Sur le plateau/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 239-251).


XX

Le Pipard.


Un cercle sans jeux de cartes. — La pipe emblématique. — Intermèdes variés. — Les soirs de première. — L’artificieux artifice. — Un livre d’or. — Le maître d’hôtel amateur d’autographes. — Au Théâtre-Lyrique Vizentini. — Une audition sur les ponts. — Le compositeur Cœdès. — « Mixte et catapultueux ! » — La valse improvisée. — Raoul Toché et Gaston Serpette. — La complainte du Pecq. — L’accusé muet. — Le centenaire de Valter. — Un pipard Président de la République.


C’était un cercle qui, pendant un assez long temps, a tenu une place importante dans la vie théâtrale et dont les réunions avaient acquis bien vite une sorte de célébrité, entre la Chaussée d’Antin et le Faubourg Montmartre. Mais un cercle absolument unique, qui se passait d’autorisation, de statuts et de cotisations et dans lequel il eût été impossible de trouver le moindre jeu de cartes. Son nom même lui avait été donné par antiphrase et la pipe en terre cuite, que chaque membre recevait lors de son admission, n’était que pour lui rappeler que cet instrument était impitoyablement banni de ces lieux.

Le Pipard avait été fondé, ou plutôt s’était fondé de lui-même, aux environs de 1873. A l’origine, nous étions six ou huit à peine, auteurs, journalistes, artistes ou habitués des théâtres, qui avions eu l’idée de nous donner rendez-vous chaque soir après le spectacle, chez Brébant, dans un grand salon du premier étage. Là, mêlés au reste des consommateurs et attablés devant un modeste souper, nous passions gaîment une heure ou deux à échanger les nouvelles et les potins du jour. Au bout d’un mois, nous étions une douzaine et bientôt après plus de vingt, si bien que les soupeurs étrangers s’étaient trouvés peu à peu écartés et que nous restions seuls maîtres du salon où notre premier soin fut d’installer un piano meilleur que celui qui était à la disposition du public. Dès lors, le Pipard commençait d’exister. Mais comme le bruit n’avait pas tardé à se répandre, il nous fallait tout de suite aviser à nous défendre contre l’envahissement de convives « indésirables ». A défaut de statuts il fut établi une sorte de règlement portant sur quelques points essentiels ; d’abord, nul ne pourrait désormais être admis qu’à l’unanimité des voix, ensuite, le nombre des membres serait strictement limité à trente-trois. Pourquoi trente-trois et non trente ou trente cinq? La fantaisie seule avait arrêté ce chiffre fatidique. Du reste, chacun avait le droit d’amener avec lui un ou deux invités du sexe fort. Pour le sexe aimable, aucune restriction, pourvu que l’invitée fût gaie, jolie autant que possible et, cela va sans dire, appartenant au monde du théâtre. Point de président ni de gérant, mon confrère Édouard Philippe, alors secrétaire général de la maison d’édition Brandus, avait assumé ces doubles fonctions, où il était aidé par un bon gros garçon, nommé Paul Aubert, qui vivait de ses rentes et n’avait d’autre profession que d’être un joyeux compagnon à tu et à toi avec la moitié de Paris.

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A peine né, le Pipard était donc en pleine vogue. Chaque soir on était assuré d’y trouver en nombreuse compagnie une conversation toujours animée et les distractions les plus variées. Chacun y mettant du sien et payant de sa personne, le programme ne chômait pas un seul instant et les intermèdes se succédaient, si bien que, souvent, l’aube pointait avant qu’on se fût décidé à se séparer.

Mais c’était surtout les soirs de première que la réunion battait son plein. Notre grand salon était alors trop petit pour recevoir tous ceux qu’on aurait voulu accueillir. Entre minuit et deux heures du matin, le sort de la pièce se trouvait fixé et, lorsque nous arrivaient, au sortir des presses, les premiers exemplaires des journaux du matin, ils ne faisaient guère que confirmer le jugement rendu par ce groupe de Parisiens avertis. Et l’on avait en plus la surprise d’un de ces feux d’artifice de salon, dont Édouard Philippe s’était fait une spécialité. Il en avait toujours les poches bourrées et, au moment où l’on s’y attendait le moins, de dessous votre chaise, du lustre suspendu au-dessus de votre tête, du verre que vous alliez prendre, du plat où vous vous prépariez à porter la main, jaillissaient des gerbes d’étincelles multicolores, sans que l’on pût savoir comment cela s’était produit, l’artificieux artificier ayant tout disposé à l’avance et dissimulé habilement de minces fils de fulmi-coton qu’il n’avait qu’à enflammer de sa place avec le bout de son cigare, tout en ayant l’air d’être plongé dans une conversation des plus sérieuses avec son voisin ou sa voisine. Sur les nouveau-venus, l’effet était immanquable. Il y avait bien, de-ci delà, quelques nappes un peu roussies, mais l’excellent Brébant n’aurait eu garde de s’en plaindre. Bien mieux, il avait institué à notre usage des prix d’une douceur angélique et telle addition qui, dans toute autre partie du restaurant, aurait atteint un total assez imposant se trouvait, du fait de franchir notre seuil, réduite de plus de la moitié.

Ces soirs-là aussi, le nombre de nos charmantes invitées était fort augmenté. Dans un placard à nous réservé et qui constituait à la fois nos bureaux, nos archives et notre magasin d’accessoires, il était un registre sur lequel chacune devait apposer sa signature la première fois qu’elle venait. Il y en eut bientôt plus de cent cinquante et ces « feuilles de présence » seraient certainement bien curieuses à revoir aujourd’hui. Malheureusement, un maître d’hôtel congédié, sans doute amateur éclairé d’autographes, a jugé bon de l’emporter avec lui, supprimant ainsi le plus joli chapitre de notre histoire. De souvenir, je citerai au hasard : Hortense Schneider, Suzanne Lagier, Thérésa, Théo, Angèle, Gabrielle. Gauthier, Grandville, Léonide Leblanc, Céline Montaland, Massin, Berthe Legrand, Blanche Ghinassi, une gentille actrice des Variétés, qui s’était rendue célèbre en entrant dans la cage aux lions du dompteur Bidel, et tant d’autres à présent oubliées, ou que j’oublie. Une des plus assidues était Judic, qui n’avait pas de plus grand plaisir, après une représentation où le public lui avait impitoyablement redemandé tous ses morceaux, que de venir se délasser en nous apportant sa gaîté intarissable et ses exquises chansons.

Parmi les ,hommes, on comptait, auteurs ou journalistes, Raoul Toché, Ernest Blum — quand il consentait à ne pas se coucher trop tôt — Gaston Serpette, Cœdès, Alfred d’Aunay et Georges Boyer, du Figaro, Jehan Valter, le secrétaire de la rédaction de Paris-Journal, Gaston Bérardi, Armand Lévy. Comme artistes, les peintres Vibert et Berne-Bellecour et le pianiste Théodore Ritter, puis José Dupuis, Grenier, Gailhard, Porel, Godfrin, etc. Il y avait même un ingénieur (!), Hinstin, gros bonhomme rond et rubicond qui passait toutes ses soirées au théâtre et que l’on appelait, en raison de sa large figure et de son air digne et majestueux, le Père Louis XIV.

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Que de disparus depuis, et combien peu restons-nous à nous rappeler ces années déjà lointaines et les bons camarades d’autrefois !

Le premier parti, fut le brave Paul Aubert, si affable, si heureux de vivre, qu’une congestion emporta subitement au moment où il songeait sans doute à une de ces farces qu’il se plaisait à machiner de longue main et qui excitaient d’avance son bon gros rire satisfait. Je me souviens qu’un soir, à l’époque où Albert Vizentini, dont il était l’ami intime, se préparait à transformer la Gaîté en théâtre lyrique — bien avant les frères Isola — il me recommandait de ne pas manquer de venir au théâtre dans l’après-midi du lendemain.

— C’est jour d’auditions et, comme Vizentini ne sera pas là, je me suis chargé de le remplacer.

— Vous !

— Oui ! Ces auditions-là sont pour la forme. On écoute, on donne de bonnes paroles, on prend les adresses, et ça suffit.

Le lendemain, il était à son poste, avec un air de circonstance. Ce fut réjouissant. A l’un, il demandait le plus sérieusement du monde s’il y avait déjà eu des chanteurs dans sa famille. A un autre, il disait :

— Vous ne pourriez pas me chanter quelque chose en espagnol. Je suis persuadé que votre voix sonnerait bien mieux dans cette langue-là.

Pour finir, se présentait un garçon barbu, assez gauche, se proposant comme ténor.

— Vous en êtes bien sûr?... Moi, je vous verrais plutôt comme basse. Enfin, si vous tenez à être ténor... Allez, mon ami.

Le morceau une fois chanté, il reprend :

— Mais c’est vrai ! Vous êtes ténor. Je ne l’aurais jamais cru. Écoutez, je pense que vous ferez notre affaire. Il y a dans le prochain opéra un solo qui se chante sans accompagnement, au sommet d’une tour. Il faut que je me rende compte de l’effet que vous produirez d’en haut. Montez par cet escalier jusqu’au pont volant qui traverse la scène et recommencez votre air.

Une fois le chanteur engagé sur les marches, il me prend par le bras

— Maintenant, filons !

Et, pendant ce temps, le malheureux, resté seul dans les frises, s’égosillait à lancer aux échos déserts :

Bel ange, ô ma Lucie !

jusqu’à ce qu’un machiniste, attiré par ses cris, vînt l’interrompre :

— Ah ! çà ! qu’est-ce que vous f… ichez ici ?

— C’est pour l’audition.

— L’audition ! Est-ce qu’on passe des auditions sur les ponts, à présent ? On s’est payé votre tête. Faites-moi le plaisir de déguerpir !


La plaisanterie était plutôt cruelle, mais la victime n’eut pas à s’en plaindre, car le lendemain Paul Aubert lui faisait avoir un emploi de Coryphée, avec des appointements plus que consolateurs.

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Puis ce fut le tour de Cœdès, un compositeur d’un réel talent, qui n’eut certes pas la situation qu’il aurait méritée. Cœdès était souffleur à l’Opéra et, après avoir peiné toute une soirée à « envoyer » aux chanteurs les répliques de leurs rôles, il éprouvait le besoin de se reposer en nous amusant de sa verve cocasse et de ses inventions bouffonnes. Il avait même créé une expression qui fit un moment le tour de Paris. « C’est mixte et catapultueux ! » s’écriait-il à propos de tout, du temps qu’il faisait, de la pièce qu’on venait de jouer, d’une histoire qu’on lui contait. La juxtaposition de ces deux mots ne signifiait absolument rien, et c’était tout justement plus qu’il n’en fallait pour faire son chemin. Au piano, il était un improvisateur étonnant de drôlerie, soutenant que les librettistes étaient gens inutiles et qu’il se chargerait bien d’écrire une partition entière sans eux et rien qu’avec les annonces parues à la quatrième page de n’importe quel journal, y compris le bulletin de la Bourse. Et il nous en donnait des exemples à l’appui, qui étaient vraiment d’une fantaisie achevée. Mais, chose curieuse, cette fantaisie intarissable l’abandonnait dès qu’il voulait se mettre à écrire pour le public. Des trois partitions qu’il a données : Fleur de baiser, la Girouette et la Belle Bourbonnaise, la dernière seule a eu un semblant de réussite. Aussi était-il, au fond, un triste et un désabusé, et l’on a bien vu tout ce qu’il y avait de factice dans cette gaîté à jet continu, le jour où l’on apprit qu’il avait fallu l’enfermer dans une maison de santé. Là, il s’imaginait être arrivé à la renommée et à la fortune, ayant tous les directeurs à ses pieds, et il s’est éteint ainsi, doucement, dans le bonheur d’un rêve que le sort, enfin clément, lui envoyait après lui avoir si longtemps refusé la réalité.

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Pour lui donner la réplique au piano, il y avait Gaston Serpette, Raoul Toché et Édouard Philippe. Une certaine valse improvisée par eux quatre fit même sensation. L’un d’eux avait attaqué le motif et, au bout de quelques mesures, cédait la place au second, debout à côté de lui. Quelques mesures encore, et le troisième continuait, puis le quatrième, et ainsi de suite pendant près de trois quarts d’heure, sans qu’aucun des exécutants fût jamais mis en défaut par les surprises et les casse-cou que les autres ne lui ménageaient pas.

Un autre soir, Toché et Serpette nous donnaient le régal d’une complainte sur le fameux crime du Pecq, dont la musique a été employée plus tard dans la partition de Fanfreluche, à la Renaissance. Quant aux paroles, elles sont, je crois perdues pour la postérité, et c’est regrettable. Cela débutait ainsi :

Nous sommes dans la pharmacie,
C’est un bien fâcheux accident :
Ce que l’on nomme mal de dent,
Nous rappelons odontalgie…

Et, plus loin, un couplet sur la double exhumation du corps de la victime se termine par ces vers :

On l’exhume d’abord et puis on le rexhume
Et, prodige étonnant,
Ce cadavre charmant
Est, la seconde fois, beaucoup plus frais qu’avant !

Puis, ce fut une séance de jugement avec costumes de magistrats empruntés au vestiaire du Palais. Le président était Alfred d’Aunay, l’accusé, José Dupuis. Il avait à répondre d’une tentative de violence sur une jeune personne, figurée par la plantureuse Suzanne Lagier. A répondre, non, car, dès le commencement de l’interrogatoire, on constatait que l’accusé était muet et ne pouvait s’exprimer que par signes. Grand embarras du président, qui ignorait le langage de l’abbé de l’Épée. Dupuis le rassurait du geste et, démasquant un cornet à piston, lui indiquait qu’il pouvait reprendre l’interrogatoire. A chaque question, la réponse arrivait avec un air approprié, et c’était là une scène qui aurait certainement produit un gros effet aux Variétés.

Une autre fois, en 1878, comme on célébrait le centenaire de Voltaire, nous avions voulu avoir aussi le nôtre. Ce fut le centenaire de Valter, qui fut fêté, avec l’inauguration d’un buste modelé par Gaston Bérardi, discours officiels, fanfares, grand défilé — et feu d’artifice, naturellement.

Une autre fois… mais, comme dit le Valentin du Petit Faust :

Ainsi que tout commence, il faut que tout finisse.
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Je finirai donc — et par un nom assez inattendu dans cette société. Celui qui le portait n’appartenait en rien au monde du théâtre, bien que destiné à jouer plus tard le premier rôle sur une très grande scène. Il fut pris un jour de l’ambition de faire partie d’une réunion qui lui promettait de si joyeuses soirées. Après quelques négociations habiles, la porte lui fut ouverte, et Édouard Philippe conserve encore soigneusement dans une vitrine la pipe emblématique attribuée en cette occasion à… Félix Faure — car le postulant en question n’était autre que le futur président de la République.

3 juin 1913.