Sur le vaisseau Le Vengeur
ODE XXIII.
SUR LE VAISSEAU LE VENGEUR.
Au Sommet glacé du Rhodope,
Qu’il soumit tant de fois à ses Accords touchans,
Par de timides Sons le Fils de Calliope
Ne préludait point à ses Chants.
Plein d’une Audace Pindarique,
Il faut que des hauteurs du sublime Hélicon,
Le premier Trait que lance un Poète lyrique
Soit une Flèche d’Apollon.
L’Etna, Géant incendiaire,
Qui, d’un front embrasé, fend la Voûte des Airs,
Dédaigne ces Volcans dont la froide Colère
S’épuise en stériles Éclairs.
À peine sa Fureur commence,
C’est un vaste Incendie et des Fleuves brûlans.
Qu’il est beau de Courroux, lorsque sa Bouche immense
Vomit leurs Flots étincelans !
Tel éclate un libre Génie,
Quand il lance aux Tyrans les foudres de sa Voix ;
Telle à Flots indomptés sa brûlante Harmonie
Entraîne les Sceptres des Rois,
Toi, que je chante et que j’adore,
Dirige, ô Liberté ! mon Vaisseau dans son Cours.
Moins de Vents orageux tourmentent le Bosphore
Que la Mer terrible où je cours.
Argo, la Nef à voix humaine,
Qui mérita l’Olympe et luit au front des Cieux,
Quel que fût le succès de sa Course lointaine,
Prit un Vol moins audacieux,
Vainqueur d’Éole et des Pléiades,
Je sens d’un souffle heureux mon Navire emporté ;
Il échappe aux Écueils des trompeuses Cyclades,
Et vogue à l’Immortalité.
Mais des Flots fût-il la Victime,
Ainsi que le vengeur il est beau de périr ;
Il est beau, quand le Sort vous plonge dans l’Abîme,
De paraître le conquérir.
Trahi par le Sort infidèle,
Comme un Lion pressé de nombreux Léopards,
Seul au milieu de tous, sa fureur étincelle ;
Il les combat de toutes parts.
L’airain lui déclare la Guerre ;
Le Fer, l’Onde, la Flâme entourent ses Héros.
Sans doute ils triomphaient ! mais leur dernier Tonnerre
Vient de s’éteindre sous les Flots.
Captifs !… la Vie est un outrage :
Ils préfèrent le Gouffre à ce bienfait honteux.
L’Anglais, en frémissant, admire leur Courage ;
Albion pâlit devant eux.
Plus fiers d’une Mort infaillible,
Sans peur, sans désespoir, calmes dans leurs combats
De ces Républicains l’Âme n’est plus sensible
Qu’à l’ivresse d’un beau Trépas.
Près de se voir réduits en poudre,
Ils défendent leurs bords enflammés et sanglans.
Voyez-les défier et la Vague et la Foudre
Sous des Mâts rompus et brûlans.
Voyez ce Drapeau tricolore
Qu’élève, en périssant, leur Courage indompté.
Sous le Flot qui les couvre, entendez-vous encore
Ce Cri : Vive la Liberté !
Ce Cri !… c’est en vain qu’il expire,
Étouffé par la Mort et par les Flots jaloux.
Sans cesse il revivra répété par ma Lyre.
Siècles ! il planera sur vous !
Et Vous ! Héros de Salamine,
Dont Thétis vante encor les Exploits glorieux,
Non ! vous n’égalez point cette auguste Ruine,
Ce Naufrage victorieux !