte par-dessus l’octave, que quelques musiciens veulent y ajouter, ne doit pas être admis, parce qu’il sort des règles de la mesure, et qu’ici le plaisir de l’oreille doit être sacrifié au maintien de la proportion qui prend force de loi. Ne parlons donc pas des cinq positions du tétrachorde[27], des cinq premiers tons, ou modes, ou harmonies, comme on voudra les appeler, lesquels varient plus ou moins du grave à l’aigu, suivant que les cordes sont plus ou moins tendues, tandis que les autres sont aiguës. N’est-il pas certain que quoiqu’il y ait entre les sons un grand nombre, ou plutôt une infinité d’intervalles, il n’y en a pourtant que cinq qui entrent dans le chant, à savoir : le dièse, le demi-ton, le ton, le triple demi-ton, et le double ton ? On ne trouve jamais dans le chant d’autres intervalles plus grands ou plus petits[28] qui viennent se placer entre le grave et l’aigu.

11. Laissant de côté plusieurs autres considérations de cette nature, je ferai, continuai-je, intervenir Platon, qui dit qu’il n’y a qu’un seul monde, ou que s’il n’est pas uni que et que d’autres existent avec lui, il y en a cinq en tout, et pas davantage. Mais en supposant que le monde où nous vivons soit l’unique, et c’est ainsi que le pense Aristote[29], il est du moins, lui aussi, composé, en quelque sorte, de cinq mondes qui en forment l’harmonie : l’un est la terre, l’autre l’eau, le troisième le feu, le quatrième l’air, et le cinquième le ciel, ce dernier étant appelé lumière par les uns, éther par les autres, par d’autres enfin quintessence[30]. C’est le seul de tous les corps qui tienne de la nature le mouvement circulaire suivant lequel il se meut, et qui n’obéisse ni à la nécessité ni au hasard. C’est aussi pour cela que Platon[31] ayant remarqué que les cinq formes les plus belles et les plus parfaites dans la nature sont la pyramide, le cube, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre, a assigné chacune d’elles à chacun des cinq mondes.

12. Il y a même des philosophes qui rapprochent de ces substances primitives les propriétés des sens, lesquels sont également au nombre de cinq. Ils remarquent, que le toucher offre quelque résistance et tient de la terre ; que le goût perçoit grâce à l’eau les qualités des saveurs ; que l’air au moyen de la percussion, devient pour l’ouïe voix et son. Restent les deux autres sens. Or l’odorat est affecté par les odeurs, et celles-ci sont des exhalaisons que les chaleurs dégagent, et qui, par conséquent, tiennent du feu. Enfin l’éther et la lumière ont une affinité réelle avec le brillant des yeux, et se combinent avec la vue d’une manière parfaitement analogue. Il n’est pas pour les animaux d’autres sens, et il n’est pas pour le monde d’autres substances simples et sans mélange ; de sorte qu’il semble exister une admirable répartition et une sorte d’association entre le nombre « cinq » et entre l’univers entier.

13. Là je m’arrêtai[32] ; et après quelques moments de silence, je repris : Qu’avons-nous fait, Eustrophe ! Nous avons failli passer sous silence Homère, comme s’il n’avait pas le premier partagé le monde en cinq parties[33]. Il attribue les trois du milieu à trois dieux[34] ; et il laisse communes et indivises les deux autres, à savoir l’Olympe et la Terre, qui bornent, la première les substances supérieures, et la seconde, les inférieures. Mais

Reprenons notre discours,…

comme dit Euripide[35]. Ceux qui ont glorifié le nombre quatre nous apprennent, et ce n’est pas une considération méprisable, que des rapports avec ce nombre se trouvent dans tous les êtres de la création. En effet, prenez la longueur, la largeur, la hauteur, vous aurez tous les solides ; or la longueur présuppose l’existence du point, lequel représente une sorte d’unité ; la longueur sans largeur s’appelle ligne, ce sera le nombre deux[36]  ; le mouvement de la ligne en largeur produit la surface, ou la troisième forme ; enfin, joignez-y la hauteur, et vous aurez les quatre éléments qui complètent le solide. Mais, d’autre part, il est clair pour tout le monde, qu’après avoir conduit la nature jusqu’à la formation du solide, qui est à la fois tangible, volumineux et résistant, le nombre quatre fait ensuite défaut, et n’aide pas la nature dans ses opérations les plus importantes. En effet toute substance inanimée est, à vrai dire, un être orphelin, imparfait, impropre à quoi que ce soit, parce qu’il n’y a pas d’âme qui lui donne de l’activité. Mais le mouvement et la disposition qui introduisent l’âme au dedans déterminent une mutation : cette mutation suit l’analogie du nombre cinq, et complète la nature. Le nombre cinq l’emporte autant sur le nombre quatre, que la créature animée surpasse en valeur la matière inerte. En outre, établissant mieux encore son importance, le nombre cinq, essentiellement symétrique et puissant, n’a pas laissé se multiplier en espèces innombrables les créatures animées. En effet, il n’y a pour tous les êtres vivants que cinq classes, qui sont les Dieux, les Génies, les Demi-dieux ; puis vient la quatrième classe, le genre humain ; et enfin la cinquième et dernière, à savoir les animaux privés de raison, les brutes. Que si vous décomposez l’âme elle-même comme le comporte sa nature, elle renferme une première partie, laissée dans l’ombre plus que toutes les autres, qui est la végétative ; une deuxième, la sensible ; puis, la concupiscible ; puis ensuite l’irascible ; reste enfin celle qui a la propriété d’être raisonnable : c’est elle qui arrête la division et qui complète la nature de l’âme, en couronnant ainsi l’ensemble par le nombre cinq.

14. Outre que le nombre cinq possède des propriétés si multipliées et si importantes, il a encore une origine singulièrement belle. Je ne parle plus de celle que nous avons indiquée, de l’addition de deux et de trois ; mais je signale celle qui résulte de l’union du principe de tout nombre avec le premier carré. En effet, le principe de tout nombre c’est l’unité, et le premier carré est quatre. Or de ces deux nombres, comme d’une forme et d’une matière arrivées à leur perfection, se compose le chiffre cinq. Ce n’est pas encore tout. Si l’on est fondé, comme quelques-uns le pensent, à regarder l’unité comme un carré, en ce sens qu’elle se multiplie par elle-même et reste toujours elle-même, le nombre cinq, qui résulte naturellement de la réunion des deux premiers carrés, ne le cède à aucun autre pour l’excellence de l’origine.

15. Le nombre cinq, continuai-je, jouit encore d’une supériorité qui dépasse toutes les autres. Mais je crains, en la signalant, d’écraser notre Platon, comme lui-même disait qu’Anaxagore avait été écrasé à propos de la lune, quand Anaxagore avait donné comme sienne, touchant la lumière de cette planète, une opinion qui était de toute ancienneté. N’est-ce pas ainsi que s’exprime Platon dans son Cratylus ? « Sans doute, répondit Eustrophe ; mais je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec vos paroles. Vous savez probablement, repris-je, que dans son livre intitulé le Sophiste, Platon expose cinq principes souverains : l’essence, l’être toujours le même, l’être changeant, puis en quatrième lieu le mouvement, et en dernier, le repos. Dans son Philèbe, il pose encore une autre division. Il dit qu’il y a l’infini, le fini, la naissance de tous les êtres, (résultat du mélange de ces deux premiers principes) ; en quatrième lieu, la cause qui produit ce mélange ; et quant au cinquième principe, celui en vertu duquel les êtres unis sont de nouveau divisés et désunis, il nous le laisse à deviner. Je conjecture que cette seconde division n’est que comme une image de la première. La production des êtres répond à l’essence ; l’infini, au mouvement ; le fini, au repos ; la cause qui mêle les principes répond à l’être toujours le même ; et celle qui les sépare répond à l’être changeant. Mais en supposant que ces deux divisions ne soient pas identiques, il y aurait toujours, dans un cas comme dans l’autre, cinq naissances et cinq différences. Convaincu de la légitimité de ces divisions, quelque philosophe antérieur à Platon aura, selon toute apparence, consacré Ε à Apollon[37], parce que le nombre cinq est la marque et le symbole du nombre qui représente tout l’univers. Du reste, notre philosophe avait compris aussi que l’on peut se figurer le bien comme divisé en cinq espèces : la première étant la modération : la deuxième, la symétrie ; la troisième, l’intelligence ; la quatrième, les sciences, les arts et les opinions vraies dont l’âme est le siége ; la cinquième enfin, tous les plaisirs purs que ne mélange aucune peine ; et il termine cette énumération en citant le vers d’Orphée :

Au sixième âge doit cesser l’amour du chant.

16. Après tout ce que je viens de vous dire, continuai-je, j’ajouterai une brève explication en faveur de Nicandre : ce sera

Chanter pour qui comprend[38].

Le sixième jour du mois, lorsque vous introduisez la Pythie dans quelque Prytanée, le premier des sorts que vous tirez est pris sur le nombre trois ; si c’est sur cinq que vous tirez entre vous, il y a trois coups pour l’un, et deux pour l’autre… N’est-ce pas ainsi que la chose se fait ? — « C’est bien ainsi, répondit Nicandre ; mais il est défendu d’en dire la raison aux étrangers. » — Eh bien ! repris-je en souriant, jusqu’à ce que le Dieu nous permette de la connaître quand nous serons devenus pontifes, ce privilége s’ajoutera encore à tout ce qui a été dit sur le nombre cinq.

Telles furent, autant que je m’en souviens, les paroles consacrées à l’éloge de la lettre Ε, sous le rapport de ses propriétés arithmétiques comme sous celui de ses propriétés géométriques ; et elles se terminèrent là.

17. Alors Ammonius, qui n’accorde pas une petite part à la philosophie dans l’étude des mathématiques, et qui à ce titre trouvait un vif plaisir à l’entretien, prit la parole : « Il n’est pas nécessaire, dit-il, de réfuter rigoureusement ce que les jeunes gens viennent de dire. Remarquons cependant que tout nombre, quand on le voudra bien, nous fournira également matière à des éloges. Sans parler des autres, prenons le nombre sept, qui est consacré à Apollon.

On passerait une journée entière avant d’avoir énuméré toutes les propriétés qu’il renferme. Est-ce à nous, après cela, de déclarer que les Sages se sont mis en opposition avec la loi commune et avec une longue antiquité, lorsqu’ils ont ravi la prééminence au nombre sept, et qu’ils ont consacré à Apollon le nombre cinq comme lui convenant mieux ? Ce n’est, selon moi, ni un nombre, ni un rang, ni une conjonction, ni quelque autre partie du discours[39], insuffisante par elle-même, que représente la lettre Ε. Non : elle est en soi une appellation, une énonciation complète du Dieu. Par le fait seul qu’elle est prononcée, elle donne à celui qui l’articule le privilége de faire connaître la puissance divine. Car lorsque chacun de nous s’approche du sanctuaire, le Dieu, comme pour nous saluer, nous adresse le « Connais-toi toi-même », ce qui est une formule non moins expressive que le « Réjouis-toi ». Alors nous, à notre tour, nous disons au Dieu : « Ε[40] », comme pour faire comprendre que la vraie, l’infaillible, la seule appellation qui lui convienne et qui convienne à lui seul, c’est de déclarer « qu’il est. »

18. « Pour nous, en effet, l’existence n’est réellement en aucune façon notre partage. Toute nature périssable, placée entre la naissance et la destruction, n’offre qu’une apparence, qu’une vague et incertaine opinion d’elle-même. Veut-on, pour bien s’en rendre compte, raisonner d’une manière plus solide ? Supposez que l’on saisisse fortement un liquide pour le comprimer et l’étreindre : le liquide s’écoulera entre les doigts et sera perdu. De même, quand la raison cherche l’évidence absolue en des matières susceptibles de modifications et de changements, elle s’égare. Tantôt c’est de leur naissance qu’elle s’occupe, tantôt de leur destruction ; mais elle ne peut réellement saisir leur existence. On ne saurait, dit Héraclite[41], descendre deux fois dans le même fleuve. On ne peut, non plus, saisir deux fois dans le même état une substance mortelle. La promptitude et la rapidité des changements désunit les molécules, les rapproche de nouveau ; ou plutôt, il n’y a ni renouvellement, ni temps postérieur, mais simultanéité constante entre la cohésion et la dissolution, entre le fait de paraître et celui de disparaître. Aussi, ce qu’il y a de vivant dans la matière ne parvient jamais à un état qui soit l’existence, parce que jamais l’existence ne cesse, parce que jamais elle ne se complète. C’est un germe qui se modifie toujours : elle est successivement embryon, nourrisson à la mamelle, adolescent, jeune homme ; puis viennent l’âge viril, la vieillesse, la décrépitude. Une nouvelle forme d’existence, une nouvelle phase de l’âge détruit celles qui ont précédé. Et pourtant nous ne redoutons qu’une seule mort. N’est-ce pas ridicule, quand nous en avons subi, quand nous en subissons un si grand nombre d’autres ? Ce n’est pas seulement pour le feu qu’il y a mort par la naissance de l’air, et pour l’air par la naissance de l’eau, comme disait Héraclite ; mais cette vérité se reconnaît bien plus évidemment encore sur nous-mêmes. En effet, l’homme mûr a disparu quand naît le vieillard ; l’adolescent s’était anéanti pour laisser place à l’homme ; l’enfant, pour faire place à l’adolescent ; le nourrisson dans le maillot, pour faire place à l’enfant. L’homme d’hier est mort aujourd’hui, celui d’aujourd’hui sera mort demain. Il n’y a personne de nous qui subsiste, qui soit un : nous naissons multiples, la matière circulant et glissant autour d’un type et d’un moule commun. Car enfin, comment se fait-il, si nous restons les mêmes, que telles choses nous plaisent aujourd’hui, que telles autres nous aient plu précédemment ? Pourquoi des objets contraires excitent-ils tour à tour notre attachement, notre haine, notre admiration, notre blâme ? Pourquoi ne tenons-nous plus les mêmes discours ? Pourquoi n’éprouvons-nous plus les mêmes affections ? Enfin pourquoi, par l’extérieur, la figure, les pensées, ne conservons-nous rien de semblable ? On ne saurait admettre qu’une diversité dans la manière d’être puisse se produire sans qu’il y ait changement : or là où il y a changement, l’identité ne se conserve point. Mais si l’individu n’est plus le même, c’est, aussi, qu’il n’existe pas ; c’est qu’il subit des changements perpétuels ; c’est qu’il passe toujours d’un état à un autre. L’erreur vient de nos sens, qui, dans l’ignorance où nous sommes de ce qu’est véritablement l’être, nous font croire à la réalité de ce qui n’est qu’apparence.

19. « Quel est donc l’être véritable ? C’est celui qui existe de toute éternité, qui n’a pas eu de commencement, qui n’aura pas de fin ; celui à qui nulle accession du temps ne fait subir la moindre vicissitude. En effet, c’est quelque chose de mobile que le temps ; on s’en fait une idée, si on le compare à une matière qui se meut. Il coule sans cesse, il ne peut rien retenir ; c’est comme un vase[42] où s’élaborent et la destruction et la naissance. Une preuve de la non-existence du temps, ce sont les mots mêmes sous lesquels on le désigne, à savoir : « ensuite », « auparavant », « futur », « passé ». Car, dire que ce qui n’est pas encore né se trouve dans ce qui est, que ce qui n’est plus fait partie de ce qui est, constituerait une niaiserie et une absurdité. Lorsque pour fixer mieux l’idée du temps, nous employons les mots, « présentement », « actuellement », « maintenant », notre raison aussitôt reconnaît que le temps nous échappe et s’anéantit. Le présent en effet est comme étreint entre le futur et le passé. C’est une lumière instantanée, qui se dissipe nécessairement lors qu’on vient à y fixer ses regards. Or si la nature, qui se mesure par le temps, est dans les mêmes conditions que ce qui la mesure, il n’y a rien en elle qui soit permanent, rien qui existe : tout y naît, tout y meurt en suivant le flot du temps. C’est pour cela qu’il y aurait impiété à dire de l’être véritable, « qu’il a été » ou « qu’il sera » : ce sont là des modifications, des vicissitudes, des altérations subies par ce qui n’est pas fait pour persévérer dans l’existence.

20. « L’être existant, c’est Dieu : voilà comme on doit dire ; et Dieu n’existe dans aucun point limité du temps. Il occupe l’éternité entière, qui est immuable, qui ne connaît ni succession d’instants, ni défaillances ; qui ne renferme ni temps antérieur ou temps postérieur, ni futur, ni passé, ni vieillesse, ni jeunesse. Existant seul, Dieu remplit l’éternité d’un « maintenant » qui ne cesse jamais. L’être qui réside en lui est le seul qui existe réellement, puisqu’il n’a point été et qu’il ne sera point, puisqu’il n’a pas eu de commencement et qu’il n’aura pas de fin.

« Voilà dans quel esprit ceux qui l’honorent doivent le saluer et le nommer : à moins, par Jupiter, que nous n’adoptions cette formule de quelques Anciens : « Tu es un ». En effet, la Divinité ne saurait être multiple. Elle n’est pas, comme chacun de nous, un composé de mille éléments sujets à diverses affections ; ce n’est pas le produit d’une agglomération confuse et populeuse. Il faut que ce qui est par essence soit un, comme il faut que ce qui est un soit. La supposition d’un second être impliquerait différence avec celui qui est, et aboutirait à la naissance d’un être qui n’existerait pas. Aussi le premier des noms donnés à ce Dieu est-il parfaitement juste, aussi bien que le deuxième nom, aussi bien que le troisième : celui d’Apollon, parce qu’il exclut la multiplicité et indique qu’il n’y en a pas plusieurs ; celui d’Iéius, parce qu’il veut dire unique et seul ; enfin celui de Phébus[43], attendu que c’est celui par lequel les Anciens exprimaient tout ce qui est saint et pur. Aujourd’hui encore, chez les Thessaliens, pour faire comprendre que les prêtres, dans les jours néfastes, vivent en s’isolant et hors du temple, on dit qu’ils phébonomisent[44]. Ce qui est un, est sans mélange et pur ; car le mélange d’une substance avec une autre constitue une altération. C’est ainsi qu’Homère a dit, « que l’ivoire est souillé[45] », quand on le colore en pourpre. Les teinturiers disent des couleurs combinées ensemble, qu’elles se corrompent, et ils appellent corruption tout mélange de teinte. Le privilége d’une substance incorruptible et pure est donc, qu’elle soit une et sans mélange.

21. « Pour ceux qui pensent qu’Apollon et le soleil ne sont qu’un, il y a lieu de les accueillir et de les aimer à cause de la bonté de leur esprit, parce qu’ils appliquent l’idée de la divinité à ce qu’ils honorent et à ce qu’ils désirent le plus parmi les objets d’eux connus. Mais nous, afin de rêver sur le compte de ce Dieu comme dans le plus beau des songes, donnons l’essor à notre imagination, excitons-la à prendre son vol dans les régions supérieures, et à contempler au-dessus de nous l’essence suprême. Toutefois, honorons aussi cette image même sous laquelle le Dieu nous apparaît. Révélons dans le soleil la fécondité créatrice (autant qu’une substance sensible peut produire les effets d’un pur esprit, autant que ce qui passe peut réaliser les effets de ce qui dure éternellement). Voyons dans cette image une sorte d’expression, un simulacre de la bienveillance et de la félicité qui brillent et rayonnent autour du Dieu. Quant aux émanations qui échappent de lui, quant à ses changements lorsqu’il lance le feu et se contracte ensuite, comme disent quelques-uns ; lors qu’il se condense ; lorsqu’il devient terre, mer, vents, animal, végétal ; lorsqu’il subit les graves vicissitudes de ces deux dernières classes d’êtres, c’est une impiété de prêter l’oreille à de telles suppositions, ou bien le Dieu serait alors[46] au-dessous de l’enfant, dont parle le poëte, de l’enfant qui s’amuse à élever en jouant de petits monticules sur le sable pour les renverser ensuite. Oui, le Dieu, alors, en agirait constamment de même pour l’ensemble de l’univers : après avoir créé un monde qui n’existait pas, il le détruirait aussitôt qu’il l’aurait composé. Au contraire, tout ce que Dieu a mis dans le monde en lie étroitement les diverses substances[47], et maintient avec succès cette matière fragile qui tend à se détruire. C’est surtout contre la précédente opinion que me semble concluant et décisif le mot dont on salue la divinité, le mot ΕΙ[48] : lequel indique que jamais Dieu n’est sorti hors de lui-même, que jamais il n’a éprouvé de changement. Ce n’est qu’à un autre dieu, ou plutôt ce n’est qu’à quelque Génie préposé à la nature, laquelle doit naître et mourir, que ces changements et ces altérations peuvent convenir. Sans aller plus loin, la chose est clairement prouvée par les noms : car ils sont opposés et contradictoires avec ceux de notre Dieu. Notre Dieu se nomme Apollon[49] ; le Génie se nomme Pluton ; le premier est Délius, le second est Aidonée ; l’un est Phébus, l’autre Scotius[50] ; l’un a pour compagnes les Muses et Mnémosyne ; l’autre, l’Oubli et le Silence ; l’un est Théorius, Phanéus, et l’autre est

Prince du lourd sommeil et de la sombre nuit.

Le dernier est

Entre les Dieux celui que l’homme hait le plus.

D’Apollon, au contraire, Pindare a dit, non sans grâce :

Son rôle est de chérir tendrement les humains.

Euripide a donc eu raison de s’écrier :

            Libations funèbres
            Tristes chants de ténèbres,
Phébus aux cheveux d’or ne vous accepte pas.

Et même avant lui, Stésichore avait dit avec sagesse :

En partage Pluton a les maux, les tourments ;
Apollon, les concerts et les divertissements.

Sophocle va jusqu’à déterminer pour chacun d’eux l’instrument qui lui convient :

La flûte, et non la lyre, exprime la tristesse[51].

« En effet, ce n’est que fort tard, et tout récemment, que la flûte a osé se faire entendre dans les cérémonies joyeuses. Primitivement, elle conviait au deuil ; c’était à la tristesse seulement qu’elle prêtait son ministère, aussi peu joyeux que peu honoré. Dans la suite, tout a été confondu. Du reste, c’est principalement parce qu’on a mêlé le culte des Dieux et celui des Génies que les hommes ont vu éclater des désordres parmi eux. Mais l’inscription ΕΙ, et l’inscription « Connais-toi toi-même », qui paraissent se contredire jusqu’à un certain point, s’accordent parfaitement sous un autre rapport. ΕΙ se prononce avec un saisissement religieux et un sentiment de vénération pour le Dieu dont cette syllabe nous rappelle l’éternité ; l’inscription « Connais-toi toi-même » est pour tous les humains un avertissement de leur nature et de leur impuissance. »


  1. Ce titre, qui est encore plus concis dans le grec : « Sur l’ΕΙ à Delphes se trouve, au contraire, développé par Amyot : Que signifioit le mot ΕΙ qui estoit engravé sur les portes du temple d’Apollo en la ville de Delphes ».
  2. Littéralement : « quelques-uns des traités Pythiques ».
  3. L’inscription ne se composait que de la lettre Ε ; mais il importe de savoir que les Grecs la prononçaient ΕΙ. C’est à ce double point de vue qu’il est question ici tantôt de Ε, lettre ou bien nombre 5, tantôt de ΕΙ, tour à tour conjonction, si, ou verbe substantif, tu es.
  4. Amyot entend : « que les premiers hommes doctes qui ont eu dès le commencement la charge de ce temple ».
  5. Amyot : « dedans le temple ».
  6. Amyot ajoute : « et savant ».
  7. Amyot ajoute des explications à la suite de chacun de ces noms propres : « … Pythius, comme qui diroit enquérant … Delius et Phaneus, c’est-à-dire clair et luysant … Ismenius, c’est-à -dire sçavant … Leschenorius, c’est-à-dire, éloquent ».
  8. Amyot ajoute : « et astrologue de profession ».
  9. M. à m. « le nom ».
  10. Amyot ajoute : « qui estoit là présent ».
  11. Amyot ajoute : « qui signifie à la mienne volonté ».
  12. Iliade, XVII, 29.
  13. Amyot : « les coqs ».
  14. Iliade, I, 70.
  15. Nous ajoutons ces mots : « en s’adressant particulièrement à moi » pour constater que le verbe « voyez-vous » est au singulier dans le grec.
  16. Amyot : « de la peau de lion d’Hercules. »
  17. Amyot, simplement : « des mathématiques ».
  18. Amyot ajoute : « comme qui diroit quinter pour compter ». C’est une très-lumineuse et très-heureuse addition ; mais nous n’oserions pas l’admettre ailleurs que dans des notes.
  19. Amyot entend cela tout différemment, « mais en sorte toutefois que en toutes choses j’étois pour observer le précepte de Rien trop, mesmement estans en la secte de l’Académie ». Ricard entend comme Amyot. Nous ne croyons pas qu’ils aient raison.
  20. « Combiné » par voie d’addition, bien entendu, mais non pas de multiplication. Il est important de distinguer en cet endroit difficile.
  21. Ricard : « La combinaison de ces deux nombres en fait connaître la différence ». Du moment qu’il n’a pas dit : « la combinaison de ces deux nombres avec eux-mêmes », il a rendu, dans un passage qui demande beaucoup de clarté, sa traduction tout à fait inintelligible. A-t-il même compris ?
  22. Amyot ajoute : « d’autant qu’elle oste la pluralité des choses ».
  23. Composé des deux cris Εὐ et Οἱ.
  24. Nous croyons qu’ici le texte est altéré ; et nous serions disposé à traduire d’après une variante : « Dieu qui court avec ses nourrices enivrées ».
  25. Nous nous décidons à éviter l’équivoque employée, peut-être à dessein, par toutes les traductions : « comme il forme le monde ».
  26. Pour plus de clarté, représentons l’octave par 12 ;

    Nous aurons : 12 : 6 = 2 : 1, proportion de l’octave-double.
    12 : 8 = 3 : 2, proportion de la quinte sesquialtère.
    12 : 9 = 4 : 3, proportion de la quarte sesquitierce.

    Plutarque y en ajoute deux autres, composées de l’octave et de la quinte : 12 + 16 = 28, qui est dans la proportion de 18 à 6, qu’il appelle triple ; et celle de la double-octave, ou 24 qui est à 6 dans un rapport quadruple. Il repousse l’accord de la quarte par -dessus l’octave, ou 12 + 4 = 16, parce que ce rapport de 16 à 6, sort des règles de la mesure.

  27. Le tétrachorde était un instrument à quatre cordes, ou une série de quatre cordes donnant quatre notes consécutives, la moitié de l’octave.
  28. Amyot ajoute : « distingués de bas et de hault ».
  29. Dans le traité du Ciel, I, 8, 9.
  30. Littéralement : « cinquième essence ».
  31. Dans le Timée.
  32. Amyot : « il s’arresta ». Nous ne nous expliquons pas l’emploi de cette troisième personne.
  33. Iliade, XV, 109.
  34. Le texte dit : « aux trois dieux ».
  35. Iphigénie à Aulis, vs. 860.
  36. Wyttembach pense que ces mots doivent remplacer dans le texte une petite phrase qui est celle-ci : « et c’est la longueur ». La correction qu’il propose supprime une redite, et introduit un rapport, très utile, celui du nombre deux. Nous nous rangeons à son avis.
  37. Amyot, d’après une autre leçon : « consacra deux Ε, etc. ».
  38. Sophocle, Œdipe à Colone, vs. 10.
  39. Peut-être faut-il entendre simplement : « ni quelqu’une des autres parties du discours ».
  40. Amyot ajoute : « c’est-à-dire, tu es ».
  41. Nous supposons que cette première proposition seule appartient à Héraclite. Amyot lui attribue encore la suivante : « On ne peut non plus etc. ». Ce nous semble peu probable.
  42. Amyot : « comme le vaisseau percé ».
  43. Amyot ajoute : « c’est-à-dire pur et net ».
  44. Amyot ajoute : « c’est-à-dire, qu’ils se purifient ».
  45. Iliade, IV, 141.
  46. Reiske entend : « ou bien celui qui acceptera de semblables discours sera au-dessous, etc. » Cette conjecture peut bien être la vraie.
  47. Amyot : « Tout ce qui vient à naître, c’est Dieu qui l’y entretient ». Ce n’est pas probable.
  48. Amyot ajoute encore ici : « c’est-à-dire, tu es ».
  49. Amyot : « comme qui diroit non plusieurs et plusieurs ».
  50. À chacune de ces appellations Amyot ajoute dans le texte un commentaire : L’un Délius, c’est-à-dire clair, et l’autre Aidoneus, c’est-à-dire ne voyant goutte ; l’un Phæbus, c’est-à-dire reluisant, et l’autre Scotius, c’est-à-dire ténébreux. Au près de l’un sont les Muses et la Mémoire, et auprès de l’autre l’oubliance et le silence : l’un se surnomme Theorius et Phanæus. c’est-à-dire regardant et monstrant ».
  51. Nous corrigeons d’après Reiske.