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Sur le mérite des orateurs, comparé à celui des athlètes

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SUR LE MÉRITE DES ORATEURS,
COMPARÉ À CELUI DES ATHLÈTES.
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Je me suis souvent étonné que dans ces jeux solennels dont la magnificence attire le concours de toute la Grèce, on prodigue aux hommes qui excellent dans les exercices du corps les prix et la gloire, et qu’on ne songe point à honorer ceux qui, en cultivant leur esprit, ont acquis des talents plus rares et sans doute bien plus dignes de l’attention du public. Car ce qu’on admire dans les athlètes, leur taille, leur vigueur, leur souplesse, n’a rien qui puisse être utile à d’autres qu’à eux-mêmes ; et leur force, fût-elle double de ce que nous la voyons, il n’en résulterait pour personne aucun avantage ; au lieu que la sagesse d’un seul homme dont l’esprit s’est élevé par de longues études à des connaissances sublimes, est un trésor ouvert aux particuliers et aux peuples qui veulent en profiter. Au reste, ces réflexions-là ne m’ont point encore découragé, et, faute de pouvoir prétendre à des honneurs si éclatants, je n’ai pas cru devoir pour cela renoncer à des travaux dont je ne désire pas d’autre prix que le mérite d’avoir su exprimer convenablement quelques pensées qui parussent dignes d’être conservées dans la mémoire des hommes.

Aujourd’hui je me propose d’exhorter les Grecs à s’unir contre les barbares ; sachant au reste que ce sujet a été traité plusieurs fois par des hommes qui font profession d’esprit et d’éloquence, mais sûr en même temps de faire oublier tout ce qu’ils ont pu dire, et convaincu d’ailleurs que le succès d’un discours dépend avant tout du choix du sujet, qui, pour seconder le génie de l’orateur, doit être grand, noble, élevé, en un mot, propre par lui-même à exciter et à soutenir l’attention des auditeurs. Tel est celui-ci dont j’avouerai que les sophistes se sont emparés les premiers ; mais cette raison n’empêche pas qu’on ne puisse encore se faire écouter avec intérêt sur la même matière ; car de tels discours paraissent tardifs, lorsque les affaires sont si avancées qu’il n’est plus permis de délibérer, ou superflus, lorsque d’autres en ont parlé de manière à laisser peu de chose à dire après eux. Mais tant qu’on ne voit rien dans le cours des affaires qui annonce une fin, et rien de remarquable dans ce qui s’en est dit, de quoi me blâmera-t-on si j’essaye encore de faire entendre aux Grecs des discours capables, s’ils sont écoutés, d’arrêter la guerre qu’ils se font entre eux, de rétablir l’ordre dans les États bouleversés, et de prévenir pour la suite les malheurs qui nous menacent tous ? Convenons d’ailleurs que si les objets sur lesquels s’exerce l’art de l’orateur, ne se pouvaient peindre que d’une seule manière et sous un seul point de vue, il serait ridicule de venir, après tant d’autres, présenter encore sur une trame usée et les mêmes dessins et les mêmes couleurs. Mais puisque l’on sait au contraire que la puissance de cet art est de changer à son gré la forme et l’espèce des choses, de montrer petit ce qui était grand, et d’ajouter de la grandeur à ce qui était humble et faible, de faire prendre un air antique aux choses les plus nouvelles, et de cacher la vétusté sous une apparence de fraîcheur, n’évitons donc pas les sujets que d’autres ont déjà touchés, mais employons-les de façon qu’ils nous paraissent propres ; ou plutôt montrons par l’usage que nous en savons faire, qu’ils nous appartiennent véritablement. En effet, toutes les querelles qui peuvent intéresser les hommes sont du domaine de l’éloquence, et chaque portion de cet héritage, commun à tous les orateurs, appartient de droit non au premier occupant, mais à celui de tous qui la cultive le mieux. Pour moi, je ne doute pas que la science de la parole, ainsi que les autres arts, ne fît plus de progrès vers la perfection, si les hommes admiraient non le premier qui parle sur un sujet nouveau, mais celui qui en parle avec plus d’art et d’habileté ; non ceux qui cherchent à surprendre par des discours dont personne n’eut jamais d’idée, mais ceux qui savent en composer que personne ne peut imiter....

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