Sur le mont Marius

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Traduction par F.-T. Marinetti.
Vers et Prosetome 5, mars-avril-mai 1906 (p. 77-79).


SUR LE MONT MARIUS


Sul monte Mario


Solennels et debout sur le mont Marius,
se dressent les cyprès parmi la lumineuse
sérénité du soir, pour contempler au loin
la coulée somnolente du Tibre qui serpente
dans la grise campagne.

Ils contemplent sous eux la vaste Rome qui s’allonge
pour se coucher dans le silence, et l’énorme Saint Pierre
comme un berger géant, en sentinelle
sur d’immenses troupeaux.

Versez, versez à flots votre vin généreux
et blond, ô mes amis, qui buvez en liesse
sur la colline heureuse !… Faites que le soleil
rutile dans vos coupes !… Oh souriez, les belles !
car nous mourrons demain !

Ma belle, laisse donc s’étioler dans le bois
la feuille du laurier !… laisse-la toute seule
jouir de son éternité !… À moins que tu ne veuilles
en orner tes cheveux, afin que le reflet
de sa verdeur y luise atténué !


Oh, je veux que parmi l’essor de mes grands vers
l’on s’éjouisse au tintement joyeux des coupes,
dans le parfum et la couleur suaves de la rose
qui console un instant nos hivers et se meurt !…

Car nous mourrons demain ainsi qu’on vit mourir
tous ceux que nous aimâmes… trop loin du souvenir,
trop loin de la tendresse et nous aurons bientôt
fini de nous dissoudre comme une ombre légère.

Car nous mourrons bientôt, et néanmoins toujours
la terre roulera d’un rythme infatigable,
tout autour du soleil fécondateur,
éclaboussant l’espace de nos vies innombrables
telles des étincelles.

Ô pauvres vies prédestinées à des lointaines amours,
Ô pauvres vies lancées de bataille en bataille,
et que j’entends déjà chanter dans le futur
des hymnes inouïs aux pieds des nouveaux dieux !

Et vous tous, ô mes frères, qui n’avez pas encore
vécu, et dont la main n’a pas encore reçu
la torche d’or, que l’on se passe l’un à l’autre,
vous disparaîtrez, ô légions radieuses,
dans l’infini !…

Adieu, mère sublime de ma pauvre pensée,
et de mon âme passagère… Terre puissante !…
Oh ! qui peut dénombrer les joies et les douleurs,
que tu devras rouler encore vélocement
sur le cœur du Soleil…


jusqu’au grand soir où tout à coup chassée vers l’Équateur
par la trace illusoire d’une vaine chaleur,
la race humaine exténuée
n’aura plus qu’un seul homme et qu’une seule femme

qui, debout, et parmi les vieux monts en ruines
et les bois décharnés, exorbitant leurs yeux vitreux
pourront te contempler enfin, Soleil mourant,
par delà des plateaux de glace immensurables,
lorsque tu descendras, lentement, pour toujours,
dans la nuit !…

GIOSUÉ GARDUCCI
Traduction en vers libres de F.-T. Marinetti.