Sur le plateau/Préface

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. VII-XI).
PRÉFACE

Mon cher ami,

Jadis, quand tu m’apportais une œuvre inédite de toi, c’était habituellement pour me charger d’en écrire la musique. Tu me trouvais toujours prêt : tracer des notes sur du papier réglé, c’était pour moi comme une fonction naturelle, que j’accomplissais chaque fois avec une joie nouvelle : ainsi vinrent successivement Giroflé-Girofla, la Petite Mariée, la Marjolaine, la Camargo, la Jolie Persane, le Jour et la Nuit, Ali-Baba et la Belle au bois dormant.

Mais les temps sont changés : aujourd’hui c’est une préface que tu exiges. Une préface, y songes-tu ? Et pour un livre qui n’en a nul besoin, car ce livre, je l’ai lu tout d’une haleine et je dois t’avouer ingénument que les passages qui rappellent le temps où je fus ton collaborateur sont ceux qui, tout d’abord, m’ont le plus intéressé. S’ils ne m’apprennent rien de nouveau, ils me font revivre une partie de ma vie, la plus belle, celle du travail et du succès, et, pour un auteur comme pour un soldat, relire ses campagnes, c’est retrouver pour un moment les émotions d’autrefois et humer en imagination le parfum de la gloire passée. J’imagine que toi-même tu as dû ressentir une certaine satisfaction à retracer l’heureuse époque de nos travaux communs. Pourquoi faut-il que ces souvenirs soient mêlés d’un douloureux regret, celui de la disparition prématurée de ce cher Leterrier, qui complétait si bien notre laborieuse trinité ?

La part faite de ce qui me concerne personnellement, je reviens à ton livre, rempli d’anecdotes des plus amusantes, dont un grand nombre sont nouvelles pour moi. Je me suis bien attendri aux chapitres consacrés à Samary, que j’ai connue un peu, à Noriac, que j’ai beaucoup connu, et à ce pauvre Chabrier, que j’ai vu dépérir petit à petit. Riche nature, celui-là, dont on peut dire qu’il fut victime de son art.

Je me suis délecté aux détails circonstanciés que tu donnes sur certaines pièces de ton répertoire — et quelquefois du mien. Nous avons tous deux, séparés ou réunis, obtenu bien des succès et, si je n’ai pas eu le plaisir d’associer mon nom à ceux que t’ont valus l’Étoile, le Voyage dans la lune, le Roi de Carreau, le Droit d’aînesse, le Petit Poucet, l’Arbre de Noël, le Beau Nicolas, la Gamine de Paris, la Gardeuse d’oies, le Pays de l’Or, les Petites Michu, les Dragons de l’Impératrice, et cette si charmante Véronique, du moins ne me suis-je pas fait faute d’y applaudir de tout mon cœur.

Nous avons ainsi continué notre route, toi sans t’arrêter encore, moi en m’arrêtant plus tôt que je n’aurais voulu, par suite de la campagne menée par une certaine presse qui, malgré tout, n’a pu en arriver à ses fins.

Pauvre opérette, l’a-t-on assez malmenée, l’a-t-on assez accablée de horions, de calomnies et de mépris ! Mais les mécontents et les envieux n’ont tout de même pas réussi à la tuer tout à fait. Ils ont eu beau s’acharner à la replonger au fond de l’eau, de temps à autre elle reparaissait à la surface, peut-être à cause de sa légèreté, Ceux qui disent que la musique légère insulte au grand art disent une ânerie. Ce n’est ni toi ni moi qui l’avons inventée, elle a existé de tout temps sous d’autres noms et elle existera toujours, comme toutes les choses qui ont leur raison d’être. En France, on ne tuera jamais l’esprit gaulois et l’on continuera à aimer la femme qui rit à l’égal de celle qui pleure ou qui rugit.

Reproche-moi, si tu veux, de bavarder à tort et à travers : ce sont tes souvenirs qui en sont la cause, car ils ont réveillé les miens. C’est toi qui as commencé ! Et tu as joliment bien fait de livrer au public cette suite de souvenirs des plus intéressants, en les lui présentant sous une forme attrayante et bon enfant qui en augmente le charme et le mérite. Ceux de tes lecteurs qui auront connu plus ou moins les personnages dont tu parles seront heureux de les retrouver dépeints avec autant d’exactitude que d’esprit, sans aucun mélange de critique inutile. Ces qualités dont tu fais preuve sont assez rares aujourd’hui pour qu’on les apprécie. Et ce lui donne du prix et de l’intérêt à tes récits, c’est qu’ils ne visent point à l’effet et l’obtiennent justement par leur simplicité, leur bonhomie et leur sincérité. Bon succès aux Souvenirs d’un librettiste, c’est ce que je leur souhaite.

— Mais, vas-tu me dire, et ma préface ?

— Eh bien ! mon cher, ta préface tu ne l’auras pas, voilà tout.

Par contre, ce que tu auras toujours, c’est ma vieille et franche amitié.

Charles LECOCQ.