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Sur le sol d’Alsace/11

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Bibliothèque Charpentier (p. 275-296).

III

Le lendemain de ce jour de Noël, Mme Hürting reçut une lettre qui l’agita beaucoup. Pour la première fois, le calme dont elle se départait rarement, l’abandonna. Ses mains tremblèrent en repliant la feuille mince dont elle venait de lire le contenu avec des yeux agrandis nar l’étonnement.

Elle resta un moment immobile, les bras pendants, le regard au loin. Puis, une résolution subite sembla la préoccuper ; elle murmura :

— Il le faut !…

Elle appela Élise et lui dit :

— Cherchez-moi tout de suite une voiture, je vais à Greifenstein…

— Madame va… à…

Et la bonne interloquée ne put achever sa phrase.

Mme Hürting reprit doucement :

— Dépêchez-vous, ma bonne Élise…

Mais la servante insista :

— Il fait très mauvais… Sûrement, madame ne sait pas le froid qu’il fait !…

Et la bonne consulta le thermomètre qui marquait douze degrés au-dessous de zéro.

Elle entendait sa maîtresse dire à mi-voix :

— Le brave enfant !

Mme Hürting répéta :

— Je suis très pressée, Élise… Allez vite… je me couvrirai bien et vous me mettrez une chaufferette dans la voiture…

— Puisque madame le veut…

À ce moment, la sonnette de l’entrée résonna. Élise s’en fut ouvrir et le vieil Alsacien Frantz se montra :

— Bonjour, madame Hürting…

— Bonjour, père Frantz !

— Il y a du nouveau…

— Quoi donc ?

— On parle de guerre…

— De guerre ?

Et les yeux de Mme Hürting se fixèrent stupéfaits sur ceux du bonhomme. Lui, les sourcils broussailleux, sous ses cheveux gris, les moustaches et la barbiche blanches, les rides criblant sa figure, riait :

— Oui… oui… les Allemands vont voir s’il suffit de parler leur langue pour être de cœur avec eux… mais je vous dérange, madame Hürting, vous vouliez sortir !… un vilain temps pour se promener…

— Vous ne me dérangez jamais, père Frantz… mais ce matin, je dois me rendre à Greifenstein…

— Vous !… chez des Allemands !… Louise Denner est donc malade ?

Il disait toujours Louise Denner…

— Non, père Frantz, mais son fils Fritz…

— Un bon petit, celui-là !…

— …est parti…

— Et vous allez consoler la maman…

— Laissez-moi achever, Frantz, c’est plus compliqué… L’enfant s’est sauvé… il est chez mon neveu… parce qu’il veut être français !

— Hein ?…

Le père Frantz ne riait plus. De grosses larmes brillaient au fond de ses yeux. Il voulut les essuyer, mais son geste fut plus lent que leur chute et elles s’écrasèrent sur ses mains…

— Oh ! madame Hürting !… le brave enfant, dit-il enfin. Je savais bien qu’il se passerait quelque chose dans cette maison !… Bon sang ne peut mentir… J’ai trop connu M. Denner, et son père… c’étaient de vrais Alsaciens, français dans l’âme… ils veillaient, les vieux… là-haut ! le petit chasse de race… Que dit M. Ilstein ?

— Je ne sais rien, père Frantz… Louise ne sait pas où est son fils… je viens de recevoir la lettre de M. Daroy… il me prie d’aller tranquilliser la mère…

— Le brave enfant ! répéta Frantz… il s’est sauvé quand ?

— La nuit de Noël.

— Sans rien dire ?

— Il a gardé son secret comme un homme…

— Maintenant je suis étonné de ne pas l’avoir deviné, reprit Frantz songeur ; je me souviens qu’il parlait beaucoup de la France, cet enfant… Ah ! madame Hürting, les jeunes Alsaciennes devraient réfléchir avant de se marier avec les Allemands… mais je vous retarde…

— Non… la voiture n’est pas encore là…

— C’est égal… la mère doit se douter un peu de l’aventure… Je suis content !… encore un !…

Et il se frottait les mains.

Élise vint dire que le cocher attendait.

Mme Hürting s’enveloppa de châles nombreux et prit place dans le coupé. Le père Frantz lui murmura, quand elle fut installée :

— Vous direz à Louise Denner que les Alsaciens sont de cœur avec elle…

Après un cordial au revoir, il resta pensif un moment en soupirant :

— Tôt ou tard, en tout, la revanche sonne…

Mme Hürting, pendant le trajet, réfléchissait… Malgré l’intérêt que Fritz avait pris à ses récits, elle ne prévoyait pas une solution aussi rapide. Vaguement, elle s’attribuait quelque responsabilité… c’est pourquoi elle montait à Greifenstein pour ne pas se dérober à son devoir. Elle s’étonnait seulement que Louise ne soit pas accourue vers elle, et se demandait comment elle la trouverait.

Pourrait-elle aussi la voir seule ?

Son impatience augmentait à mesure que la route diminuait ; ses yeux se fermaient dans la concentration de sa pensée.

Elle fut soudain devant le château. Depuis son départ de Saverne, du temps de M. et Mme Denner, elle ne l’avait pas revu, et elle éprouva quelque surprise devant la transformation opérée dans la vieille demeure. Elle trouva que M. Ilstein faisait bien les choses.

Elle descendit de voiture et s’approcha du perron. Elle gravissait la première marche, la tête baissée vers la place où son pied se posait, quand, brusquement, elle la releva, distraite par le bruit d’une porte qui s’ouvrait.

En haut des marches, M. Ilstein, prêt à sortir, la regardait monter…

Elle s’arrêta. Leurs yeux se croisèrent, étincelants. Il se reprit et descendit vivement au-devant d’elle. La vieille Alsacienne et l’Allemand se trouvèrent face à face… Leurs mains ne se touchèrent pas…

Il dit :

— Madame… quelle que soit la circonstance qui vous amène, je suis heureux de vous voir franchir mon seuil…

Elle répondit :

— Monsieur… il faut que le motif soit impérieux, car mon âge ne me permet plus guère d’être hors de chez moi…

Il accepta le prétexte et s’effaça pour la laisser passer.

Quand elle fut assise dans le salon, il reprit :

— Vous permettrez au père de vous faire une question ?… Je devine que votre présence ici est due à Fritz… il a fait un coup de tête… et désire son pardon ?…

— Il ne le demande pas… répondit Mme Hürting avec calme.

— Ah !… et il est en France ?…

— Chez mon neveu…

Il y eut un silence. Le visage de M. Ilstein s’éclairait, car son inquiétude paternelle se dissipait ; il continua d’un ton plus dégagé :

— Comment jugez-vous cette fugue, madame ?

— La conséquence de forces accumulées par le passé, monsieur.

— Ce sont de grands mots pour l’étourderie d’un adolescent, dit Herbert légèrement.

— Votre épithète est petite pour des sentiments qui se sont révélés à plusieurs reprises, pour se couronner par un acte d’homme.

— Ne croyez pas, madame, que mon fils puisse être libéré par son geste… Ma volonté sera plus puissante que la sienne… Il a seize ans… il ne peut donc passer pour déserteur… il sera comme son frère… soldat allemand…

— Pourquoi voulez-vous l’y forcer ?… si cet enfant, pitoyable aux choses d’Alsace, veut rentrer dans le rang des Alsaciens… d’où sa mère est sortie…

— Il n’y a plus d’Alsaciens, madame, les Allemands seuls existent…

— Vous m’oubliez, monsieur…

— Les Allemands seuls existent, répéta Herbert avec force, parce qu’ils sont les maîtres… Le vainqueur ne s’occupe pas des faiblesses d’un peuple, pas plus qu’un père ne doit s’arrêter aux errements qui agitent l’âme d’un fils… il commande, il doit être obéi…

— J’estime qu’une victoire n’est complète que si l’on possède l’âme des vaincus… et vous n’avez pas su la conquérir…

— Nous avons l’enveloppe… nous la maintiendrons solidement par nos lois, et, s’il le faut, par des sanctions… Mais, madame, continua-t-il moins durement, nous nous éloignons du sujet de votre venue… Que veut Fritz ?

— Être Français…

— Bien madame… ce soir même, je vais intimer à mon fils, l’ordre de rentrer chez moi.

Puis, avec courtoisie, sans attendre de réponse, il ajouta :

— Vous désirez sans doute voir Louise ?

Sur la réponse affirmative de Mme Hürting, il pressa un timbre. Au valet de chambre accouru, il commanda :

— Prévenez madame, que Mme Hürting l’attend au salon…

Louise, depuis la veille, s’appliquait à chasser les horribles pensées qui la hantaient. Toute vie matérielle était suspendue en elle. Elle restait assise devant sa cheminée, les yeux vagues ; ne sachant à quoi se résoudre, elle ne prenait aucun parti.

Quand elle entendit que sa vieille amie se trouvait à Greifenstein, une épouvante sans nom la flagella. Elle crut immédiatement qu’un malheur, concernant Fritz, fondait sur la maison. Elle se précipita dans le salon ; elle vit à peine son mari ; un sentiment unique la dominait :

— Fritz ?… cria-t-elle.

— Il va bien… répondit Mme Hürting.

Alors seulement Louise reprit contact avec la réalité. Comme étourdie, elle regarda tour à tour la vieille dame et son mari. Celui-ci s’inclinait devant la visiteuse. Il sortit.

— Qu’y a-t-il ? demanda Louise.

— Ma pauvre enfant ! Fritz est chez mon neveu à Nancy, avec la résolution de ne plus revenir en Allemagne… et ton mari veut exiger de lui qu’il rentre dès demain…

— Comment tout cela va-t-il finir ? gémit Louise.

— La situation est d’autant plus sérieuse qu’on parle de guerre…

— Oh !…

Les yeux dilatés par la terreur, les mains à ses tempes, Louise paraissait hallucinée. Elle s’écria :

— Non ! pas cela !… pas cela !…

— Il faudrait donc que tu écrives à Fritz de se rendre aux ordres de son père… Plein d’ardeur, il pourrait se battre… et alors…

Mme Hürting n’acheva pas, mais Louise, la voix étranglée, les lèvres sèches, continua :

— Les deux frères, l’un contre l’autre… mes fils !…

Puis elle resta comme privée de vie. Tous les mots de sa vieille amie sonnaient confusément à ses oreilles. L’ombre de la Fatalité semblait assombrir la pièce.

Louise dit enfin :

— Je vais écrire… il faut qu’il revienne… c’est le plus faible… il doit se rendre…

— Mon chagrin est terrible, de te voir aux prises entre tes deux devoirs… murmura Mme Hürting.

— Le mien est plus affreux encore de penser que j’ai préparé ma vie ainsi… Tout ce qui m’arrive, j’aurais pu le prévoir… les deux races ennemies ne pouvaient s’accorder !… encore, si j’étais seule à pâtir… mais tout le monde souffre autour de moi… Fritz plus que tous…

Après un moment, elle ajouta :

— Vous êtes bonne d’être venue… c’est un effort immense qui a dû vous coûter… je vous remercie… oh ! profondément…

— Les événements triomphent de nos volontés, et malheureusement cette phrase résume la condition des Alsaciens, dit Mme Hürting qui se leva pour prendre congé.

Louise, alors, écrivit à Fritz. Dans une lettre pleine de tendresse, elle essaya de le convaincre de l’inutilité de sa détermination et lui fit ressortir, en termes véhéments, toute l’impossibilité actuelle de son projet.

Par quelques mots touchants, elle remercia M. et Mme Daroy de l’hospitalité qu’ils donnaient à son fils. Elle rappela les heures passées ensemble à Saverne avec son ancienne compagne.

M. Ilstein, par le même courrier, sommait Fritz de revenir immédiatement. Sans attendrissement comme sans reproche, il lui en intimait l’ordre tout simplement. En termes aimables, il s’excusait près de M. Daroy du dérangement que lui causait une présence qu’il n’avait pas sollicitée.

Puis, le père et la mère attendirent, l’un sûr de sa victoire, l’autre tremblante d’incertitude. Louise désirait de toutes ses forces que Fritz ne résistât pas, car elle savait que son mari recourrait à des moyens violents pour le faire réintégrer Greifenstein ou quelque autre lieu sûr.

Sa raison chancelait dans ces alternatives continuelles… Où étaient les beaux jours de paix vécus dans ce château paisible ?… qu’elle entrevoyait aussi dans l’avenir sous la protection d’un mari ?… Il ne subsistait rien… Dans les détails comme dans les faits importants, son âme sans cesse, était ballottée, personnifiant l’image même de l’Alsace, toujours tiraillée entre deux ennemis…

Le surlendemain de la visite de Mme Hürting, on attendait Fritz, mais le matin de ce jour aucune lettre de lui n’arriva.

Louise, fiévreuse, escomptait sa venue d’heure en heure, de minute en minute. Wilhelm, dans un élan d’affection, lui tenait compagnie ; habituellement il passait chaque après-midi de son congé à Saverne chez les Bergmann, où le charme d’Elsa l’attirait de plus en plus.

Il ne parlait plus de l’acte de Fritz qu’il avait qualifié de folie entre haut et bas.

Il essayait de distraire l’esprit de sa mère, mais vingt fois depuis le lever, elle lui avait demandé :

— Il reviendra, n’est-ce pas ?…

— Certainement… il ne peut y manquer… répondait-il avec assurance.

Puis, vite, il parlait d’Elsa :

Elle portait une fourrure nouvelle, du chinchilla qui lui allait à ravir… elle était vraiment délicieuse… et des attentions… une délicatesse… Mais Louise n’entendait rien. Tout ce qui ne touchait pas Fritz la laissait indifférente.

Elle se levait de son siège où elle s’affaissait et allait écouter à la porte qu’elle entr’ouvrait… elle revenait s’asseoir, découragée…

La neige ne cessait de tomber… tout s’enterrait ; l’immensité blanche, muette, endormait toutes les manifestations de l’existence…

Malgré les calorifères, le feu flambait dans la haute cheminée. Louise, assise devant, prit le tisonnier et tapa sur une bûche. Les étincelles jaillirent en gerbe rouge et retombèrent toutes noires.

Nerveuse, elle dit soudain à Wilhelm :

— C’est beau ce que ton frère a fait !…

— Beau ?…

Et Wilhelm, interloqué, l’observa.

— Mais oui, continua-t-elle, la tête perdue, c’est ma revanche à moi, comprends-tu… je suis Alsacienne… mes parents l’étaient… n’est-ce pas juste qu’un de mes fils le soit…

— Oh ! maman… tu es Allemande par ton mariage… la femme n’a pas d’autre nationalité que celle de son mari…

— Pour tous les autres peuples cela peut être exact, mais chez les Alsaciens… non… on reste Alsacien !…

Elle le bravait du regard, et, le tisonnier rougi par la flamme prolongeait son bras…

Elle se reconnaissait tout à coup l’héroïsme naturel inhérent à sa patrie ; celui qui crée les âmes vibrantes, nombreuses dans ce pays glorieux, celui qui se forme par la nécessité de lutter et par la présence continue du danger. Des siècles d’ancêtres le lui avaient légué, parcelle par parcelle.

Wilhelm, bouleversé, se taisait.

Louise reprit avec âpreté :

— Tu ne t’imagines pas ma joie, quand j’ai su que Fritz était en France… Il voyait au moins ce que je n’ai jamais pu voir… ce que ton père ne m’a jamais permis de voir… Tu me croyais heureuse, Allemande, au milieu de mon cercle allemand ? ah ! ah !… tu as cru que ton père étoufferait la vieille âme qui sommeille en moi… non… elle s’est réveillée… plus forte que jamais… puisqu’elle s’est insufflée dans le cœur de mon fils… à mon insu…

Elle s’était levée ; ses yeux pleins de fièvre semblaient brûler dans sa figure blafarde ; les pupilles s’élargissaient dans les prunelles.

Wilhelm s’effraya :

— Le chagrin t’égare, maman… Ne crains rien… Fritz reviendra ce soir…

Louise cria, violente :

— Je ne veux pas qu’il revienne !… il est dans sa patrie !… où je devrais être… moi aussi…

À ce moment, un domestique entra. Sur un plateau d’argent, une lettre se détachait blanche, mystérieuse…

Louise s’en saisit. À peine si elle put la décacheter… Par saccades ses doigts déchirèrent l’enveloppe dont des morceaux déchiquetés tombèrent. Elle lut…

Anxieux, Wilhelm suivait les mouvements de sa physionomie…

Elle poussa un grand cri et dit d’une voix plaintive où roulaient des sanglots :

— Oh !… mon Wilhelm… il ne revient pas… il ne revient pas…

Elle ne s’évanouit pas, mais tomba sur ses genoux, devant son fauteuil. Et là, le visage enfoui dans ses bras, elle exhala sa douleur…

Wilhelm ramassa la lettre, qui, poussée par le feu, voletait sur le tapis :

« Ma chère maman, disait Fritz, je ne puis revenir en Allemagne. J’ai reçu ta lettre avec joie, mais malgré toute la peine que je sais te faire, je ne puis obéir à mon père… Je ne veux pas être allemand. Depuis ma petite enfance, j’ai lutté avec ce sentiment… je voulais être français…, tout m’y invitait : le beau passé de Greifenstein, l’annexion de l’Alsace-Lorraine… Il ne faut pas que les fils d’Alsaciens se montrent inférieurs à leurs pères… il faut que notre âme libre s’affirme tous les jours pour que l’ennemi nous sache bien indomptables… Le passé nous a rendus belliqueux, nous devons nous souvenir, pour être forts quand viendra le moment de combattre… Tu dois comprendre tout cela, toi, maman, qui es restée Alsacienne malgré tout. Je sais que tu sens comme moi, sans cela je ne serais pas ton fils… »

Venaient ensuite quelques détails sur la famille Daroy. Il l’informait aussi qu’il répondait à son père et s’excusait très tendrement de ne l’avoir pas prévenue de son projet.

Wilhelm, machinalement, replia la lettre et la remit dans son enveloppe. Puis, il s’approcha de sa mère et l’aidant à se relever dit :

— Maman, il faut que Fritz revienne… Son rêve a duré trop longtemps. Nous sommes aux prises avec la réalité. Chacun pense à la guerre et nous ne pouvons pas, mon frère et moi, nous battre l’un contre l’autre.

— Comment faire ?… gémit Louise en se tordant les mains.

— Nous discuterons la chose sérieusement tout à l’heure avec mon père. Je vais aller le chercher à l’usine… il faut prendre une décision sans tarder.

Il parlait en homme. Ses yeux révélaient l’autorité qui aiguisait ceux de M. Ilstein. Il arpentait le salon, le front soucieux, l’âme au bord des lèvres, mais il retenait les paroles qui auraient pu froisser sa mère, parce qu’il la voyait souffrir.

Le jour s’enfuyait. Une demi-obscurité remplissait la pièce. Wilhelm tourna le bouton électrique et la lumière bondit dans tous les coins.

Louise étendit la main en écran devant ses yeux, en murmurant :

— Wilhelm… pas de lumière… je t’en prie… elle me fait mal…

Il éteignit.

Le feu flambait joyeusement. Les flammes rouges jouaient avec leurs ombres qu’elles semblaient poursuivre et dévorer.

Dehors, le vent se colérait, et comme il n’était plus retenu par la riche feuillaison des arbres, il venait frapper la maison avec sa force entière.

Wilhelm alla près de la fenêtre… La neige de nouveau cinglait les vitres ; les flocons s’accrochaient aux carreaux, puis, enlevés par le vent, s’écrasaient sur l’appui. Les girouettes perchées sur les tours grinçaient.

Louise se lamentait ; entre deux plaintes, elle dit à Wilhelm :

— Il ne faut pas m’en vouloir de ce que tu as entendu tout à l’heure… Pardonne-moi… je suis si… si… bouleversée… ne crois pas que je t’aime moins que Fritz…

— Tais-toi, ma petite maman… j’ai tout oublié, ne pensons qu’à mon frère… Je vais te laisser pour aller au-devant de papa…

Il la quitta tout ému. Louise resta seule. Enfoncée dans son fauteuil, la tête heurtée par le bruit monotone des pleurs… sa pensée flottait comme une épave dans une mer en fureur.

Elle se retenait de tous ses efforts au bord de la folie qui grimaçait devant son cerveau. Comment pouvait-elle supporter cette horrible chose de ne plus voir Fritz !

Elle se disait, maintenant, qu’il aurait dû rester en Alsace pour faire souche d’Alsaciens, afin que chaque pouce du sol soit foulé par ce fidèle peuple… mais elle faisait un retour sur elle-même… n’avait-elle pas bâti son mariage sur ce rêve ?…

Le feu mourait dans la cheminée. Le bois n’était plus qu’un tison ardent qui blanchissait par places. De temps à autre un craquement troublait la combustion et un écroulement se produisait. Les cendres glissaient, laissant à nu des braises qui devenaient noires.

L’esprit de Louise, fatigué de tournoyer dans le même chaos, s’en allait doucement vers cette image : ce feu, c’était son cœur, riche d’espoir au début. Il se consumait, il étouffait sous la cendre des luttes, et maintenant, il ne formait plus qu’une petite ruine noire qui gémissait faiblement dans une dernière révolte.

La voix d’Herbert et celle de Wilhelm retentirent à la porte du salon… Elles résonnèrent si durement dans la torpeur où Louise s’abandonnait qu’elles lui parurent effrayantes… Elle se dressa, pleine de peur, le front en avant…

Ils entrèrent, hauts, droits, inondés par la lumière provenant de la pièce précédente…

Et Louise frissonna parce qu’ils lui apparaissaient comme des juges.

Des juges…