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Sur le plateau/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 185-198).


XVI

William Busnach.


Vaudevilliste et amateur de bibelots. — Une direction mouvementée. — La fin d’une journée d’échéance. — Louis XVI en acajou. — William Busnach et la conquête de l’Algérie. — Une ménagerie en chambre. — Sur une échelle. — Volapuk-Revue. — Le chanteur Paulus. — Comme Talma et Napoléon. — Une dédicace lapidaire. — Ali-Baba à Bruxelles. — La grève et l’orateur improvisé. — Franc-Chignon et l’Œuf Rouge. — Une panique évitée. — Triste fin. — Une devise guerrière. — Quatrain gaulois.


Busnach, lorsque je l’ai connu, occupait au cinquième étage d’une des premières maisons de la Chaussée d’Antin — au numéro 14, si je ne me trompe — un petit appartement assez coquet, tout encombré déjà de vieux bahuts et de menus bibelots achetés au hasard et sans grand discernement, mais avec une conviction qui suffisait à son bonheur.

Vaudevilliste infatigable et faiseur de revues des plus féconds, il avait eu sa première pièce, les Virtuoses du pavé, jouée en 1864, au petit théâtre des Folies-Marigny, sous la direction de l’acteur Montrouge. Puis avaient suivi, aux Bouffes, C’est pour ce soir ! et les Petits du premier, et, aux Folies-Dramatiques, les Gammes d’Oscar, qui avaient beaucoup réussi et l’avaient mis en évidence ; mais son principal titre de gloire était une revue, Bu… qui s’avance, dont le succès s’était prolongé au delà de trois cents représentations.

A ce moment, il s’était assez malencontreusement avisé d’avoir un théâtre à lui et s’était associé avec Sari pour ouvrir cette salle souterraine de l’Athénée, dont j’ai conté l’histoire. Les commencements avaient été durs et l’insuccès de la pièce d’inauguration, Malborough s’en va-t-en guerre, avait failli faire sombrer du coup les deux directeurs, plus riches d’espoir que d’argent comptant. J’entends encore Sari, après une journée de fin de mois passée à ne pas payer les créanciers qui assiégeaient la caisse, s’écrier en frappant sur l’épaule de son associé effondré :

— Hein ? C’est beau, la lutte !

Par bonheur, l’Amour et son carquois et surtout Fleur de thé n’avaient pas tardé à rétablir les affaires, et, pendant deux ans, Busnach put jouer au directeur sans trop de dommage. Tout jeune débutant, j’étais allé lui porter le livret d’un Petit Poucet auquel il avait fait bon accueil, et c’est de là que datent des relations qui devaient aboutir plus tard à une collaboration assez suivie, dont il me reste même deux ou trois scénarios destinés à ne jamais voir le jour.

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Il avait, à cette époque, trente-quatre ou trente-cinq ans et c’était un être jovial, toujours en mouvement, à tu et à toi avec tout Paris. Un peu bedonnant, le teint animé, il avait un nez qui lui donnait quelque chose de vaguement bourbonien ; aussi l’actrice bouffe Lasseny, qui ne manquait ni de bagout ni d’esprit gavroche, disait-elle drôlement de lui :

— C’est un Louis XVI en acajou !

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Le nom de Busnach — qui s’en doute aujourd’hui ? — se trouve mêlé assez directement à la conquête de l’Algérie. C’est, en effet, à cause de son grand-père que la guerre fut déclarée. Ce grand-père, Michel Busnach, avait fondé à Alger, avec un nommé Bacri, une maison de banque et de commerce et se trouvait créancier du gouvernement français pour d’importantes fournitures, faites de 1793 à 1798 et dont le compte, resté en souffrance, avait fini par être arrêté à la somme de sept millions. Arrêté, seulement, car en 1821, aucun paiement n’avait encore été obtenu, et le dey, qui se trouvait pour une forte part intéressé dans l’affaire, se montrait fort irrité de tous ces retards. D’où le mouvement de vivacité, le fameux coup d’éventail à la suite duquel l’expédition fut décidée. En me racontant cela, Busnach ajoutait avec un soupir :

— Si on voulait seulement me payer les intérêts arriérés, je renoncerais bien volontiers au capital.

On peut le croire sans peine.

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Après la fin de sa direction, je l’avais à près perdu de vue pendant plusieurs années. De loin en loin, je le rencontrais dans un théâtre ou sur le boulevard, nous échangions quelques paroles, puis il repartait, toujours pressé et s’occupant de mille affaires à la fois. Il était, d’ailleurs, dans tout le coup de feu de ses adaptations à la scène des romans de Zola, l’Assommoir, Nana, Pot-Bouille, Germinal, le Ventre de Paris, sans compter les revues, les à-propos et les vaudevilles qu’il ne cessait de produire avec une activité dévorante. Moi, de mon côté, je travaillais uniquement avec mon ami Eugène Leterrier et me trouvais, par suite, éloigné de toute combinaison étrangère.

Quelques mois après que cette fidèle collaboration eût été prématurément rompue par la mort, je recevais de Busnach un mot me priant de venir causer avec lui, dans cet appartement du boulevard Clichy qu’il habita jusqu’au dernier jour, entouré d’une véritable ménagerie de chiens, d’oiseaux et de perroquets. Ces animaux mettaient tout au pillage, rongeaient les pieds des meubles — parfois aussi ceux des visiteurs — et avaient tellement déchiqueté les boiseries sous l’œil indulgent de leur maître, qu’il ne songeait pas sans effroi au jour où il lui faudrait rendre compte de tous ces dégâts au propriétaire. Ce jour-là, il ne l’a pas vu venir.

En arrivant, je le trouvai dans le grand salon, encore plus encombré qu’autrefois, dont il avait fait son bureau. En bras de chemise et en pantalon de flanelle, il était juché sur un haut marchepied, s’évertuant à planter un gros clou, pour accrocher un tableau à la place d’un autre : c’était chez lui une manie de modifier à tout instant la disposition des choses. Il appelait cela « changer le décor ».Toujours clouant, suant et tapant, il m’expliqua pourquoi il m’avait écrit :

— Mon cher, Blandin me demande pour cet hiver la revue des Menus-Plaisirs, mais je suis tellement pris que je ne pourrais m’en charger tout seul. Voulez-vous en être ?

J’en fus donc. Cela se passait vers le milieu de juin et la revue n’était que pour la seconde quinzaine de décembre, mais il n’en fallait pas moins s’y mettre immédiatement, car il y avait tout un travail préparatoire, consistant à choisir les événements qui seraient encore d’actualité quelques mois plus tard, à noter au fur et à mesure ceux qui pouvaient fournir une scène ou un couplet, à chercher au café-concert les airs les plus nouveaux, et, enfin, à établir un scénario assez élastique pour se modifier suivant les besoins. Toutes choses qui exigeaient par semaine au moins deux ou trois rendez-vous, que les vacances même ne pouvaient interrompre tout à fait. A ce point que Busnach, qui n’admettait en général d’autre déplacement que celui de Monte-Carlo — à cause de la roulette — prit sur lui de venir me rejoindre au mois d’août, à Trouville, pour établir le plan définitif des différents tableaux.

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Restait le titre : toute revue qui se respecte doit rappeler par son titre le fait le plus saillant, la locution à la mode ou la scie de l’année. On ne parlait à ce moment-là que du volapuk, aujourd’hui détrôné par l’espéranto. Volapuk-revue se trouvait donc tout indiqué.

Après le titre, le compère était une autre chose importante ; Blandin, qui selon la formule, « ne reculait devant aucun sacrifice », avait eu l’idée d’engager le chanteur populaire Paulus, ce qui me procura l’occasion de voir de près l’homme à qui nous devions Derrière l’Omnibus, la Chaussée Clignancourt, Trois, rue du Paon, et, surtout, l’inoubliable En revenant de la revue.

Il était d’une vanité à la fois simple et grandiose, le chanteur populaire. A une des premières répétitions, je l’avais appelé « monsieur Paulus ». Il m’arrêta d’un geste impérial :

— Je vous en prie, mon cher auteur, pas de « monsieur » avec moi. Ça me désobligerait. Il me semble que je suis assez célèbre pour qu’on dise Paulus tout court, comme on disait Talma ou Napoléon !

Je retrouve une photographie de lui avec cette dédicace lapidaire : « A l’auteur Vanloo, le chanteur Vulgo ». Certes, ce n’est pas lui qui aurait trouvé exagérée l’idée qu’avaient eue quelques-uns de ses camarades de lui élever une statue sur une des places de Paris : après tout, Napoléon y a bien une colonne !

Excellent homme, au demeurant, et qui apportait à l’étude de son rôle beaucoup de bon vouloir et de belle humeur.

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Tout en nous occupant de la revue, nous avions entrepris un livret d’opéra-bouffe à grand spectacle, en sept ou huit tableaux, avec ballets, Ali-Baba, dont Lecocq écrivait la musique et que nous destinions à la Gaîté. Mais, quand la pièce fut terminée et que nous en parlâmes à Debruyère, il ne voulut rien savoir. Il ne jurait alors que par Audran et Planquette et, de plus, il avait, je crois bien, une vieille dent contre Busnach, à la suite d’une boutade un peu cuisante, qui datait déjà de loin, mais qu’il n’avait pas digérée.

Le théâtre de l’Alhambra de Bruxelles, vacant depuis longtemps, venait justement de passer aux mains d’un directeur entreprenant, Oppenheim, le mari de la chanteuse d’opérette Howey, qui avait eu son heure de célébrité au Palais-Royal et aux Variétés. Oppenheim nous proposait de nous monter immédiatement avec tout le luxe nécessaire, et Ali-Baba, comme tant de succès devenus plus tard parisiens, dut se contenter de faire sa première apparition dans la capitale de la Belgique. Les principaux rôles avaient été donnés à Mmes Simon-Girard et Duparc. Du côté des hommes, Simon-Max, Mesmaeker, Chalmin, Larbaudière et le baryton Dechesne, sans compter que les danses étaient réglées par Mariquita. De façon que, si la Gaîté n’avait pas voulu de tous à Paris, nous avions, nous, fait venir la Gaîté à Bruxelles.

La première représentation fut triomphale, mais, à la seconde, les choses faillirent tourner mal. Suivant l’usage, nous avions signé un bon de gratification pour les machinistes et les petits employés du théâtre. D’ordinaire, la répartition se fait le plus simplement du monde et sans la moindre difficulté. Cette fois, il arriva que les choristes hommes se mirent dans la tête qu’ils auraient dû être compris dans le partage et s’entendirent pour refuser de paraître en scène. C’était la grève, et ils comptaient bien rendre la représentation impossible. Mais comment faire évacuer sans désordre et sans protestations une salle archi-bondée ? Oppenheim résolut de jouer quand même. On fit habiller à la hâte et tant bien que mal tout ce qu’on avait sous la main de comparses et de gens de bonne volonté, pendant que, de la coulisse, tous les artistes qui n’étaient pas de la pièce, voire même des machinistes mélomanes — tout le monde l’est plus ou moins, dans ce pays — chantaient la musique, qui était heureusement, au cours des répétitions, entrée dans toutes les oreilles. Le chef d’orchestre lui-même, de son pupitre, faisait sa partie dans les ensembles, et le spectacle put ainsi arriver à sa fin sans que le désarroi fût par trop lamentable.

D’ailleurs, le public, mis au courant pendant un entr’acte, s’y prêtait de la meilleure grâce. Pendant ce temps, les choristes s’étaient réunis dans quelques cafés derrière le théâtre, assez déconfits de l’insuccès de leur conjuration. Un speech bon enfant de Busnach acheva de les ramener à la raison :

— Voyons, mes enfants, leur dit-il, cette gratification est pour des machinistes et des employés. Vous êtes, vous, des artistes : où prenez-vous qu’on donne un pourboire à des artistes ?

Ces simples mots, qui les flattaient dans leur amour-propre, firent merveille et, dès le lendemain, ils étaient tous à leur poste. Busnach avait prouvé, au moins une fois, qu’il aurait su « parler au peuple ».

Ali-Baba se joua cent vingt-deux fois de suite avec les recettes les plus brillantes et, quelque temps après, les Galeries Saint-Hubert en firent une reprise qui donna encore dans les quatre-vingts représentations. Depuis, il n’a cessé de se maintenir au répertoire des théâtres importants de province. Il n’y a que Paris qui continue à l’ignorer, mais il semble bien en avoir pris son parti — tout comme moi.

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Je glisserai sur une parodie de Francillon improvisée en quelques jours pour un spectacle coupé du Palais-Royal et dont le titre était : « Franc Chignon, parodie en trois nattes ». Je me souviens seulement que Daubray, Calvin et Alice Lavigne y étaient aussi amusants que possible.

Un peu plus tard, ce fut le tour d’une opérette aux Folies-Dramatiques, l’Œuf Rouge, avec une partition fort réussie d’Audran. En tête de la distribution, Gobin, Guyon fils et Augustine Leriche formaient un trio comique incomparable ; malheureusement, le baryton, sur lequel reposait presque toute l’action, ne savait que se montrer assez bon chanteur dans un rôle qui aurait exigé surtout de la gaieté et de la fantaisie : le succès de la pièce en fut diminué.

Encore une seconde représentation qui se trouva troublée par un incident imprévu. Mais celui-là aurait pu avoir des conséquences graves : Il y avait une bonne demi-heure que l’on avait commencé le premier acte, lorsque la scène et la salle se trouvèrent peu à peu envahies par une fumée acre et épaisse. C’étaient tout simplement des chiffons servant au nettoyage et imprégnés d’huile, qui avaient brûlé dans une courette derrière le théâtre. Le public, qui n’était pas encore remis de l’impression toute récente d’un incendie tragique, avait tôt fait de s’inquiéter. Déjà on commençait à s’agiter et Aurélien Scholl, placé à l’orchestre, se leva pour demander des explications. Le directeur — qui était alors Henri Micheau — se présenta sur la scène et s’avança pour parler, mais son apparition, au lieu de rassurer les peureux, semblait accentuer le mouvement ; on sentait qu’il y allait avoir une panique. Micheau eut une inspiration : au lieu d’essayer de prendre la parole, il saisit une chaise et s’assit, les bras croisés, devant le trou du souffleur, tandis que les artistes se rangeaient autour de lui dans une attitude des plus calmes. Il n’en fallut pas davantage : tous les spectateurs reprirent tranquillement leur place pour attendre l’explication demandée. Après quoi la représentation continua. Tout de même, ce pseudo-feu avait jeté un froid et ils furent nombreux, ce soir-là, les gens qui racontaient « qu’ils avaient déjà failli se trouver à l’Opéra-Comique ».

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Tous ceux qui ont approché Busnach se rappellent ses façons de s’exprimer assez éloignées du plus pur marivaudage. Il se plaisait à employer des mots encore plus gros que sa personne et s’était même fait graver, pour écrire à quelques camarades, un cachet où, en une lettre et quelques points, il évoquait le souvenir héroïque du général Cambronne. C’était surtout par affectation et pour se donner un genre — un mauvais — et je l’ai vu, en certaines circonstances, faire preuve de la politesse la plus raffinée. Pourtant, je dois reconnaître que cela le dérangeait quelque peu dans ses habitudes. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir beaucoup d’esprit et même, à l’occasion, du plus fin.

Ce bon et joyeux garçon était, dans ses derniers temps, devenu neurasthénique et avait peu à peu fermé sa porte à tous les visiteurs. Aussi, le jour de son incinération au Père-Lachaise, nous ne nous trouvions que peu d’amis réunis autour du monument funéraire, pendant que s’en allait en fumée toute cette jovialité à jamais disparue.

Mais je garderai longtemps le souvenir des moments de travail et de camaraderie que nous avons passés ensemble, aussi bien que de ses saillies, parfois pimentées, mais toujours divertissantes, et, pour finir, je citerai quelques vers de lui que l’on trouvera peut-être un peu « shoking », mais, avec Busnach, il faut passer sur bien des choses :

Écrivant un jour à Lecocq pour le presser de terminer sa partition d’une pièce de lui, Kosiki, il alléguait son grand besoin d’argent — le jeu lui en dévorait tellement ! et terminait par ce quatrain, où il se retrouve tout entier :

J’ai dû vendre à des juifs avides
Mes objets d’arts, mes bibelots,
Et je n’ai plus que mes émaux :
Mais ce sont mes émaux… roïdes !

Espérons que cela lui a été pardonné là-haut !

4 janvier 1913.