Sur les Terrasses du Jardin Marengo - De l’Alger de 1890 à l’Alger de 1830

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Sur les Terrasses du Jardin Marengo - De l’Alger de 1890 à l’Alger de 1830
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 303-316).
SUR LES TERRASSES
DU JARDIN MARENGO

DE L’ALGER DE 1890 Á L’ALGER DE 1830

Mil huit cent trente : la date de la Conquête d’Alger, — et aussi, et sur un autre plan, — de la première représentation d’Hernani, de la fondation de la Revue des Deux Mondes, aïeule toujours jeune des revues françaises, dont Gambetta, en veine de galanterie, disait un jour à François Buloz que c’était « une institution nationale » (et sans doute encore d’autres événements fameux qui m’échappent) — nous voici à la veille de fêter tous ces glorieux centenaires. On ne saurait y penser trop tôt, non seulement pour donner à ces commémorations l’éclat qu’elles méritent, mais pour prendre une conscience plus nette des idées et des résultats qu’elles symbolisent.

Le 5 juillet 1830, le Dey Hussein signait, à El-Biar, la capitulation d’Alger. Au soleil de juillet, ce titre d’un roman célèbre de Paul Adam conviendrait à la plupart des grandes gestes françaises, qui se nimbèrent du flamboiement de thermidor. La suprême splendeur solaire environne ainsi les débuts de notre conquête africaine. En vérité, cette date du 5 juillet 1830 brille d’une gloire insigne dans notre histoire du XIXe siècle. Elle nous fait oublier les tristes anniversaires de toutes nos discordes civiles, qui ont coûté si cher à la patrie : c’est celle de la fondation de notre Empire colonial, non seulement en Afrique, mais dans le reste du monde, — c’est l’avènement de la plus grande France.

Cet élargissement de la Pairie, cette création d’une France nouvelle, d’un vaste Empire par-delà les mers est une sorte de miracle, qui stupéfie l’entendement de quiconque y réfléchit. Il s’est fait, pour ainsi dire, malgré la France elle-même. Il a dû vaincre le mauvais vouloir de nos gouvernants, la sottise, l’ignorance, l’indifférence de l’opinion publique. Il a triomphé quand même. Il s’est fait malgré tout, envers et contre tous. On a pu dire de notre Afrique du Nord qu’elle s’était faite par la force des choses[1]. Cela n’est malheureusement que trop vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Il serait souverainement injuste, et d’une vilaine ingratitude, — d’oublier les travailleurs et les héros obscurs ou illustres qui ont été les auxiliaires de cette « force des choses, » qui l’ont conduite et, quelquefois, violentée elle-même. Aujourd’hui que nous recueillons les fruits non seulement de la conquête, mais d’un lent et douloureux effort, nous ne voulons plus savoir ce qu’ils ont coûté à nos devanciers. Nous sommes les fils de famille, qui se sont donné la peine de naître et qui jouissent de l’héritage comme d’une aubaine qui leur est due et qui, d’ailleurs, est toute naturelle.

Pourtant, cet héritage, il a été le prix du sang et d’un labeur sans récompense. Par insouciance et, souvent aussi, pour des raisons moins avouables, nous ne voulons pas penser à l’abnégation du soldat, du prêtre et du colon qui nous ont donné ce magnifique pays. Avec les pédants sans cœur et sans esprit de nos manuels d’histoire, nous biffons de notre mémoire les vingt ans de guerre atroce[2] qui en ont préparé l’occupation à peu près paisible. Nous oublions les causes et les origines de cette guerre : que nous ne fûmes point les agresseurs, que la piraterie barbaresque rendait la Méditerranée impossible pour le commerce français et européen, que les provinces africaines étaient en proie à une hideuse anarchie, constamment mises à feu et à sang par les nomades et les mercenaires, et qu’ainsi nous y entrâmes moins en conquérants qu’en libérateurs ; — que nous n’étions pas libres de nous arrêter aux murs d’Alger, que nous fûmes littéralement obligés, malgré nous, par la férocité des indigènes, de conquérir le pays tout entier, — et, tout ce que les sophistes humanitaires ne veulent pas considérer ! De la bataille de Sidi-Ferruch à l’expédition de Kabylie, en passant par le siège de Constantine, ce fut une guerre pour ainsi dire ininterrompue, guerre misérable et sans gloire, où s’accomplirent des prodiges de valeur, épopée inconnue, pleine de coups de main, de surprises, d’actes héron]uns et anonymes, d’aventures invraisemblables, touchantes, admirables et bouffonnes, — et qu’il faudra bien que j’essaie de conter un jour…

Après la conquête sanglante du sol, il restait à l’assainir, à le fertiliser, à le mettre en valeur. Il a fallu outiller le pays, lui donner un rudiment d’organisation, des routes, des ports, des chemins de fer, des écoles, des universités et des églises, — le rendre habitable et le civiliser. L’administrateur français, le militaire, le prêtre, le colon latin se sont mis bravement à cette lâche. Ils en sont venus à bout, malgré les pires difficultés, les pires contrariétés, la plupart du temps, hélas ! venues de la métropole. Et ce mauvais vouloir, pour ne pas dire cette hostilité, se manifeste dès les débuts de la colonisation africaine, avant même que les troupes de Charles X n’eussent débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch. La presse libérale du temps, — par ses indiscrétions et ses criailleries, — fit tout ce qu’elle put pour amener l’échec de l’expédition. En haine de la monarchie, elle préférait trahir et diminuer la France.

Alger une fois en notre pouvoir, les parlementaires, avec la complicité de l’opinion publique, semblent s’acharner à étouffer la colonie naissante. On lui met tous les bâtons dans les roues imaginables. On lui impose un régime absurde d’assimilation, on lui refuse indéfiniment des routes et des chemins de fer, ou, quand on les lui accorde, c’est avec l’arrière-pensée qu’ils ne serviront à rien. Quand on se décide à agir, on agit pour la forme, pour avoir l’air de faire quelque chose… Et pourtant, malgré toutes ces chances contraires, la colonie a poussé. Elle a grandi, elle s’est développée, elle a fini par devenir un grand Empire qui couvre le quart d’un continent. Les pauvres colons, morts vers 1840 dans les marais et les miasmes de la Mitidja, deviendraient fous de joie et d’orgueil, s’ils voyaient la moisson splendide qu’ils ont semée : une France nouvelle surgie de la brousse africaine, — et si riche, si prospère, si ardente à vivre, si pleine d’avenir, que la métropole peut la regarder comme un objet d’envie et comme un exemple.


Je songeais à tout cela, l’autre jour, à Alger, sur le quai de l’Amirauté, près des vieux palais barbaresques dont les petites fenêtres grillées regardent la mer retentissante, qui


Là-bas, d’un flot d’argent brode les noirs flots…


ou bien sous les eucalyptus et les pins en parasol du jardin Marengo, au pied de la colonne commémorative, où se lit cette inscription touchante et naïve : « Belvédère du 15 juin 1830. Dédié aux braves de la jeune et de la vieille armée par un vieux grognard. »

De la terrasse ombragée où j’étais assis, je percevais la rumeur laborieuse de l’Alger moderne, devenue une grande ville de deux cent mille habitants, une véritable capitale, et je mesurais, avec un frémissement de joie patriotique, le chemin parcouru depuis 1830, depuis le temps où le « vieux grognard » bâtissait sa colonne, et même depuis 1890, l’année où je débarquai pour la première fois devant la Mosquée Blanche et le triangle neigeux de la Casbah.

Au loin, à travers les éventails des palmiers, je voyais s’enfler et resplendir le bleu de la mer. J’entendais le grondement presque continuel des lourds camions automobiles, des formidables trains de camions qui, au bas du jardin, ébranlaient la chaussée et les buildings en arcades des avenues toutes neuves. Mais le vieux petit jardin, à l’aspect provincial, restait paisible et modeste comme autrefois. Presque rien n’y avait bougé au milieu des convulsions et des bouleversements des nouveaux quartiers. Tout était propre et rangé. Comme autrefois, les petits employés, les retraités du voisinage lisaient leur journal sur les bancs. Le jet d’eau s’égouttait doucement dans sa vasque pleine de grenouilles. Et, tout en haut du jardin, entre les fleurs violettes des bougainvilliers, je distinguais toujours les koubas immaculées et les faïences peintes de la mosquée de Sidi Abd-er-Mhaman. Devant ce spectacle contrasté, ce calme paysage colonial, resté à peu près le même depuis un demi-siècle, et le tumulte de la ville neuve en transformation perpétuelle, voici que je retrouvais, dans toute leur fraîcheur, mes impressions, mes émotions juvéniles du temps où je méditais Le Sang des races.

Epoque de morne platitude, où vraiment on se sentait le cœur vide de toute espérance ! J’étais tombé, en arrivant ici, dans un déprimant milieu de fonctionnaires, pauvres êtres sans joie, sans beauté, sans élan, sans désir d’aucune sorte, sinon de vulgaires félicités matérielles, d’ailleurs complètement annihilés par la politique et les plus sots préjugés. On aurait dit que la torpeur du climat les engourdissait. Sans cesse ils me répétaient : « Ici, il n’y a rien à faire ! Tout effort est inutile. A quoi bon ? On est enterré : c’est pour longtemps ! » D’autres, qui semblaient plus qualifiés, achevaient de décourager mes illusions, de tuer en moi jusqu’à la curiosité de cette terre ardente où j’arrivais avec des yeux avides, une immense attente de choses inconnues et merveilleuses. Ils ne faisaient que gémir : « L’Algérie coûte cher à la France ! Elle coute beaucoup plus qu’elle ne vaut… Mauvaise allaire qui ne rapportera jamais rien ! » Ils me dépeignaient les colons comme des braillards de cabarets, des ivrognes et des paresseux, — ou bien des bandits, d’affreuses canailles qui s’engraissaient aux dépens de l’indigène. Rien à espérer de ces gens-là ! Quand au sol, il était voué à la stérilité ! Et, par de beaux arguments, naturellement « scientifiques, » on vous démontrait péremptoirement que l’Algérie ne pouvait, ne devait rien produire…

Parmi i ces rabat-joie, ces hiboux de sinistre augure, il en est un surtout dont je ne puis me souvenir sans une sorte de terreur. Il tombait généralement vers cinq heures à la Bibliothèque de la rue de l’Etat-Major, où le conservateur, Emile Maupas, le génial bactériologiste dont le nom n’est ignoré qu’en France, réunissait autour de sa petite table de bois noir un cercle sans cesse renouvelé de causeurs. L’endroit est un des plus charmants et des plus frais du vieil Alger. Avec ses escaliers de marbre blanc, lambrissés de faïences de Delft aux tons délicieusement passés, sa cour intérieure, ses galeries à colonnades superposées, ses boiseries de cèdre et ses balustrades sculptées, ce logis secret évoque toutes les turqueries de 1830 : c’est un décor des Orientales ou du Dernier des Abencérages. Tout en fumant le chébli mielleux et blond, on bavardait sous la vérandah du premier étage, ou bien dans l’appartement des femmes, dans la pénombre des chambres dallées, où les belles captives traînaient autrefois leurs babouches et leurs pantalons brodés, et voilà que, soudain, au milieu de ces enchantements, s’abattait le hibou annonciateur de catastrophes. Haut fonctionnaire du Gouvernement général, il présidait, si l’on ose dire, aux destinées de l’agriculture algérienne. À peine avait-il desserré les lèvres, que l’atmosphère s’enténébrait. La pluie faisait rage, la grêle saccageait les moissons. Les sauterelles dévoraient les épis, la sécheresse consumait la paille, brûlait les herbes. Le mildiou déchiquetait les vignes. C’était une désolation, une dévastation de tout le pays, — dont il convenait d’ailleurs de désespérer et qui, à mettre les choses au mieux, ne suffirait jamais à sa nourriture. Ayant déchaîné tous ces fléaux et prononcé d’une bouche amère ces lugubres prophéties, le cruel se taisait, l’œil torve et méprisant, et puis, tout d’un coup, il se levait, en laissant retomber ses bras le long de sa redingote, comme un homme ruiné, anéanti, et, dans un souffle de bise glaciale, il s’en allait…

Au sortir de ces palabres réfrigérantes, pour me réchauffer et me consoler un peu, je me rabattais avec acharnement sur la vieille couleur locale indigène. Je courais les ruelles de la haute ville. Je m’arrêtais devant les loqueteux accroupis contre les murailles blanches des mosquées ou sur les nattes des cafés maures. Je regardais les femmes aux joues fardées et aux oripeaux barbares, qui se tiennent jour et nuit sur le seuil des portes basses. Mais j’avais beau m’exciter à l’enthousiasme littéraire, je ne pouvais m’empêcher de penser : « Comme tout cela pue la misère ! Comme tout ce vieux monde sent la décrépitude, la décomposition et la mort !… »

Au milieu de ces tristesses, de ces médiocrités somnolentes, un seul être commençait à attirer mes regards : le cardinal Lavigerie. En cela, je suis bien sûr de ne pas me suggestionner et m’illusionner à distance. Je vois encore la mine ahurie d’universitaires algériens à qui je déclarais un jour, devant la nappe gâcheuse d’une table d’hôte : « Il n’y a qu’un homme, ici : c’est le cardinal ! C’est un revenant épique, c’est Turpin, l’archevêque de la Chanson de Roland !… » Je ne connaissais encore que ses moines en chéchias et en robes de laine blanche, ses couvents, ses églises neuves. Son génie de constructeur, la grandeur impériale de son effort, son rêve de restaurer par l’Église l’unité africaine, tout cela m’échappait à demi. Je n’entrevoyais que confusément les racines profondes que son œuvre a dans le passé.

Mais je l’admirais de loin comme un grand foyer d’action et d’intelligence. L’apôtre conquérant, l’inspiré qu’il était, cette flamme fervente, cette splendeur de charité fascinait mon regard. Je me souviens toujours avec quelle émotion je suivis, en l’automne de 1893, le cortège de ses funérailles, — funérailles d’une froideur tout officielle, où la France semblait mesurer chichement les honneurs et la reconnaissance à un de ses plus dévoués serviteurs, où j’entendais, jusque derrière le glorieux cercueil, le clabaudage de l’envie, de la sottise, du sectarisme imbécile et malfaisant. Il fallut, pour chasser ces impressions désolantes, le discours que prononça Jules Cambon, alors gouverneur général de l’Algérie, sur le quai de l’Amirauté, devant le catafalque flottant qui allait emporter à Carthage les restes du Primat d’Afrique : « Cher et grand cardinal !… » Ces paroles d’adieu, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des contemporains et comme un premier hommage de la postérité.


Pour moi, le cardinal Lavigerie était un vivant, un grand vivant. En ces temps ingrats, où je cherchais l’Algérie vivante, il contribua à me tourner vers elle.

Ce que j’y aperçus d’abord, ce fut le labeur silencieux de la terre, les hommes qui la défrichaient, qui asséchaient les plaines marécageuses, qui semaient le blé, qui plantaient la vigne, qui bâtissaient des fermes, des villas, des villes entières, — et qui s’acharnaient à ce labeur souvent ingrat, en dépit des hiboux qui en prédisaient l’inutilité, malgré l’insouciance ou la malveillance de la métropole, malgré les années de sécheresse et de mévente, où l’on était obligé de lâcher dans le ruisseau des flots de ce vin invendu qui avait tant coûté. Tout un peuple vivant de peu, aux mœurs rudes, aux costumes et aux langages colorés, s’obstinait à ce travail de fouisseurs et de fertiliseurs, comme s’ils faisaient cela uniquement pour la gloire. Véritable mêlée cosmopolite de mercenaires, de colons, de trafiquants de toute sorte, ce sont eux que j’aperçus d’abord, quand je cherchai l’Algérie vivante, active, celle de l’avenir. Les indigènes de ce temps-là restaient généralement à l’écart de l’activité européenne. Ils boudaient la peine et surtout le contact avec le roumi détesté. Aujourd’hui, une foule de métiers envahis par eux n’étaient exercés que par des Provençaux, des Espagnols, des Italiens, des Maltais.

Et puis, derrière cette masse grouillante d’immigrants, en blouses bleues, en tailloles rouges, en bérets et en espadrilles, rien qu’à suivre l’exode de ces errants, j’entrevis bientôt les profondeurs vermeilles du Sud, les possibilités indéfinies de notre conquête. L’Aventure, la Route me tentèrent. Le Routier qui cheminait sans contrainte et sans maître, pendant des lieues et des lieues, des jours et des nuits, à travers les steppes des Hauts-Plateaux, les sables pleins de surprises et de mirages des régions sahariennes, — qui ravitaillait les villages, les fermes, les postes perdus du désert, qui charriait les engins du civilisé par-delà les ultimes confins de la barbarie, les matériaux et les outils qui serviraient à construire les voies nouvelles, les forteresses et les villes futures, — le Routier m’apparut presque comme un héros, un être de liberté, de gloire et de joie. Cette ivresse des espaces, cet élan un peu fou vers l’aventure et vers l’inconnu, comme c’était bon au sortir des livres ! Je m’évadai voluptueusement de mon étouffoir. Je lâchai avec délices les affreux bonshommes qui mettaient sur tout leur éteignoir funèbre. Rafaël, Pépète, Balthasar et leurs compagnons devinrent mes amis…

Ces êtres violents et compliqués, qui ne paraissent simples qu’à ceux qui ne les ont pas assez pénétrés, ces hommes farouches me choquèrent d’abord par leur rudesse, par une apparence de barbarie. Et voici que, sous ce prétendu barbare, je découvrais peu à peu l’éternel Méditerranéen, avec son goût irréductible pour les odyssées de la Route et de la Mer, — pour la vie en parade et en beauté, pour le labeur harmonieux qui ne brise pas les corps et qui n’avilit pas les âmes, son respect de la famille, du père, de l’enfant, de l’épouse féconde, des rites immémoriaux de la naissance, du mariage, de la mort et de la sépulture, — son sens très vif et très jaloux de l’indépendance et de la valeur individuelle. C’était encore le moment où les textes antiques étaient journellement entre mes mains, ou, par métier comme par goût, je les lisais assidûment et les commentais. Dans le voisinage de mes héros, Homère, Pindare, Théocrite vivaient pour moi d’une vie nouvelle, plus profonde, plus splendide, et en même temps plus humaine. Je retrouvais dans leurs personnages, hommes de guerre ou bergers, quelque chose de l’âme des miens. Ces chantres des marins, des conducteurs de chars, des pugilistes, des bouviers et des paires de Sicile, mettaient un rayon de poésie au front de mes pêcheurs, de mes routiers et de mes chevriers africains. Et cette allégresse de la lutte et du dur labeur, cette joie de vivre que je respirais au milieu d’un peuple neuf, dans un jeune monde naissant, n’était-ce pas un peu l’atmosphère de jeunesse héroïque où s’épanouirent les joueurs de cithare, les constructeurs des grandes épopées et des grandes odes mythologiques que l’on chantait sans les lauriers de Delphes et sous les platanes d’Olympie ? Les vers des vieux poètes hellènes me confirmaient la leçon d’énergie virile et de confiance dans la vie que les routiers du Sud me scandaient aux claquements de leurs fouets. En ces temps où l’avenir était barré, où les ennemis de la France la disaient moribonde, cette ardente Afrique dont je courais les routes m’apportait comme un lointain pressentiment de la victime. Je pensais déjà ce que je n’ai pas cessé de crier depuis : que la France fatiguée par des siècles de civilisation pouvait se rajeunir au contact de cette apparente et vigoureuse barbarie…


Enfin, à travers le Méditerranéen d’aujourd’hui, je reconnus le Latin de tous les temps. L’Afrique latine perdait, pour moi, le trompe-l’œil du décor islamique moderne. Elle ressuscitait dans les nécropoles païennes et les catacombes chrétiennes, les ruines des colonies et des municipes dont Rome avait jalonné son sol, de Volubilis à Gigthi, de la mer Atlantide aux plages désolées des Syrtes. Et voici qu’elle s’offrait à mes yeux sous un nouvel aspect. L’Afrique des arcs de triomphe et des basiliques, l’Afrique d’Apulée et de saint Augustin surgissait devant moi.

C’est la vraie. L’Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destinée par sa position géographique à subir l’influence ou l’autorité de l’Occident latin. Il a fallu l’éclipse momentanée de Rome, ou de la latinité, pour que l’Orient byzantin, arabe ou turc, y implantât sa domination. Dès que l’Orient faiblit, l’Afrique du Nord retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à l’hégémonie latine, qui lui a valu des siècles de prospérité, une prospérité qu’elle n’avait jamais connue auparavant, — et qui, enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d’unité, une personnalité politique et intellectuelle.

L’Arabe ne lui apporta que la misère, l’anarchie et la barbarie. Tout lui est venu du dehors, de la Syrie, de la Perse, de la Grèce byzantine, mais principalement des pays latins. Il a fallu des siècles d’Islam, les dévastations des Arabes et des Nomades pour détruire chez elle l’œuvre agricole et monumentale des Carthaginois et des Romains. Les vrais fils de la terre, les Berbères indigènes, ont résisté de leur mieux à l’envahisseur asiatique et oriental. Jusqu’au XIIe siècle, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, les royaumes berbères se sont efforcés de maintenir les traditions de l’administration romaine.

Mais, même après la seconde invasion arabe, tout le matériel de la civilisation romaine a subsisté : le costume, les bijoux, les bains, les bâtisses, les universités, les mosquées, tout cela continue à suivre le vieux modèle latin. Le prototype peut s’atténuer sous l’arabesque et la fioriture des mœurs nouvelles : il en demeure, au fond, l’armature immuable. Cela reste vrai encore sous le régime turc. L’Algérie des corsaires et des mercenaires, la plupart renégats venus de tous les pays méditerranéens, cette Afrique d’avant la conquête française, est aussi toute pénétrée de latinité. Ce sont des architectes, des peintres, des sculpteurs, et des mosaïstes italiens qui construisent et qui décorent les palais, les villas, les maisons barbaresques. Sous un léger travestissement levantin, nos pendules, nos garnitures de cheminée, notre mobilier, toute notre camelote pénètre dans les petites chambres ombreuses, tapissées de faïences exotiques. Tout le reste, c’est l’éternel décor gréco-romain à peine modernisé. Comme nous en avons perdu le souvenir, nous croyons que tout cela est arabe ou turc, ou, pour prendre un mot qui ravit irrésistiblement nos imaginations et qui nous fait perdre la tête, — oriental.

Ces pressentiments revêtaient pour moi une évidence éclatante lorsque j’errais parmi les thermes, les nymphées, les sarcophages et les baptistères de Tipasa, parmi les statues et les inscriptions funéraires ou dédicatoires du musée de Cherchell, ou encore et surtout sur le forum de Thimgad, au milieu des temples, des colonnades et des portes triomphales…

Et ces idées réapparaissaient encore une fois comme la conclusion esthétique et logique de toute mon œuvre africaine, ce printemps dernier, lorsque je confrontais mes souvenirs, lorsque je raccordais au passé paisible le présent tumultueux, sous les bellombras du jardin Marengo, au pied de la colonne élevée par un grognard à la gloire « des braves de la vieille et de la jeune armée, » en commémoration du 15 juin 1830.


Depuis ce temps-là, quatre-vingt-dix ans seulement se sont écoulés. C’est très court, ce n’est presque rien en comparaison des siècles qu’a duré la domination romaine. Et pourtant, en moins d’un siècle, nous avons déjà marqué très fortement à notre empreinte ce pays d’Afrique. Non seulement nous l’avons refait, mais nous avons éveillé l’Indigène à la vie moderne. Aujourd’hui, il rivalise d’activité avec nous, il reconquiert le sol, il s’installe partout où il y a un gain à faire, une place fructueuse à prendre. Et c’est justice et nous ne nous en plaindrions pas, s’il n’oubliait souvent, trop souvent, que ce progrès, ou ce changement, il le doit à notre initiative.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous sommes mis à la besogne. Notre œuvre civilisatrice a commencé dès les premiers jours de la conquête, au lendemain de notre débarquement. Au milieu de l’Alger moderne avec ses grandes avenues rectilignes et ses maisons à cinq et six étages, il y a un Alger 1830, tout de suite reconnaissable pour des yeux attentifs, un Alger rococo, qui n’a pas la majesté des très vieilles choses, mais qui touche par une sorte de charme suranné, un air à la fois provincial et créole. C’est celui que les compagnons du général de Bourmont, les colons de Bugeaud ont bâti pour ainsi dire en mettant pied à terre, — un Alger romantique et bourgeois, qui rappelle Louis-Philippe, Chateaubriand et lord Byron.

La Place du Gouvernement avec sa statue équestre du Duc d’Orléans, les façades nues de ses grandes maisons à arcades, en est certainement le plus parfait échantillon. Le cheval au col de cygne qui encense et qui piaffe, le cavalier en pantalon collant, à la taille de guêpe, au collier de barbe à la Musset, l’épée tendue dans un geste un peu théâtral, tout ce groupe de bronzes enlevant dans l’air bleu, et, par derrière, la mosquée de la Pêcherie avec ses murs dentelés, les gros œufs blancs de ses koubas, la lanterne aux faïences coloriées de son minaret, — quel beau fond de tableau pour la Galerie des Batailles, et aussi quel beau sujet de pendule dans le plus pur style Louis-Philippe ! D’ailleurs, la Monarchie de Juillet emplit de son souvenir tous les quartiers circonvoisins, ceux de la Marine et ceux de la rue Bab-Azoun, qui, elle-même, avec ses arcades modestes, ses maisons basses et sans gloire, a bien la physionomie de ce temps-là et la lassitude mélancolique des vieux logis qui vont disparaître. Rue de Chartres, rue d’Orléans, rue de Nemours, rue de la Charte, rue des Trois-Couleurs, on ne peut faire un pas dans ces ruelles vétustes, mi-européennes, mi-mauresques, sans être poursuivi par la mémoire du Roi-citoyen et par tout un cortège d’ombres en haut-de-forme et en redingote à tuyaux qui furent les contemporaines de M. Thiers et de M. de Lamartine…

Cet Alger orléaniste a son sanctuaire secret et, je crois bien, ignoré de la plupart des Algériens, dans un recoin de ce jardin Marengo, où, de loin en loin, j’aime à revenir m’accouder au balcon des souvenirs. On le trouve tout en haut, au milieu d’une terrasse plantée d’arbres, qui domine les méandres de la Rampe Vallée. Ce bosquet s’appelait autrefois le Jardin Amélie ; il était dédié à la vertueuse et très aristocratique épouse du roi Louis-Philippe. Et on y voit encore un kiosque de style mauresque entièrement revêtu d’azulejos, qui fut élevé, parait-il, lui aussi, par le fameux colonel, donateur de la colonne « à la gloire des braves de la jeune et de la vieille armée. » C’est une copie d’un monument funéraire plus ancien, qu’on dut raser lors de la construction de l’enceinte française de la ville. Au centre de l’édicule, sur un fût de colonne qui est encore en place, se drossait un buste du Duc d’Orléans, prince royal. Je ne sais rien de plus émouvant que cette colonne tronquée et veuve de son buste, ce coin de jardin abandonné, où le rappel de grandes choses qu’on oublie se mêle à celui d’une jeune et charmante destinée si lamentablement brisée.

Ces premiers vestiges de la conquête française devraient avoir pour nous la signification et le prix d’une relique de famille. Et pourtant, à voir ce que les conquérants ont fait de l’Alger barbaresque, on se prend à regretter leur zèle de constructeurs et leur cruauté de démolisseurs. Ce sont eux qui ont commencé à saccager la ville blanche dépeinte par Fromentin, la ville aux fontaines de marbre et de stuc, aux cent mosquées et aux quinze mille maisons, si pressées les unes contre les autre ; qu’elles ressemblaient « aux écailles d’une pomme de pin. » Cette ville des corsaires a été tellement éventrée et mutilée que le touriste rapide s’imagine qu’il n’en reste plus rien.

Dieu merci ! ce qui en subsiste est encore assez considérable, — et d’une couleur et d’un style assez uniques pour forcer l’attention et l’émerveillement du passant. Il suffit de chercher et de regarder : on est tout de suite récompensé de sa peine. Et je ne parle pas seulement des anciennes rues de la haute ville, mais du quartier de la vieille Préfecture, des palais qui bordent le boulevard de l’Amirauté et où l’on a logé des administrations militaires. La Casbah proprement dite, l’ancienne demeure du Dey, la forteresse d’où il dominait sa ville, a été brutalement coupée en deux tronçons, — le Génie l’a enfermée dans des murailles modernes qui en rompant l’ordonnance primitive, — et ou en a fait une caserne de zouaves. A l’intérieur, une mosquée d’un fort beau caractère, surmontée d’une coupole, ornée d’un mihrab et d’une colonnade de marbre blanc, est devenue la salle des fêtes et la salle de bal du Régiment. Dans le bâtiment principal, sur la dernière des galeries superposées qui entourent le patio, s’ouvre le fameux pavillon de l’Eventail, celui où le Dey Hussein frappa au visage le Consul de France ; ce qui fut la cause occasionnelle ou le prétexte de l’Expédition de 1830. Les boiseries peintes de ce lieu historique, d’ailleurs fort vermoulues, achèvent de se flétrir et de s’encrasser sous la poussière. Tout cela laisse une impression navrante non seulement d’abandon, d’ingratitude et d’oubli, mais d’inconsciente profanation. Cette casbah aurait dû être sauvée pieusement par les municipalités algériennes. On devrait la restaurer, la rétablir dans son plan primitif, et en faire le grand musée de tous les souvenirs algériens, où l’on verrait comme un résumé de l’histoire du pays, depuis les poteries puniques de Gouraya, en passant par les mosaïques, les statuettes et les statues romaines de Cherchell, les broderies, les cuivres, les céramiques mauresques, jusqu’à l’épée du maréchal Bugeaud.


Pour le centenaire qui s’approche, il faudra restaurer tout cela, le remettre en lumière et en valeur, reprendre aux administrations militaires les palais barbaresques, et notamment ceux de l’Amirauté, — je veux dire du quai de l’Amiral-Pierre, — et qui sont tout désignés pour être des musées d’art local. Cette commémoration ne saurait et ne doit avoir rien de blessant pour les indigènes. Non seulement, en 1830, nous avons fondé une grande chose, initié une œuvre immense, qui engloba une partie du continent africain, mais nous avons libéré les anciens habitants du pays d’une tyrannie et d’une barbarie abominables. Notre armée a été la grande ouvrière de cette libération, et, si elle a été sévère et souvent dure dans la répression, c’est qu’elle s’est trouvée en face d’adversaires dignes d’elle, aussi bien armés qu’elle, et qui se sont vaillamment défendus. Des deux côtés, les fils des vieux combattants peuvent se tendre une main loyale, — et tous les Africains d’aujourd’hui peuvent s’unir à nous pour saluer, dans cette date de 1830, la renaissance de l’Afrique du Nord, sa rentrée dans le grand courant de la civilisation occidentale.


LOUIS BERTRAND.

  1. Voir à ce sujet le si intéressant livre d’Emile Gautier : L’Algérie et la Métropole. Payot, éditeur.
  2. Sur la Conquête de l’Algérie, voyez la série des articles publiés dans la Revue, en 1885, 1887 et 1888 par Camille Rousset.