Sur le Symbolisme

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Sur le Symbolisme
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 398-412).
SUR LE SYMBOLISME

M. André Barre, en un substantiel volume qui témoigne d’un très grand labeur et révèle une information très complète, a tracé l’histoire, assez complète vraiment, du symbolisme en France au XIXe siècle. Entendons-nous bien. Le mot symbolisme est une étiquette. On est convenu d’appeler ainsi les poètes qui, de 1885 à 1900 environ, ont été plutôt en réaction contre l’école parnassienne qu’en communion avec elle et parmi eux, il y en a qui n’ont pas été du tout symbolistes. Le symbolisme, en effet, consiste à exprimer sa pensée ou son sentiment par des allégories qui ne sont pas artificielles, ou qui le sont le moins possible. Par exemple, un aspect de la nature, mis en parallèle avec un état d’esprit ; mieux encore, une description dont on ne peut pas savoir si elle veut rendre un état de la nature ou un paysage d’âme, tant il y a de concordances entre ces deux objets : ce sont des symboles ; à la condition encore qu’ils ne soient pas concertés, et qu’il soit évident ou probable que l’auteur a pensé son sentiment ou senti sa pensée ainsi et non point traduit ainsi sa pensée ou son sentiment, auquel cas la chose ne serait rien de plus ou rien de moins qu’une allégorie, comme celle de Boileau : « Ainsi sur cette mer qu’ici-bas nous courons... » Voilà ce que c’est que le symbole.

Or les poètes de 1885-1900 n’ont pas tous été symbolistes ; même il s’en faut. Ceux mêmes qui l’ont été ne l’ont pas été continuellement, ce que je crois, du reste, qui est impossible. Chez ceux qui l’ont été le plus, le symbole, naturellement, n’a pas été autre chose qu’un de leurs moyens d’art, qu’un de leurs moyens d’expression. Les poètes de 1885-1900 devraient donc être appelés les poètes de 1885-1900. Mais comme on a pris l’habitude de donner aux gens plutôt des noms que des numéros ou des dates, on a pris celle aussi, parce que les poètes de 1885-1900 ont beaucoup parlé de symboles et même en ont fait quelques-uns, de leur donner le nom de symbolistes qui est honorable, et qui reporte assez précisément à une date, seule chose essentielle pour ce qui est de s’entendre.

Donc, sous le titre de le Symbolisme, M. Barre fait tout simplement l’histoire de la poésie française dans les quinze dernières années du XIXe siècle. Toute école littéraire ou simplement tout mouvement littéraire général se situe par ses contraires et se définit par son essence. Qu’était la poésie française de 1885-1900 en considération de ses contraires ? Elle était une réaction d’une part contre le « naturalisme » (lisez réalisme étroit et bas), d’autre part contre l’école parnassienne. Sur son horreur à l’égard du « naturalisme » et son impatience de s’en affranchir, il n’y a pas à insister ; c’est une chose très nette en soi et dont on voit tout de suite toutes les raisons. Sur son animadversion à l’égard du Parnasse, — pour être plus précis et peut-être même plus vrai, à l’égard de Leconte de Liste, — disons que les jeunes hommes de 1885 étaient las : 1° de l’impassibilité, de l’insensibilité vraie ou affectée et qui, même vraie, était encore une affectation, de Leconte de Liste et de ses disciples ; 2° las de la forme trop avertie, trop serrée, trop rigoureuse, par suite s’éloignant de la souplesse, de la grâce et de la vie, d’une école qui, depuis Gautier jusqu’à Leconte de Lisle, depuis Leconte de Liste jusqu’à Heredia, tendait de plus en plus à se rapprocher de la sculpture. Voilà les contraires, voilà contre quoi les jeunes gens de 1885 étaient en réaction plus ou moins consciente, chacun selon son caractère.

Ce que cette poésie nouvelle était en son essence, le voici selon moi, d’après ses traits généraux. Elle était philosophique, ou du moins elle croyait l’être... On m’arrête tout de suite : « Leconte de Lisle était philosophe aussi ! » — Certes, mais d’abord, Théophile Gautier ne l’était point et Heredia ne l’était point. Ensuite, la philosophie de Leconte de Lisle, qui n’est pas ce qui éclate tout d’abord en lui et qu’il faut savoir chercher et découvrir, échappait peut-être un peu aux jeunes gens de 1885, du moins à la plupart, et ils cherchaient plutôt leur inspiration philosophique du côté de l’Allemagne. L’influence profonde de Hartmann sur cette génération ne saurait être assez signalée. C’est elle qui règne en souveraine sur Jules Laforgue, qui fut tenu pour un Dieu, en ce temps-là, sur Maeterlinck, sensiblement encore sur M. Jammes et M. Vielé-Griffîn. Laforgue écrivait : par la raison, par la logique nous nous vidons de tout ce qui est la vie ; « nous allons à la dessiccation. » L’inconscient, au contraire, est « un domaine qui vient d’ouvrir à la science les forêts vierges de la vie. » Et se pencher sur l’inconscient et tâcher de l’amener à une demi-conscience, c’est toute notre affaire. Et il ajoutait, avec une certaine naïveté, que la preuve que nous sommes faits pour nous ramener à l’inconscient, c’est que, « plus l’activité de l’esprit confine au domaine de l’inconscient, moins la fatigue se fait sentir. » M. Maeterlinck, avec beaucoup plus de finesse et perspicacité psychologique, ne pensait pas autrement et sa doctrine pouvait se résumer ainsi : Tout ce qui est exprimé est déjà dégradé ; même tout ce qui est senti avec netteté est déjà altéré et comme rendu grossier. La vie est mystérieuse et le mystérieux est seul vivant.

La pensée pratique des jeunes gens de 1885 était donc une pensée philosophique ultra-idéaliste, ayant tendance, du moins, à aller au delà de la raison, comme dirait Nietzsche, chercher la pensée spontanée et instinctive, au delà de la pensée spontanée le sentiment, au delà du sentiment conscient, le sentiment qui ne se rend pas compte de lui-même et qui est simplement un état d’esprit. La pensée pratique des jeunes gens de 1885 était une pensée philosophique, faisant la gageure de connaître l’inconnaissable du cœur dans la mesure où il peut être connu, c’est-à-dire senti.

Il résultait de là une particularité curieuse, qui, du reste, est plus qu’une particularité. Les hommes qui sont comme enivrés d’inconscient, peuvent à la vérité se détourner des choses ; ils peuvent aussi ne s’en détourner point ; seulement, s’ils les regardent, de même qu’en se contemplant eux-mêmes ils écartent tout ce qui n’est pas mystérieux, de même en regardant les choses ils les trouvent mystérieuses. L’âme vraie de ceux qui ont une âme étant quelque chose qui ne se comprend pas et qui n’est pas à comprendre, les choses peuvent avoir une âme exactement semblable, qui, comme la nôtre, parle silencieusement et se fait sentir obscurément, et l’on pourrait dire par son obscurité même. Lamartine avait dit seulement :


Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?


Il était sur la voie. Chez les poètes de 1885, l’âme des choses est presque un dogme. L’âme des choses est une des inspirations familières de Maeterlinck. La façon dont il les imagine et dont il les craint est bien spirituelle : « C’est à certains momens et lorsqu’on les regarde que les choses se tiennent tranquilles, comme des enfans sages, et ne semblent pas étranges et bizarres ; mais, dès qu’on leur tourne le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent de mauvais tours. » Francis Jammes est un des poètes les plus convaincus et les plus expressifs de l’âme des choses. Vous connaissez la fameuse pièce :


Il y a une armoire à peine luisante
Qui a entendu les voix de mes grand’tantes,
Qui a entendu la voix de mon grand-père,
Qui a entendu la voix de mon père.
A ces souvenirs l’armoire est fidèle,
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire ;
Car je cause avec elle.
Il y a aussi un coucou...
Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
Qui n’ont pas cru à ces petites âmes,
Et je souris qu’on me pense seul vivant
Quand un visiteur me dit en entrant :
Comment allez-vous, monsieur Jammes ?


Voilà, très sommairement esquissée, la philosophie, très rudimentaire du reste, et qui n’était réellement qu’une tendance mystique, des poètes de 1885. On conçoit et comment elle était née de l’éloignement à l’égard de la philosophie de Leconte de Liste et combien, une fois formée, elle contribuait à en éloigner encore plus, la philosophie de Leconte de Lisle étant très rationaliste, très logiquement construite, très nette et même très systématique. On conçoit encore plus qu’elle les écartait de ceux de leurs illustres prédécesseurs qui n’avaient pas été philosophes du tout, ni voulu l’être, et qui n’avaient été que plastiques.

Et ceci nous sert, si l’on veut, de transition. Les poètes de 1885 ne voulaient plus être plastiques, ni picturaux ; et ils tendaient vers la musique au lieu de tendre vers les arts du dessin ; avec pleine raison, selon moi, la poésie, parce qu’elle a pour moyen la voix humaine, s’apparentant beaucoup plus naturellement à la musique qu’à tout autre art, et, pour en mieux parler, la poésie étant une musique qui, — infériorité ou avantage, — reste analytique. Et ce serait le cas de citer le vers très intelligent d’Antony Deschamps sur la poésie :


Peinture qui se meut et musique qui pense.


C’est ce point de vue qu’avait très vite saisi Brunetière, et c’est ce qu’il y a de plus pertinent et de plus excellent dans son fameux article, Symbolistes et Décadens, admirable tout entier, du reste, de novembre 1888 : « La littérature, après s’être approprié les moyens de la peinture, tend maintenant à s’emparer des moyens de la musique. »

Ceci n’était que la conséquence presque forcée de ce goût de l’inconscient et du mystérieux qui était le fond des symbolistes. Comme c’est la musique qui fait sentir synthétiquement et non penser analytiquement, comme c’est la musique qui, simplement et sans plus, communique un état d’âme à une âme ; de même et par suite un art qui s’attachait au mystérieux et à l’indéterminé, et qui se souciait plus d’exprimer ou même d’évoquer des états d’âme que de les analyser, tendait, inclinait vers la musique à ce point qu’il était destiné à se confondre dans la musique, et en quelque sorte à se supprimer dans son aboutissement, à s’annihiler dans sa perfection. De ce que la poésie nouvelle était une musique plus que tout autre chose, c’est de quoi les « symbolistes » se sont le plus et le mieux rendu compte. Verlaine, qui a été le plus conscient de tous ces poètes et qui a le plus sûrement su ce qu’il était, ce qu’il voulait être et ce qu’il faisait, l’a assez dit dans ses vers fameux :


De la musique avant toutes choses ;
De la musique encore et toujours !


La musique est la forme même d’une pensée qui a quelque honte, tout au fond, d’être une pensée, mais qui, ne renonçant pas pourtant à en être une, cherche la courbe asymptotique qui la rapprochera le plus de la musique sans pourtant jamais l’y confondre. Un poète « symboliste » dirait à un musicien : « Monsieur, votre art est le véritable, et je voudrais être vous si, par une faiblesse peut-être blâmable et une ambition peut-être imprudente, je ne voulais être un homme qui se fait sentir tout en restant un peu un homme qui se fait comprendre. : » De là chez tous, au moins l’amour ardent d’une poésie fluide, indéterminée, indécise, adroitement indécise et savamment indéterminée, qui suggère plutôt qu’elle n’exprime et qui suggestionne plutôt qu’elle ne renseigne. Renseigner pour un symboliste, même sur soi-même, est la dernière des vulgarités et un barbarisme. Ecoutez-les :


Pour la couleur, rien que la nuance,


dit encore, et admirablement, Verlaine. Et en effet la couleur nette a quelque chose de cru qui efface tout mystère et même toute vérité, la vérité étant faite de « dégradations aussi indiscernables que celles du cou de la colombe » et toute couleur tranchée étant, par définition, artificielle.

De même encore et c’est la même chose, un certain flottement dans l’expression à la condition qu’il ne vienne pas de l’impuissance de l’auteur, mais de sa volonté d’être conforme aux choses et soumis à son objet, est une beauté ou plutôt une nécessité de l’art vrai. Verlaine :


Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise.


Et l’on comprend bien que, du moment qu’il y a en même temps méprise et choisir, il s’agit d’une méprise très volontaire et très attentive :


Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.


Grise est bien mauvais et même faux ; c’est quelque chose comme indécis ou fuyant qu’il nous faudrait ; mais on ne laisse pas de comprendre.

Et enfin cette poésie sera éminemment, essentiellement individualiste. Cela s’entend assez bien. La méthode ici impose l’objet. Du moment que nous voulons être imprécis, mystérieux, fuyans, indéterminés, mêlés d’ombre légère et de lumière douce, crépusculaire, ce n’est guère qu’en nous que nous pouvons trouver ce délicat et séduisant clair-obscur, cet inconscient ou ce subconscient dont il s’agit de donner l’expression, ou plutôt l’impression fugitive. Certes, les choses ont leur inconscient, on peut même dire qu’elles en ont un qui est absolu ; mais précisément il s’agit d’un inconscient qui est au seuil de la conscience, qui y affleure et dont on peut dire que le poète le voit ou le croit voir, aut videt aut vidisse putat ; et celui-ci, ce n’est bien qu’en nous que nous pouvons le saisir, — ou goûter le plaisir qu’il nous échappe.

Il est donc naturel que le poète symbolique soit ramené par ses démarches naturelles elles-mêmes à la poésie personnelle et confidentielle (dans une mesure que nous verrons plus loin). M. Vielé-Griffin a très bien vu cela, quoique l’ayant exprimé d’une manière trop « paroxyste, » comme on dit aujourd’hui : « Ce qui caractérise le symbolisme, c’est la passion de la vie... » Mais de quelle vie ? De la sienne, qui crée toutes les autres : « La doctrine égoïste qui fait de moi, seul existant, le créateur sensitif de l’univers, — doctrine que nous accepterons sans discussion, — serait illogique, si elle n’assignait à son art l’œuvre unique de traduire ce moi, synthèse inconsciente en symbole, qui exprime ce moi dans son harmonieuse conscience... Le travail du poète demanderait (donc) auto-psychologie intuitive... La poésie est l’expression de l’individualité d’un individu. » Et, en vers, M. Vielé-Griffin exprimera assez bien cette création de l’univers par le moi qui le fait en le concevant, à propos seulement de la sensation visuelle qui lui vient de lui.


Debout, appuyé d’une main
A quelques pierres des temps anciens
Je sentais cette vie en moi,
Et que je créais tout cela,
La ville, le lac, les faîtes blancs,
Du grand regard de mes vingt ans.


Pour ce qui est de la forme rythmique qu’ils ont adoptée, on sait assez qu’ils ont hésité beaucoup, qu’ils ont tâtonné. Ils ont senti ou cru sentir qu’à une poésie qui voulait être si fluide, si peu arrêtée, si peu déterminée comme une eau dans un vase par son contenant, si fugace et sinueuse au contraire comme une eau en liberté, il fallait une forme rythmique qui ne fût pas consacrée, traditionnelle, moule légué, prison héritée, mais qui se créât elle-même, à chaque moment, à chaque nouveau mouvement ou nouvelle nuance de la pensée. Créer un rythme que vous inspire la première pensée qui vous vient, en créer un autre que vous suggère la seconde pensée qui vous arrive, en créer un autre que vous impose la troisième pensée qui se présente, et ainsi de suite et toujours, voilà évidemment la vérité. On ne peut disconvenir que ce ne fût assez juste en soi.

En conséquence, n’hésitons pas sur les mots, ils ont renoncé au vers et ont tous écrit en prose rythmique. Ne nous y trompons pas en effet. Le vers est une phrase mélodique fixée, traditionnelle, invariable, à laquelle l’oreille d’un peuple est habituée ; c’est un moule rythmique dans lequel le poète jette sa pensée et sa phrase, d’où il suit qu’il n’invente pas son rythme en conformité avec sa pensée, mais qu’il reçoit son rythme et qu’il y conforme sa pensée. Donc si vous voulez créer un rythme qui soit conforme à votre pensée et qui se transforme avec elle, vous ne pouvez qu’écrire en prose, en prose rythmée, évidemment, mais en prose.

Restriction à ce qui précède : le vers, quoique rythme fixé, ne laisse pas d’être plastique ; il n’a jamais, par exemple, que douze syllabes ; mais il y a cinq ou six ou huit ou dix façons de disposer ces douze syllabes, de les distribuer par groupes et d’opposer ces groupes les uns aux autres ; il y a aussi bien des façons, et plus de huit ou dix, de se servir tantôt de syllabes sèches et tantôt de syllabes étoffées, tantôt de syllabes sonores, tantôt de syllabes sourdes, de telle sorte que, dans le même rythme général, les vers donnent des sensations mélodiques extrêmement variées, et c’est ainsi qu’un grand versificateur comme Racine ou Victor Hugo, dans le rythme consacré, crée son rythme original et, dans le rythme fixe, son rythme varié.

Il est vrai ; mais moins vrai qu’on ne croit. Dans le rythme consacré, le rythme original fait toujours figure d’une exception pour produire un effet et par conséquent ne peut être effectivement qu’exceptionnel. Cela est si vrai que, quand le rythme original est continuel (Albertus de Gautier), il fait simplement figure de prose. Pour que dans le rythme consacré le rythme original se fasse sentir, il faut qu’il soit exceptionnel et par conséquent, dans le rythme consacré, ne parlons pas de rythme continuellement renouvelé, il ne saurait y trouver place. Le rythme original introduit dans le rythme traditionnel n’est qu’un expédient, soit simplement pour rompre la monotonie du rythme traditionnel, soit pour produire un effet particulier par la violation même du rythme consacré, violation qui attire l’attention du lecteur sur l’effet même que l’auteur veut produire.

— Mais que direz-vous du rythme continuellement renouvelé de La Fontaine dans ses Fables et de Molière dans Amphitryon, rythme continuellement renouvelé par l’admission de tous les rythmes consacrés et le passage libre de l’un à l’autre ? Je dirai qu’on a abusé singulièrement de cet exemple et de cet argument et que c’est presque une plaisanterie. Le rythme des Fables et de l’Amphitryon n’est pas si continuellement renouvelé qu’on veut bien le dire et en vérité il ne l’est guère. Il consiste presque toujours à passer de l’alexandrin au vers de huit syllabes, c’est-à-dire à faire appel successivement aux deux rythmes consacrés les plus consacrés et les plus familiers à l’oreille française. Le surplus, ou rentre tout à fait dans ces exceptions pour produire un effet dont j’ai parlé plus haut, ou n’est, — chose très habile, — que l’intervention de la prose dans les vers soit pour détendre la rigidité des vers continus, soit, — encore exception, — pour produire un effet, pour marquer à un moment donné le prosaïsme de la pensée ou de l’objet. Exemple d’un rythme exceptionnel pour produire un effet :


Mais qu’en sort-il souvent ?

Du vent.
……………………..
Même il m’est arrivé quelquefois de manger

Le berger.


Exemples de l’intervention de la prose pour marquer le prosaïsme de la pensée ou de l’objet :


Va, Sosie, et dépêche-toi.

Voir, dans les doux transports dont mon âme est charmée,
Ce que tu trouveras d’officiers de l’armée
Et les invite à dîner avec moi.
Tandis que d’ici je le chasse

Mercure y remplira sa place.


Pure prose, intentionnellement, puisque ces paroles de Jupiter sont paroles, simplement, de maitre donnant une com- mission à un valet et prenant des dispositions d’ordre intérieur. Donc, — vérifiez, — sauf exceptions, rares et dont j’ai donné les raisons, le rythme constamment renouvelé de La Fontaine dans ses Fables et de Molière dans Amphitryon n’est pas du tout un rythme continuellement renouvelé ; il est un rythme consistant dans l’emploi successif de deux rythmes très consacrés et dans le passage, très savant, de l’un à l’autre, rien de plus. Il y a une distance immensurable entre ce rythme et ceux des symbolistes. Il ne peut y avoir de rythme constamment personnel, constamment original et constamment renouvelé, qu’en prose. Les symbolistes ont écrit en prose, en prose rythmée ou qui avait l’intention de l’être ; mais en prose, comme Bossuet, comme Bernardin de Saint-Pierre, comme Chateaubriand ou comme Michelet.

Verlaine n’avait ni fait ainsi, ni conseillé d’aller jusque-là. Il avait seulement conseillé « l’impair, » comme plus fluide et plus « soluble dans l’air, » en quoi il avait bien raison et était dans le sens de l’évolution qui se préparait. Le vers impair en effet, parce qu’il ne peut pas se scander, c’est-à-dire se scinder, en parties égales, est moins rythmique, je veux dire est moins rythmique consacré, moins net à l’oreille, moins exactement frappé ; il ne donne pas l’impression du métronome. Le vers impair est prose rythmée. (Exception faite du vers de neuf syllabes coupé 3-3-3 qui, tout de suite, s’il est coupé ainsi, devient le vers le plus rythmé et le plus métronomique des vers ; mais le vers de cinq syllabes, le vers de sept, le vers de neuf coupé 4-5 ou 5-4, le vers de onze, sont de la prose rythmée, de la prose à rythme incertain et indécis, charmante du reste en mains habiles.)

Verlaine était donc bien sur la voie ; il marchait vers la prose musicale.

Ses disciples s’établirent nettement dans la prose musicale et, pour ce qu’ils voulaient faire, ils étaient très logiques, très bien inspirés et avaient raison, absolument raison. Seulement, ils furent très maladroits dans la réalisation de leur doctrine. D’abord, le plus souvent, ayant l’intention d’écrire en une prose où le rythme fût constamment original et constamment renouvelé, ils écrivirent dans une prose qui n’était pas rythmique du tout. Ceci, je ne peux pas le prouver ; c’est affaire d’impression, d’oreille. Mais, — contrôle insuffisant, de quelque valeur toutefois, — lisez-moi une page de Bossuet, de Bernardin ou de Chateaubriand et surprenez le rythme. Vous verrez que les membres de la phrase musicale sont de longueur différente, mais non point de longueur très différente. Ce sont des groupes de sept, huit, neuf syllabes, formant, quand on les prend deux à deux, des groupes de quatorze, quinze, seize, dix-sept syllabes coupés et légèrement reposés par une césure. Chez les symbolistes, vous trouvez sans cesse des groupes de deux ou trois syllabes juxtaposés à des groupes de quinze, seize, dix-sept... Et ce serait excellent, — encore, — pour produire un effet. Mais le plus souvent l’on n’a nulle impression de l’effet que l’auteur a voulu produire, et il n’y a que la sensation qu’il n’y a pas de rythme du tout. Il pourra toujours dire que son rythme, lui, il le sent et que c’est notre faute si... Sans doute ; mais un rythme ne peut pas être autre chose cependant qu’une convention, — je crois que souvent il n’est rien de plus, — entre le chanteur et l’auditeur, ou une co-sensation entre le chanteur et l’auditeur ; et que l’auditeur, bien souvent, n’ait pas ; tout parti pris mis de côté, saisi le rythme du chanteur, c’est tout au moins une prévention contre celui-ci. Or c’est tout à fait ce qui est arrivé à nos symbolistes.

Deuxième maladresse : ils ont conservé la rime ou l’assonance. C’est ce qui m’a toujours stupéfié. Comment ! Ils veulent le rythme libre, original, spontané, constamment renouvelé ; et ils conservent ce qui rappelle le plus le rythme consacré et par conséquent, là où il n’est pas, en signale l’absence ! Pourquoi ne faut-il pas de rime en prose ? Parce que la rime en scandant la prose ici, là et plus loin, rappelle le rythme consacré, traditionnel, le fait rechercher par le lecteur et le fait instinctivement regretter quand il n’est pas. Quand vous quittez le rythme consacré, vous devez donc quitter la rime, ou vous donnez cette sensation, non de prose musicale, mais de vers faux, ou encore vous donnez cette sensation d’un intermédiaire hésitant, balbutiant et boiteux entre la prose et les vers. La rime est rythme, comme son nom l’indique du reste très étymologiquement ; mais elle rythme des rythmes traditionnels. Quand elle rythme des rythmes libres, elle ne fait que nous avertir que nous avons affaire à des rythmes libres qui semblent regretter de n’être pas fixes. Elle ne dit qu’une chose : « Voyez comme ces vers sont faux. »

— Mais si elle n’y était pas, les vers vous paraîtraient-ils moins faux ?

— Point du tout, je les prendrais pour ce qu’ils sont, pour de la prose librement cadencée. Il n’y a qu’une chose qui rythme le rythme libre, c’est la virgule, le point et virgule et le point.

Ce n’est point l’avertissement qui avait manqué aux symbolistes et l’avertissement était venu de haut. Verlaine avait dit : « Prends-moi la rime et tords-lui le cou. » Et M. Vielé-Griffin écrivait : « Outre l’absurdité de la classification arbitraire des rimes en masculines et féminines, il n’est pas possible à toutes les consciences de continuer à hacher la langue en lanières duodécasyllabiques avec un calembour en grelot ; ce jeu, simplement, se faisant insupportable. » Et cependant Verlaine a pratiqué la rime jusqu’à sa mort et M. Vielé-Griffin a pratiqué, souvent, au moins l’assonance.


Car tu sauras les rêves vastes
Si tu sais l’unique loi,
Il n’est pas de nuit sous les astres
Et toute l’ombre est en toi.


Au fond, les symbolistes ont détesté la rime et l’ont pratiquée. Ils l’ont traitée comme une maîtresse bête dont on ne peut pas se passer. Pourquoi ? Parce qu’ils ont senti qu’ils voulaient créer et qu’ils créaient quelque chose d’intermédiaire entre les vers et la prose, et en cela, ils ne se sont pas du tout trompés. Mais ils ont cru que ce qui empêcherait ce qu’ils créaient d’être purement de la prose, ce serait le maintien d’un minimum de rime. Là fut leur erreur. Ce qui distingue, et presque pour le moins lettré, la prose rythmée de la prose, c’est le rythme lui-même, tout à fait indépendamment de la rime. Personne n’estimera jamais que Bossuet se sert du même instrument, — sans parler aucunement du style, — que La Bruyère ; et que Chateaubriand se sert du même instrument que Mérimée. Tout le monde estimera que Bossuet et Chateaubriand sont des musiciens, et que La Bruyère et Mérimée ne le sont pas.

Par insuffisance d’oreille musicale (la plupart) et par maintien très malavisé de la rime, les « symbolistes » ont subi au moins un demi-échec.

Je m’étonne que M. Barre, qui a tant tenu à être complet, n’ait pas tenu compte de deux grands poètes qui, sans être » symbolistes, » ont avoisiné le « symbolisme, » ou qui, si vous voulez, en se croyant les ennemis du symbolisme et en se déclarant tels, ont été beaucoup plus symbolistes qu’ils ne l’ont cru. Je veux parler de Sully Prudhomme et de M. Haraucourt. Ils n’ont pas été symbolistes, certes, par la forme, et par les procédés de versification ; mais l’âme symboliste était en eux pour ainsi dire, en ce sens qu’ils avaient le culte et le goût de la poésie philosophique et qu’ils avaient le culte et le goût du symbole lui-même. Je n’ai pas besoin de rappeler le Vase brisé et la Voie lactée de Sully Prudhomme et la Citadelle de M. Haraucourt. Autant il est juste, — je dis autant que ; car ce n’est qu’à peu près, — de tenir Vigny pour le père des symbolistes, autant, juste autant, il est exact de considérer Sully Prudhomme et M. Haraucourt comme leurs frères. On sait assez qu’il arrive souvent à des frères d’être brouillés ; cela n’empêche point le parentage.

Il aurait fallu étudier aussi la question des renégats, des apostats, et pourquoi tels, comme Moréas et M. de Régnier, après avoir commencé par le symbolisme (du moins pour ce qui est de la forme) se sont ramenés aux procédés classiques et traditionnels. Je ne me flatte pas d’en avoir tiré distinctement les raisons. Pourtant, et si cela était vrai, ce serait bien important, il me semble que chez des poètes et versificateurs très bien doués, il n’est pas très étonnant que la pratique du vers libre ramène à la pratique du vers fixe. Il va sans dire que rien n’est plus difficile au monde que d’être très bon en vers libres. Créer continuellement son rythme et le créer juste, c’est un merveilleux tour de force. Or cela rend excellemment expert et habile à se servir du rythme consacré, avec aisance et souplesse et en lui donnant de la souplesse et de l’aisance ; cela rend très adroit à user, pour se servir de la terminologie de M. Barre, non plus du « vers libre, » mais du « vers libéré. » Oui, mais reste encore : pourquoi y venir ? pourquoi le préférer ? Parce que, à sentir que l’on en est maître, on prend pour lui beaucoup d’affection et on le trouve très beau. On estime infiniment le travail intelligent et très artistique qui consiste à rendre souple une matière (ou un moule) rigide et à faire produire au vers fixe tous les effets du vers indépendant. C’est plus beau, non parce que c’est plus difficile ; j’ai dit que ce n’est pas plus difficile, et j’y tiens ; mais parce que cela semble plus difficile et est comme un petit mystère de l’art.

Reste que le poète, qui a commencé par le vers libre et qui est revenu au vers fixe, gardera pour sa prose les procédés dont il a acquis la maîtrise dans ses exercices de vers libre. On a dit souvent que personne n’écrit mieux en prose que celui qui a écrit longtemps en vers. Cela dépend : celui-ci qui a écrit en vers strictement traditionnels écrira, je crois, assez mal en prose ; celui qui a écrit en vers assouplis et « libérés » écrira en prose tout à fait bien. De même celui qui s’est exercé, sérieusement et avec succès, au vers libre, écrira supérieurement en vers traditionnels et aussi, en prose musicale. Ajoutez, et ce sera peut-être le plus vrai, comme il arrive souvent au plus simple d’être le plus véritable, que tel qui fut longtemps vers-libriste était un classique sans le savoir et, quand il en est venu au vers traditionnel, s’est, tout simplement, retrouvé. C’est l’histoire de Sainte-Beuve devenant classique : il l’est devenu, parce que, quoi qu’il en crût, il l’avait toujours été.

En creusant, on s’aperçoit et l’on se convainc de ceci, qui n’est que partiellement vrai, mais qui l’est bien aux trois quarts, que le symbolisme a été une renaissance du romantisme, ou tout au moins une variété du romantisme. Il l’a été par ses haines, ce qui est déjà beaucoup. Comme le romantisme, il a détesté le matérialisme, le réalisme, le naturalisme ; aussi l’art pour l’art, dans le sens de l’art pour la forme et uniquement pour la forme ; nous avons vu que ses antipathies sont le Zolisme et le Parnasse.

A le prendre, non comme réaction, mais en soi, comme le romantisme, il a eu la prétention d’être une poésie individualiste, philosophique, symbolique et musicale. Voilà beaucoup de points de contact.

Individualiste, il l’a été par la recherche de l’inconscient, qui n’était rien que ce qu’on appelait en 1830 les « abîmes du cœur. » Philosophique, il l’a été ou a cru l’être en écoutant les voix lointaines de la philosophie allemande de son temps, comme le romantisme avait écouté les échos confus de la philosophie allemande du sien. (Par parenthèse on a reproché aux romantiques d’être des étrangers par leurs goûts, et aux symboliques d’être, pour la plupart, des étrangers par leurs origines mêmes.)

Symbolique, le romantisme l’avait été souvent avec complaisance et avec succès, et il est inutile de rappeler Vigny et le Pot de porcelaine, et le Choc des cavaliers de Gautier, et la Mise en liberté de Hugo.

Musical enfin, si le romantisme a été surtout pittoresque, il a été musical aussi à ce point qu’on peut dire qu’avec Lamartine, Hugo et même Vigny, il a tout simplement réintégré dans la poésie la musique qui n’en avait été bannie (Chénier faisant à peine exception) que depuis cent cinquante ans.

Ajoutez encore que les tentatives des symbolistes pour réformer la versification n’étaient qu’une suite de la réforme de Hugo, et que le « vers libre » n’est que la suite d’affaires, imprudente, je crois, maladroite peut-être, du « vers libéré. »

Les symbolistes sont des fils téméraires des romantiques. On peut dire que les voies du romantisme ont été retrouvées et suivies par les symbolistes, et qu’ils n’ont trouvé qu’une nouvelle façon d’y marcher, et que les sources du romantisme ont été retrouvées par les symbolistes, et qu’ils n’ont inventé qu’une nouvelle façon d’y boire. Les différences sont celles-ci. Le romantisme est déclamatoire, le symbolisme ne l’est pour ainsi dire jamais. Le romantisme est exagéreur ; le symbolisme a un grand souci de chercher et d’exprimer la simple et même l’humble vérité ; le romantisme a une musique extérieure en quelque sorte, et ce sont les sonorités de la nature, je ne dis pas qu’il cherche à imiter et il a détesté « l’harmonie imitative, » mais dont il aime à s’inspirer ; et c’est uniquement la musique intérieure, la musique de l’âme que les symbolistes se sont ingéniés à faire passer dans leurs œuvres. Le romantisme et le symbolisme ont été tous deux individualistes, mais le romantisme avec un caractère tumultueusement, bruyamment et torrentiellement confidentiel ; le symbolisme avec discrétion, avec pudeur et le soin de dissimuler les confidences sous le voile mystique des symboles. — La plus grande différence, c’est que presque tous les poètes romantiques ont cherché à avoir une influence populaire, ont songé au forum et que cette préoccupation est généralement étrangère aux symbolistes, par ce côté et à cet égard beaucoup plus parnassiens et impassibles qu’ils n’ont cru l’être.

On ne peut pas dire que l’Ecole symboliste ait réussi ; mais elle avait, soit comme idées négatives et de réaction, soit comme idées positives et essentielles, quelques idées justes, et elle a encore une fois, pour se servir des expressions de Fénelon, « dénoué notre versification, » non pas « naissante, » mais vieillie. Et elle l’a trop dénouée, dénouée jusqu’à la relâcher ; mais encore est-il qu’elle avait besoin, au temps où ils arrivèrent, d’un peu de « dislocation, » comme parle Hugo. Elle a assoupli des talens naissans, qui peut-être n’avaient pas affaire d’être assouplis, qui peut-être n’étaient pas sans quelque besoin de l’être ; et c’est ce qu’on ne peut pas savoir et, sinon l’effet, du moins l’événement en a été bon. On ne peut refuser à cette école ni estime, ni reconnaissance, et elle a marqué son passage dans l’histoire des lettres, non sans honneur.


ÉMILE FAGUET.