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Sur les chemins des Pèlerins et des Émigrans

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SUR LES CHEMINS DES PÊLERINS
ET DES ÉMIGRANS

Il y a trente-cinq ans, cette moitié de l’Italie, plaine ou montagne, était aux brigands. Un propriétaire de Melfi ou de Potenza ne pouvait aller régler une affaire à Naples sans un escadron de cinquante compagnons bien armés ; un employé de grande compagnie, pour porter une somme d’argent d’un bout à l’autre du lac Fucin, se déguisait en moine mendiant ; et l’Anglais, à qui venait la fantaisie de pousser jusqu’à Pæstum, y risquait ses oreilles. Aujourd’hui la forêt de la Sila est plus sûre que la campagne de Rome : « Vous pouvez, me disait un paysan calabrais, aller de Cosenza à Reggio par la montagne, votre bourse à la main : personne ne songera à vous la prendre. » Pourtant, si les Abruzzes, la Basilicate ou les Calabres ont perdu l’attrait du danger, les aventureux y trouveront, bien des années encore, l’imprévu des chemins difficiles, la saveur des paysages inédits, et par-dessus tout, le charme candide et sévère des peuples arriérés. Malgré la sécurité des routes et l’amélioration des transports, ni touristes, ni chercheurs, ne se détournent vers ces provinces très riches en beautés naturelles et en noms historiques ; si bien que le pays garde son caractère et les hommes leurs mœurs d’autrefois, et qu’à peine sorti de quelques villes neuves, on remonte à des siècles en arrière. Le spectacle est plein de surprises et d’enseignemens. Pour moi, je m’étais engagé, il y a quatre ans, dans l’Italie méridionale afin d’y rechercher et d’y relever les monumens précieux et peu connus de l’art du moyen âge. Mais, au cours d’une exploration qui devait s’étendre aux régions les plus oubliées et les moins accessibles, j’ai tant vu sur ma route que j’ai dû m’appliquer à observer, et que j’ai pu garder, avec des plans et des photographies d’archéologue, quelques souvenirs de voyageur. J’ai deviné bien des misères et entendu bien des plaintes, et j’ai compris quel magnifique champ d’études offrirait ce sol fiévreux sur lequel les problèmes économiques et sociaux se formulent avec une sorte de violence exaspérée, à la fois douloureuse et précieuse pour l’observateur. Mais je ne songe pas à aborder ici des questions qui relèvent de la climatologie et de la statistique, de la géographie et de l’histoire ; je laisse les déductions que l’on peut tirer des chiffres et des enquêtes, pour me borner à réunir quelques notes prises au jour le jour parmi les populations rurales de l’Italie méridionale, sur les habitudes de vie qu’elles ont conservées, et sur l’état de civilisation où elles sont arrêtées. Pour comprendre à fond la crise qui travaille depuis vingt ans les provinces du sud, peut-être ne sera-t-il pas inutile d’avoir vu de près les hommes dont les pères étaient sujets des Bourbons, et qui ont été faits citoyens de la nouvelle Italie.


I

Bien rares sont près de nous les pays que la civilisation n’a pas nivelés de son rouleau, et les paysans qui n’ont pas accepté l’uniforme des ouvriers, la triste livrée couleur de machine. Les Écossais mêmes abandonnent leur kilt et les Bretons leurs braies ; mais dans le midi de l’Italie, il reste des provinces entières où chaque village conserve son type et son costume, héritage des générations passées. Au marché de Reggio, vous pouvez voir les gars de l’Aspromonte, en velours noir à boutons d’argent ; leur attirail de montagnards a des détails superbes que n’ont pas devinés les costumiers d’opéra-comique : une ceinture haute de dix pouces en cuir fauve, hérissée de clous de cuivre, et le bonnet noir ou bleu, une longue chausse de laine épaisse qui, lorsqu’elle n’est pas repliée en carré sur la tête, vient battre les jarrets. Tout cela paraît bien espagnol. Les femmes des Albanais qui sont venus au XVe siècle avec Castriota s’établir dans les Calabres portaient ces corselets écarlates soutachés de galons d’or que les paysannes de Castrovillari revêtent encore tous les jours. A Mileto et à Monteleone, on est suivi par les grands yeux de femmes impassibles, au teint de bronze, au nez aquilin, de vraies Berbères, voilées de longs haïks blancs dont les franges tombent jusqu’à leurs pieds nus. Dans le val de Diano, j’ai croisé des filles qui revenaient de la fontaine, les cheveux roulés sur les tempes eu lourdes tresses, le corps dans une ample chemise bleue : on eût dit un groupe de femmes fellahs.

Si l’on veut se laisser pénétrer tout entier par l’impression de lointain et de passé qu’ici les hommes donnent plus forte que les monumens et les ruines, il faut monter un jour à Monte-Sant’Angelo, sur le Gargano, et un autre à Scanno, dans l’Apennin des Abruzzes.

Le long promontoire que l’on aperçoit de loin, au-dessus des Pouilles, est isolé comme aux temps où la mer l’entourait encore. Là-haut, dans la ville qui s’est élevée autour de la grotte où apparut l’Archange, vit une race d’hommes fiers et graves, tout différens des lourds paysans de la plaine. Il faut les voir réunis en groupes vers le soir, tous la barbe rasée, tous vêtus de même : sur la tête la coppola de laine bleue, qu’on se transmet de père en fils, et sur les épaules un manteau brun de laine bourrue, avec un capuchon et de petites manches que l’on ne passe jamais. C’est le tabarro qui ressemble de loin aux surtouts des marins dalmates. Quand ces hommes ôtent leur bonnet pour descendre à l’Angélus dans la grotte sacrée, on s’aperçoit que leur crâne est rasé comme leur face, avec une étroite couronne de cheveux laissée au-dessus des tempes, et, dans le sanctuaire, au milieu de ces têtes glabres et largement tonsurées qui sortent des capuchons de bure, on peut croire que le peuple de Saint-Michel est un peuple de moines.

Le souvenir de Scanno m’est resté pareil à un rêve évêque par la voix chantante d’un poète, car, lorsque nous partîmes de Sulmona pour le village perdu dans la montagne, j’étais l’hôte et le compagnon de Gabriel d’Annunzio. A plus de 1 000 mètres d’altitude, au milieu des sommets, les maisons de Scanno sont groupées sur un rocher fier comme une citadelle, auprès d’un lac délicieux. Les ruelles, des escaliers boiteux, sont désertes dans la journée. Mais, au retour des champs, elles se peuplent d’apparitions silencieuses, toutes de noir vêtues. La silhouette des femmes, surtout, est d’une bizarrerie saisissante : chaussées de bas à semelle de peau, elles montent les degrés sans qu’on entende leur pas ; leur allure est alourdie par la masse d’une jupe à mille plis ; leur poitrine est comprimée dans un étroit corsage de nonne, tandis que leurs bras se perdent dans des manches très amples, serrées brusquement au poignet ; leurs cheveux sont roulés dans de menues tresses de laine verte ou bleue, et leur tête est surmontée d’une coiffure étrange : une sorte de diadème noir serré sur un bandeau blanc. Ces femmes, dans leur costume de veuves, se ressemblent comme des sœurs, et presque toutes sont belles, d’une beauté régulière et grave qui fait penser à l’antiquité et à l’Orient. Nul ne connaît l’origine de leur village et de son nom, et l’on sait seulement que leur dialecte n’est ni grec, ni albanais ; nul n’a découvert d’où leur est venue cette coiffure presque syrienne qu’on appelle la ngappatura. Le dimanche, les femmes de Scanno remplacent leurs tresses de laine par des tresses de soie, et leur bandeau noir par un turban de soie claire ; elles entrent à l’église de leur pas étouffé et vont s’aligner par files dans la nef, serrées les unes contre les autres, non agenouillées, mais accroupies sur leurs talons, comme les femmes musulmanes que Gentile Bellini a groupées autour d’un saint Marc prêchant en Alexandrie.

Au retour du village en silence et en deuil, arrêtons-nous à Sulmona. Dans la ville même, on vend les jours de marché des bonnets tricotés de laine rouge et verte, de purs bonnets phrygiens à oreillettes ; les paysans de la montagne les mettent pour l’hiver, et c’était peut-être la coiffure nationale de quelque peuplade samnite. Ce marché de Sulmona, les samedis, tous les artistes qui passent à Rome devraient aller le voir entre deux trains pour admirer la noblesse d’une race demeurée immuable depuis le temps où les montagnes des Abruzzes étaient le dernier refuge de l’indépendance italienne contre la conquête romaine. Les paysannes d’Introdacqua conservent le prototype du costume qu’on retrouve plus ou moins altéré dans toute la région des sandales en cuir brut, dans la sciosciaria, jusqu’aux villages sabins et latins. Au lieu du corset baleiné qu’ont adopté les contadines romaines, les femmes des environs de Sulmona portent sur le dos et sur la poitrine deux carrés d’étoffe brodée, rattachés l’un à l’autre par de grosses fibules d’argent. Ainsi vêtues, leurs têtes massives chargées du lourd voile rayé et de la conque de cuivre rouge, elles sont les copies vivantes et admirables des femmes italiotes du vu" siècle avant Jésus-Christ, dont l’image grossière nous est conservée, au musée de Bologne, par les reliefs du célèbre vase d’argent. En Calabre, on peut reconnaître à leur type et à leur vêtement qui accentue les traits du visage, les superbes bâtards des colons ou des pirates d’autrefois, Grecs ou Albanais, Espagnols ou Arabes. Mais au cœur des Abruzzes, dans les hauts villages au pied desquels roule la diligence de Sulmona à Gastel di Sangro, on voit passer en vérité les filles des autochtones contemporains des premiers jours de Rome.

Les formes des maisons ne reproduisent pas aussi purement que les costumes de leurs habitans des types anciens. Elles ne semblent vieilles que parce qu’elles sont enfumées et déjetées ; leur misère est informe et les murs décrépits n’ont pas la fierté des femmes en haillons. Pourtant on peut découvrir dans quelques régions des séries d’habitations creusées ou élevées suivant des traditions séculaires. J’ai vu en terre d’Otrante des bourgs de troglodytes, comme Massafrà. A quelques pas des dernières caves creusées dans la gravine et qui n’ont d’une maison que la porte et la cheminée, il y a de vieilles grottes qui étaient autrefois des chapelles ; sur les parois salpêtrées de ces cryptes on distingue des figures à demi effacées de saints byzantins. La chapelle ancienne explique le village d’aujourd’hui. Les moines basiliens venus d’Orient, il y a dix siècles, lors de la conquête et de l’immigration byzantines, reprirent dans la terre d’Otrante leur vie d’ermites ; chaque communauté se creusa dans un ravin un petit oratoire et des cellules de Thébaïde, et maintenant, les paysans ne font que reproduire à leur usage les laures des anachorètes orientaux. Au contraire, on bâtit encore dans toute une vaste province des constructions rustiques, de forme extraordinaire, dont les modèles se perdent dans la plus haute antiquité. Ce sont les trulli, dont la plaine de Pouille est toute bossuée. Dans les champs d’oliviers et de vignes, on aperçoit un petit cône de pierres sèches, puis un autre, puis des centaines, parmi les oliviers gris, et qui attristent encore par leur uniformité la monotonie de la plaine. Si vous approchez de l’un d’eux, vous voyez dans cet amas de pierres une porte, et si vous vous baissez sous cette porte, vous apercevez une coupole. Ces petits trulli sont des abris pour les instrumens de travail et, au besoin, pour les cultivateurs. Mais il y en a d’autres, de très grands et de très compliqués, qui servent d’habitation à des familles nombreuses. Les plus curieux se trouvent entre Bari et Brindisi., et, pour préciser davantage, entre Noci et Fasano. Bruts ou crépis de blanc, ils sont boursouflés de coupoles inégales, huit ou dix parfois, dont chacune correspond à une chambre distincte. Les grands trulli sont épars au milieu des cultures ou groupés en villages. Il y a même une ville, Alberobello, dont une moitié est bâtie en maisons ordinaires, et l’autre tout entière en trulli ; rien ne peut donner l’idée de cette agglomération de huttes en pierres, qui, en pleine Italie, évoquent l’image des vieilles villes persanes. Les mystérieux édicules parsèment des plaines livrées aux commis voyageurs, et parcourues par les chemins de fer ; ils abritent des paysans qui depuis longtemps ont répudié leurs costumes traditionnels ; les trulli se soulèvent de terre, comme des revenans d’un âge oublié, aux portes de Bari, une capitale future, qui dans dix ans aura peut-être cent mille âmes.

Mais il ne suffit pas de noter en touriste sur le paysage quelques taches pittoresques, coiffures ou coupoles. Sans doute, ces détails ont leur valeur comme documens de la vie populaire ; sans doute les choses peuvent aider à juger les hommes qui les mêlent à leur vie, et il faut savoir étudier les formes comme des faits. Pourtant ce serait peu d’avoir regardé du dehors ces populations singulières et malheureuses du midi de l’Italie, et, puisqu’on sent un drame de misère dans la plupart de ces existences, il y aurait un dilettantisme presque cruel à n’en observer que le décor. Il faudrait encore, s’il se peut, sonder les croyances de ces paysans, résumer leurs connaissances, et suivre de près leur vie.

On l’a déjà dit avec autorité : le christianisme de l’Italie méridionale reste saturé de paganisme. La multitude des superstitions et la naïveté de l’idolâtrie populaire ont scandalisé si fort un pasteur allemand qui a vécu longtemps dans l’ancien royaume de Naples, que l’excellent homme en a écrit quatre volumes. Je me borne à indiquer la curieuse compilation de M. Trede[1]. Je ne copierai pas davantage la statistique des illettrés ; mais je puis témoigner que, parmi les paysans les plus dégrossis de l’Italie méridionale, beaucoup vivent dans l’ignorance complète des conditions de la vie moderne et des faits de l’histoire contemporaine. Ils ne savent guère ce qu’est l’Italie, ni ce qu’est l’Europe. Il y a deux ans, à Monte-Sant’Angelo, je fus abordé par un homme dans la force de l’âge, une des têtes du pays, qui se mit à me conter les gloires de saint Michel. Celui-là savait lire et il relisait sans cesse des brochures de propagande pleines de légendes et de dévotion. Sa parole était nette et sonore, son accent parfois épique, ses histoires merveilleuses : je l’écoutais religieusement comme un poème du moyen âge. Enfin, avant de prendre congé, il me demanda « d’où j’étais », et je le lui dis. Alors l’homme d’autrefois eut un retour sur la misère de sa vie précaire, qui n’était illuminée que par la vision flamboyante de l’Archange, et il me demanda de sa voix grave : « Et vous, combien payez-vous de tribut au roi de France ? »


II

Voilà le paysan de l’Italie méridionale. Vigoureux de corps et souvent d’esprit très ouvert, il continue à savoir ce que savaient ses pères, et à faire ce qu’ils ont fait. Pour comprendre à quelles générations lointaines ces hommes appartiennent, il faut observer leur vie et en dégager, s’il se peut, les faits caractéristiques. Je ne parle pas ici des coutumes plus ou moins bizarres, des cérémonies familiales plus ou moins archaïques : je parle des actes toujours répétés qui forment la trame élémentaire de la vie. Pour le paysan français, par exemple, tout tient dans la ferme et dans le bas de laine aux écus. Le paysan des Abruzzes ou des Pouilles fait dans l’année deux parts inégales : l’une pour les travaux qui gagnent le pain de chaque jour, l’autre pour les pèlerinages qui doivent gagner le ciel. Or, si nous accompagnons les travailleurs de l’Italie méridionale aux pâturages, aux champs, aux sanctuaires traditionnels, nous serons surpris de les trouver sans cesse par les sentiers et par les routes, comme des chemineaux. Ceux même qui ont un foyer semblent mener une vie de nomades.

Une moitié de l’ancien royaume de Naples, le versant de l’Adriatique, est encore sillonnée par les antiques tratturi, les larges traces battues par le passage des grands troupeaux. Ces bandes de terre stérile qui coupent champs et prairies sont indiquées sur les cartes de l’état-major par un pointillé spécial. Les tratturi sont les canaux par lesquels communiquent entre eux de vastes réservoirs d’animaux. En été, bergers et bestiaux errent sur les hauts plateaux de la Basilicate et des Abruzzes, à travers les steppes montueux des environs de Potenza ou les prairies immenses qui s’étendent au nord de Castel di Sangro et qu’on appelle Piano di Cinque Miglia. En hiver, bêtes et gens descendent vers la plaine pour occuper d’autres déserts, la vallée du Basento et le tavogliere de la Pouille. Il y a vingt ans à peine, à la fin du printemps et à la fin de l’automne, les tratturi, semblables tout le reste de l’année à un lit de torrent desséché, se remplissaient d’un flot vivant qui roulait vers la mer ou qui refluait vers la montagne. C’était une armée d’animaux pareille à celles qu’entraînaient aux époques primitives les grands mouvemens de population. On peut encore se représenter la majesté patriarcale de ces vastes migrations, si l’on se trouve aux mois du passage sur une route qui continue le tratturo. Une nuit de novembre (les grandes marches des troupeaux se font la nuit), entre Venosa et Molli, nous dûmes nous ranger pour laisser passer, avec un roulement de marée et un grand battement de cloches, un millier peut-être de bœufs blancs escortés par des cavaliers à silhouette barbare.

Le régime de la transhumance restera une nécessité imposée par le climat tant qu’il y aura des troupeaux dans l’Italie méridionale. Mais de nos jours l’élevage a cédé devant l’envahissement de la culture : la plaine de Foggia, autrefois domaine royal loué pour la saison aux maîtres des troupeaux, a été morcelée, vendue et labourée. L’élève du bétail fournissait au moyen âge le plus beau revenu du trésor royal, et un Frédéric II ou un Charles d’Anjou étaient les plus grands propriétaires de troupeaux de leur royaume. Aujourd’hui la source de richesse la plus ancienne et la plus constante peut-être que possédât l’Italie méridionale menace de tarir. Le vent d’agiotage venu de la nouvelle capitale, après avoir entraîné les princes romains à l’aventure fatale des grandes constructions demeurées vides, souffla jusqu’aux provinces du sud. Quelques fortunes rapides, favorisées par le jeu des événemens ou par les manœuvres de sociétés intéressées, firent tourner les têtes. Alors les cultivateurs de la Pouille se mirent à arracher leurs oliviers les plus vigoureux pour faire de la vigne, et des propriétaires de Basilicate, après avoir envoyé aux bouchers leurs bêtes à cornes, mirent la charrue dans les terres les plus ingrates, pour les contraindre à produire du blé. Quels seront dans l’avenir les résultats de ce coup de folie, dont l’impulsion est, je crois, partie de Rome et qui a compromis dans l’Italie méridionale la première tentative de transformation économique ? Je ne sais, mais à coup sûr la conséquence immédiate en fut de restreindre brusquement le nombre des troupeaux et des bergers nomades. Dès maintenant le fameux tavogliere, qui pendant les mois d’hiver était une pampa à perte de vue, grouillante de chevaux, de bœufs et de buffles, se trouve réduit à la lande de Manfredonia où paissent des troupeaux clairsemés, et les tratturi gardent seuls le souvenir des migrations séculaires jusqu’au moment où eux aussi disparaîtront sous les blés.

Mais la vie agricole qui, chaque jour, empiète sur la vie pastorale, semble comme celle-ci vouée à l’instabilité et au mouvement sans trêve. Si les migrations des troupeaux diminuent d’importance, celles des paysans se poursuivent comme autrefois. C’est toujours l’échange entre la montagne et la plaine, réglé par les saisons. La différence d’altitude et de température qui existe par exemple entre la côte de Pouille et les hauts villages des Abruzzes est telle que les montagnards peuvent abandonner leurs champs avant d’entreprendre leurs récoltes ou après avoir fini leurs semailles, et s’en aller travailler dans la plaine. La neige, pendant plusieurs mois, couvre les plateaux élevés et comble les vallées : pour ne pas rester inactif et emprisonné dans sa maison, le paysan va se mettre aux gages de propriétaires lointains. Pendant une partie de l’année on peut traverser certains villages des Abruzzes sans y rencontrer un homme. En février, ils travaillent tous dans la campagne romaine ou les terres pontines ; en juillet, ils font la moisson dans les Pouilles. Le long de la route, ils dorment en travers des sentiers ; puis, quand ils sont arrivés, ils se couchent pour la nuit dans le champ même ou tout autour de la ville voisine. Les malins et les soirs d’été, on voit ces montagnards assis par centaines dans les rues de Foggia, et c’est à peine si l’on peut passer au milieu de cette foule silencieuse qui a envahi les trottoirs, le seuil des portes, les tables des cafés. Puis quand la plaine est fauchée et les gerbes pliées, les gens des Abruzzes s’en retournent chez eux en chantant des chansons lugubres ; et ce long voyage, et ce campement aux étoiles, et ce changement de climat et de ciel, recommencent à chaque retour de la même saison.

A côté des laboureurs et des moissonneurs errans, il y a sans doute dans la montagne et dans la plaine bien des paysans qui remuent toujours la même terre, et l’on pourrait croire qu’ils y sont plus fortement attachés. Mais ceux-là mêmes, s’ils n’ont pas à s’exiler pendant des mois entiers, sont obligés d’ordinaire de faire chaque jour un long chemin pour atteindre le sol qu’ils cultivent. En effet, hors de la Campanie et de la terre d’Otrante, on trouve seulement à l’état d’exception une masseria, c’est-à-dire une maison d’habitation isolée au milieu des terrains de culture. L’insécurité d’un pays longtemps parcouru par les invasions contraignait autrefois les paysans à se réunir en agglomérations compactes, et la Basilicate ou la Pouille restent peuplées de gros villages clairsemés plutôt que de hameaux multipliés. Lorsque François Lenormant visita en 1882 Melfi et Potenza, il fut très étonné de voir ces villes, dont l’une est une préfecture et l’autre une sous-préfecture, entièrement habitées par des paysans ; il a décrit d’une façon saisissante le retour de ces travailleurs qui revenaient vers la ville par troupes, et qui, de leur champ lointain, arrivaient à leur foyer après une marche longue et pénible. Mais, dans la montagne, il est naturel qu’il faille chercher le lopin de terre qui donnera son blé ou sa vigne bien loin de la vieille ville plantée sur la position la plus inaccessible et défendue par la muraille des rochers et le fossé des lits de torrent. Il sera bien plus frappant d’observer non point les régions montagneuses, mais les plaines fécondes de la Pouille.

Nous sommes à Andria, une ville de cinquante mille âmes. Tous ceux qui habitent ces petites caves où l’on descend en contrebas des rues sont des travailleurs de la terre. Pas un café, pas une auberge ; le jour, personne dans les rues et sur les places que les enfans par centaines : hommes et femmes sont partis aux champs. Hors de la ville, jusqu’aux clochers lointains de Trani et de Corato, on n’aperçoit pas un village : rien que des oliviers et des vignes ; et ce sont les gens de la ville qui vont cultiver ces enclos, très loin des dernières habitations. Pour rentrer chez eux, quelques-uns ont à marcher deux ou trois heures, et leurs caravanes couvrent les chemins au coucher du soleil. Chaque soir ils se retirent dans la ville ouverte, parce que leurs ancêtres passaient la nuit dans l’enceinte élevée contre les pillards ; aucun ne songera à se bâtir une masure dans la campagne, et leurs fils referont après eux le dur voyage quotidien.

Ainsi les paysans des grandes villes de Pouille, qui, pour un jour de travail, ont à faire plusieurs heures de chemin, aussi bien que les montagnards des Abruzzes, en route pendant des mois entiers, n’ont pas déracines vives qui les retiennent au sol, puisque la terre qu’ils ensemencent et la demeure où ils pullulent sont séparées par de longues distances.

Des montagnes à la mer, dans la vie des laboureurs comme dans celle des bergers, le voyage annuel ou quotidien est donc une habitude séculaire et encore une nécessité actuelle : les sentiers éloignés des habitations sont matin et soir sillonnés de paysans, comme les tratturi étaient autrefois, à deux époques de l’année, couverts de troupeaux en marche. Mais, de plus, à certaines époques, c’est nuit et jour et par groupes compacts que les routes charrient des foules, attirées par quelque but invisible. Le but est un sanctuaire éloigné, et les voyageurs sont des pèlerins. Pour comprendre les grands pèlerinages de l’Italie méridionale, il ne faut pas en juger d’après les nôtres. Certes, il y a de nos jours en France de grands élans de ferveur et d’imposantes processions de fidèles. Mais les plus vivaces des pèlerinages français sont suscités par des dévotions récentes et des miracles contemporains : les vieux sanctuaires, comme Saint-Michel au péril de la mer, sont même délaissés pour les églises neuves. D’autre part, les caravanes qui se forment pour la Salette ou pour Lourdes sont composées d’organisateurs et de zélateurs, ou de malades et de malheureux : le pèlerinage, pour les uns, est un effort vers la source des guérisons et des grâces ; pour les autres, il est une bonne action et une manifestation catholique, et certes, le spectacle est émouvant, de tant d’actes d’espérance, soutenus par des œuvres de charité qui sont des professions de foi… Enfin, le pèlerinage est une cérémonie solennelle et régulière, dirigée par les autorités ecclésiastiques et organisée par les bonnes volontés laïques : les pèlerins forment une armée qui a ses officiers et ses intendans, et le corps des brancardiers de Lourdes est un vrai service d’ambulance. Les pèlerinages français, revues des forces catholiques, apparaissent comme l’œuvre savante d’un parti renouvelé ; ils sont bien différens même des pieuses visites que quelques paysans français font encore à une chapelle grise tout embaumée de douces légendes, comme les Bretons vont chaque année saluer la bonne sainte Anne d’Auray et le grand saint Pol de Léon.

Si vous voulez vous faire une idée des pèlerinages que nous allons suivre, oubliez l’Immaculée de Lourdes, et n’allez pas à la Madone de Pompéi, qui en est une contrefaçon en style italien. Ne vous souvenez pas non plus du double pèlerinage de Monte-Vergine et de la Madonna dell’Arco, dont vous aurez vu le retour fameux dans un voyage ou dans un tableau : des cris, des chansons, des attelages fringans, des pompons, des grelots, des voitures emportées, pleines de joyeuses commères et de jeunes sacripans. Cela, c’est la dévotion napolitaine, et rien ne ressemble moins au peuple insouciant et bruyant de la grande ville que les paysans austères des provinces. Quelques bandes d’hommes et de femmes viennent à Montevergine, des Abruzzes et de la Terre de Labour : ils montent pieds nus le sentier tout hérissé de cailloux aigus, qui serpente jusqu’en haut de la montagne sainte, et ils psalmodient des mélopées plaintives, qui répondent comme un chant de trépassés aux chansons enivrées d’amour que se lancent d’un rocher à l’autre les groupes joyeux venus de Naples.

Dans les Abruzzes, dans les Pouilles, dans la Basilicate, les travailleurs des champs, vont seuls vers les grands sanctuaires, et les petites gens des villes, boutiquiers ou employés, ne se soucient pas de les suivre. Le pèlerinage est ici chose populaire et traditionnelle, — le contraire, on le voit, du moderne pèlerinage français. — D’abord il n’est question ni d’organisation, ni d’état-major : si les chemins de fer affichent des réductions de prix, c’est la civilisation nouvelle qui adopte la vieille habitude et qui s’offre à en faciliter l’accomplissement sans prétendre à la réglementer. Le clergé même ne prend aucune part aux préparatifs de l’expédition : son rôle se borne à célébrer les offices devant la foule qui est accourue. Détail très remarquable : ce n’est pas le curé qui, sur la route, marche en tête de ses ouailles, c’est un ancien du pays qui sert de guide et de chef. Le village va visiter les saints sans être accompagné du prêtre. En effet, le pèlerinage n’est pas pour le paysan un devoir extraordinaire de piété, mais un acte périodique de la vie, devenu aussi nécessaire que le labeur de chaque jour. Il y a temps pour le pieux voyage comme pour tel détail des travaux rustiques, et le moment où la tradition a placé le départ vers les sanctuaires les plus vénérés est dicté par les mêmes conditions de climat qui régissent les migrations des bergers et des moissonneurs : le paysan quitte les champs pour parcourir les églises à l’époque de l’année où la terre laissée à elle-même peut continuer son travail sourd sans l’aide de l’homme. De même que les mois d’été sont les mois des récoltes, le mois de mai est celui des pèlerinages. Les groupes qui passent en chantant sur les routes ne sont pas composés seulement d’éclopés et de malingreux : les familles partent tout entières, depuis l’aïeul jusqu’aux petits enfans, non point pour demander telle grâce ou pour conjurer tel mal, mais pour avoir leur part des bénédictions nécessaires à tous ; les hommes les plus robustes sont de la bande, et ceux de la montagne font, pour venir prier dans les églises de la côte, le même chemin qu’ils referont deux mois plus tard, pour aller moissonner dans la plaine. Parmi les lieux saints vers lesquels se dirigent les foules des paysans, il n’en est pas un dont la vogue soit récente. Tous ont été vénérés depuis des centaines d’années. C’est à la fin du XIe siècle que le corps de saint Nicolas fut apporté en Pouille par les marins de Bari, et mille ans avant que l’archange saint Michel ne fût invoqué à la fois par les armées ennemies des Byzantins et des Lombards, la grotte du Gargano recelait un oracle de Calchas.

L’itinéraire du grand pèlerinage de mai est ainsi fixé pour les troupes les plus nombreuses, celles qui descendent de la Molise et des Abruzzes : d’abord les sanctuaires du Gargano, c’est-à-dire, outre la célèbre basilique de Monte-Sant’Angelo, l’antique ermitage de Pulsano, sur la crête du promontoire, face aux lagunes de Salpi, et le couvent de San-Malteo, près du bourg de San-Marco-in-Lamis ; dans la plaine de Capitanate, l’Incoronata, près de Corvaro, une chapelle dans un bouquet d’arbres, où l’on vénère une icône cent fois repeinte qui fut découverte par un chasseur sur un chêne de la forêt immense qui s’étendait autrefois tout autour de Foggia ; puis les pèlerins reviennent à la côte et la suivent jusqu’à Bari. Pour parcourir une route aussi longue, il en est peu qui profitent du chemin de fer. Chaque village s’embarque sur deux ou trois carrioles, celles qui servent aux champs. On les couvre d’une bâche tendue sur des pieux, on y fixe en travers de longues planches, qui dépassent de chaque côté les flancs de la voiture primitive ; les femmes et les enfans s’empilent dans l’intérieur ; les hommes s’accrochent comme ils peuvent aux pièces de bois qui font saillie ; quelques hardes et quelques provisions se balancent au-dessus des têtes, et un malheureux cheval traîne au petit pas la roulotte improvisée. Beaucoup d’autres paysans suivent à pied ; tous, portant la traditionnelle gourde de fer-blanc en sautoir, s’appuient sur un bâton très haut et très mince, orné d’un rameau de pin. Tout le jour et tout le soir, ils vont devant eux, en chantant presque sans trêve un cantique interminable, et à la nuit noire, ils s’étendent au bord des routes pour dormir quelques heures.

Les voici arrivés à travers la vallée qui se creuse au milieu du Gargano, jusqu’au pied de Monte-Sant’Angelo. Le village dispersé sur le chemin se reforme et monte en rangs serrés à l’assaut de la vieille ville toute noire et hérissée de tours ; les hauts bâtons blancs se balancent comme des piques au-dessus des têtes nues, et devant le bataillon un vieillard porte, en guise de bannière, un lourd crucifix de bois. La troupe débouche au pied du château démantelé qui a été bâti par les rois d’Aragon, et arrive en quelques pas devant le campanile élevé par Charles d’Anjou ; puis la foule s’engage dans l’étroit boyau qui mène à la caverne. Ils descendent deux cents degrés dans la pénombre humide ; puis un moment encore ils retrouvent la lumière, au fond d’une petite cour serrée entre des parois très hautes, qui sont pleines de tombeaux. Une porte de bronze verdi, rayée de nielles d’argent, précieux ouvrage d’art envoyé de Byzance il y a neuf siècles, est ouverte sur l’ombre constellée de cierges. En entrant, les yeux fixés sur la profondeur mystérieuse, chacun fait tinter de la main sur l’un des battans trois anneaux polis suspendus à des mâchoires de monstres, et le roulement des pas est dominé par le cliquetis argentin du métal vénérable.

Quand les pèlerins des Abruzzes ont accompli leurs dévotions à saint Michel, ils descendent vers la lande marécageuse hérissée de roseaux et de figuiers d’Inde, et déserte depuis que les troupeaux viennent de la quitter. On dit une prière, au passage, dans l’église ruinée par les siècles et dorée par les étés qui seule garde le nom de l’antique Siponto, ou dans la chapelle de San-Leonardo, qui fut bâtie par les Teutoniques, et où des prisonniers et des brigands délivrés ont suspendu en ex-voto des chaînes qui s’y rouillent encore. Après le détour de l’Incoronata, toutes les troupes s’engagent sur la grand’route le long de l’Adriatique. Je me souviens d’un soir de mai, où, avec un ami, je me trouvais à Trani : nous regardions la silhouette que faisait sur le ciel assombri la grande cathédrale dont le campanile s’élève comme un phare, et dont la mer vient battre le parvis. Un chant monotone qui approchait sur la route annonça l’arrivée d’une troupe de pèlerins. En deux files ils apparurent devant l’église et en montèrent les degrés : la grande porte de bronze, signée par le fondeur Barisanus de Trani, était ouverte pour le mois de Marie. Les pèlerins tombèrent à genoux sur le seuil et ils se traînèrent lentement ainsi jusqu’à l’autel. Puis ils se relevèrent et sortirent d’un pas lourd. Quelques enfans de la ville les attendaient à la porte et venaient à eux en leur tendant la main, comme pour demander l’aumône à ces pauvres. Ceux-ci prirent dans leurs poches des cailloux qu’ils avaient ramassés sur la route et qu’ils avaient bénis en les portant sur eux ; ils les donnèrent aux enfans, et ils s’éloignèrent dans l’ombre en reprenant leur chant toujours le même.

Le 8 mai est la fête de saint Michel du Gargano et celle aussi de saint Nicolas de Bari. Il faut donc choisir, et l’on ne peut voir qu’un seul des deux sanctuaires dans la pompe des processions et des luminaires. La foule la plus compacte se porte vers Bari. La ville nouvelle, avec ses boulevards bordés de hautes maisons et ses boutiques miroitantes de faux luxe allemand, reste froide jusqu’au matin de la fête officielle ; mais dès les premiers jours de mai, la vieille ville, qui enserre de ses ruelles tortueuses la spacieuse enceinte de la basilique fortifiée par les rois angevins, bouillonne et déborde. Les nomades ont envahi l’église ; ils se sont établis dans les bas-côtés et les chapelles ; ils y campent, y dorment, y mangent. D’autres arrivent sans cesse, au milieu d’une clameur stridente et d’une puanteur suffocante. L’entrée de chaque bande est marquée par des scènes d’une sauvagerie incroyable ; la présence du but longtemps désiré exalte la dévotion de ces barbares jusqu’au martyre, et chacun veut se préparer à la vision de l’idole par un supplice repoussant. Non contens de se traîner sur leurs genoux déchiquetés, ils se font tirer par les bras comme des cadavres, la face contre terre, la langue dans la boue du pavé, où ils laissent une trace tout engluée de sang. Ils descendent ainsi jusqu’au sol de la crypte, la tête battant les marches, et quand ils se relèvent en titubant, ils voient au-dessus de la foule sombre, entre les piliers noircis, la voûte revêtue d’argent, toute ruisselante de lumières, et le massif autel d’argent, où le corps de saint Nicolas distille dans l’ombre une manne miraculeuse. Cet autel, vénéré par les Slaves comme par les Latins, a reçu l’abjuration de la princesse qui sera un jour la reine d’Italie, et devant cette relique est venu prier, lors d’un pèlerinage qu’il fit à Bari en 1892, le tsarewitch qui est aujourd’hui l’empereur Nicolas II.

Le soir du 7 mai, la statue de l’évêque de Myre, vêtue de tous les ornemens pontificaux, est portée aux flambeaux vers le reposoir élevé sur la place du Lion, une vaste esplanade où les Vénitiens ont dressé, au XVe siècle, un lion de pierre comme symbole de leur domination. La statue passe la nuit sur l’autel illuminé, et tout autour, couvrant la place, l’armée des pèlerins veille en chantant. Ils sont assis sur la terre par familles, par villages, par provinces. Un ancien dans chaque groupe attaque les couplets de la cantilène, et ses compagnons, de toutes leurs forces, scandent le refrain :


Evviva, San Nicola ! San Nicola, evviva !


Puis le fil de la chanson passe au groupe voisin, sans jamais se rompre jusqu’à l’aube.

La ville est réveillée par une canonnade enragée, et de très bonne heure on commence les préparatifs de la fête, qui est une représentation de l’arrivée des saintes reliques apportées en 1084 par un vaisseau de Bari qui revenait d’Orient. Une procession solennelle accompagne la statue de la place du Lion jusqu’au môle du vieux port ; on y voit toutes les autorités en grand costume, depuis le préfet jusqu’au grand prieur de Saint-Nicolas qui représente le roi, seul maître de la basilique palatine, et qui porte la crosse et la mitre, en rival de l’archevêque, représentant du pape. Les pèlerins suivent en files interminables, le cierge à la main ; avec leur vêtement rude et leur mine farouche, ils ont l’air de brigands qui marcheraient à un autodafé, entre les pompons des gardes municipaux et les plumets des carabiniers. Le cortège arrive à la mer, et la foule se masse le long des berges, tandis que les fanfares font rage, et que les batteries de bombes crépitent avec fracas. A travers la fumée qui roule, on aperçoit les antennes pavoisées de deux belles tartanes accouplées, qui portent à l’avant un reposoir couvert de lumières où le clergé va déposer la statue. Les tartanes s’ébranlent, entraînées par un remorqueur chargé de musiciens et escortées par toute une flottille d’embarcations. Elles voguent ainsi jusqu’à une anse de sable située à une lieue de la ville neuve, et elles jettent l’ancre à cent mètres de la rive. Tout le monde revient, laissant en mer la statue sur la nef symbolique ; puis, vers minuit, le remorqueur va reprendre les tartanes, suivi des barques illuminées, et le saint revient triomphalement vers sa ville, salué par les cuivres, les pétards et les fusées.

La fête est terminée, mais le pèlerinage continue bien des jours encore. Les bandes qui sont restées sur le Gargano pour la Saint-Michel et les retardataires par centaines affluent toujours vers la crypte de Bari. Il faut que chaque famille emporte sa bouteille pleine de l’eau mystérieuse qui suinte des ossemens de saint Nicolas, comme d’une source intarissable. Puis les pèlerins des Abruzzes reprennent le chemin de leur village lointain, que plusieurs ne retrouveront qu’après un mois de vie errante. Quant aux paysans de Basilicate, ils assistent d’ordinaire à la fête de saint Nicolas, avant de s’engager sur la route de Gargano ; mais avant tout ils ont pris soin, le premier dimanche de mai, de visiter le sanctuaire le plus célèbre de leur province, Santa-Maria di Pierno. C’était une abbaye élevée au XIIe siècle, près d’Atella, par saint Guillaume de Verceil, le fondateur de Monte-Vergine ; c’est aujourd’hui une chapelle ancienne et misérable, au sommet d’une colline, dans un grand bois de châtaigniers. Devant la porte, les hommes du voisinage, qui comme tant d’autres sont partis vers les Amériques et qui en ont rapporté un petit pécule, ont élevé un clocher de brique à demi recouvert de plaques de marbre : chacune représente un don de cent francs et porte le nom d’un « Américain ». Le pèlerinage de Pierno attire trois fois dans l’année un grand concours de peuple, et l’on y vient même de la Puglia piana ; mais il y a dans les Abruzzes d’autres sanctuaires aussi fréquentés, comme celui de Casalbordino, dont Gabriel d’Annunzio a décrit si fortement dans le Triomphe de la Mort les pèlerins sauvages. Si je me souviens avec prédilection de la petite église perdue au fond de la Basilicate, ce n’est pas seulement parce qu’elle est placée au centre le plus inaccessible de l’ancien royaume de Naples, dans l’ancienne citadelle des brigands, dont le mont Vulture était comme le donjon : c’est parce que le pèlerinage de Pierno a eu la fortune de trouver un poète.

Sans doute, quand un vieillard de Rionero in Vulture faisait imprimer en 1891 la canlilène qu’il avait mis trente ans à composer, il ne pensait guère que sa feuille volante, achetée un sou par quelque jeune pèlerin qui sait épeler, serait précieusement gardée par un « professeur » de la ville. Et pourtant cette prière est une chose très rare, un document populaire qui n’a pas été traduit par un lettré. Le vieil aède nous a dit son nom :


C’est Tirico di Gerardo Raffaele
Qui a été dévot à dire l’oraison…
… Il ne savait pas écrire, le bon Raffaele.
Le Seigneur lui a donné le sentiment ;
Il a prié le soleil, la lune et les étoiles,
Pour composer l’histoire de la petite Vierge.

Je me suis adressé (dit-il) à bien des gens.
Personne n’a voulu écrire cette poésie,
Mais enfin j’ai trouvé un jeune homme capable,
Le fils de Vito, Rocco di Pace.

Alors ils remercient tous deux la Madone et ils signent ensemble :


Raffaele Tirico et Rocco di Pace.


Le vieillard a mis dans ces quatre-vingt-trois couplets de quatre vers tout son cœur, toutes ses rancunes, toutes ses ignorances. On y découvre des aveux et des reproches que j’aurai bientôt à relever ; mais surtout on se sent transporté dans un monde très ancien, parmi ces prières naïves et farouches, ces descriptions inutiles, ces énumérations homériques, ces hérésies merveilleuses. Il faudrait tout lire dans le dialecte archaïque et sonore, et je détache seulement quelques quatrains, qui en diront plus que je ne saurais dire sur la conscience primitive des paysans pèlerins :


Je t’adore et te prie, sainte Vierge Marie,
Tu as pris le nom de Madone de Pierno.
On vient te visiter de toutes les provinces,
Et chacun prend son « tratturo »…
… Madone de la mi-août, quand il grêle,
Au-dessus de nous étends les deux mains.
Évite-nous les coups et de mourir tués,
D’être faux témoins et mauvais chrétiens…
… Source pleine de grâce pour tout le voisinage,
Toutes par toi sont répandues sur nous :
Tu es dans une église entourée de trois anges,
Saint Guillaume, saint Michel et saint Donato,
Trois saints on dit qu’il est de par le monde,
Et nul ne sait quelle est la vérité :
Le premier est le saint Archange de la Pouille,
Puis Marie de Pierno, enfin la Trinité…


III

L’œuvre de civilisation que le gouvernement italien poursuit dans les provinces méridionales a été commencée, après la conquête du royaume de Naples, par la chasse aux brigands. Elle a pu être développée quand la prise des États pontificaux eut enlevé aux malandrins leur dernier asile. En même temps, Rome devenait la capitale commune de l’Italie du Nord et de l’Italie du Sud. Or, l’unité italienne, solennellement affirmée en 1870, ne pouvait être une réalité qu’au jour où la moitié méridionale de la péninsule, en retard de plus d’un siècle sur la Toscane ou la Lombardie, deviendrait enfin praticable et habitable. Tout était à faire : c’est justice de proclamer que beaucoup est déjà fait.

En 1860, Naples, capitale du royaume, était bien reliée aux chefs-lieux des provinces par des routes royales ; mais dès que l’on voulait s’écarter des centres, il fallait se confier aux sentiers frayés par les sandales des paysans ou aux tratturi tracés par les sabots des bestiaux. Le premier soin des nouveaux maîtres de l’Italie méridionale fut d’ouvrir en tous sens des voies carrossables, sans souci des obstacles naturels. Chaque année, l’Etat impose aux provinces et aux communes d’en construire de nouvelles ; et j’ai eu la surprise, en prenant pour guide en ces dernières années la carte publiée par l’état-major en 1889, de rencontrer des routes excellentes, là où la feuille m’indiquait un chemin muletier. Si vous demandez votre route à un paysan, presque chaque fois il vous en indiquera deux : la via vecchia, la plus courte pour lui ; la via miova, la meilleure pour vous.

On a le droit d’être surpris le jour où l’on apprend que le premier chemin de fer construit en Italie fut commencé, dès 1837, sur l’ordre d’un Bourbon de Naples, et que l’une des premières stations où s’arrêta une locomotive fut Pompéi. Mais, après le roi qui, par fantaisie, inaugura la ligne de Naples à Castellamare et à Nocera dei Pagani, ses successeurs, par incurie, se bornèrent à laisser établir dans la suite une voie nouvelle entre Naples et Capoue. On sait qu’aujourd’hui les deux compagnies principales qui exploitent les chemins de fer italiens, le réseau de l’Adriatique et le réseau de la Méditerranée, ont poussé leurs lignes le long des côtes jusqu’à Gallipoli et jusqu’à Reggio ; une voie suit la mer Ionienne de Tarente au détroit de Messine, et on lit sur les deux gares les plus importantes de ce long parcours les noms de Métaponte et de Sybaris. Des lignes transversales coupent les Abruzzes et la Basilicate. On travaille à une voie qui monte par des pentes rapides jusqu’à plus de mille mètres d’altitude et qui bientôt rejoindra directement Sulmona à Naples, par-dessus les montagnes. Enfin, dans le courant du mois passé, le 18 septembre 1897, on vient d’inaugurer le tronçon qui unit Melfi à Potenza, en coupant la région du Vulture, le pays redoutable qui servait autrefois de quartier général au fameux bandit Donato Crocco, et que la diligence traversait, il y a peu d’années, avec une escorte de carabiniers. Si, pour appuyer ces notes, on voulait des chiffres, l’Italie méridionale qui, en 1860, comptait à peine 100 kilomètres de voies ferrées, en possède maintenant plus de 3 700, qui représentent une dépense d’un milliard et demi.

La multiplication des routes et des chemins de fer a devancé l’assainissement et l’embellissement des villes. Cependant, partout où il s’est établi une administration et une garnison, c’est-à-dire partout où des Italiens du Nord ont été obligés de vivre parmi les Italiens du Sud, les progrès sont rapides. Je ne parlerai pas ici de la transformation magique de Naples, qui a suivi de près la modernisation de Rome : ceux qui ont vu la ville avant le choléra de 1884 ne la reconnaissent plus. Dans les provinces il n’est pas de chef-lieu qui n’ait au moins son corso, son palais municipal bâti de neuf, son jardin public, souvent délicieux. Chaque année remplace quelques masures enfumées par des maisons coquettes à volets verts ou rouges. Si l’on veut accepter une fois encore mon témoignage, je dirai qu’en quatre années, j’ai pu suivre le développement très sensible de villes comme Aquila, Foggia ou Cosenza. Les municipalités ne se contentent pas d’embellissemens en façade ; partout on se préoccupe des deux questions vitales, la canalisation des égoûts et l’adduction de l’eau potable. Naples, on le sait, est devenue une ville nouvelle, du jour où les eaux pures du Serino y ont afflué. En ce moment on a mis à l’étude le projet d’un aqueduc gigantesque qui capterait en pleine montagne, non loin d’Avellino, toute une rivière, le Scie, qui l’entraînerait par un tunnel de plusieurs kilomètres jusqu’à la vallée de l’Ofanto, et qui la répandrait de là dans les trois Pouilles, de Foggia jusqu’à Lecce. Si l’on trouvait jamais les millions nécessaires, l’Italie moderne aurait réalisé un ouvrage d’utilité publique qui l’emporterait peut-être sur tous ceux des Romains.

Il faut dès maintenant reconnaître la grandeur de l’effort tenté et la somme des améliorations réalisées. Après avoir enlevé le royaume de Naples aux Bourbons, et après l’avoir disputé pied à pied aux brigands, il a fallu le conquérir au progrès, et faire entrer dans l’harmonie d’une nation moderne un pays qui semblait continuer au-delà de l’Adriatique les régions à demi sauvages de l’Albanie et de l’Epire. La maison de Savoie a repris énergiquement et mené courageusement l’œuvre que le gouvernement de Murat avait eu à peine le temps d’ébaucher. Lance qui voudra aux souverains et aux ministres italiens les accusations trop justifiées de gaspillage et de « mégalomanie » ; si, malgré de folles prétentions, l’empire d’Ethiopie a commencé de se civiliser sans l’Italie et contre elle, si l’entreprise prématurée d’une expédition lointaine n’a abouti qu’à un désastre, l’Italia Una tient sa colonie et sa conquête, qui est l’Italie méridionale.

Mais, je dois le dire aussi, les routes et les chemins de fer tracent au milieu du vieux royaume des Bourbons un réseau qui laisse des vides, et une ville comme Cosenza n’est que le poste avancé de la civilisation sur une terre encore sauvage. Si les citadins commencent à se transformer, les campagnes n’ont pas changé. Nous avons vu et nous avons suivi les paysans de l’Italie méridionale : ils sont restés ce qu’ils étaient on 1860, ce qu’ils étaient un siècle auparavant : des primitifs et des demi-nomades. Quand le petit fonctionnaire italien parle des bons montagnards qui descendent au marché de sa ville, c’est pour s’apitoyer sur leur misère et pour s’indigner de leur barbarie, en les écrasant sous les mots retentissans de civiltà et d’umanità. Les travailleurs des champs restent indifférens aux routes neuves, plus longues pour eux que leurs sentiers, et, s’ils prennent le chemin de fer, à un sou le kilomètre, c’est pour quelque voyage extraordinaire. Bien plus, on les sent hostiles à tout ce progrès dont ils ne profitent pas, mais qu’on leur fait payer comme aux autres. Certes, l’Italie a dépensé l’argent des Italiens non seulement, comme on le dit toujours, pour soutenir son rang de nation jeune et ambitieuse, mais aussi pour mener à bien des travaux nécessaires et féconds. Il n’en est pas moins vrai que les provinces et les communes de l’Italie méridionale ont dû payer très cher la civilisation qui leur était imposée. Par contre-coup, propriétaires et colons plient sous les impôts : que de fois je les ai entendus maudire les « taxes » et jusqu’au progrès dont ils souffrent ! La terre ne suffit plus à payer l’Etat, et derrière le collecteur vient l’usurier, qui prête à un taux monstrueux et qui toujours sait se faire payer : on cite tout bas des hommes influens et respectés, qui ont ainsi grossi leur fortune et qui, avec les sous des misérables, ont fait des louis d’or, des marenghi, entassés dans des tonneaux bien clos au fond de leur maison sordide.

La civilisation ne coûte pas seulement : elle pèse. Les plus vieux parmi les paysans de l’Italie méridionale ont gardé le souvenir d’un régime implacable aux hommes de pensée, débonnaire au peuple obscur. La royauté des Bourbons, tyrannie à Naples, était dans les provinces une anarchie. Pas de police, peu de justice, la conscription réduite à quelques mauvais numéros. Et déjà le service militaire semblait insupportable à ces travailleurs vagabonds, toujours libres sur les chemins, et qui ne savaient obéir qu’à la tradition des ancêtres. C’est parmi les réfractaires que se recrutaient les brigands. Je voyageais par un train du soir entre Rome et Naples, quelques jours après le mariage du prince héréditaire. A Ceccano un homme de mauvaise mine, qui portait deux gourdes énormes, vint s’asseoir dans notre compartiment et y resta muet au milieu des conversations qui se poursuivaient. Un bon prêtre, avec l’indiscrétion des méridionaux, demanda au voyageur solitaire d’où il venait. Celui-ci tressaillit, hésita une minute, puis il répondit textuellement cette phrase mystérieuse : « Je suis né d’hier. » Devinant quelque drame, nous le pressâmes tous de questions et il finit par nous raconter son histoire. Nous avions pour compagnon l’un des plus fameux brigands de la Basilicate, Pietro Somma d’Avigliano. Réfugié comme tant d’autres sur les terres du pape, il avait été reconnu et livré dès 1870, jugé à Potenza pour dix-neuf chefs d’accusation, et condamné aux galères à perpétuité. Après vingt-cinq ans de bagne passés en Sardaigne, il venait d’être gracié à l’occasion du mariage royal, et il revenait à son village de la montagne, où personne ne devait plus le reconnaître. J’eus la curiosité de savoir comment et pourquoi il s’était fait brigand ; il me répondit très simplement : « J’étais tombé à la conscription ; alors j’ai fait comme les camarades : j’ai pris la campagne et j’ai rejoint Crocco. »

Aux fils de ces hommes, l’Italie a imposé le service obligatoire pour tous et elle les a livrés par bataillons entiers à l’Afrique insatiable. Les paysans donnent tous leur liberté et beaucoup ont donné leur vie pour des mots qui ne peuvent se traduire dans leur humble dialecte, et qu’ils ne savent pas lire sur les inscriptions éloquentes qui commémorent aux murs des municipes les Mille de Marsala et les Cinq cents de Dogali.

Peut-on dire que ces hommes aient gagné à la victoire du Vulturne et à la prise de Gaëte ? Sans être devenus plus savans ni plus industrieux, ils sont plus pauvres et moins libres ; à leurs maux séculaires, la malaria et les latifundia, en est venu s’ajouter un nouveau : la civilisation. Aussi trouve-t-on souvent des paysans qui parlent avec amertume du bonheur que donnait le gouvernement passé, governo cessato, et qui regrettent franchement le règne des Bourbons et le temps des brigands. Un bon propriétaire de Mattinata sur le Gargano me le disait tout naïvement : du moins, avant 1860, on pouvait encore mettre de côté pour ses enfans quelques écus à l’effigie du roi, les francesconi. Demandez maintenant à notre poète de Rionero, au vieux Raffaele Tirico, ce qu’il pense des jours présens :


Aujourd’hui il n’y a plus de bien
Ni pour le Pape, ni pour la Sainte Couronne !


et il acclame le souvenir du bandit qu’autrefois il a vu passer victorieux au travers de son village :


Vive à jamais le général Crocco !
Il estimait les pauvres diables ;
Jamais il ne demandait qu’aux riches,
Et il empochait les millions !


Cela a été imprimé il y a six ans. De telles récriminations pourraient faire craindre des revendications. Mais les paysans de l’Italie méridionale souffriront sans se révolter. Ils parlent des Bourbons simplement comme parlent du passé les malheureux qui ne savent pas travailler à l’avenir. Mais ils ne connaissaient pas le « roi légitime » qui maintenant est mort ; et ils ignorent qu’il ait un héritier sur la terre étrangère. Les rares partisans de la dynastie tombée se trouveraient, non pas dans le peuple des campagnes, mais parmi quelques-familles de l’aristocratie napolitaine, qui se réunissent chaque année dans une église de la via Toledo pour assister à un service funèbre, et qui reçoivent, sans le lire, un journal bizarre, qui, pour défendre le droit divin, se donne le titre de « Vrai Guelfe » : Il vero Guelfo. Quant au brigandage considéré comme une profession dangereuse et honorable, la tradition en est à jamais perdue. On n’entend même plus parler en Basilicate ou en Calabre de bandes armées comme celles qui attaquent les fermes isolées en Sicile ou en Sardaigne. Ceux que l’on désigne comme des brigands, par exemple les frères Frattarolo qui, l’année dernière, tenaient en échec dans les forêts du Gargano une armée de bersagliers et de carabiniers, ceux-là sont des contumaces, des latitanti, qui font le coup de feu pour ne pas être pris, mais qui n’attaqueront jamais un passant inoffensif. Leur rébellion contre la force organisée est un effet de l’amour de la liberté, si ardent chez ces nomades, et qui autrefois les entraînait dans la vie hors la loi pour éviter quelques années de caserne : aujourd’hui encore, pour échapper à quelques mois de prison, un paysan prendra le maquis avec une arme et risquera les galères.

Mais le gouvernement italien n’a rien à redouter d’une insurrection et rien non plus d’une révolution sociale. Les fameux fasci de Sicile ont été brisés par l’énergie d’un seul ministre, et le mouvement qui, en 1893, agitait les Pouilles, s’est arrêté de lui-même, après avoir coûté la vie à un employé du fisc. Il n’y a pas d’homme d’intelligence assez puissante et assez primitive à la fois pour remuer ces masses, et l’on hausse les épaules quand on parcourt le journal de Pouille qui prétendait parler au nom des travailleurs de la terre, superstitieux et illettrés, en prenant pour titre : « la Foi Nouvelle », la Fede Nuova, et en traduisant des pages de Karl Marx.

Non, les paysans ne se soulèveront pas : quand la vie leur devient trop difficile, ils ont un moyen de salut qui leur laisse au moins une espérance : ils s’expatrient. Pour avoir la pensée d’émigrer, ils n’ont pas besoin d’être attirés par les agences : ils n’ont qu’à imiter l’exemple de tant de communautés et d’individus qui sont venus autrefois s’établir sur leur sol, Grecs, Albanais, Normands. Laboureurs et pèlerins, ils n’ont qu’à continuer le voyage qu’ils font chaque jour ou chaque année, et qu’à prolonger la route accoutumée jusqu’à ce qu’elle les conduise à la mer. J’en ai vu partir bien des bandes. Ils quittaient presque sans chagrin le village dont ils s’étaient éloignés déjà pour travailler et pour prier, et c’est à peine s’ils retournaient les yeux vers la terre inhospitalière dont il leur avait fallu chercher si loin des lambeaux à labourer. L’habitude de la migration est devenue pour eux une leçon d’émigration ; les pèlerinages ont préparé les exodes ; et le clocher des « Américains », quand le paysan de Basilicate monte aux fêtes de la Vierge la colline de Pierno, parle en même temps à son âme obscure de Paradis et d’Eldorado.


EMILE BERTAUX.

  1. Das Heidenthum in der römischen Kirche. Gotha, 1889-1891.