Sur le préjugé qui suppose une contrariété d’intérêts entre Paris et les provinces

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Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 131-163).

SUR LE PRÉJUGÉ


QUI SUPPOSE UNE


CONTRARIÉTÉ D’INTÉRÊTS


ENTRE


PARIS ET LES PROVINCES.


10 ET 17 JUILLET 1790[1].

SUR LE PRÉJUGÉ
QUI SUPPOSE UNE
CONTRARIÉTÉ D’INTÉRÊTS
ENTRE
PARIS ET LES PROVINCES.

On a proposé à l’assemblée nationale de se transporter à trente lieues de Paris, et on en donnait pour raison le défaut de liberté causé par l’opposition d’intérêts entre la capitale et les provinces.

Le zèle des habitants de Paris pour la liberté, leur attachement inébranlable pour la constitution, leur respectueuse soumission aux décrets les plus opposés à leurs désirs, méritaient peut-être qu’on leur épargnât des expressions qui renferment une défiance si injurieuse.

Mais laissons ce qui tient à des circonstances passagères, et bornons-nous à chercher s’il est vrai que Paris ait d’autres intérêts que les provinces. Pour bien résoudre cette question, il faut examiner d’abord si l’intérêt d’une capitale est, par la nature des choses, opposé à celui du reste de l’empire ; autrement il y aurait des remèdes à une opposition d’intérêts purement accidentels, et il faudrait les chercher. Nous verrons ensuite si des combinaisons locales ont établi réellement cette contrariété entre Paris et les provinces.

Celte prétendue opposition d’intérêts entre les nations du globe, entre les divisions d’un même État, entre les capitales et les provinces, entre les villes et les campagnes, entre les métropoles et les colonies, entre le commerce et l’agriculture, entre les capitalistes et les propriétaires, entre les riches et les pauvres, a été jusqu’ici une des principales causes qui ont retardé les progrès de la liberté, de la paix, de la véritable égalité encore si peu connue.

C’est le prétexte banal de presque toutes les mauvaises lois civiles, de la forme vicieuse des impôts, et des vexations qu’elle nécessite, des règlements de commerce les plus ruineux, de la complication des constitutions libres, de la désunion entre les enfants d’une même patrie, de la guerre entre les peuples. C’est par là que d’insidieux politiques, plus encore peut-être par préjugé que par système, ont changé la société, qui ne devait être qu’une réunion d’hommes mutuellement occupés d’augmenter le bonheur commun, en une arène dans laquelle des ennemis ouverts ou cachés se disputent des dépouilles par la ruse ou par la force.

C’est enfin la dernière ressource de ceux qui voient avec une douleur impuissante, la connaissance des droits naturels des hommes ébranler dans leurs fondements les abus destructeurs qui ont régné si longtemps. C’est par là qu’on peut tromper encore ceux qu’on n’ose plus opprimer, et cacher aux yeux du faible les chaînes invisibles dont on veut l’entourer.

Il serait facile de détruire ce système en remontant aux premiers principes des sociétés, en montrant que le bonheur social est attaché au libre exercice des droits naturels, ce qui suppose le respect pour les droits d’autrui, et au développement le plus libre des forces et des facultés de chaque individu ; développement qui, restreint par la justice seule, augmente pour soi-même, comme pour autrui, la masse des jouissances et les avantages de la société.

On ferait voir que les diverses professions, du moins celles qui naissent de la nature et non des institutions arbitraires, sont nécessaires l’une à l’autre, s’entraident, et ne se nuisent point ; que les richesses, si des lois vicieuses ne s’opposent pas à leur distribution naturelle, tendent à se diviser et non à se réunir dans un petit nombre de mains ; qu’en attendant que de bonnes lois, favorables même à la pluralité des riches, établissent lentement cette égalité plus grande, l’intérêt actuel des pauvres est de conserver une inégalité, qui seule peut faire employer l’espèce d’industrie pour l’acquisition de laquelle ils ont consumé leurs premières années ; qu’enfin l’oppression ne produit jamais qu’un avantage passager, qui ne peut même s’étendre que sur le petit nombre de la classe des oppresseurs.

Les provinces d’un même empire, comme les diverses nations du globe, n’ont qu’un seul intérêt, celui d’une communication libre qui les fasse jouir des biens que les progrès de la civilisation doivent amener, et ces biens sont d’autant plus grands, ces progrès d’autant plus rapides que la communication a lieu entre plus de nations et sur un plus grand espace. Une paix constante est donc l’intérêt commun de la pluralité des citoyens de toutes les nations, et l’on sait que la guerre la plus heureuse, utile à un petit nombre d’individus, est nécessairement un malheur pour le reste. Le véritable intérêt commercial est que chacun puisse se procurer avec plus de facilité, et au prix d’un moindre travail, une plus grande somme de jouissances, et que ces jouissances soient également réparties ; il n’existe donc qu’un véritable intérêt commercial, le même pour toutes les nations ; c’est le rétablissement de la liberté la plus entière. Une grande partie des négociants riches d’un pays peut trouver du profit à détruire le commerce d’un autre pays ; mais le reste des citoyens a un intérêt précisément contraire, et ces prétendus défenseurs du commerce national en sont les véritables ennemis ; car la liberté n’est pas seulement utile à ceux qui consomment, elle l’est à la pluralité des marchands eux-mêmes, puisqu’elle tend nécessairement à répandre entre eux les profits avec plus d’égalité. D’ailleurs, ceux qui sollicitent des lois exclusives pour le commerce qu’ils font, sont intéressés, en qualité de consommateurs, à la liberté de tous les autres genres de commerce, et ces intérêts se compensent ; car on ne peut prétendre sans doute que des prohibitions qui s’étendraient à tout fussent préférables à une liberté générale. L’intérêt de la pluralité des capitalistes, comme de la pluralité des propariétaires, n’est-il pas que l’administration prenne la bonne foi pour guide, et que l’État soit tranquille ?

La métropole a-t-elle des colonies qui puissent augmenter sa puissance, elle doit, pour l’intérêt même de cette puissance, ne voir en elles que des parties d’une confédération commune qui ont droit à l’égalité. A-t-elle des colonies de commerce, son intérêt unique est que ses citoyens achètent au meilleur marché des denrées que les colonies produisent ou transmettent, et la liberté seule du commerce peut procurer cet avantage.

Dans l’état actuel des sociétés, le pauvre a intérêt que la propriété des riches soit assurée, puisque le plus grand nombre ne peut subsister que des salaires payés par cette propriété ; et qu’envahir le bien de celui qui possède, ce serait condamner à mourir de faim celui qui ne possède rien, quand même il aurait sa part au pillage.

En un mot, ou les intérêts opposés sont ceux d’un très-petit nombre de tyrans en contradiction avec l’intérêt général, ou bien ce sont les intérêts de deux grandes classes d’hommes ; et alors l’avantage de celle qui opprime est nécessairement presque nul pour chacun de ceux qui la composent, et ne peut entrer en compensation avec le danger auquel ils s’exposent : c’est donc encore à l’intérêt de quelques-uns des chefs de cette classe que l’intérêt commun serait sacrifié. Quel bien revient-il aux neuf dixièmes des Turcs, de la tyrannie que leur nation exerce sur les Grecs, sur les Arméniens, sur les Coptes ?

Quel fruit retire le peuple français des horreurs exercées par les planteurs contre les malheureux habitants de l’Afrique, sinon d’acheter plus cher des denrées souillées de sang et de larmes ?

Mais je dois me borner ici à examiner l’identité ou l’opposition d’intérêts entre une capitale elles provinces du même empire.

Qu’est-ce qu’une capitale ? C’est la ville où résident les pouvoirs qui s’exercent sur la nation entière. Cette résidence y appelle nécessairement plusieurs classes d’hommes : d’abord ceux qui, sous quelque titre que ce soit, sont nécessaires à la décision, à l’expédition, à la sollicitation de ces affaires générales ; ensuite ceux qui, par des vues d’intérêt, d’ambition ou de gloire, cherchent à influer sur les décisions, à obtenir des emplois.

Ces pouvoirs ne peuvent choisir qu’une grande ville pour le lieu de leur réunion, et ils l’augmentent encore ; mais toute grande ville est nécessairement aussi, dans la division de l’État où elle est située, le chef-lieu d’une province ; comme chef-lieu, elle est encore un centre d’affaires moins générales qui y attirent de nouveaux habitants : si au contraire il n’existe pas de telles divisions, alors un plus grand nombre de pouvoirs généraux sont concentrés dans la capitale. De plus, tous les gens riches, tous ceux que le nom de leurs pères, leurs places, leurs actions, leurs talents, ont illustrés, doivent se porter naturellement vers cette résidence ; la curiosité, le plaisir de voir traiter de plus près de grands intérêts, la font préférer aux autres villes opulentes.

Le séjour de ces personnages riches ou accrédités doit devenir celui des arts et du luxe, et le séjour des arts et du luxe est celui des hommes qui ont une fortune indépendante, et qui veulent en jouir.

Dans une grande ville, occupée d’affait es importantes, la vie privée est nécessairement plus libre, et c’est un nouvel attrait. Mais dans ce séjour des arts et du luxe, où l’on consomme nécessairement beaucoup de superfluités, le talent de les préparer avec agrément, avec recherche, doit être en honneur : la capitale doit donc avoir un commerce d’objets de luxe, el en fournir toutes les parties de l’empire où l’on veut imiter son goût. La capitale d’un grand empire sera donc nécessairement une très-giande ville ; son étendue, sa population, sa magnificence, seront donc proportionnées à la population, à la richesse de l’empire. Se plaindie de ce que la capitale est grande, c’est se plaindre d’une conséquence infaillible de l’existence d’une capitale ; conséquence qui ne pourrait s’éviter que par des lois contraires à la liberté. Mais est-ce un mal que les grandes capitales ? INon, sans doute, lorsque la nature seule en fixe l’étendue, lorsque l’on n’y traite que les affaires qui doivent être communes à tout l’empire, lorsqu’on n’y place que les établissements qui doivent en occuper le chef-lieu.

Ne faites rien contre la capitale : vous agiriez inutilement, et ce que vous feriez contre elle retomberait sur les provinces ; ne faites rien pour elle, elle n’y gagnerait pas, et les provinces y perdraient.

On ne proposera pas sans doufe de faire voyager dans tout l’empire les pouvoirs exercés au nom de la nation entière. Ils y existeraient toujours d’une manière incommode et précaire, et ce ne serait qu’avec des dépenses énormes qu’on pourrait transporter, avec les législateurs et les ministres, la foule des hommes qu’ils emploient. D’ailleurs, chaque ville voudrait profiter du moment où elle jouerait le rôle passager de capitale, pour obtenir qu’on fît des dépenses destinées à son utilité particulière, des lois de commerce ou d’administration favorables à ses intérêts ; et elle solliciterait avec d’autant plus d’ardeur, que le temps où elle pourrait espérer d’obtenir serait plus court. Ces complaisances pour la ville d’une résidence passagère deviendraient une politesse d’usage, et, à une justice toujours égale entre toutes les parties de l’État, on substituerait des faveurs successives, et distribuées avec inégalité. Rien ne serait plus propre à détruire l’esprit national pour en créer un de canton ou de province ; rien ne serait plus nuisible au progrès des lumières qui ne pourraient plus avoir un foyer commun, qui sans cesse auraient à combattre des préjugés locaux toujours renaissants.

Parmi les avantages d’une capitale qui n’est que capitale, on doit compter pour beaucoup celui de placer tous les pouvoirs dans le lieu où il y a le moins d’erreurs et d’intérêts particuliers.

Si la capitale est une grande ville de commerce, l’esprit mercantile prend la place de l’esprit public, et les intérêts de tons les citoyens sont sacrifiés aux préjugés prohibitifs des négociants riches ; on ne fait plus des lois pour que le commerce soit utile à la nation, mais pour que la nation fasse à ses frais la fortune des commerçants.

Si la capitale était placée au milieu d’un pays qui possédât exclusivement certaines manufactures, qui produisît, à l’exclusion de la plupart des autres provinces, une espèce particulière de denrée précieuse, alors le progrès de cette industrie, de cette culture, prendrait la place de l’intérêt national.

Voulez-vous qu’il règne dans un pays une politique fondée sur des principes libéraux ; voulez-vous que les droits naturels des hommes, que les maximes éternelles de la justice soient la base unique de toutes les lois, faites que l’esprit de commerce ne domine point dans le lieu d’où elles émanent. Dans une ville, dans un pays où le commerce, proportionné aux besoins, n’occupe qu’une partie des habitants, où il existe pour les citoyens, il adoucit les mœurs, il produit les vertus domestiques ; mais dans les villes où il est l’occupation générale, où il domine, où les citoyens existent pour lui, il devient avide et tyrannique.

La liberté du commerce et de l’industrie, en leur permettant de se répandre avec plus d’égalité, de se distribuer suivant le vœu de la nature et les besoins des hommes, préservera de ce danger. Ce que je viens de dire du commerce serait également vrai des militaires de terre ou de mer, des ministres de la justice, des gens occupés des opérations de banque, que, malgré une liaison nécessaire, il ne faut pas confondre avec les commerçants. Toute profession qui devient dominante, après s’être corrompue elle-même, finit par altérer et par corrompre l’esprit public. Plus au contraire les diverses classes sont mêlées de manière à se faire équilibre, à ne permettre à aucune d’acquérir de la prépondérance, plus les principes de justice seront respectés. Il ne faut pas conclure que ces classes diverses aient des intérêts réellement opposés, mais seulement que la réunion des hommes qui doivent naturellement avoir les mêmes préjugés rend ces préjugés plus opiniâtres et plus dangereux, en opposant la force du grand nombre et le poids de l’opinion à l’autorité de la raison. L’esprit qui règne dans le lieu où réside le législateur a sur les lois une influence nécessaire, et l’on doit regarder comme un bonheur pour un peuple libre d’avoir, comme la France, une capitale où aucun grand intérêt n’oppose ses préjugés à la voix de la raison et au sentiment de la liberté.

Dans une capitale qui doit presque uniquement sa grandeur à ce titre, l’habitude de voir traiter les affaires générales donne nécessairement plus d’étendue aux idées ; les préjugés de tous les pays, de toutes les professions, combattus les uns par les autres, laissent à la raison un champ plus libre ; des intérêts locaux ou particuliers ne rétrécissent point les vues ; l’opinion publique qui s’y forme a plus de dignité et de grandeur, s’éloigne moins des principes de la justice universelle.

On y exerce, contre les abus d’un pouvoir quelconque, une vigilance moins inquiète, parce qu’il y a plus de lumières ; plus sûre, parce qu’il y a plus d’expérience ; plus pure, parce que la prospérité des citoyens y dépend surtout de la paix et de la liberté.

Après avoir montré que les grandes capitales ne sont point un mal en elles-mêmes, il se présente trois questions à examiner.

1o  En ne supposant que des lois égales et justes, les intérêts de la capitale et ceux des provinces sont-ils opposés ?

2o  Les lois qui, faites en faveur de la capitale, nuiraient aux provinces, seraient-elles vraiment utiles à la capitale ?

3o  Résulterait-il du bien pour les provinces de lois nuisibles à la capitale ?

I. Depuis les pays peu étendus où tous les pouvoirs peuvent conserver une unité absolue, jusqu’à ceux où des États indépendants ne reconnaissent de pouvoir unique que celui qui règle les relations extérieures, qui dirige et emploie la force nécessaire pour la défense commune, on peut exécuter de mille manières différentes cette division entre les droits que réservent les parties séparées d’un même tout, et ceux qu’elles confient à une puissance commune ; et moins les parties séparées en auront conservé pour les exercer par elles-mêmes, plus la capitale doit être grande.

Mais il n’est pas de son intérêt de réunir ces pouvoirs, si, en les divisant, ils doivent être exercés avec plus de justice, d’ordre, d’activité ; car l’intérêt de chaque citoyen est de jouir de la sûreté, de la liberté, de la paix, de n’avoir rien à craindre pour sa propriété, de pouvoir, par son travail, par son industrie, subvenir à ses besoins, c’est-à-dire, que l’intérêt de tous est d’avoir de bonnes lois ; et certainement si, en réunissant des pouvoirs qui doivent être partagés, l’Étal est mal gouverné, la capitale ne le sera pas mieux que le reste de l’empire ; on n’y rendra pas la justice d’une manière impartiale et prompte, si elle est lente et partiale pour les provinces, qu’on obligerait à y aller chercher les jugements. Les richesses que cette réunion vicieuse de pouvoirs y amènerait ne seront pas un bien très-sensible pour les anciens habitants, parce que, si le nombre des gens aisés augmente, celui des hommes vivant de leur travail croît aussi dans la proportion des salaires que cette augmentation leur assure.

De même, il n’est pas de l’intérêt des provinces de séparer des pouvoirs qui doivent être uniques ; car alors elles seront plus mal gouvernées ; et un peu d’argent qu’elles conserveraient, mais toujours avec ceux que cet argent doit faire vivre, ne serait pas pour elles un grand avantage.

Les pouvoirs doivent donc être séparés ou réunis de manière qu’ils remplissent avec le plus de justice, de lumière, d’économie, les fonctions qui leur sont confiées. C’est uniquement d’après cette condition, et non suivant les vues d’une utilité locale, le plus souvent chimérique, que de sages législateurs chercheront à les distribuer.

Sous un autre point de vue, cette réunion dans un même lieu des hommes les plus éclairés dans tous les genres, de ceux qui aspirent aux places les plus importantes, est à la fois un moyen d’augmenter la masse des lumières, d’éclairer les citoyens qui exercent les fonctions publiques, et de surveiller tous les pouvoirs. Elle est nécessaire pour donner aux esprits et aux âmes de l’activité et de l’énergie, pour les préserver de cette inflexibilité et de cette âpreté que l’on contracte dans la solitude.

Dans quelque genre que ce soit, l’homme qui ne connaît que ses propres idées, qui ne suit qu’elles, n’est pas tout ce qu’il peut être ; il lui manque le commerce de ses égaux ; et à un certain degré de connaissance et de talent, cette égalité ne peut se trouver que dans le centre commun.

La perfection des arts, qui n’existe que dans les grandes capitales, ou pour elles, peut être regardée comme un bien général. Les ouvrages d’un usage vulgaire n’atteignent point le degré de bonté dont ils sont susceptibles, si l’art lui-même ne s’est élevé à une perfection beaucoup plus grande dans les productions recherchées, et réservées exclusivement pour satisfaire la vanité ou la délicatesse du petit nombre. C’est toujours parées objets que commence le progrès des arts, pour descendre ensuite avec plus ou moins de lenteur à ce qui peut servir aux besoins de tous. Cette marche est naturelle, parce qu’il est plus aisé de trouver des procédés nouveaux lorsque la considération de ce qu’ils coûtent n’arrête point les efforts de l’artiste ; et ensuite, quand ces procédés sont connus et employés, l’expérience conduit bientôt aux moyens de les simplifier et d’en diminuer le prix. D’ailleurs, parmi le grand nombre des ouvriers qui aspirent à se distinguer dans leur art, ceux qui ne peuvent atteindre au premier rang acquièrent cependant, par leurs efforts, quelque degré d’habileté de plus, et ils la portent dans les ouvrages plus communs dont ils restent chargés. Si donc nous ne considérons que les lois conformes à l’égalité, à la liberté, à la justice ; si nous abandonnons à lui-même l’accroissement d’une capitale, cet acroissement, nécessité par la nature des choses, et borné par elle seule, loin de nuire au reste de l’empire, ne servira qu’à y assurer aux citoyens l’exercice de leurs droits, à y augmenter les lumières et les jouissances.

Il en résultera des avantages pour les habitants de la capitale ; mais qu’importe si ceux des provinces en profitent. Faut-il renoncer à un bien, parce qu’il est impossible de le répartir également entre tous ? Les hommes ont les mêmes droits, et, à cet égard, l’égalité doit être absolue et rigoureuse ; mais il est impossible qu’ils aient une part égale dans les avantages de la société. La nature même ne l’a pas voulu : ils ne naissent pas avec les mêmes organes ; le sol où ils vivent n’est pas également favorisé ; tous ne peuvent recevoir la même éducation ; tous ne peuvent pas faire le même usage de leurs forces ; tous ne pourraient avoir une part égale de propriété, sans priver l’espèce humaine entière de toutes les jouissances qui naissent d’un heureux concert de lumières, de forces, d’industrie. Les mauvaises lois augmentent les effets de l’inégalité naturelle ; les bonnes lois les corrigent, mais ne les détruisent pas. Enfin, la nature n’a pas voulu que les hommes fussent également dispersés sur le territoire qu’ils occupent ; leurs travaux, leurs intérêts, leurs relations sociales les y distribuent avec une inégalité qui est un bien, si c’est le libre concours des volontés particulières qui y préside seul.

II. Les lois qu’on ferait en faveur de la capitale seraient-elles utiles en nuisant aux provinces ? Comme il ne peut être question de prérogatives politiques (la constitution n’en laisse heureusement subsister aucune, mais seulement d’avantages économiques), il suffit de considérer les dépenses que l’on ferait sur le trésor commun, soit pour la subsistance de la capitale, soit pour des établissements avantageux à ceux qui l’habitent.

Or, 1o  il est important pour l’empire entier que la ville où s’exercent les pouvoirs communs ne soit jamais troublée par la crainte de manquer de subsistances ; qu’elle ne soit privée d’aucun des moyens qui peuvent assurer la tranquillité de ses habitants, et par conséquent la sécurité et l’indépendance de ceux qui exercent ces pouvoirs. Il est donc évident que l’intérêt général exige ces dépenses, et qu’elles sont utiles à tous, si elles sont réellement nécessaires.

2o  La capitale renfermant en plus grand nombre que toute autre ville, des hommes salariés par la nation entière, et ces dépenses étant une partie de leur salaire, puisqu’elles sont faites pour eux, elles doivent être considérées en grande partie comme un remplacement de ces salaires, et même comme une économie, si elles sont bien dirigées. Si l’on porte ces dépenses au delà du terme où elles sont utiles à la nation entière, si on fait payer par elle ce qui, dans les autres villes, serait payé par les habitants, ou de la cité même ou de la province, alors sans doute on commettra une injustice ; mais cette injustice ne produirait à la pluralité des citoyens de la capitale que des avantages très-faibles pour chacun d’eux, et impossibles à conserver sans perdre les avantages bien plus grands d’une concorde que l’égalité seule peut maintenir.

III. Si nous considérons, enfin, les lois que les provinces d’un empire ont quelquefois paru vouloir opposer a l’agrandissement, à la prospérité de la capitale, nous trouverons qu’elles manquent encore leur but. Ces lois ont en général pour objet de rendre plus dispendieux par des impôts le séjour de la capitale. Mais ces impôts, sur quoi sont-ils payés ? Ce n’est par sur le produit territorial de la capitale, qui n’en a point ; c’est donc sur le salaire des personnes employées pour l’exercice des divers pouvoirs réunis dans la capitale ; c’est sur les fonds des établissements publics payés par la nation ; c’est sur le revenu des habitants des provinces qui viennent dans la capitale pour s’instruire, pour suivre leurs affaires, pour s’amuser. C’est donc sur les provinces elles-mêmes que porte la plus grande partie de ces impôts. Ce que les habitants de la capitale consomment vient des provinces, et ce avec quoi ils payent vient également d’elles. On croit que ces impôts pèsent sur les capitalistes, sur ceux qui tirent leur revenu des intérêts payés par l’État ; mais comme on est intéressé à ne pas éloigner les habitants des capitales de placer dans les emprunts qu’eux seuls peuvent remplir en grande partie, il faut en porter l’intérêt à un taux qui leur convienne, et ce taux s’étend sur la totalité des emprunts, quoiqu’ils n’en aient pris qu’une portion. L’État payera donc à des étrangers en pure perte, pour avoir le plaisir de reprendre sur les rentiers établis dans la capitale l’excédant d’intérêts qu’il leur aura donné.

On imagine que ces impôts éloignent de la capitale, et c’est une erreur. Les salaires augmentent dans le même rapport que l’impôt, depuis la journée des ouvriers jusqu’aux appointements des hommes qui remplissent les premières places.

Seulement, ceux qui vivent avec économie trouvent, dans ce haussement des salaires, un moyen d’augmenter leurs épargnes, d’amasser plus aisément des petites fortunes pour se retirer en province.

Enfin, ceux qui, pour quelque raison que ce soit, font une partie de leurs dépenses hors la capitale, sont payés comme si cette partie était assujettie à l’impôt. D’ailleurs, tous les hommes ne calculent pas : et quoique, par l’effet des taxes indirectes, six livres puissent être réduites à ne procurer que les jouissances qu’on aurait ailleurs pour trois, il arrivera cependant que beaucoup de personnes préféreront de les gagner, et croiront avoir davantage.

Enfin, est-il de l’intérêt national d’écarter du point où se traitent les grandes affaires de la nation, les citoyens qui ont plus de lumières que de richesses, plus de zèle pour le bien public que de talent pour obtenir des places ?

Ainsi, les lois contraires à l’égalité ne peuvent être bonnes pour les provinces en nuisant à la capitale, ni utiles à la capitale en nuisant aux provinces. Ainsi, c’est à la nature, c’est à la volonté libre des individus qu’il faut laisser le soin de fixer la grandeur, la richesse du chef-lieu de l’empire, comme de toute autre ville.

On pourrait demander si la capitale, étant trop petite, il ne faudrait pas chercher à l’agrandir. Non, sans doute ; il faut y placer tous les établissements qu’il est utile de réunir dans le centre commun, et bientôt les hommes que ces établissements attirent s’y réuniront d’eux-mêmes.

On peut demander s’il ne faut pas s’occuper de diminuer une capitale trop grande. Je répondrai que, bien loin d’accélérer ce changement, il serait sage de le rendre presque insensible, parce qu’une dépopulation trop rapide de la capitale deviendrait un mal pour les provinces, à qui elle renverrait, non les hommes distingués qu’elle renferme, mais ceux qui n’y subsistent que par de mauvais moyens ; non les ouvriers qui par leur conduite et leur habileté sont sûrs de trouver du travail, mais ceux qui par leur paresse, leurs vices ou leur faiblesse, ne sont employés que dans les cas de nécessité.

Ainsi, dans les circonstances où naturellement la capitale doit encore augmenter, il n’est pas utile aux provinces d’y mettre obstacle ; et si, par un changement dans la distribution des pouvoirs, elle doit diminuer, il est de l’intérêt des provinces que cette diminution ne soit pas trop rapide.

Concluons donc que les habitants des provinces et ceux de la capitale d’un même empire ont les mêmes intérêts ; que ces intérêts sont également la certitude de jouir des droits communs à tous, l’avantage d’être soumis à des lois douces et sages, appliquées avec une sévère impartialité ; enfin, la liberté de la propriété, de l’industrie, du commerce, qui seule assure aux hommes, et les choses nécessaires à leurs besoins, et la facilité d’acquérir par leur travail ou leur intelligence les moyens d’y satisfaire.

Concluons que la grandeur d’une capitale, lorsqu’elle n’a pour cause que la réunion des pouvoirs qui embrassent tout l’État, favorise la liberté, le progrès des lumières et des arts utiles, en augmentant l’activité des esprits par l’émulation qui naît du rapprochement des hommes habiles dans tous les genres.

Concluons enfin que ceux qui voudraient, par des lois inégales, favoriser les provinces aux dépens de la capitale, ou la capitale aux dépens des provinces, ne parviendraient qu’à faire leur mai commun. Appliquons maintenant à la France ces réflexions générales.

On a prétendu que la constitution libre que la France vient de conquérir, et qu’elle doit en partie au zèle des citoyens de Paris, serait l’époque du dépérissement de la capitale, qui ne pourrait conserver ni sa population ni sa splendeur. Les uns ont été trompés par cette diminution dans les dépenses, par cette suspension de toute confiance, suite nécessaire de l’état des finances et de l’incertitude où, dans ces grands changements, presque toutes les personnes riches ont été sur ceux qu’éprouverait leur fortune. Comme la crainte, l’humeur, ou l’amour du repos ont écarté de la capitale un assez grand nombre de familles opulentes, ils se sont exagéré ce nombre, et ont regardé cette retraite momentanée comme une absence éternelle. D’autres ont cherché à accréditer cette opinion dans l’espérance de refroidir par là le zèle des habitants de Paris.

Heureusement, s’ils ont réussi à leur inspirer des craintes, ils n’ont pu diminuer leur enthousiasme pour la constitution, et ces dignes citoyens ont montré qu’ils préféraient la liberté à la richesse, et qu’ils savaient supporter le malheur, mais non la servitude. L’idée qu’ils devraient perdre beaucoup a pu les affliger, mais n’a pu, ni les décourager, ni changer leurs opinions.

Cependant, il importe à la nation entière de connaître jusqu’à quel point cette opinion est fondée. Une partie quelconque d’un État ne peut éprouver un dépérissement subit sans que le reste n’en partage les pertes.

Paris, par exemple, ne pourrait déchoir sans que le pays qui l’entoure ne perdit une partie de sa population et de sa richesse, puisqu’il doit au voisinage seul de Paris, et sa prodigieuse activité, et les capitaux avec lesquels il a établi une culture florissante dans des terrains peu favorisés de la nature.

La diminution de Paris nuirait encore, si elle était trop rapide, à celles des provinces plus éloignées qui fournissent à sa consommation, et dont les denrées seraient obligées de chercher de nouveaux débouchés.

Pour connaître quel doit être à l’avenir le sort de Paris, et si cette ville est exposée à une diminution dont l’intérêt général oblige à prévenir les effets, il faut voir quels étaient ceux qui y consommaient leur revenu ou une partie de leur revenu, et examiner ensuite quels sont ceux qui resteront, et si une grande partie des habitants qui doivent quitter la capitale ne seront pas remplacés.

Les agents du pouvoir exécutif étaient partagés entre Paris et Versailles ; il en était de même de la cour : le roi ne résidait pas à Paris, et il n’y existait pas de corps législatif.

Il faut espérer sans doute que le nombre des agents du pouvoir exécutif sera très-diminué, et leurs revenus encore plus ; que la cour subira de grandes réformes ; mais le roi, la cour seront à Paris au moins une partie de l’année, les agents du pouvoir exécutif y résideront. Les propriétaires riches, même en perdant leurs places à la cour, ne quitteront pas la capitale ; le corps législatif y tiendra ses séances quatre mois de chaque année.

Quoique le roi fût établi à Versailles, les personnes de toutes les provinces qui avaient des affaires à suivre auprès du pouvoir exécutif s’établissaient dans la capitale. Le nombre de ces affaires diminuera sans doute ; mais d’un autre côté les sessions des législatures attireront beaucoup d’habitants des provinces, les uns par curiosité, d’autres pour s’instruire, se former à la discussion des grandes affaires, se faire connaître des membres les plus importants des législatures, dont le suffrage aura nécessairement un grand poids dans les élections ; ainsi, à cet égard, je vois encore une sorte de compensation.

Les tribunaux souverains de Paris avaient un ressort immense, une foule de plaideurs y portaient ou y envoyaient beaucoup d’argent, et ces tribunaux n’existeront plus.

La simplification dans l’ordre des finances causera de même une perte réelle par la diminution du nombre des employés résidant à Paris, et par celle de leurs appointements.

Enfin, il est vraisemblable qu’une grande partie des ecclésiastiques qui y vivaient, se retireront en province ; et nous ne compterons point, comme faisant une compensation exacte, ceux que le goût d’une liberté plus grande y amènera], parce que sans doute des lois plus justes et plus douces leur assureront partout celle qui est nécessaire à leur bonheur. Cependant la sévérité de l’opinion, qui change plus lentement que les lois, en déterminera quelques-uns à y chercher un asile ; réunie avec la force de l’habitude, elle en retiendra d’autres, et l’effet de cette réforme, d’ailleurs si utile, ne se fera sentir que graduellement.

Mais ces pertes ne seront-elles point compensées par d’autres avantages ? Paris n’aura-t-il pas celui d’unir à la liberté civile, à la liberté la plus grande de la vie privée, les avantages d’une police plus sûre encore que l’ancienne, sans en avoir la tyrannie arbitraire ? Aux agréments de ses théâtres, de ses arts, de sa société, Paris ne joindra-t-il pas le spectacle imposant d’une législature où tous les grands intérêts seront traités publiquement, avec liberté, dans une langue entendue de presque tous les hommes instruits de l’Europe ? Paris attirera donc, et plus de citoyens français parmi ceux qui ne cher client qu’à jouir, et un plus grand nombre d’étrangers.

On peut aussi compter pour beaucoup dans les premiers moments ceux des habitants des provinces dont le rétablissement de l’égalité naturelle blesse la vanité. Ils ne pourront souffrir d’avoir pour égaux ces simples citoyens dont ils auraient voulu rester les maîtres, et ils ne doivent pas espérer d’obtenir des places parce qu’ils ont trop dédaigné le peuple, dont le suffrage va seul les donner. Peut-être même ne dédaigneront-ils pas les places passagères, où l’on n’a plus que l’autorité de la loi, où l’on est comptable à ceux même dont on devient le supérieur ou le juge. Un sentiment naturel les portera vers la capitale, parce que les hommes pouvant y être étrangers à tout, hors à leur société, ont bien moins besoin de distinctions et de places.

La réforme de l’éducation, ou plutôt l’établissement d’une éducation vraiment nationale, sera pour Paris un nouvel avantage.

Sans doute la nation doit offrir à tous les citoyens l’instruction nécessaire pour travailler à leur propre bonheur, et remplir les devoirs communs de la société ; mais les grands maîtres, les instructions plus approfondies, plus étendues, qui ne peuvent convenir qu’à un petit nombre, auront naturellement leur place dans la capitale ; et il est important d’y réunir surtout les établissements où l’on développera dans toute leur étendue les diverses parties des sciences politiques.

Dans l’enseignement public d’une nation libre, la morale est toujours pure. Un professeur qui voudrait enseigner une politique insidieuse ou lâche, qui ferait l’apologie d’un usage injuste ou barbare, serait bientôt avili. L’enseignement est toujours plus sévèrement conforme à la justice que la politique des hommes d’État, même celle qu’ils annoncent dans les assemblées publiques, parce que le crédit, la réputation d’habileté, la facilité de s’excuser sur les circonstances, diminuent l’espèce de honte que des principes relâchés peuvent mériter.

Au contraire, celui qui enseigne n’a, comme l’écrivain, d’existence sociale, n’est honoré que par ses opinions.

En général, la jeunesse s’attache plus fortement aux maximes dont la pureté s’accorde avec la droiture naturelle du cœur humain. Rarement on voit un jeune homme oublier pour un intérêt de parti ou d’argent les opinions qu’il professe, faire retentir aujourd’hui le nom de liberté et demain consacrer l’esclavage, opposer les droits sacrés de l’humanité à de petits abus qui le blessent, et trahir ces mêmes droits en approuvant des crimes qui lui sont utiles. Cet excès de perversité est rare, et on n’en peut citer qu’un petit nombre d’exemples.

Ainsi l’enseignement public des sciences politiques dans la capitale, non pour les enfants (celui-là doit être commun à toute la nation), mais pour les jeunes gens déjà formés, pour ceux que bientôt le suffrage public peut appeler aux places importantes, serait un préservatif utile contre la corruption de principes qui pourrait se glisser dans les législatures. Cette censure, indirecte et grave, exercée par les maîtres, répétée par les disciples, contiendrait ceux qui, à l’aide de sophismes brillants, voudrait établir des maximes dangereuses.

Le commerce des livres, débarrassé de la censure, va devenir pour Paris une ressource presque universelle. On sait que les ouvrages qui ont eu le plus de lecteurs en France et chez les étrangers, n’ont jamais été imprimés à Paris, où Font été seulement lorsque, se trouvant déjà dans toutes les bibliothèques, on a eu l’esprit de sentir qu’il était inutile de les défendre. On sait que nos inquisiteurs[2] n’ayant toléré qu’un petit nombre d’imprimeries, il en était résulté une augmentation de prix qui ne permettait de soutenir la concurrence ni avec les étrangers, ni avec les provinces. Le peuple ne lisait pas les journaux, dont la main timorée d’un censeur effaçait tout ce qui aurait pu l’intéresser, tout ce qu’il pouvait entendre ; on avait porté la précaution jusqu’à en réduire le nombre dans les limites les plus étroites, tandis que des impôts secrets en augmentaient le prix. Il était défendu d’y annoncer les ouvrages où la vérité osait se montrer même à demi.

Pourquoi le peuple aurait-il lu, puisque les livres à sa portée ne lui offraient qu’une nourriture empoisonnée par l’hypocrisie ou par le despotisme ?

Comptons encore l’avantage d’être le centre des sciences et des lettres. Je sais que je contredis ici l’opinion commune.

On croit que la constitution nouvelle sera moins favorable aux progrès des sciences, à la culture des lettres. On imagine que tous les hommes étant rétablis dans leurs droits, tous étant appelés aux diverses fonctions publiques, on ne connaîtra bientôt plus d’autre étude que la politique, d’autre gloire que de se faire un nom dans les assemblées de la nation ; et que les citoyens, quels qu’ils soient, pouvant prétendre à tout, se précipiteront dans la carrière de l’ambition. La raison et l’expérience démentent ces craintes.

Les sciences ont-elles été moins cultivées dans Athènes que dans Alexandrie ? L’Angleterre était-elle esclave, lorsque Newton et Boyle y ont fondé une école si féconde en hommes illustres ? Le temps de la gloire de la Hollande dans les sciences n’a-t-il pas été celui de sa liberté ? Dans quelle monarchie a-t-on vu une ville produire une succession d’hommes de génie, comme la patrie des Bernoulli et des Euler ?

Mais, dit-on, les sciences et les lettres ne fleurissent pas en Angleterre, et la politique a tout absorbé. Il est vrai qu’elles semblent avoir fui vers l’Écosse. Mais que conclure de cet exemple ? Sans doute, si la corruption offre à ceux qui se distinguent par le talent ou par l’intrigue, des places, des honneurs et des richesses, une pente naturelle entraînera tous les hommes vers cette utile et brillante carrière ; et même l’homme vertueux pourra regarder comme un devoir de s’y engager, puisque la liberté, toujours en péril, aura sans cesse besoin de tous ses défenseurs.

Mais est-il donc nécessaire qu’une constitution libre soit fondée sur la corruption ? Dans celle que la France a choisie existera-t-il beaucoup de places qui puissent flatter la cupidité ou l’orgueil ?

Déjà cette constitution a rejeté du corps législatif ces places héréditaires, fléau de la liberté. L’idée d’un sénat composé de membres à vie a révolté la raison et l’indépendance de nos députés.

Les législateurs seront réélus tous les deux ans. L’administration est confiée à des assemblées dont les membres doivent être souvent renouvelés. L’ordre judiciaire n’offre que des places à temps, peu lucratives, et sans autorité personnelle. Que les finances soient régies avec économie, avec simplicité, qu’elles soient rigoureusement soustraites à l’influence du pouvoir exécutif. Dès lors la corruption ne devient plus un des agents nécessaires de la constitution ; et le génie de la nation, qui avait conservé son activité sous les chaînes du despotisme, ne sera pas honteusement étouffé sous l’indigne poids de l’or.

L’étude des sciences politiques, si on leur donne pour base les principes du droit et les maximes de la raison, s’allie avec celle des autres sciences, avec le goût de la philosophie, avec l’amour des lettres. Croit-on qu’en France, à l’exemple de l’Angleterre, tout homme qui ne respectera pas avec une religieuse frayeur le mystère de la constitution, qui osera opposer le raisonnement à la routine, les intérêts de la justice à de prétendus intérêts du commerce, sera regardé comme un rêveur qu’il faut reléguer dans les universités ?

Pourquoi une nation libre n’encouragerait-elle pas autant que les princes, tout ce qui contribue aux progrès des lumières ? Ignorera-t-elle que ce sont les philosophes, les savants, les grands écrivains qui lui formeront ces instituteurs, destinés eux-mêmes à former des citoyens utiles ? Ne saura-t-elle pas que si on voulait borner l’esprit humain à ce qui est rigoureusement d’une utilité immédiate, il retomberait bientôt dans l’ignorance et dans la servitude ; que tout art, toute science qui ne fait pas de nouveaux progrès se corrompt et s’altère ? Car tel est le sort de l’espèce humaine, comme celui des individus qui la composent : il n’est pas dans sa nature de pouvoir fixer un terme où elle reste toujours la même ; il faut qu’elle se perfectionne ou qu’elle se dégrade, qu’elle apprenne ou qu’elle oublie.

La nation française peut-elle ignorer ce qu’elle doit au progrès des lumières ? L’exemple des nations peu éclairées, qui conservent leurs fers, ou qui ne les brisent que pour en changer, ne l’instruit-elle pas de ce qu’elle aurait à craindre de l’ignorance ? Les sciences continueront leur marche paisible ; la poésie, l’éloquence, prendront un caractère plus fier et plus libre. Les hommes dont les talents, dirigés vers le bien général, vers le progrès des lumières, qui en est inséparable, mériteront des encouragements et des récompenses, les recevront de la sage économie d’une nation éclairée ; et il est difficile qu’ils y perdent : car ce n’est pas en leur faveur que les princes ont jamais porté la munificence jusqu’à la prodigalité.

Les sciences, les lettres gagneront donc à la révolution ; cette nécessité d’avoir un état pour obtenir de la considération, de s’enrôler parmi les oppresseurs pour ne pas rester parmi les opprimés, de s’élever aux yeux des préjugés pour ne pas être avili par eux, cette nécessité n’existera plus. Quand tous les hommes sont égaux aux yeux de la loi, la supériorité des lumières et celle des talents, ne doit-elle pas devenir naturellement l’objet d’une émulation générale ? Quand toutes les places, à l’exception d’un très-petit nombre, ne sont conférées que pour un temps limité, la vanité même ne doit-elle pas entraîner vers les travaux qui peuvent seuls conduire à des distinctions indépendantes et durables ?

Enfin, sous l’ancien régime, où l’argent, prodigué aux dépenses superflues ordonnées par l’ignorance plus encore que par la corruption, ne manquait que pour les dépenses utiles, où le défaut de confiance empêchait toute entreprise fondée sur ses avantages réels, et non sur une protection ministérielle, Paris n’avait pas les communications par eau nécessaires à la sûreté des subsistances, à la prospérité d’une ville si peuplée. Car les causes qui tendent à augmenter le nombre des habitants d’une capitale étant étrangères à sa position, la population ne s’y proportionne pas à ses ressources naturelles, comme dans les autres villes, et il est nécessaire de rétablir cette proportion. C’est aujourd’hui ce que Paris doit attendre de l’équité, osons le dire, de la reconnaissance de l’assemblée nationale ; c’est la juste récompense de son zèle ardent pour la liberté et de son inébranlable soumission.

Dans les raisons qui doivent rassurer les citoyens de Paris, nous n’en avons point compté une qui doit être de la plus grande force ; c’est l’augmentation de prospérité qui naîtra de la nouvelle constitution. Ce progrès, suite nécessaire de la liberté, de l’égalité, deviendra surtout sensible lorsque, par l’effet des principes de la constitution, le commerce et l’industrie auront aussi recouvré une liberté entière.

Or, cette prospérité de toute la nation s’étendra sur la capitale ; on ne sait pas assez combien la tyrannie féodale, fiscale, judiciaire et de police, ôtait aux citoyens de ressources, par les obstacles que mettait à leur activité une crainte vague qui l’arrêtait, qui la décourageait sans cesse. Le mal direct qui résultait de ces diverses tyrannies n’était, sous ce point de vue, qu’une faible partie de celui qu’elles faisaient par cette foule de petites entraves qui gênaient tous les mouvements, tous les projets, toutes les pensées.

Un homme qui voulait faire de ses bras, de son industrie, de son talent, de ses capitaux, de sa terre.

un autre usage que celui qu’il en avait fait la veille, n’était jamais sûr de ne jamais violer une vingtaine de lois, de n’être point poursuivi par huit ou dix autorités différentes. Et de combien de pertes véritables ne peut point dédommager la destruction de ces chaînes, surtout chez un peuple dont l’esprit et l’activité naturelle avaient pu résister à tant de moyens de le décourager et de l’abrutir ? Ses citoyens de toutes les professions, de toutes les fortunes, sont appelés également à l’acquisition d’une masse immense de propriétés, et, par cette heureuse circonstance, cette distribution moins inégale des propriétés, si nécessaire au bonheur national, sera l’ouvrage de quelques années, au lieu d’exiger quelques générations. Enfin, si on examine notre culture, nos arts, notre commerce, on ne peut s’empêcher de voir qu’ils sont bien éloignés du point de perfection auquel la nature leur permet d’atteindre, et que leur promet notre industrie. Dans cette heureuse position, achetée aux dépens de ceux qui nous ont précédés, les vices de l’ancienne administration nous ont réservé des sources abondantes de richesses que la liberté vient d’ouvrir, et dont nos lumières et notre industrie, que le despotisme enchaînait, mais qu’il n’avait pu étouffer, nous rendent dignes de profiter. Qu’on daigne peser toutes ces considérations, et l’on verra que les pertes locales doivent être compensées, et qu’elles disparaîtront, pour ne plus laisser sentir que les heureux effets de la prospérité générale.


  1. No 6 et 7. Journal de la Société de 1789.
  2. Un d’eux disait qu’il ne faudrait en France d’autre imprimerie que l’Imprimerie royale. Un autre, que l’on devait se borner aux autours du siècle de Louis XIV, puisqu’on ne ferait pas mieux.