Sur les gouvernemens absolus de l’Allemagne
Cette ville est un Pompéi du XVe siècle, parfaitement conservé, enrichi de tout le bien-être et de toute l’aisance de la civilisation moderne, et rempli d’une population heureuse. Nuremberg tout entier est comme une de ces pièces de musée qu’on garde sous verre. J’ai entendu dire à de bons juges qu’ils l’admiraient plus que Munich. Sur la place du marché est une antique fontaine d’un goût exquis, qu’on a récemment restaurée avec bonheur. Les églises, toutes envahies par le culte réformé, sont restées telles qu’elles étaient lorsque Nuremberg était catholique. Tableaux, statues, autels, tombes, rien n’y manque. L’église de Saint-Laurent contient un tabernacle de Kraft, magnifique joujou de sculpture, de quelque soixante pieds de haut, qui semble achevé d’hier, tant il est frais, quoiqu’il compte plusieurs siècles. Jamais on ne fit de plus jolis et de plus délicats festons en pierre. La pierre n’avait pas été mise au monde pour cette destination-là[1].
Le royaume de Bavière est, peut-être, le pays où l’on maçonne le plus. Le roi Louis a entrepris et achève une belle capitale, à laquelle on peut appliquer ce qui avait été dit de Versailles, que c’était un favori sans mérite. Il élève en outre à Ingolstadt, sur le Danube, une forteresse qui coûtera, dit-on, cinquante millions de francs. Ce sera une immense citadelle intérieure qui ne protégera aucune frontière. Ériger de pareils ouvrages, de la part des grands états, je doute que ce soit sagesse ; mais incontestablement, de la part des petits, c’est de la déraison, les petits états ne pouvant plus avoir de guerre pour leur compte. Cette construction d’Ingolstadt est impopulaire en Bavière. Le XIXe siècle autorise le goût de la truelle, mais il veut que ce soit pour l’utile ; c’est à peine s’il tolère le beau.
Le roi de Bavière a commencé extra-constitutionnellement les fortifications d’Ingolstadt ; cela lui a réussi. Une fois la chose entamée, les chambres n’ont pas cru pouvoir reculer. Il est vrai que les travaux avaient duré plusieurs années quand elles furent saisies de la question.
Le roi Louis semble avoir pris Louis XIV pour modèle. Il bâtit, comme le grand roi, de magnifiques monumens et de vastes citadelles. Il a voulu avoir aussi son canal des deux mers, en joignant le Rhin au Danube, et par conséquent la mer du Nord à la mer Noire ; c’est plus grandiose encore que la pensée de Riquet. Le canal Louis, c’est le nom qu’on lui donne, est un bel ouvrage, à peu près terminé aujourd’hui par une compagnie qu’a puissamment aidée l’état. Il a cent soixante-treize kilomètres de long. Ses dimensions sont presque les mêmes que celles de nos canaux à grande section. Il va du Regnitz, affluent du Mein, chercher un affluent du Danube, l’Altmuhl, qui apporte le tribut de ses eaux à ce roi des fleuves européens à Kelheim, un peu au-dessus de Ratisbonne. On le construit sur les plans de M. de Pechmann, conseiller supérieur des travaux publics, qui, malgré son âge avancé (il a près de soixante-dix ans), en surveille personnellement l’exécution avec une ardeur juvénile. Il est toujours allant et venant, à pied, tout le long de la ligne. Nous avons fait une assez longue course au bief de partage, et ses vieilles jambes ont lassé les miennes. Durant le cours entier de sa longue vie, ce vénérable ingénieur a poursuivi l’exécution de ce canal ; c’était le rêve de ses jours et de ses nuits. Plusieurs engins remarquables ont été employés sur le canal Louis. M. Beyschlag, conseiller des travaux publics, adjoint à M. de Pechmann pour la direction des travaux, m’a fait voir tout près d’ici, à Dutzendteich, dans les ateliers de M. Spæth, mécanicien habile, une machine qui doit servir à enlever les terres dans une tranchée de quatre-vingt-huit pieds bavarois (vingt-cinq mètres soixante-dix centimètres) de profondeur. Au bief de partage où l’on creuse une tranchée immense dans un terrain de sable blanc, une autre machine fort ingénieuse a été mise en œuvre pour enlever les sables. Elle a fait la fortune de l’entrepreneur. L’inventeur de ces mécanismes est M. Hartmann, l’un des sous-ingénieurs du canal.
Il est fâcheux pour la France que cette communication du Rhin au Danube s’opère sans qu’elle ait aussi la sienne. Le Danube est le grand chemin continental de l’Orient. Il nous faudrait un canal, à nous, entre ces deux puissantes artères, au travers du duché de Bade et du Wurtemberg ou de la Suisse. Divers tracés ont été proposés : l’un gravissant le plateau de la forêt Noire par le vallon de la Kintzig, vis-à-vis de Strasbourg ; l’autre, quittant le Rhin à Waldshut au-dessus de Bâle ; un troisième prenant son point de départ au lac de Constance. Un canal français (ces trois-là le seraient), du Rhin au Danube, serait une consécration matérielle de l’alliance de la France avec l’Allemagne, alliance bien désirable.
Le roi de Bavière a une autre ressemblance avec Louis XIV : il est peu parlementaire. Il ne s’est pas avisé d’aller exhorter les chambres au silence, en équipage de chasse et le fouet à la main ; de nos jours, c’eût été trop féodal, même pour l’Allemagne ; mais il a trouvé le moyen de déparlementariser le parlement, je veux dire de le rendre infiniment sobre de discours. Un article de la constitution interdit l’entrée de la chambre des députés aux fonctionnaires, sauf l’autorisation du roi. Or, l’on a assimilé les avocats aux fonctionnaires, et, à l’égard de MM. de l’ordre, le roi a systématiquement et sans exception fait usage de son veto. Un gouvernement parlementaire sans avocats est un curieux phénomène. Il fallait avoir, comme le roi Louis, la riche imagination d’un poète pour résoudre ce problème.
Je ne sais quelle épithète caractéristique les géographes, grands dessinateurs de silhouettes, ont l’habitude de décerner à la Bohême. Je m’imagine que, les uns, préoccupés de l’aspect du sol, disent que c’est une contrée montueuse et boisée, riche en mines de tout genre. D’autres, plus attentifs au personnel qu’au matériel, doivent tracer à peu près ainsi son portrait : « La Bohême est un pays habité par un peuple aux mœurs douces, ce qui n’empêche pas d’être spirituel, au tempérament soumis et docile sans bassesse. Les Bohêmes sont braves d’abord, tous les Européens le sont, mais moins que d’autres ils sont enclins à la violence ; ils sont laborieux et appliqués plus que leurs voisins du midi, les Autrichiens, et cependant, à peu près autant qu’eux, sensibles aux joies de la consommation. » Un troisième, ayant vu dans les moindres villages passer des enfans pieds nus, un violon sous le bras ou une clarinette à la main, pour se rendre à l’école, définira la Bohême, la terre musicale par excellence. Les Anglais, qui sont disposés à juger les nations par les auberges et les aubergistes, doivent inscrire dans leurs comptes-rendus que la propreté n’est pas l’attribut dominant du pays. Sur ce point cependant, si l’on en jugeait d’après Carlsbad, l’arrêt serait bien injuste ; Carlsbad est la ville la plus coquettement proprette qui se puisse voir. Pour moi, si je me hasardais à écrire une géographie sous le coup de l’impression que j’ai ressentie en arrivant, je donnerais à ce pays l’épithète de paisible. Ce calme de la vie dont je trouve ici l’empreinte sur tous les visages et dont on se sent bientôt imprégné soi-même, c’est si neuf et si bon pour un Français ! Quand on compare une physionomie bohême aux nôtres, je parle des seules physionomies masculines, on est tenté de croire que le Français est au lendemain d’une attaque de nerfs, au lendemain et à la veille aussi. Il faut qu’ici, me disais-je, on passe de meilleures nuits qu’en France. Eh non ! ce sont de meilleurs jours.
La Bohême est un pays paisible. Dans cette atmosphère tranquille, les poumons s’épanouissent, et le sang circule plus doucement. Ce n’est pas un calme plat, image de la mort, c’est une activité ordonnée et sans secousses qui dans son ensemble n’est point sans grandeur, car il y a même un caractère de majesté dans toute masse considérable qui se déploie avec régularité. Pour chacun en particulier, c’est une vie modestement heureuse, où, autant qu’il est donné à notre nature, il y a équilibre entre les jouissances et les désirs. Ce n’est pas le repos du cachot ni celui du cloître ; c’est un mouvement continu, exempt de soucis, celui de l’homme qui voit un but devant lui et qui y chemine, sans que le sol tremble sous ses pas, sans qu’au dessus de sa tête la tempête gronde.
La Bohême est aussi un pays riche, le sol y est fertile. C’est une des contrées, comme la France, heureusement situées dans une latitude moyenne, qui produisent à peu près tout ce que réclament les besoins de l’homme, parce qu’elles touchent à la fois, au nord et au midi. Elle récolte du vin qu’on vante, quoique le cru de Melnik ne soit pas propre à faire oublier les nôtres. Grace à la betterave, elle produit du sucre aussi bien que les Antilles. Les entrailles de la terre y recèlent des richesses incomparables. La Bohême est adossée aux montagnes appelées l’Erzgebirge, parce qu’elles sont métallifères par excellence. C’est au milieu de l’Erzgebirge qu’est le classique Freiberg, où tout ingénieur de mines doit faire un pèlerinage, comme autrefois tout bachelier espagnol à Salamanque. On y trouve le fer et le plomb, le cuivre et l’étain, l’argent lui-même. Les mines d’argent de Joachimsthal, à deux pas de Carlsbad, ont une grande renommée ; bien des millions en ont été retirés. C’est le nom de Joachimsthal qui a fait celui de thaler, adopté aujourd’hui encore pour l’unité monétaire en Prusse, et, par corruption, celui de dollar, quoique, il faut le dire, si le mot dollar vient de Joachimsthal, il ne sera plus permis de rire avec le poète de ceux qui veulent qu’alfala vienne d’equus. La Bohême possède en abondance des mines de houille qui valent ou vaudront, quand on en tirera parti, mieux que des mines d’or. Ces trésors de la surface et du fond sont presque tous exploités avec un succès croissant. Une personne parfaitement digne de confiance m’a affirmé qu’il n’y avait pas de pays en Europe qui, matériellement, eût fait, depuis trente ans, plus de progrès que la Bohême.
Ce caractère de quiétude qu’on retrouve dans toute la partie allemande de l’empire, les populations bohêmes et autrichiennes le conserveront-elles ? Je suis porté à répondre par l’affirmative. Les révolutions ne paraissent pas devoir venir troubler cette paisible ruche.
En fait de bouleversemens et de reviremens brusques, aujourd’hui rien ne doit être jugé impossible. Les hommes de notre époque ont vu Louis XVI solidement affermi sur le trône après la paix de Paris, qui consacra l’indépendance des États-Unis, et huit années plus tard ils l’ont revu gravissant les degrés de l’horrible machine de Guillotin. Ils étaient à l’Opéra lorsque Marie-Antoinette, y paraissant pour la première fois, excita une admiration plus forte encore que le respect, et fut accueillie par l’explosion, impossible à étouffer, des hommages d’une foule éblouie de tant de grace et de majesté ; puis ils l’ont rencontrée, les mains liées derrière le dos, dans un tombereau ignominieux, traînée à une affreuse mort, aux huées d’une multitude ivre de sang. Ils ont assisté aux grandes revues par lesquelles le César moderne, à l’apogée de la puissance et de la gloire, préludait à la campagne de Russie ; dix-huit mois ensuite ils étaient les témoins des adieux de Fontainebleau, et, après un autre intervalle de dix-huit mois, ils entendaient, de Sainte-Hélène, le lion qui rugissait dans les tortures. Ils étaient encore assourdis des acclamations dont fut salué Charles X en Alsace, quand ils l’ont rencontré sur le chemin de Cherbourg. Il semble donc qu’en ce siècle tout renversement soit possible. Mais, si l’on y regarde bien, on reconnaîtra qu’à toutes les catastrophes que je viens d’indiquer il y avait une cause préexistante. Avant la crise, tout semblait tranquille et régulier, mais c’était un faux semblant. Ici on trouve à la fois l’être et le paraître. Dans la population bohême et dans l’esprit actuel de son gouvernement, il n’y a aucun motif latent de désordre ; il n’y a que des raisons de stabilité.
La population bohême offre les deux meilleures garanties d’ordre, l’obéissance et la foi. Un peuple qui obéit et qui croit est à l’antipode des révolutions.
Le gouvernement autrichien, dont la Bohême est l’un des plus anciens domaines, s’y montre paternel. Il y est affectueux et affectionné. Il connaît ses devoirs comme ses droits. Il a le sentiment de la direction nouvelle de la civilisation, car il travaille avec persévérance à substituer la monarchie populaire à la monarchie aristocratique. On pourrait même dire qu’il a commencé la révolution avant nous, ou plutôt que, plaçant le progrès sous sa tutèle, il l’a empêché de prendre les allures révolutionnaires. Joseph II était entré dans la carrière des réformes politiques et sociales avant qu’il en fût pratiquement question chez nous. Il est vrai que nous pouvons revendiquer l’honneur des tentatives de Joseph II, car ce prince agissait sous l’inspiration des idées françaises[2].
Comme tous les novateurs, n’ayant pas pour se guider l’expérience d’autrui, Joseph II commit des fautes. Son esprit se tenait trop en avant de ses contemporains. Chez le penseur qui observe et médite, c’est une perspicacité glorieuse ; chez un roi qui a charge d’ames et de corps, c’est une dangereuse précipitation. Le prince qui veut rendre ses sujets heureux, au lieu de se jeter à l’avant-garde parmi les tirailleurs et les pionniers, doit peu s’écarter du gros de l’armée. Persuadé qu’un changement était indispensable dans la situation intérieure des peuples, et qu’ils devaient cesser d’être parqués en castes distinctes, Joseph II, d’autorité, remania dans un sens libéral les lois de son empire ; mais il ne vit pas que le génie propre de ses peuples était particulièrement antipathique aux changemens brusques et aux déchiremens. Il ne comprit pas assez qu’en eux il fallait ménager la foi, le plus précieux trésor d’une nation. Il ne sentit pas qu’en heurtant les idées religieuses, il ébranlait le plus ferme boulevard des trônes. En France, où les croyances étaient battues en brèche, où le caractère national est ardent, prompt à s’exalter, impatient à l’excès, un roi tel que Joseph II aurait excité au début un débordement d’enthousiasme : j’ignore cependant ce qui se serait passé au dénouement. Chez des peuples d’un tempérament essentiellement doux et bon, opposé à la précipitation, il fallait un guide plus temporiseur, même en temps de rénovation politique et sociale.
Joseph II, pourtant, a bien mérité des rois et des peuples. Chez nous, à l’époque où Joseph II, averti par un généreux instinct de l’orage qui s’amassait, opérait des réformes, une cour frappée de vertige, méconnaissant les plus belles traditions de la monarchie française et l’immuable tendance de la troisième race de nos rois à affranchir le tiers-état, s’évertuait à restaurer les prétentions les plus surannées. Turgot, qui voulait sauver la monarchie en adoptant, sauf amendement, la méthode de Joseph II, était disgracié. Dans un accès de démence, on réglait l’avenir en ordonnant que tous les grades de l’armée et tous les bénéfices ecclésiastiques fussent réservés aux privilégiés. L’avenir ! il devait échapper à la royauté, du moment où elle entendait en disposer de la sorte. Puisque des princes abusés et des ministres présomptueux se refusaient à faire la révolution par en haut, elle devait s’accomplir par en bas, et l’on sait aujourd’hui avec quelles douleurs !
Sans l’avertissement donné aux rois par la révolution française, il est possible et probable, je le crois, que l’entreprise de Joseph II, traitée comme la boutade d’un utopiste, eût été abandonnée de ses successeurs ; mais, à la faveur de cet enseignement terrible, les traditions de ce prince se sont maintenues ; seulement on a ralenti le pas qu’il avait trop hâté, eu égard aux allures des populations dont il avait à se faire suivre, et l’on a moins sacrifié à la raison philosophique. Au lieu de révolution, l’Autriche a une réforme royale qui s’accomplit par degrés. L’esprit nouveau gagne du terrain à chaque instant, autant que les antiques mœurs le permettent ; le gouvernement le favorise de toutes ses forces, car ici la pratique administrative se tient constamment à l’avant des mœurs.
En droit, l’égalité devant l’administration subsiste à peu près complètement en Autriche et en Bohême ; les nobles paient l’impôt comme le reste des citoyens ; tout le monde est admissible aux emplois civils, religieux et militaires ; les prérogatives seigneuriales, et particulièrement l’autorité judiciaire des seigneurs, sont réduites à de pures formes ; seules les places de cour, auxquelles n’est d’ailleurs attachée aucune fonction politique, sont réservées à la noblesse. Je dis en droit : si le fait n’est pas exactement conforme au droit, si, par exemple, la majeure partie des emplois est donnée à des nobles, la faute en est aux mœurs, qui sont encore peu traitables en Autriche quant au préjugé nobiliaire. La théorie du baron de Thundertentrunk est admise dans l’empire par la généralité des esprits. Elle fait loi dans les salons, ce qui n’empêche pas ceux de Vienne d’être charmans. La loi peut et doit préparer le remaniement des mœurs ; mais un gouvernement sage et bienveillant, un gouvernement paternel, qui déteste la violence, prend le temps comme il vient et le monde comme il est, sauf à utiliser le temps et à agir peu à peu sur le monde. Il prend en considération les mœurs, même quand il aspire à les changer. Il accepte provisoirement les idées dominantes, préjugés ou non, sauf à les remanier graduellement. Il se garde d’y porter la hache, parce que ce serait infliger de cruelles douleurs à la société tout entière, y compris ceux-là même dont on voudrait servir la cause. Il a horreur des procédés de la convention ou de ceux de Pierre-le-Grand. Cela, je le reconnais, n’est point ossianique, ni même homérique, quoiqu’il s’y trouve une poésie qui ne monte pas au cerveau, mais qui pénètre à l’ame ; c’est au rebours des idées de l’école moderne, qui confond la force avec la grandeur, la violence sur une grande échelle avec la majesté ; mais c’est ce qui assure une vie facile et douce aux populations, ce qui affermit les trônes, et rend les dynasties impérissables. Qu’importe de sacrifier un peu de temps, lorsque autrement il faudrait immoler le calme et le bonheur de ses sujets ? Heureux le prince de qui les populations sont persuadées, à bon droit, que leurs maux sont ses souffrances, et leur prospérité sa félicité personnelle ! Si des causes extérieures attirent sur lui un éclat de la foudre, combien il a lieu de s’applaudir de sa patience et de ses ménagemens ! Alors la reconnaissance filiale des populations lui assure un abri, et lui prodigue de tendres consolations. Quand l’empereur François revint à Vienne, seul, sans gardes, dans sa modeste voiture, après la paix qui suivit la rude leçon de Wagram, il fut accueilli comme un père exilé qui retourne parmi ses enfans. On eût dit un triomphe, tant la joie était universelle. S’il eût été de l’école de Pierre-le-Grand, 1805 et 1809 eussent fait crouler son trône. Enfin à cette lenteur le progrès perd peu de chose ; le fabuliste a raison :
Carlsbad a été mille fois visité par des empereurs et des rois absolus, d’un absolutisme, ceux-ci paternel, ceux-là insouciant, quelques-uns du despotisme le plus progressif, d’autres, tels que le roi actuel de Hanovre, en l’honneur duquel on a élevé une colonne dans le délicieux jardin des sources, du despotisme le moins aimable et le moins intelligent. Des inscriptions rappellent la présence de la plupart des princes modernes de la famille impériale de Russie. Le feu roi de Prusse, honnête homme, dévoué au bien de ses sujets, y venait souvent. Derrière la maison que j’habite, au penchant d’une colline couverte de sapins, est une toute petite esplanade qui porte son nom, parce qu’il l’affectionnait, et d’où l’on a la plus jolie vue sur la vallée de la Téple, sur Carlsbad, et sur les montagnes qui dominent la ville de toutes parts.
Parmi tous ces potentats, le plus absolu, sans contredit, fut Pierre-le-Grand. Il prit deux fois les eaux de Carlsbad. Il y vint entouré d’une cour nombreuse en 1711, et y revint l’année suivante, selon l’ordonnance des médecins, qui veulent qu’on suive deux saisons, deux cures, comme ils disent, par une expression qui m’a paru quelque peu gasconne. Pierre-le-Grand a laissé des souvenirs à Carlsbad. L’homme qui a eu la puissance de pétrir entre ses mains une nombreuse population et de mettre au monde le plus gigantesque des états modernes, ne pouvait paraître quelque part sans y marquer sa trace. Il montra ici ce corps de fer et ce caractère de bronze qui firent de lui tour à tour le soldat du capitaine Lefort, le charpentier de Saardam, le dominateur de l’aristocratie moscovite, le vainqueur de Charles XII, l’exterminateur des strélitz, le jaloux et sévère époux de Catherine, le bourreau de son propre fils, et enfin le créateur d’un colossal empire.
Un jour il s’avisa de grimper sur le Hirschen Sprung (Saut du Cerf). C’est un rocher escarpé du haut duquel une tradition rapporte que se précipita un cerf, pour indiquer à Charles IV la célèbre source du Sprudel, jusqu’alors inconnue, dit cette légende menteuse[3]. Un autre l’eût gravi à pied, et en ce temps où l’on ne trouvait pas autour de Carlsbad tous ces petits sentiers tracés par la politesse des bourgeois de la ville, ou par des baigneurs reconnaissans, même à pied c’était difficile. Pour augmenter la difficulté, il jugea bon d’escalader le rocher sur un cheval de paysan, sans selle, harnaché pour la charrue. Curieux de voir travailler les maçons bohêmes, peut-être pour donner une leçon aux siens, il monta, un autre jour, sur un échafaudage dressé pour recrépir une maison qui existe encore, à l’enseigne du Paon. Un des maçons, dans son enchantement de se sentir près d’un aussi grand souverain, s’étant pris à rire de bonheur, le czar lui jeta au visage une truelle de mortier. La cour de Vienne lui ayant envoyé une provision de vin du Rhin, il ne voulut pas l’accepter, parce qu’on ne l’avait pas qualifié d’empereur ; mais il en agréa des états de Bohême pour le donner à la compagnie des arquebusiers. Il fut décidé que le cadeau du czar serait le prix d’un tir à la cible. Le czar voulut être de la partie. Le marqueur, à la vue du coup de sa majesté, qui fut le meilleur de tous, se mit à sauter de joie. Ne se souvenant pas de la danse de David devant l’arche, le czar se tint pour offensé, et, aussitôt franchissant la barrière avec la rapidité de l’éclair, il coucha en joue le malheureux, et il allait le tuer, lorsque l’interprète intervint pour expliquer que les cabrioles du marqueur n’étaient pas plus irrévérencieuses que le rire du maçon.
La colère du roi, comme dit Salomon,
Est terrible……
Je suis ici à une ou deux lieues du château de Kœnigswart, propriété de M. de Metternich, qui l’habite en ce moment avec la plupart des ambassadeurs près la cour d’Autriche. De toute la carrière, si riche en évènemens, de M. de Metternich, une des choses qui me frappent le plus quand je songe à mon pays, c’est que depuis trente-cinq ans il dirige la politique de l’Autriche.
Cette permanence des mêmes hommes au pouvoir n’est point rare sur la rive droite du Rhin. Il faut dire aussi que, dans ces états, l’autorité est entre les mains de personnages d’une capacité éprouvée. Les sommités de l’administration autrichienne en particulier sont occupées par des hommes réputés les plus capables de la monarchie ; ils sont parvenus à leurs postes par degrés, en passant par les grades intermédiaires ; ils savent commander à leurs inférieurs, parce qu’ils ont été à la place de ceux qui reçoivent aujourd’hui leurs ordres.
Une des plus grandes lacunes du gouvernement parlementaire de la France, c’est que la nécessité de préparer les hommes d’état à leur rude métier n’y est pas prévue. Anomalie étrange ! pour être médecin, procureur, marchand ou simple artisan, il est reconnu qu’il faut un apprentissage, et il est posé en principe qu’on est, de plain-pied, gouvernant suprême, ministre enfin. C’est une science que chacun a infuse. Nous sommes trente-cinq millions en France qui possédons ce don du ciel.
Les choses en sont même à ce point qu’avoir fait un apprentissage est un titre exprès d’exclusion pour les fonctions les plus hautes. Qu’un homme figure dans l’administration comme préfet ou comme directeur d’une division dans un ministère, par cela même il est impossible d’en faire un ministre. Qu’il n’ait jamais touché aux fonctions publiques, qu’il les ait évitées, qu’il ne sache pas l’a b c des affaires, oh ! alors il est parfait pour gouverner. Ouvrez la porte à deux battans ! Quel portefeuille est du goût de l’honorable membre ? Lequel des grands portefeuilles, s’entend ; car pour le commerce, les travaux publics ou l’instruction publique, c’est-à-dire pour les trois ministères desquels la France attend le plus, fi donc ! on ne se dérange pas pour si peu. En acceptant un de ces trois postes, on s’expose à passer pour une doublure.
C’est une charmante expression, que celle du vocabulaire administratif, qui dit président-né, membre-né, pour indiquer une attribution inhérente de droit à telle ou telle fonction. Cela se dit par métaphore, mais maintenant on est ministre-né, sans figure de rhétorique et à la lettre.
Puisque la politique est comme une armée où l’on s’enrôlerait maréchal de France, il serait à désirer qu’une loi créât une île Barataria où les ministres expectans feraient une certaine station. On y débuterait, non pas avec le titre de secrétaire-général ou de sous-secrétaire d’état, mais avec celui de ministre, de ministre à portefeuille. De bon bourgeois pérorant d’une façon diserte, on deviendrait, sans transition, excellence pour les huissiers, monseigneur pour les pauvres hères qui aspirent à devenir commis. On aurait 80,000 francs de traitement, et il y aurait un président du conseil à 120,000 francs. Cela ne coûterait pas plus d’un million ; ce serait pour rien ; les novices s’y feraient la main. On sauverait ainsi bien des meurtrissures à cette pauvre France.
Si j’avais l’honneur d’être député, par amendement à ce projet de loi, je demanderais que tous les ministres en expectative, appartenant à l’opposition, fussent tenus de mettre en pratique, dans cette île, pendant trois mois, les doctrines par eux professées durant leur carrière opposante. Quant à la population de l’île en terre ferme, elle se formerait naturellement, pendant le même délai, des électeurs qui leur auraient donné leur voix.
Au nom du progrès à la cause duquel la France s’honore d’être dévouée, la politique de l’Autriche a souvent été qualifiée sévèrement. Un sujet autrichien, homme éclairé, qui connaît le gouvernement de son pays et qui ne déguise pas l’admiration que ce gouvernement lui inspire, me disait à ce sujet que la politique autrichienne ne s’écartait des idées de l’école moderne qu’en ce qu’elle limitait le domaine de l’innovation. « En France, me disait-il, l’école de la révolution avait cru que tout absolument était à changer du blanc au noir. Nous croyons ici qu’il y a dans la société des points fixes auxquels il n’est pas permis de toucher. »
Beaucoup de choses changent sur la terre ; les connaissances humaines s’agrandissent, leurs applications se multiplient, l’homme étend son empire sur le globe qui lui a été assigné pour demeure ; il apprend chaque jour à le mieux exploiter ; mais le petit monde, le cœur humain, faisons-nous des progrès indéfinis dans l’art de le connaître et de le maîtriser ?
Sans doute, à mesure que la civilisation s’avance, l’homme devient plus apte à porter le poids de sa propre personnalité ; et l’ordre social, ayant ainsi des garanties individuelles de plus en plus fortes dans le for intérieur de chacun, semble avoir moins besoin de garanties légales et publiques. Chacun étant plus habile en moyenne dans le gouvernement de soi, on est tenté d’en conclure que la société peut se gouverner elle-même. À cet égard pourtant il importe de faire une distinction.
L’homme se dépouille graduellement des habitudes grossières et des penchans brutaux de la vie sauvage. Les passions qu’on pourrait appeler animales s’en vont. L’ordre public a commencé et continuera de plus en plus à se passer de l’assistance du glaive. En cela le progrès est manifeste, et la raison individuelle substitue heureusement sa sanction volontaire aux prescriptions impératives des pouvoirs publics.
Bien plus, les sentimens généraux s’élargissent, le cercle de nos affections s’étend, le noble sentiment de l’universelle fraternité des peuples gagne du terrain ; mais le fond du cœur humain reste le même. Parmi les passions primordiales qu’il recèle dans ses plis, celles qui sont plus humaines, je veux dire plus spéciales à l’homme, plus particulières à notre nature d’être raisonnable ou plutôt raisonneur, celles qui sont les attributs, non de la bête, mais de l’autre, comme l’un des de Maistre a appelé l’ame, il en est un grand nombre, et des principales, qui ne changent guère ; elles se combinent dans un ordre différent, elles sont mobiles dans leur objet, mais leur essence et leur énergie restent les mêmes. Si elles se sont tempérées, c’est dans les formes extérieures ; si elles se sont polies, c’est à la surface. Chez les peuples modernes, la jalousie et l’ambition dévorent les ames avec la même ardeur que chez les Romains et les Grecs. Elles n’ont plus le poignard à la main, elles ne versent plus le poison ; mais, pour ne plus recourir aux sicaires et à l’art de Locuste, elles ne sont guère moins insatiables ni moins acharnées que dans les temps anciens. Si elles n’assassinent plus le corps, elles s’attaquent à l’honneur. La calomnie leur tient lieu de stylet, ou les sert tout aussi bien que le suc des plantes vénéneuses. Elles sont plus remuantes que jamais ; elles intriguent autant qu’à toute autre époque et se soucient aussi peu de troubler la paix publique et de bouleverser l’état ; et, ce qui les rend plus formidables que dans le passé, elles fermentent au fond d’un nombre infiniment plus grand de poitrines.
À cette force dissolvante qui au lieu de diminuer augmente, il est indispensable d’opposer une grande force de cohésion. De là, la nécessité, aussi flagrante de nos jours que dans les temps anciens, d’une autorité politique et d’une autorité religieuse. Ainsi les sociétés modernes ne sauraient se passer ni de l’autel, ni du trône. Toute société qu’on essaierait d’édifier sans recourir aux deux principes de l’obéissance et de la foi ne durerait pas.
Il faut savoir obéir, ne fût-ce que pour apprendre à commander. Parmi ces caractères inflexibles qui ne veulent point reconnaître de supérieurs, combien en a-t-on vu qui ne fussent pas à la merci d’influences subalternes, méprisables quelquefois ? La foi est indispensable à chacun des membres de la famille humaine, car pour tous, sans exception, la démonstration a ses limites. Ceux qui se piquent de ne point avoir de croyance, sont de fait, le plus souvent, les plus crédules des mortels. Ils ne croient pas en Dieu, mais ils croient en Mlle Lenormand, ou en leur propre étoile, ou à leurs songes. Ils se refusent à admettre, autrement que sur une preuve purement rationnelle, qu’il faille honorer Dieu et aimer ses semblables ; ils acceptent de confiance et aveuglément ce que leur insinue leur envie ou leur ambition, qu’il est permis de troubler les sociétés, de renverser l’autel et le foyer domestique près desquels l’humanité est toujours venue chercher un abri.
À ce sujet, l’interlocuteur que je citais tout à l’heure, répétant une pensée que je crois tirée de saint Augustin, me faisait remarquer que l’incrédulité était une foi tout comme la croyance, mais une foi négative, une foi tournée à l’aigre. L’athée croit, il croit de conviction non raisonnée tout aussi bien que le plus fervent catholique, il croit le contraire du reste de ses semblables ; mais il croit tout autant et avec moins de preuves assurément : l’incrédulité enfin, n’est que de la crédulité à rebours. Il se peut que le raisonnement pur ne démontre pas mathématiquement l’existence de Dieu et les dogmes de la religion ; c’est que la foi n’est pas une affaire de raisonnement. La faculté de raisonner qui a été départie à l’homme, est bornée. Au-delà d’un certain point elle ne suffit plus, et, pour établir la certitude, il faut invoquer l’aide du sentiment. Vous dites qu’il n’est pas possible d’établir, avec toute la rigueur d’une inflexible logique, qu’il est un Dieu, et que les préceptes religieux admis par les peuples civilisés sont exacts : soit. Mais est-ce qu’il n’est pas plus impossible encore de prouver contre le sentiment universel des hommes, contre la clameur de notre propre conscience, qu’il n’y a pas de Dieu et que les idées religieuses sont des duperies ?
Voilà donc deux principes immuables du gouvernement des sociétés humaines : l’obéissance et la foi. Les formules de ces principes peuvent varier selon les temps et les lieux, mais vainement on tenterait de remplacer ces principes eux-mêmes pour fonder un ordre social. Toute politique qui prétendrait faire abstraction de ces deux principes serait fausse, et mériterait d’être énergiquement repoussée, quand même elle se présenterait sous les séduisantes couleurs du progrès. Par ce motif, on ne peut faire un crime à l’Autriche de ce qu’elle a repoussé les innovations de l’Europe occidentale, qui consistaient à supprimer la foi, ou à retourner l’obéissance sens dessus dessous, en faisant du gouvernant l’inférieur du gouverné.
Il y a un mot de l’empereur François qui fit sensation, et qu’on a interprété comme une profession d’amour pour l’ignorance. Parlant aux professeurs de Laybach, ce prince leur déclara qu’il n’aimait pas les savans (den gelehrten stand). Il voulait dire qu’il n’aimait pas la littérature et les lettres. Comme l’a remarqué M. Saint-Marc Girardin, dans son ouvrage sur l’Instruction intermédiaire en Allemagne, « ainsi expliqué, le mot peut paraître encore impertinent, mais ce n’est plus un blasphème contre toute la civilisation. L’empereur François préférait les sciences aux lettres, les études qui se font en vue d’exercer un métier et un état aux études dites libérales qui ornent et développent l’esprit. Il était un partisan de l’instruction usuelle, un des adversaires de l’instruction classique, voilà tout ce que veut dire le mot de Laybach. » Ce qui prouve la parfaite exactitude du commentaire de M. Saint-Marc Girardin, c’est qu’en Autriche l’instruction primaire est obligatoire. La loi punit les parens qui n’envoient pas leurs enfans à l’école. L’instruction pratique et professionnelle y est encouragée. « Le gouvernement autrichien, dit M. Saint-Marc Girardin, s’efforce de donner au peuple cette instruction qui apprend à l’homme à mieux se servir de ses forces et de celles de la nature, qui fait les bons ouvriers, les bons laboureurs, et non cette instruction qui agace l’intelligence, qui lui apprend à examiner, à raisonner, à douter. Voulez-vous être mécanicien, manufacturier, agriculteur, architecte, vous trouverez à cet égard, en Autriche, tout ce qu’il vous faut, écoles, colléges, professeurs, laboratoires, collections. Voulez-vous être avocat, publiciste, homme de lettres, c’est-à-dire raisonner, discuter, douter, allez ailleurs, allez bien loin, etc. »
C’est ainsi que se manifeste en Autriche cette sollicitude extrême pour l’obéissance et pour la foi. Je fais ici non l’office d’apologiste, mais celui d’historien. Je ne juge pas les faits, je les signale. Le Français est le peuple le plus raisonneur de la terre. En France donc un pareil système serait détestable et détesté, mais en Autriche la population paraît pleinement l’accepter ; quant à présent, elle est heureuse et contente. S’il fallait juger cette politique d’un mot, je ne dirais point qu’elle est rétrograde ; c’est une prudence ombrageuse qui, sans exclure le progrès, le limite non-seulement dans la rapidité de ses allures, mais dans l’amplitude de son objet.
À côté des principes d’ordre qui sont éternels, que tout bon gouvernement doit s’efforcer de préserver d’atteintes fielleuses, et au maintien desquels le gouvernement autrichien se consacre avec une vigilance qui rappelle celle du dragon des Hespérides, il y a des faits qui changent et vont se perfectionnant sans cesse. Dès-lors les règles du gouvernement, directement ou indirectement relatives à ces faits, doivent successivement se modifier. Bien plus, les principes fondamentaux des sociétés, tout en restant fixes dans leur essence, se transforment extérieurement pour s’adapter à ces faits mobiles. De là des causes actives et incessantes de mobilité et de progrès dans les institutions politiques et sociales.
Le changement le plus visible qui s’opère dans le monde est celui qui provient du perfectionnement du travail agricole, manufacturier et commercial, et de l’agrandissement des connaissances humaines ; c’est ce qui répand le bien-être et les lumières. De là des transformations dans les institutions politiques et sociales, dans les règlemens internationaux et dans les lois intérieures des états. Il en résulte une modification de plus en plus profonde dans les rapports de peuple à peuple, et dans ceux des diverses classes au sein de chaque nation. Le progrès de l’industrie, qui est éminemment pacifique, et l’initiation d’un nombre d’hommes toujours croissant aux mystères de la science, qui se plaît au sein de la paix, tendent à abolir la guerre entre les peuples, et effacent chez chacun d’eux les mœurs, les habitudes et les lois militaires. Par cette même influence et bien entendu sous l’inspiration sublime du sentiment religieux, la relation de supérieur à inférieur, formule du principe d’obéissance, éprouve une continuelle métamorphose. C’est ainsi que l’ouvrier d’esclave est devenu serf, de serf salarié, et qu’aujourd’hui dans l’Europe occidentale, devant la loi, il est l’égal des descendans des plus illustres familles et des plus grands dignitaires de l’état.
Tant que l’industrie et la science, sa sœur, qui l’éclaire, ont été dans l’enfance, le but principal de l’activité des peuples a été la guerre. C’était par la guerre et la conquête qu’on recherchait la richesse. La guerre seule procurait la distinction. La tendance, naturelle aux chefs, de manifester leur supériorité par le luxe extérieur ne pouvait se satisfaire que par l’asservissement du plus grand nombre, puisque le travail d’un homme produisait infiniment peu. La noblesse militaire, qui, après tout, rendait aux serfs le service de les protéger contre les nobles des pays voisins, se croyait en droit de leur prescrire, en échange, les plus rudes labeurs. Elle vivait à leurs dépens, en leur imposant des dîmes, des droits seigneuriaux, mille redevances sous divers prétextes. Écrasées de fatigues et courbées sous le joug, les masses étaient avilies moralement, privées de toute culture. Hors de l’industrie, il n’y a pas de société possible sans une majorité de vilains servant de marchepied et de matière taillable à une minorité dominatrice. Sans l’industrie, l’égalité serait à jamais une chimère, la liberté un rêve mensonger.
Avec l’industrie, dont la science est inséparable (et, par l’industrie, j’entends l’agriculture aussi bien que le commerce et les manufactures), tout peut, tout doit prendre un nouvel aspect. L’intérêt bien compris d’un peuple est que ses voisins soient riches, afin qu’avec eux il soit possible d’accomplir de vastes échanges. Ces échanges, moyennant certaines conditions aisées à remplir, étant profitables aux deux parties, il s’ensuit qu’un peuple s’enrichit alors en enrichissant les peuples qui l’entourent. En un mot, sous le régime industriel, les rapports internationaux peuvent être basés sur l’idée de communauté d’intérêt et d’association, tandis que, dans le régime purement militaire, la politique internationale a la spoliation pour but, l’oppression pour moyen. Avec l’industrie, la grande pensée de l’unité de la famille humaine enseignée par le christianisme peut recevoir une consécration terrestre, car les peuples deviennent frères ; avec la guerre, étranger est synonyme d’ennemi.
De même pour la politique intérieure. Quand l’industrie est la commune ressource de la société, quand les esprits et les mains y sont dressés, quand une grande quantité d’intelligences, consacrées à son avancement, reculent indéfiniment les limites de sa puissance productrice, les besoins de tous peuvent être mutuellement satisfaits sans que nul éprouve de dommage. La société pouvant généreusement rétribuer ses chefs sans se condamner à des privations et à des sacrifices, le faste des grands n’est pas acheté par les larmes des inférieurs. Celui qui possède de nombreux instrumens de travail, — c’est la définition la plus vraie et la plus profonde des capitaux, — peut s’enrichir sans exploiter son serviteur, en l’élevant à l’aisance, au contraire. Chacun portant son activité sur les choses, l’homme cesse d’être opprimé. C’est la nature qui est exploitée, ce n’est plus le genre humain. L’homme n’asservit plus son semblable. Ce sont les élémens qui, asservis et travaillant à la place de l’homme, le dispensent des plus pénibles labeurs. La mécanique, la chimie et la physique se coalisent pour diminuer les fatigues de l’homme et accroître le fruit de ses efforts. Et, si l’organisation sociale est équitable, chacun peut espérer quelque loisir pour se livrer à la culture de son esprit et de son ame. Alors s’ouvre un régime où l’homme, développant ses facultés et ses forces, peut les faire servir à son bien-être, à sa dignité, au bonheur de ses semblables comme au sien propre. C’est l’ère de la vraie liberté, de celle qui seule est digne d’exciter l’amour et les transports de l’espèce humaine. Tel est l’avenir qui est au moment de commencer pour l’Europe, pourvu que le progrès moral suive le progrès matériel ; doux et brillant avenir qui aura été enfanté au milieu de bien des douleurs et des angoisses !
Ces idées générales de perfectibilité sociale par l’industrie et par la science sont aujourd’hui pleinement admises par le gouvernement autrichien. Autant il s’est montré adverse aux théories qui venaient, au nom du progrès, attaquer l’obéissance et la foi, autant il est jaloux de modérer et de ralentir tout mouvement intellectuel qui pourrait ébranler ces principes suprêmes, autant il est l’ami du progrès à l’égard de l’industrie et de la science applicable.
J’arrive maintenant aux conséquences politiques pratiques de ces généralités.
La prééminence acquise à la science et à l’industrie sur la guerre entraînait nécessairement la suppression des priviléges qui dérivaient de la conquête ou qui se motivaient par les nécessités absolues ou traditionnelles du système guerrier. À cet égard j’ai déjà dit que le gouvernement autrichien était sagement progressif. L’Autriche gravite évidemment vers la monarchie populaire, c’est-à-dire vers l’abolition des priviléges et vers l’application franche de l’égalité devant la loi. Mais le progrès et la diffusion de la science et les miraculeux perfectionnemens de l’industrie provoquent d’autres conséquences encore. Non-seulement les rapports doivent se modifier entre les classes privilégiées et le tiers-état ; mais aussi, entre le gouvernement et la population, les relations doivent devenir autres. La publicité et le contrôle doivent être inaugurés. Le régime représentatif doit s’organiser.
Jusqu’à présent le gouvernement autrichien ne s’est pas montré favorable à ces tendances. À l’égard de la publicité, l’empire d’Autriche est à peu près comme si l’imprimerie n’avait pas été inventée. C’est un gouvernement de mystère ; ses finances, par exemple, sont un dédale où personne n’a encore pénétré ; il n’y a pas en Europe un seul banquier qui en connaisse le secret. Ces traditions ténébreuses ne sauraient durer davantage. De même le contrôle est nul, et la représentation directe des divers intérêts aussi insignifiante que possible. Si sous tous ces rapports le gouvernement autrichien n’a pris aucune part au mouvement général de l’Europe, il faut l’attribuer à ce que la représentation, jointe à un certain degré de publicité et de contrôle, lui a paru identique avec le régime parlementaire à l’anglaise, que nous avons adopté. Or le gouvernement impérial est franchement hostile aux institutions parlementaires.
Il y a cependant une différence entre le régime représentatif et le gouvernement parlementaire. J’insiste sur cette distinction entre le parlementaire et le représentatif. Il n’est pas possible à un gouvernement sensé de ne pas admettre des formes représentatives dans le sens littéral de ce mot. On peut même dire que, dans le passé, tous les gouvernemens réguliers ont été jusqu’à un certain point représentatifs, c’est-à-dire qu’ils ont reconnu des organes à tous les intérêts dignes d’être pris en considération. L’essence du gouvernement représentatif, c’est que les citoyens soient groupés selon l’affinité de leurs intérêts, et que chaque intérêt ait sa représentation distincte, ses organes, ses droits ; chaque citoyen concourt alors, non à diriger le gouvernail de l’état, non à tenir ou à renverser la balance de l’Europe, mais, à administrer ou à contrôler les affaires spéciales du cercle dans lequel sa vie est enfermée, et d’où il ne songe pas à sortir, quoiqu’il en ait la liberté. Chacun alors est non pas un dix millième ou un millionième de Richelieu, en supposant que des milliers ou des millions de particules se rencontrant par hasard, comme les atômes crochus d’Épicure, puissent faire un homme de génie, mais un membre plus ou moins haut placé, plus ou moins actif, plus ou moins puissant, d’une communauté englobée elle-même dans une autre plus vaste qu’englobent successivement d’autres de plus en plus spacieuses jusqu’à la dernière qui est l’état. Tous ces corps, s’enveloppant les uns les autres, réagissent les uns sur les autres à la façon des sphères planétaires qui, entourées de satellites, sont elles-mêmes groupées autour du soleil et composent avec lui une majestueuse unité. Le système représentatif ainsi entendu se prête à bien des formes de gouvernement, et le régime parlementaire proprement dit n’en est lui-même qu’une forme particulière. Indissolublement lié à la loi d’égalité, inséparable de la publicité et du contrôle, c’est-à-dire, 1o d’une liberté réglée, comme toute liberté doit l’être, d’exprimer ses opinions, et 2o de l’intervention d’assemblées votant l’impôt et recevant des comptes (ce qui ne signifie pas qu’elles dussent nécessairement être en permanence et tracer le budget en détail, tous les ans), il doit servir de base un jour, prochainement, à l’organisation politique du monde entier.
Le gouvernement autrichien viendra comme les autres au régime représentatif ; mais il est infiniment peu aventureux, la précipitation est le moindre de ses penchans. Quand le besoin s’en fera sentir dans l’empire, quand les populations le réclameront, il prendra son parti de bonne grace. Jusque-là, un peu par ménagement pour les habitudes, les idées et les préjugés même de ses sujets, et beaucoup par l’effet de ce sentiment gravé dans le cœur humain, en vertu duquel on n’aime pas à se dessaisir des pouvoirs qu’on possède, jusque-là, dis-je, il s’abstiendra.
Pour citer des exemples propres à montrer que chez le gouvernement autrichien l’amour de l’ordre et l’esprit de conservation ne paralysent pas le sentiment du progrès et l’instinct de l’avenir, et de même qu’en lui la disposition aux ménagemens se concilie avec une décision ferme, je n’ai que l’embarras du choix. J’en mentionnerai de préférence deux qui touchent à des questions fort intéressantes pour la France.
En Bohême, la pensée dominante de l’autorité est d’améliorer la condition des paysans, qui, il y a un demi-siècle, était misérable. Tel fut le principal objet des réformes de Joseph II. Sa mère, Marie-Thérèse, y avait préludé par diverses mesures de législation et par différentes créations, au nombre desquelles on remarque les greniers, qui portent encore son nom, où l’on tient constamment en réserve ce qui est nécessaire aux semailles. Le gouvernement actuel continue l’œuvre. Rien n’est négligé pour constituer une sorte de gentry, comme diraient les Anglais. Dans le but de fonder cette classe de propriétaires fonciers possédant une suffisante indépendance vis-à-vis des seigneurs, on a interdit à ceux-ci la faculté d’acheter les terres des paysans ; mais l’on ne s’est pas borné là. Il était probable que les paysans voudraient diviser indéfiniment leurs terres entre leurs enfans. Ainsi, le sol eût été morcelé, réduit en poudre. La population des campagnes, condamnée à végéter, comme les Irlandais, sur un sol en lambeaux, fût restée à la merci des nobles. Il fallait donc arrêter le morcellement du territoire au-delà d’un certain point, et c’est le parti que l’on a pris. Toute propriété dont la contenance n’est que de quarante metzen (sept hectares et demi) est indivisible même par héritage[4]. Au-dessous de ce terme, pour qu’elle soit partagée exceptionnellement, il faut un ensemble de formalités et de consentemens légaux qui ne sont accordés qu’à bon escient.
Je n’affirme pas que cette solution autrichienne soit celle qui convienne à la France ; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que chez nous la division du sol soit poussée à l’infini sans qu’on prenne aucune mesure pour la limiter. En France, sous la législation actuelle, toutes les forces poussent au morcellement ; aucune mesure n’a été adoptée, ni même proposée pour encourager l’agglomération des parcelles. La production absolue du sol a augmenté assurément sous l’influence de la division ; mais, prise dans son ensemble, l’opération est, dans beaucoup de cas, mauvaise, en ce sens que l’accroissement des produits n’est pas en rapport avec l’immense quantité de travail dont le sol est devenu l’objet. Sur certains points la division est déjà telle que l’emploi de la charrue n’est plus possible. Les labeurs de l’homme se substituent à ceux des animaux et des machines. Nous rétrogradons jusqu’au temps d’avant Triptolème[5]. D’ailleurs, par l’effet de ce système, l’alimentation publique est mal pourvue à quelques égards[6].
Certainement l’une des plus heureuses conséquences de la révolution française a été de rendre les ouvriers des campagnes propriétaires d’une grande partie du sol. Les franchises nationales tendent ainsi à se fonder sur la base solide de l’aisance, et la liberté par là fait cause commune avec l’ordre. Cependant il ne faut pas que le résultat de l’émancipation soit d’attacher matériellement les cultivateurs à la glèbe, et que le progrès de l’indépendance individuelle tourne au détriment de la civilisation ; or, c’est ce qui arriverait si la constitution de l’agriculture condamnait l’homme à effectuer de ses bras les travaux pénibles dont il était parvenu à se décharger sur le bétail ou sur les machines. Le paysan deviendrait ainsi une bête de somme. Il ne faut pas non plus que la société, sous prétexte de progrès, manque des denrées qui sont le plus indispensables à l’hygiène publique. Au surplus, le principe d’association permet de combiner la division de la propriété avec l’emploi des moyens de culture les plus puissans, les plus féconds et les plus libéraux, je veux dire les plus propres à soustraire l’homme à l’oppression de la matière, oppression qu’il subit toutes les fois qu’il accomplit des ouvrages de force.
Autre exemple : Rien ne mérite l’attention du pouvoir plus que l’instruction publique. C’est elle qui façonne les citoyens à la vie active. Un gouvernement qui ne la surveille pas de près, qui ne s’occupe pas de la tenir en harmonie parfaite avec les besoins futurs de la société, par la nature de l’enseignement et par une habile répartition des sujets entre les diverses carrières, ne mérite pas son nom, car on cesse de gouverner quand on n’est plus le maître de l’avenir. Or, il y a quelques années on s’aperçut, en Bohême, d’une disproportion de plus en plus marquée entre ce que j’appellerai les produits de l’éducation et les besoins de la société. Le nombre des jeunes gens qui se destinaient aux professions dites libérales dépassait celui des places vides dans ces carrières. On était menacé d’une nuée d’avocats sans causes, de médecins sans malades, d’aspirans fonctionnaires sans fonctions ; on était ainsi au moment d’avoir des mécontens, et par conséquent des élémens de désordre. Pendant ce temps les arts utiles étaient négligés, et le premier des arts, celui qui fait la force des empires, l’agriculture, restait particulièrement en souffrance. Voici comment on remédia à ce double mal : la Bohême comptait alors vingt-six établissemens correspondant à nos colléges. On les réduisit à dix-huit, et le prix de l’enseignement y fut augmenté, de manière cependant à demeurer modique. En même temps on créa à Rakonitz et à Reichenberg des écoles industrielles qui relèvent de l’école polytechnique de Prague, ou au moins qui peuvent y envoyer leurs élèves les plus avancés. En un mot, on restreignit l’instruction classique et on développa l’instruction industrielle. On ôta aux études littéraires qui ornent, mais qui excitent l’esprit, pour donner aux études qui assurent à la jeunesse une existence honorable et utile. Par ce moyen l’équilibre a été rétabli ; les germes de mécontentement ont disparu. Il y a eu un homme pour chaque place et une place pour chaque homme.
Dans nos idées de l’Europe occidentale, un acte pareil serait taxé de despotisme ; il faut convenir cependant que ce n’est pas ce despotisme que Montesquieu a défini en disant que c’était le sauvage qui abat l’arbre pour avoir le fruit. Cette réforme des écoles bohêmes avait, au contraire, pour objet, que les fruits placés à la cime de l’arbre vinssent à maturité, qu’ils fussent cueillis à temps, et qu’il y eût un fruit pour chaque estomac. Je ne dis pas que le procédé du gouvernement autrichien puisse exactement s’appliquer chez nous. Il n’est pas libéral assurément d’amoindrir, d’autorité, l’enseignement littéraire ou de l’enchérir. Chez un peuple ami des lettres et raisonneur comme le Français, l’accès aux études littéraires ou philosophiques doit rester plus facile qu’en Autriche ; mais, chez nous comme chez les Autrichiens, il faut qu’à la suite ou à côté de l’enseignement classique, il y ait des institutions qui préparent les citoyens aux professions industrielles. Tous les jeunes gens apprendront le grec et le latin, si tels sont leur inclination et le bon plaisir de leurs familles ; mais en même temps ou ensuite ils se muniront aussi de connaissances positives qui les rendent propres à la pratique des arts utiles. L’admission dans les professions libérales, telles que le barreau, la médecine et les fonctions administratives, devra être entourée de formalités et de conditions telles qu’il ne puisse s’y présenter plus de novices qu’il n’y a de vacances, en tenant compte des besoins progressivement croissans de la société. Mais il faudra éviter de susciter des difficultés d’argent, et on devra tenir plus de compte de l’aptitude des fils et de leurs connaissances acquises que de la fortune des pères. Au surplus c’est ce qui se pratique scrupuleusement dans quelques états allemands et notamment en Prusse.
Il n’y a pas de désordre plus grand que celui qu’offre un pays où, à côté d’un nombre infini de cases vides dans l’échiquier social, il y a une cohue de personnes déclassées ou non classées. C’est une cause de perturbation toujours renaissante, une source inépuisable de souffrances privées et de malheurs publics. Il faut, à tout prix, que l’instruction publique convie la jeunesse en masse et en détail vers des régions où chacun trouvera un gîte, qu’elle prépare un homme pour chacune des nécessités de la société. La raison d’état le veut, le bon sens le conseille, l’intérêt bien entendu de tous et de chacun en fait une loi. Tel est le but que le gouvernement autrichien a voulu atteindre et auquel il est parvenu. Tel est celui que nous devons nous prescrire en France, sauf à adopter à cet effet les moyens les mieux appropriés à notre tempérament national et à nos conditions sociales.
À l’égard de la partie négative de ce programme, celle qui consiste à restreindre le nombre des aspirans aux professions libérales en réclamant d’eux de nouvelles garanties de capacité, nous avons fait des essais qui ont été heureux, particulièrement pour la médecine. Le baccalauréat ès-lettres a été exigé des étudians en médecine pour qu’ils fussent aptes à prendre la première inscription, le baccalauréat ès-sciences pour la cinquième. Les examens ont été rendus plus sévères. Le savant doyen de la faculté de médecine de Paris, M. Orfila, après avoir provoqué ces sages mesures, en a d’une main ferme et habile dirigé l’exécution, et l’entreprise a complètement réussi sans froissement pénible[7]. Le nombre des étudians s’est réduit dans une proportion remarquable. Dans l’année scolaire 1834-35, il y avait eu 913 élèves nouveaux ; dans l’année 1839-40, il n’y en a plus eu que 266[8]. Pour les facultés de droit qui sont pourtant au nombre de neuf, tandis qu’il n’y a que trois facultés de médecine, la réforme reste à faire encore[9]. Quant aux carrières administratives, l’œuvre n’a été qu’ébauchée. Il n’y a guère rien de réglé, si ce n’est pour quelques corps spéciaux qui se recrutent à l’école polytechnique ou à l’école forestière.
Mais pour la partie positive du programme, c’est-à-dire pour la création d’établissemens où se distribuerait l’éducation professionnelle, nous sommes tout-à-fait en arrière de l’Allemagne. Pourtant les deux moitiés du plan sont inséparables ; on n’a le droit de fermer une carrière à la jeunesse qu’en lui en ouvrant une autre. D’excellentes idées ont été émises, et dans le nombre il faut distinguer celle qui tendait à donner à l’instruction primaire, dans les campagnes au moins, un cachet agricole, en annexant à chaque école normale primaire de département une ferme modèle. Malheureusement elles sont restées sur le papier comme des provocations non suivies d’effet[10]. L’université a même reculé plutôt qu’avancé dans la voie de l’enseignement industriel, par les restrictions extrêmes apportées depuis un petit nombre d’années à l’étude des sciences positives, et particulièrement à celle des mathématiques.
Il est digne de remarque cependant que nous possédons trois établissemens d’instruction professionnelle, qui, en Europe, n’ont pas leurs pareils ; mais ils sont en dehors de l’université. Je veux parler de l’école centrale des arts et manufactures de Paris, de l’école de la Martinière de Lyon, et de l’école des apprentis de Nantes, destinées à former, l’une des chefs d’industrie, la deuxième des contremaîtres, la troisième de simples ouvriers. L’école spéciale de commerce de M. Blanqui est pareillement une institution de beaucoup de valeur, qu’on ne saurait trop encourager ; elle répond à un des besoins les plus urgens du pays, car le commerce est un art difficile, et les habiles commerçans sont extrêmement rares en France, bien plus rares que les habiles manufacturiers. Nous avons aussi des instituts agricoles d’une grande distinction. Il n’y aurait qu’à reproduire ces divers modèles sur d’autres points du territoire, sauf les modifications commandées par les causes locales, pour que nous nous trouvassions tout d’un coup en avant de tous les autres peuples.
Voici un peuple éclairé, ami des arts, extrêmement habile dans l’industrie, honnête et loyal, des mœurs les plus aimables, affectueux au plus haut degré. La nation allemande, en général, est, plus que toutes les autres, douée de bienveillance, qualité précieuse qui adoucit les frottemens de la vie. Le Saxon surpasse encore les autres Allemands sous ce rapport ; il est bienveillant parmi les bienveillans. Au contact d’hommes semblables, l’ame épanouie se délecte des plus douces sensations. La nature d’ailleurs est belle en Saxe. La vallée de l’Elbe est riche, parfaitement cultivée, et parsemée de jolis villages. La Saxe abonde en sites pittoresques, et, par exemple, la Suisse saxonne a une célébrité classique. Cependant je me suis senti pris d’une insurmontable tristesse en mettant le pied sur le sol saxon. C’est que ce peuple a souffert pour nous. Il a vu ses villes assiégées, saccagées, ses campagnes dévastées par nos guerres de 1813. Il a été coupé en deux, en punition de sa fidélité à la fortune de la France, Il me semble qu’il porte l’empreinte des maux que lui a valus son attachement à notre cause. Ce n’est plus la splendeur des anciens électeurs de Saxe. Je sors, par exemple, de la galerie des tableaux ; c’est la plus riche de l’Allemagne, mais elle est logée comme le serait celle d’un grand seigneur ruiné.
Je me sens attristé, et comment un Français ne le serait-il pas ? Voilà Dresde, où nous avons remporté une éclatante victoire ; tout près de Dresde, Bautzen, Lutzen, où nos conscrits égalèrent les vieux soldats ; mais ces courts triomphes se passaient le lendemain de Moscou et la veille de Leipsig, de Leipsig, bataille funeste, boucherie de trois jours, à la suite de laquelle l’arrêt de notre destin fut prononcé. Ainsi que le crièrent en chœur les souverains alliés, étonnés eux-mêmes de leur victoire, « l’invincible avait été vaincu. » L’Alsace, la Lorraine, la Champagne, allaient être envahies, et Paris conquis.
Comment se garantir d’une amère douleur, en songeant aux milliers de Français qui ont engraissé cette terre de leur sang en attendant que leurs ossemens, sacrilége épouvantable ! allassent, pêle-mêle avec ceux de leurs vaincus et de leurs vainqueurs, clarifier le sirop des raffineries anglaises ? Comment se garder d’un accès de mélancolie en entendant prononcer le nom de Poniatowski, et celui de Bessières, et celui de Duroc, et enfin celui de Moreau, qui est venu périr ici, comme le dit pour sa honte l’inscription de son monument, à côté d’Alexandre ?
En allant à Prague, on traverse le champ de bataille de Kulm, où vinrent se dissiper comme un songe les espérances de la victoire de Dresde.
Le pont de Dresde offre un pénible souvenir de ces temps néfastes. Il s’y trouve un Christ que les Français, par un scrupule religieux qui ne leur était pas ordinaire, déplacèrent avec soin avant de faire sauter quelques arches. Les alliés le remirent en place avec une inscription portant que les Français l’avaient renversé, mais qu’eux l’avaient restauré. Cette inscription menteuse subsiste encore.
Assez du passé, il est consommé : un mot plutôt du présent, il console. La Saxe, par son industrie, a réparé ses pertes. C’est la partie la plus industrieuse de l’Allemagne entière, ce qui ne l’empêche pas d’occuper un rang éminent sur l’échelle intellectuelle. Les cotonnades de la Saxe sont supérieures à toutes celles des états voisins. Il arrive même à la Saxe, pour quelques articles, tels que la bonneterie, de battre l’Angleterre sur les marchés étrangers.
La Saxe ne néglige rien pour maintenir sa supériorité dans les arts utiles, sans préjudice du culte des lettres et des beaux-arts, auquel toutes les principautés saxonnes sont vouées. L’éducation industrielle est fort soignée dans l’Allemagne entière, mais en Saxe elle est plus perfectionnée que dans les autres états. Sur un budget de 400,000 thalers environ (1,500,000 fr.), la ville de Leipzig en consacre, m’a-t-on dit, 80,000 (300,000 fr.) à cet objet. Outre les écoles destinées à former des chefs et des contre-maîtres pour les manufactures et l’agriculture, Leipsig possède une école d’industrie commerciale qui est en première ligne parmi les établissemens analogues. À Leipsig, j’ai été frappé du soin qu’on a mis, dans l’organisation de l’instruction publique de la ville, à assimiler hiérarchiquement les divers degrés de l’éducation industrielle à autant de degrés de l’éducation littéraire. Sur tous les programmes publics, ce parallélisme est indiqué scrupuleusement. Ainsi, dans ce pays de la modestie par excellence, on a jugé indispensable de faire la part de l’amour-propre des familles. On a senti que, si l’enseignement professionnel n’était pas honorifiquement au niveau de l’enseignement classique, les parens n’en voudraient pas pour leurs enfans. En France, où la vanité occupe une si large place, dans les faibles essais d’instruction industrielle qu’on a tentés, on n’a pas eu l’idée de lui donner quelque satisfaction. N’est-ce pas comme si l’on se fût proposé d’écarter de l’instruction industrielle les jeunes gens appartenant à des familles un peu aisées ?
Leipzig qui, à des titres différens, est une capitale aussi bien que Dresde, jouit d’une grande prospérité. Peu de villes d’Europe ont accompli des progrès pareils depuis la paix. À l’époque où s’y livra la terrible bataille qui fit verser des larmes à tant de familles en Europe et qui fut si cruelle pour nous, on y comptait 28,000 habitans ; elle en a aujourd’hui 52,000. Cette population est beaucoup plus aisée que celle des montagnes. Leipzig a toujours été un grand marché, un marché européen ; sa foire a une célébrité universelle, c’est un rendez-vous général. De tout temps, les produits du nord de l’Europe, les pelleteries, par exemple, s’y sont échangés contre ceux du midi. Les marchands orientaux venaient et viennent encore s’y approvisionner des produits de l’industrie occidentale. Aujourd’hui Leipzig est de plus la métropole commerciale de l’association des douanes prussiennes, c’est l’entrepôt permanent des objets manufacturés, que fabriquent 26,000,000 d’Allemands. Leipzig est aussi le premier centre de librairie de l’univers entier ; tous les libraires allemands y ont un représentant, un domicile politique ; tous les ans, ils s’y assemblent et y tiennent une diète. La librairie allemande est constituée sur d’excellentes bases ; elle est centralisée et procède par voie de consignation ; le décompte annuel se fait à Leipzig. Ce système, donnant à chaque éditeur un nombre infini de correspondans chez lesquels le public lecteur se réunit, comme au temps de Boileau les gens de lettres allaient deviser chez Barbin, est très favorable à l’écoulement des livres. La librairie française, qui souffre et qui se plaint, aurait probablement de l’avantage à prendre modèle sur celle de Leipzig. Elle devrait aussi être plus soucieuse du bon marché, c’est par là qu’elle mettra fin à la contrefaçon. Parmi les maisons de librairie de Leipzig on cite celle de MM. Brockhaus, qui est montée sur une échelle gigantesque.
La Saxe a une constitution parlementaire, mais les chambres ne se réunissent que tous les trois ans. C’est assez pour un petit pays ; ce serait peut-être suffisant pour de plus grands. Elle a pour premier ministre un astronome, M. de Lindenau, que l’habitude d’observer les mouvemens réguliers des vastes corps parsemés dans les cieux, n’empêche pas de voir clair dans les évènemens agités et sans règle des petits êtres dont se compose la gent humaine.
Malgré la supériorité industrielle de la Saxe, l’ouvrier des manufactures saxonnes est très pauvre. La prééminence de la Saxe sur les marchés lointains s’achète en partie aux dépens du travailleur. Dans les districts montagneux où sont la plupart des manufactures, les salaires sont extrêmement modiques. Cette population porte sa pauvreté avec un courage héroïque ; elle lutte avec une énergique patience contre la modicité de sa rétribution, et, à force de soin et d’ingénieuse activité, elle arrive à se donner quelques-uns des dehors de l’aisance ; elle est propre et proprement logée ; elle a, tout comme le monde élégant de nos capitales, des plaisirs intellectuels qu’elle savoure naïvement sans jamais s’en lasser, celui de la musique et celui de la lecture, car en ce pays tous savent lire. Mais, matériellement, elle est réduite à la plus chétive nourriture, elle vit de pommes de terre bouillies.
La Saxe a aussi donné un bel exemple en matière de chemins de fer. De part en part elle est traversée par une ligne qui, de Dresde, va à Magdebourg par Leipzig. C’est une longueur d’environ 230 kilomètres. Un chemin de fer, à peu près achevé en ce moment entre Berlin et Kœthen, rattache cette artère saxonne à Berlin[11]. On procède activement à l’exécution de celui de Leipzig à Hof, qui va dans la direction de Nuremberg. Il est question de prolonger l’artère de Magdebourg à Dresde, le long de l’Elbe inférieur jusqu’à Hambourg, et le long de l’Elbe supérieur et de son affluent jusqu’à Prague en Bohême[12]. Enfin, parmi les grandes lignes projetées en Allemagne, on cite au premier rang celle qui unira Leipzig, ou Magdebourg, ou un autre point de l’artère saxonne, à Cologne sur le Rhin, et par suite à la Belgique, et puis à Paris, quand nous aurons pris le parti de nous occuper de ces merveilleuses voies de communication autrement que pour en caqueter avec un esprit infini et une profondeur de vues sans pareille.
Dresde et Leipzig étaient, il y a vingt ans, des villes fortifiées. Elles ont converti leurs fortifications en promenades. À la place des fossés de Leipzig, il y a aujourd’hui un jardin ravissant ; au lieu de mares peuplées de grenouilles, c’est pour la ville une ceinture de fleurs.
Prague est l’une des villes les plus pittoresques du monde. Elle occupe le fond et l’un des flancs de la belle vallée où se dessinent, entre de jolis côteaux séparés par une plaine riante, les courbes de la Moldau. Le quartier de la rive droite (Klein Seite) se développe en amphithéâtre, comme Alger, comme Constantinople, et cette disposition produit ici, comme partout, un effet enchanteur. Prague semble une ville de palais, car nulle part ailleurs on n’en trouverait un pareil nombre. Jadis construits par les plus riches familles, ils sont entretenus avec soin, quoique le plus souvent ils soient inhabités. On dirait aussi une forêt de dômes ou de clochers. Ces masses arrondies, qui dominent les autres édifices, et ces pointes élancées vers le ciel, donnent aux cités une grande élégance. On sait quel aspect magique résulte de loin, pour les villes mahométanes, de leurs minarets effilés qui se dressent au-dessus des habitations. Notre Lutèce serait plus belle à contempler, si une demi-douzaine de flèches hardies surgissaient çà et là du sein des maisons et des édifices massifs, pour aller chercher les nuages. Tout autour de Prague, des fortifications et des murailles, dont les créneaux se projettent sur l’horizon, y tracent une dentelure ondulée suivant les plis du terrain. Sur la rive droite, le sommet d’une longue colline que baigne la Moldau, est occupé par l’immense palais du Hradschin, véritable demeure royale, aussi vaste que les Tuileries, mais moins noircie par le temps. Autour de cette magnifique résidence impériale sont distribués l’antique cathédrale dont on aperçoit de loin les aiguilles, des couvens, plusieurs palais appartenant à des particuliers, le musée, un beau pavillon appelé l’observatoire de Tycho-Brahé. Au travers de la Moldau sont jetés deux ponts, images l’un du passé, l’autre du présent ; le premier avec de lourdes arches en pierre pieusement garnies de statues, l’autre en fer, légèrement suspendu, dont les chaînes tracent ou traceront (car il n’est pas encore terminé) d’une rive à l’autre les amples contours de leurs courbes allongées[13]. Au milieu de la rivière s’étend une île couverte de beaux arbres (l’île des Tireurs). Sur les croupes de cette même rive droite se déroulent de jolies et spacieuses promenades dues au comte Chotek, qui occupe depuis plusieurs années avec une grande distinction le poste important de grand-bourgrave (gouverneur-général de la Bohême). De toutes parts, ce sont des souvenirs historiques, souvenirs guerriers pour la plupart, car la guerre a, durant de longs siècles, dévasté la Bohême. Ici la fenêtre du haut de laquelle furent précipités les deux conseillers d’état Martinitz et Slawata, ce qui donna le signal de la guerre de Trente-Ans ; ailleurs, des boulets lancés par-dessus les murailles par les Prussiens du grand Frédéric ; on en trouve un exposé à l’une des fenêtres de la cathédrale, dans l’intérieur de laquelle il était entré. Sur plusieurs points enfin, Prague offre des raretés qui feraient envie aux plus grandes capitales. Tel est le tombeau de saint Jean Népomucène, dans la cathédrale ; on y compte sept ou huit grandes statues en argent. Nous sommes fiers, à Paris, d’en avoir une, celle de la Paix, aux Tuileries. À ce propos, du train dont vont les affaires européennes, ne croyez-vous pas que bientôt nous devrons la fondre ?
Il n’y a pas, en Europe, de pays où des iconoclastes pourraient se donner carrière autant qu’en Bohême ; il n’y en a point où l’on trouve autant d’images exposées à l’adoration des fidèles. Au lieu des petites croix en fer ou en pierre que l’on rencontre dans les campagnes du midi de la France, ce sont de grandes croix de bois élancées dans l’air et plantées sur les pointes des rochers. Au lieu des étroites niches placées au détour d’une rue dans nos villages, et que suffit à remplir une statuette en pierre de la Vierge ou d’un saint, ce sont des stations et des chapelles où le paysan se repose un moment, agenouillé au pied d’une figure de Marie ou de son fils. Sur les ponts et sur les places, autour des fontaines, ce sont des groupes de sculpture que n’avoueraient sans doute ni Phidias, ni Canova, ni Thorwaldsen, mais qui pourtant ont une certaine prétention d’art. Le soir, la piété des fidèles allume des lampes devant les reposoirs les plus isolés au milieu des bois, devant les chapelles et les croix le plus haut perchées sur les montagnes. Dans l’obscurité des nuits, ces lumières aident le piéton à s’orienter, et font naître des idées religieuses dans l’esprit du passant le plus sceptique.
Cette Bohême, qui suit ainsi le catholicisme le plus romain, le plus sensible (je veux dire celui qui tombe le plus sous les sens), a été pourtant, il y a deux siècles, un pays de réformés. Ce fut la patrie de Jean Huss et de Jérôme de Prague, patrie alors fière de ses enfans réformateurs, passionnée pour leurs idées et pour leur mémoire. Avant la bataille de Weissenberg, qui rendit Ferdinand II maître de Prague et de la Bohême, les réformés dominaient par le nombre et par l’influence. Peu d’années après, les efforts du gouvernement et les exhortations du clergé, mêlés au surplus de mesures coërcitives, avaient opéré un entier revirement, une conversion générale. L’histoire ne fournit pas de fait qui mette mieux en relief les traits par lesquels le caractère slave diffère du français ou mieux encore de l’anglais. C’est une nature relativement obéissante, maniable et flexible. Je parle de la masse ; en tout pays, il y a des exceptions à la règle commune, et je les laisse à l’écart. Le Slave n’a pas comme l’Anglais une barre d’acier dans la moelle épinière. Il n’est pas comme le Français un infatigable raisonneur, un docteur obstiné, un frondeur incorrigible. Moins que l’Allemand, il est porté à l’analyse philosophique. En France, malgré un luxe de rigueurs, on n’a pu ramener au catholicisme les Albigeois et les paysans des Cévennes. En Espagne, la proscription en masse, l’auto-da-fé en permanence, l’extermination, ont pu seuls avoir raison des croyances mauresques. En Angleterre, rien ne put dompter l’âpre conviction des puritains. Battus sur tous les points, ils se réfugièrent dans les défilés des montagnes, dans les cavernes des bois, tenant la Bible et le Covenant d’une main, le glaive de l’autre. Quand les antres des bêtes fauves leur eurent manqué, ils s’expatrièrent ; quand l’Europe leur refusa un asile où leur conscience fût libre, ils allèrent conquérir à leur foi un nouveau monde. Le catholique irlandais a gardé sa croyance au milieu de la plus atroce misère. La Bohême, au contraire, s’est laissé refaire catholique d’assez bonne grace, sans qu’il ait fallu un long ensemble de persécutions, un vaste système de terreur et de cruautés. Cela prouve au surplus que le catholicisme, où le sentiment d’autorité domine et dont le culte étale avec éclat ses formes extérieures, est en parfaite harmonie avec le tempérament bohême.
Dans cette seconde conversion des Bohêmes, les jésuites ont joué le plus grand rôle. Généralement les jésuites ont eu du succès parmi les populations souples et dociles. Ailleurs ils ont dû échouer. Tel est le secret de leur complète réussite parmi les peuplades de l’Amérique du sud, de la répugnance invincible qu’au contraire ils inspirent à l’Anglais tout personnel et au Français tout plein de spontanéité. Les jésuites ont rendu la Bohême à la maison d’Autriche. La Bohême a été le théâtre où ils ont le mieux déployé leur esprit insinuant et habile, leur assurance grandissant tout à coup jusqu’à l’audace lorsque l’humeur facile, débonnaire et croyante ou crédule des peuples laissait le champ libre à leurs fraudes pieuses. L’apothéose de saint Jean Népomucène offre un trait curieux de l’histoire de la société de Jésus dans ses rapports avec la Bohême.
De tous les habitans du céleste séjour, nul n’est l’objet d’hommages pareils à ceux que saint Jean Népomucène reçoit en Bohême. Le dénombrement de ses statues est chose impossible. Les plus pompeuses cérémonies lui sont réservées. Ce n’est pas de la dévotion, c’est de l’adoration, de l’idolâtrie. Il semble que, dans l’opinion vulgaire, il soit plus que Dieu lui-même. Sur le pont de Prague, la population s’incline et se découvre respectueusement devant sa statue ; en passant devant le Christ qui est tout proche, elle reste la tête couverte et le front haut. Eh bien ! ce saint Jean Népomucène tant exalté, tant honoré, si je dois en croire ce que m’ont raconté à peu près dans les mêmes termes plusieurs personnes que je tiens pour véridiques, serait une pure invention des jésuites. Je rapporte ici, sans y rien changer, le récit qui m’a été livré : suivant ce thème voltairien, les jésuites auraient inventé saint Jean Népomucène, d’abord parce qu’il entrait dans leur système d’inaugurer dans tous les pays où ils voulaient prendre pied de nouveaux objets de dévotion, témoin le Sacré-Cœur, et récemment sainte Philomène. En cela ils pensaient, et humainement parlant ce n’était pas sans raison, qu’il était bon de rajeunir la foi, tout immuable qu’elle est, en en rajeunissant les emblèmes. En second lieu, ils sentaient le besoin de créer un instrument de gouvernement religieux et politique qui leur servît à effacer des esprits les souvenirs de la réforme et ceux de la nationalité bohême que la guerre des Hussites tendait à reconstituer. La population bohême professait une sorte de culte pour la mémoire de Jean Huss, héros et martyr de la réforme. Pour détrôner Jean Huss, ils jugèrent qu’il valait mieux élever autel contre autel que de décrier purement et simplement la victime du concile de Constance. À cet effet, ils avisèrent que le nom de Jean serait bon à conserver… cui nomen erat Joannes. Ils imaginèrent donc une légende, fondée en partie sur la tradition du supplice d’un prêtre que le roi Venceslas avait jadis fait jeter dans la Moldau. Ce prêtre n’avait été qu’un brouillon politique, ils en firent un martyr, disant que Venceslas l’avait fait périr parce que le saint homme avait refusé de dévoiler le secret de la confession de la reine. Ils montrèrent la place d’où on l’avait précipité du pont dans la rivière. Ils apitoyèrent les femmes et, par elles, les hommes sur sa discrétion et sa vertu. Cette histoire, enseignée du haut de toutes les chaires, proclamée au milieu de fêtes d’une grande magnificence, gravée dans le souvenir à l’aide d’un luxe incroyable de statues et d’images, eut bientôt pris de la consistance parmi des paysans faciles à persuader et ignorans. Les nobles, plus clairvoyans, étaient contenus par la menace et par l’étroite surveillance que le catholicisme rend aisée. Saint Jean Népomucène ainsi historié était, en somme, un saint plus merveilleux que Jean Huss, et il l’emporta sur lui. Son triomphe consacra celui du catholicisme et de l’empereur et fit la fortune des jésuites.
À tout prendre, cette légende est aussi bien trouvée que celle de Romulus et de Remus avec leur louve, et que toutes celles dont on a repu, dans le passé, l’imagination populaire. Il y a deux ou trois mille ans, quand l’immense majorité des populations était nécessairement vouée à l’ignorance et la superstition, de pareils procédés de gouvernement politique et religieux pouvaient être légitimes. Il faut prendre les peuples par où ils donnent prise, tout comme on saisit un vase par les anses. Mais de nos jours, depuis l’invention de l’imprimerie, depuis que la lumière fut, ainsi qu’on l’a gravé sur la statue de Guttenberg, depuis que le christianisme a mis la raison à une diète où elle s’est fortifiée, de pareils moyens sont réprouvés et ne sauraient avoir qu’un succès passager. Les jésuites, en cette circonstance, ont péché par où ils s’abusèrent souvent et par où ils ont péri. Cet ordre, éminent cependant par son intelligence, n’a jamais eu conscience des modifications qui devaient s’introduire dans les méthodes de gouvernement par l’effet des changemens introduits dans la condition intellectuelle et matérielle des peuples, à la faveur même du christianisme. Ils n’ont jamais paru soupçonner le relief que le dogme chrétien donnait au libre arbitre et à la dignité de l’homme. Complices et peut-être instigateurs d’une erreur à laquelle, en ces derniers siècles, la hiérarchie catholique a semblé souvent s’abandonner presque tout entière, ils n’ont jamais aperçu du dogme chrétien que l’influence acquise sous ses auspices au principe d’autorité, influence immense et salutaire, qu’on ne saurait pourtant séparer de l’essor par lui imprimé à la personnalité humaine, au principe de la liberté ; ils ne distinguèrent dans le christianisme qu’une loi de soumission ; ils voulurent de la foi faire la prostration de l’ame, de l’humilité l’humiliation. Une fois hors de la voie, l’orgueil et l’ambition s’en mêlèrent. Ils prirent l’espèce humaine en mépris ; ils eurent la pensée qu’on pouvait la conduire comme les enfans par des mensonges et la tenir en laisse comme un esclave, qu’on le devait peut-être pour son bonheur, car la vanité se fait sérieusement des illusions semblables. Ligués avec les cours, ils donnèrent une interprétation monstrueuse du rendez à César, en supprimant le rendez à Dieu, ajouté par le divin maître. On sait la fin. Malgré une capacité incontestable, ils sont tombés dans le gouffre que la Providence vengeresse tient constamment ouvert sous les pas des orgueilleux et des ambitieux. Grande leçon qu’il n’est pas hors de propos de rappeler aux hommes du XIXe siècle !
Peu de villes offrent autant de souvenirs de la France et particulièrement de la royauté française. Je ne rappellerai pas ici Chevert, ni le maréchal de Belle-Isle, avec sa retraite justement comparée à celle des dix mille, c’est à la royauté que je pense ici. Sur ce sol monarchique, c’est vers elle naturellement que se porte la pensée. Prague dut sa splendeur à Charles IV, dont tout ici, les monumens et les hommes, répètent la louange, et Charles IV était le fils d’un roi, noble allié de la France, qui se fit tuer pour elle dans la lamentable bataille de Crécy. Ce magnifique palais, l’antique Hradschin, qui se déploie au sommet de la colline, dominant la ville et la riante vallée de la Moldau, a été l’asile et la cour de Charles X. Là, pauvrement reléguée au deuxième étage et réduite à s’éloigner quand l’empereur d’Autriche venait visiter cette capitale, la branche aînée a tristement végété, entourée de la respectueuse pitié qu’excitent d’aussi grandes infortunes chez les populations disposées à vénérer les oints du Seigneur, mais escortée aussi des misérables intrigues qui avaient tant contribué à la précipiter de toute la hauteur d’une légitimité de huit siècles. Vous sortez de ce palais, saisi de l’abaissement où, par leurs fautes et pour l’exemple de tous les souverains, ont été réduits les fils et les héritiers de Hugues Capet, de saint Louis, d’Henri IV, et vous entrez dans l’église métropolitaine de Saint-Guy. Vous y apercevez, dans un coin, un autel modeste restauré par la duchesse d’Angoulême, ainsi que le consacre une inscription latine. Sortez de la cathédrale et continuez à gravir la colline, vous rencontrez le Strahow, couvent des Prémontrés. Pendant que vous en admirerez la bibliothèque, que vantent les habitans de Prague, le frère bibliothécaire vous fera remarquer, au milieu de l’une des salles, un autre souvenir d’une autre dynastie jetée à bas de ce beau trône de France : ce sont les livres offerts par l’impératrice Marie-Louise, la fille des antiques Césars de l’Allemagne, l’épouse du puissant César des Gaules à qui l’on appliquait le mot de la Bible sur un autre conquérant : « La terre se tut devant lui. » Singulier hasard ! l’une des pièces principales de ce cadeau de l’archiduchesse Marie-Louise, c’est la collection des Liliacées de Redouté ; ce sont les lis qui devaient bientôt remplacer les aigles, les lis, emblème de la dynastie qui devait lui ravir à elle-même la couronne. Mais au moins Marie-Louise a été traitée comme la fille de la maison. Sur le casier qui abrite ses livres elle reste l’impératrice des Français ; et la duchesse d’Angoulême, sur l’autel réparé par ses soins, n’a point de nom qui lui soit propre, point de titre pour son époux. Elle est qualifiée seulement de Marie-Thérèse, fille de Louis XVI ; soit que la princesse, en relevant cet autel, ait uniquement voulu le consacrer à la mémoire de son père, et se faire une place où elle pût venir verser ses intarissables larmes, soit que le gouvernement autrichien, circonspect envers la révolution de juillet et la dynastie nouvelle, n’ait point permis qu’un de ses temples offrît aux regards une inscription plus conforme aux prétentions de la famille déchue ou même à ses regrets.
La Bohême a encore d’autres liens avec la royauté française. Par un concours de circonstances bizarres, l’évangile, ou plutôt le livre réputé tel, sur lequel nos rois prêtaient serment à Reims, venait de la Bohême. C’était un manuscrit tracé par un saint bohême, saint Procope, abbé du monastère de Sasarva (cercle de Kaurzim), vers l’an 1010 ou 1040. Le saint abbé avait passé une partie de sa vie à copier ces feuillets. Quelques siècles plus tard, en 1395, l’empereur Charles IV, fondant le couvent d’Émmaüs, à Prague, ne trouva rien de mieux, pour illustrer sa fondation qu’il plaçait sous l’invocation de saint Jérôme, que de lui faire don de cette relique. Un moine du nouveau couvent, qui avait une belle main, ajouta au manuscrit de nouvelles pages. Le livre, ainsi grossi, fut relié en or, orné de pierreries, revêtu de pieux restes des plus grands saints. Transporté hors de Prague, pendant les guerres qui dévastèrent la Bohême, à l’époque des Hussites et au temps de Gustave-Adolphe, le riche manuscrit tomba au pouvoir des Turcs, qui, le trouvant de bonne prise et le regardant comme un joyau, l’emportèrent à Constantinople. Là il fut signalé au cardinal de Lorraine comme un livre saint en captivité. Le cardinal, dans un mouvement de piété, le fit racheter et l’offrit à la cathédrale de Reims, où il fut accepté comme un évangile orthodoxe, et appelé, comme tel, à jouer le premier rôle dans la plus éclatante et la plus imposante des cérémonies de la monarchie française. Quelques lettrés le disaient grec, d’autres le tenaient pour arménien. En 1717, Pierre-le-Grand, passant à Reims, voulut voir ce texte sacré ; il reconnut qu’il était en langue slave. Le magnifique volume n’en figura pas moins comme un évangile au sacre de Louis XVI. Au plus fort du vandalisme révolutionnaire, messieurs du culte de la raison le dépouillèrent de sa splendide reliure. L’auguste parchemin fut jeté au grenier et même égaré pour quelque temps. Au consulat, il passa dans la bibliothèque de la ville de Reims. Depuis lors, il a été examiné, et le résultat de cette sorte d’autopsie, a été qu’en effet c’était un livre religieux, écrit de la page 1 à la page 36 d’une première main, celle de saint Procope, en caractère cyrillien de la langue slave, et de la page 36 à la page 94 de la main du moine resté inconnu du couvent d’Emmaüs, en caractère glagolite, ce qui sent l’hétérodoxie, car l’alphabet glagolite avait la préférence des fidèles du rit grec, qui affectaient de s’en servir, par opposition à l’église romaine. Il contient des homélies et des versets de l’Évangile[14].
Il est naturel ici de s’entretenir de la royauté. L’atmosphère qu’on respire est royaliste. Quand les nobles Hongrois s’écrièrent, à l’aspect de Marie-Thérèse : Moriamur pro rege nostro, ils exprimèrent un sentiment qui est au fond du cœur de tous les sujets allemands de l’empire d’Autriche. C’est ainsi qu’ils entendent le patriotisme, c’est ainsi qu’ils le définissent. Il y a quelques jours, pendant que j’étais à Carlsbad, l’archiduc François-Charles, héritier du trône, y passa quarante-huit heures. Mon hôtesse, me demandant la permission d’illuminer ma fenêtre, me dit ingénuement : « Toute la ville sera illuminée ce soir en l’honneur du prince, » et elle ajouta, avec une expression de bonheur : « C’est du patriotisme. » À propos des fêtes données à l’archiduc, ce mot de patriotisme me revint trois ou quatre fois. J’en fus surpris d’abord. C’est, en effet, étrange pour un Français ; la notion que nous nous sommes faite du patriotisme depuis cinquante ans, est toute au rebours de celle-là. Chez nous le patriote à trente-six carats tient le gouvernement pour un ulcère et le roi pour un ennemi naturel. Il répète volontiers le mot de Grégoire, que l’histoire des rois est le martyrologe des nations. Un hommage rendu à la royauté est réputé une bassesse. Tous tant que nous sommes en France, nous partageons jusqu’à un certain point ces idées. Nos voisins du midi, qui sont entrés à notre suite dans la lice de la politique moderne, les Espagnols, nos élèves, qui ont l’air de vouloir en cela devenir nos maîtres, qualifient expressément de serviles les partisans du pouvoir royal. C’est que nous avons cessé d’être monarchiques. Je n’examine pas si c’est une transformation passagère ou une métamorphose définitive ; je me borne à constater le fait. Les Autrichiens, au contraire, sont restés monarchiques jusqu’à la moelle des os.
Dans les sociétés profondément monarchiques, la grammaire politique sanctionne le sens donné au mot patriotisme par les habitans de Carlsbad. L’amour du souverain se confond alors avec l’amour de la patrie. Le prince est la patrie personnifiée. Le prince représentant la patrie, l’amour du prince est une vertu. Chaque système de gouvernement a ses conventions. Le gouvernement véritablement monarchique repose sur celle-ci, que le prince est l’image vivante de la patrie. À ce titre, ses droits sont étendus, mais ses devoirs sont . immenses. C’est ainsi que le comprit Louis XIV, lorsqu’il prononça ces paroles célèbres : L’état, c’est moi. Les magistrats de la chambre des requêtes et autres voulaient que l’état ce fût eux. Le jeune roi, qui n’entendait pas abdiquer au profit des parlementaires, retira vivement à lui les rênes du gouvernement qu’on voulait lui enlever, et ce fut heureux pour la France. Sans cela, au lieu de cet admirable siècle de Louis XIV, le plus glorieux de nos annales, nous aurions eu une queue de la fronde indéfiniment prolongée. L’opinion que ces paroles de Louis XIV étaient le manifeste du despotisme le plus effréné, ne s’est accréditée que par une confusion de langage. Elles durent paraître au contraire parfaitement naturelles à cette époque, parce qu’elles exprimaient une des maximes fondamentales du régime monarchique, qui n’était alors contesté par personne. L’esprit de nos aïeux, c’était alors le temps de Pascal, de Bossuet, de Corneille et de Racine, n’en fut aucunement révolté, parce qu’ils étaient monarchiques, c’est-à-dire qu’ils considéraient le roi comme personnifiant en lui la patrie, comme étant le symbole animé des droits et des devoirs de chacun. Voilà ce qu’ils aimaient, ce qu’ils honoraient dans le roi, ce qui les rendait empressés à rechercher en lui les moindres germes de vertu pour les développer, pour les recommander à l’affection et à la reconnaissance des populations. C’était une fiction, soit ; mais chaque régime a les siennes. La république a celle de la souveraineté populaire, à laquelle on croit sans bien savoir où elle réside, et devant laquelle on se prosterne sans jamais la voir.
Puisque je suis à cette rectification d’un mot historique, de la réhabilitation duquel je n’entends d’ailleurs tirer ici aucune conséquence, je la compléterai par des paroles de Napoléon.
Napoléon qui, au milieu de l’engouement universel du siècle pour les idées directement ou indirectement révolutionnaires, eut le mérite de dégager de tout alliage les idées de gouvernement, Napoléon, qui aurait eu la gloire de clore l’abîme des bouleversemens et de réaliser une œuvre tout entière à accomplir aujourd’hui encore, celle de relever le principe d’autorité, s’il n’eût été entraîné par les nécessités de la guerre, Napoléon envoya d’Espagne au Moniteur un article où il exposait, en termes moins sommaires et plus explicites, une théorie qui est au fond la même que celle de Louis XIV et de mon hôtesse de Carlsbad. Cet article, provoqué par des paroles échappées à Joséphine dans une réception officielle des membres du corps législatif, commençait en ces termes :
« Plusieurs de nos journaux ont imprimé que sa majesté l’impératrice, dans sa réponse à la députation du corps législatif, avait dit qu’elle était bien aise de voir que le premier sentiment de l’empereur avait été pour le corps législatif, qui représente la nation.
« Sa majesté l’impératrice n’a point dit cela. Elle connaît trop bien nos constitutions. Elle sait bien que le premier représentant de la nation, c’est l’empereur, car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation. »
Voici quelques-unes des paroles par lesquelles Napoléon motivait cette assertion :
« La convention, même l’assemblée législative, ont été représentans. Telles étaient nos constitutions alors. Aussi le président disputa-t-il le fauteuil au roi, se fondant sur le principe que le président de l’assemblée de la nation était avant les autorités de la nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exagération d’idées. Ce serait une prétention chimérique et même criminelle que de vouloir représenter la nation avant l’empereur. »
Et il concluait en ces termes, que maint pessimiste pourra qualifier de prophétiques :
« Tout rentrerait dans le désordre si d’autres idées constitutionnelles venaient pervertir les idées de nos constitutions monarchiques[15]. »
Au fait, étant donné le système monarchique, la formule de Napoléon, de Louis XIV et des bourgeois de Carlsbad est d’une exactitude mathématique.
- ↑ C’est du calcaire de Kelheim, blanc et à grain fin, semblable aux pierres lithographiques, qui abondent, comme on sait, en Bavière.
- ↑ Sur une moindre échelle, M. de Hardenberg, qui depuis s’est signalé en qualité de premier ministre de Prusse, fit un peu plus tard, dans le gouvernement de la Franconie, des réformes libérales semblables à celles de Joseph II. Il y mit plus de mesure et de prudence, et il eut plus de succès. Il agissait pareillement sous l’influence des idées françaises.
- ↑ Suivant une autre tradition moins mythologique, Charles IV chassant un cerf, un des chiens de la meute tomba dans la source, dont la température est très élevée (75 degrés centigrades) et poussa des cris qui attirèrent l’attention des gens de l’empereur, et firent reconnaître le Sprudel.
- ↑ Cela ne veut pas dire que le père soit forcé de la léguer à un seul de ses enfans, au détriment des autres. Cette restriction relative à l’exploitation n’a aucun rapport avec le partage de la fortune paternelle.
- ↑ Dans quelques localités, et notamment dans les environs de Paris, on en est venu à ce point, non seulement que la culture à la charrue est abandonnée, et qu’il faut, comme il y a trois mille ans, cultiver à bras, mais aussi que la propriété ne peut plus supporter les moindres opérations légales. Il y a bon nombre de parcelles qui ne valent pas la peine de passer un acte, et dont, par conséquent, la propriété a cessé de se constater légalement. Il y a des parcelles imposées à 5 centimes, il y en a qui le sont à moins encore. On en trouve dont le revenu est moindre que le coût d’un avertissement du percepteur des contributions. Une parcelle taxée à 5 centimes vaut 15 à 20 francs. Or, dans l’état actuel des choses, pour opérer la purge, même incomplète, qui peut s’effectuer sous notre régime hypothécaire, les frais s’élèvent à 80 francs environ ; de sorte que, pour s’assurer, même imparfaitement, la propriété d’une de ces parcelles, il faut encourir accessoirement une dépense quadruple de ce qu’elle vaut. Ceci explique pourquoi il se reconstitue si peu, je ne dis pas de grandes, mais de moyennes propriétés, d’une dimension suffisante pour que l’on y applique les bonnes méthodes agricoles.
D’après un travail inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1836, sur l’état de la propriété en France, M. Léon Faucher a cité la commune d’Argenteuil, près de Paris, où il existe des parcelles de la contenance d’un demi-are, d’un quart d’are (2 mètres 50 centimètres sur 10 mètres), c’est-à-dire de la grandeur d’une chambre, et dont le revenu est de 9 centimes, 6 centimes, 5 centimes, ce qui suppose un impôt d’un centime. On voit souvent, sur les affiches de vente, autour de Paris et dans les départemens, des parcelles dont la mise à prix est de 6 fr., 8 fr., 10 fr., et les frais indispensables, pour que l’acquisition soit régulière, sont de 110 fr. environ, y compris, je le répète, 80 fr. de purge hypothécaire.
- ↑ Notamment à l’égard de la viande.
- ↑ Tout récemment, M. Villemain vient de mettre le comble à la réforme de l’enseignement médical en décidant que le service des hôpitaux, en qualité d’interne ou d’externe serait une condition de rigueur pour le doctorat.
- ↑ Voici le tableau des élèves nouveaux et des docteurs reçus, année par année, de 1830 à 1840 :
ÉLÈVES NOUVEAUX. DOCTEURS REÇUS. Années. Élèves. Années Docteurs. 1830-31 — 664 — — 1830-31 — 302 1831-31 — 660 — — 1831-32 — 300 1832-33 — 790 — — 1832-33 — 282 1833-34 — 907 — — 1833-34 — 359 1834-35 — 913 — — 1834-35 — 387 1835-36 — 776 — — 1835-36 — 382 1836-37 — 548 — — 1836-37 — 383 1837-38 — 345 — — 1837-38 — 481 1838-39 — 293 — — 1838-39 — 376 1839-40 — 266 — — 1839-40 — 431 1840-41 — 259 — — 1840-41 — 383 1841-42 — 203 — — 1841-42 — 280 Le cours d’études se composant de quatre années, la population scolaire de la faculté de médecine de Paris était, en 1836, d’environ 3,400 ou 3,500 élèves ; En novembre 1840, on n’a inscrit que 918 élèves. L’année suivante, il n’y en avait plus que 6 à 700.
Si, en 1840, le chiffre des docteurs reçus a été encore de 383, c’est que les réceptions portaient sur les élèves de 1835 et de 1836 ; mais, dès 1841, la diminution du nombre des docteurs a été sensible, et on pense qu’en 1842 il n’y en aura que 150 environ. À Montpellier et à Strasbourg, la diminution a été plus considérable qu’à Paris. En 1840, Montpellier ne comptait en tout que 293 élèves, au lieu de 1,000 à 1,200, et Strasbourg n’en avait que 96.
Dans les 20 écoles secondaires, le chiffre est inférieur à ce qu’il était autrefois. Cependant la diminution a été moins forte que dans les facultés, toute proportion gardée.
Ces résultats assurent un brillant avenir à la profession médicale. Les médecins seront plus instruits, plus honorés et mieux rétribués.
- ↑ Le tableau ci-joint montre pour la faculté de droit de Paris depuis 1830 : 1o le nombre des inscriptions prises dans le premier trimestre de chaque année scolaire par tous les étudians sans distinction, ce qui représente à peu près le nombre total des étudians ; 2o le nombre des étudians de première année ; 3o le nombre des licenciés reçus, et par conséquent celui des avocats nouveaux.
Mouvement de la population scolaire de la faculté de droit de Paris.
ANNÉES. NOMBRE TOTAL
des inscriptions du
premier trimestre.NOMBRE
des étudians de
première année.NOMBRE
des licenciés
reçus.1830-31 — 2,456 – » — 456 1830-31 — 2,456 – » — 456 1831-32 — 2,621 – » — 310 1832-33 — 2,732 – » — 528 1833-34 — 3,286 – » — 470 1834-35 — 3,419 – » — 562 1835-36 — 3,454 – » — 651 1836-37 — 3,278 – » — 662 1837-38 — 3,162 – 1,052 — 619 1838-39 — 3,154 – 1,084 — 569 1839-40 — 3,143 – 1,071 — 609 1840-41 — 3,072 – 1,069 — 554 La permanence du nombre des élèves de première année est remarquable.
- ↑ Depuis que ce qui précède est écrit, et tout récemment, à la fin de novembre 1841, M. Villemain a pris des mesures dont l’effet devra être de convertir une partie des colléges communaux en colléges industriels. Si on tient la main à l’exécution de cette ordonnance, si par des encouragemens suffisans et distribués à propos on engage les villes à opérer cette utile transformation, ce sera un service signalé rendu à l’industrie nationale et à la patrie tout entière.
- ↑ Il est terminé aujourd’hui.
- ↑ Il y a peu de semaines, à la fin de décembre 1841, le gouvernement autrichien s’est chargé d’établir à ses frais le chemin de fer de Vienne à Dresde, et celui de Vienne à Trieste. Ainsi va être opérée la jonction de la Méditerranée à la mer du Nord entre Trieste et Hambourg. Quelle faute commettrait la France si elle n’établissait sur son territoire la double jonction entre les deux mêmes mers de Marseille à Calais et au Havre d’un côté par Paris, de Marseille à Rotterdam de l’autre.
- ↑ Ce pont est exécuté par une compagnie. Le comte Joseph Thun, d’une des plus nobles familles de l’empire, et l’un des intéressés à cette entreprise, s’adonne à la surveillance des travaux avec un zèle admirable. Il paie de sa personne à tout instant. Je le trouvai qui assistait à l’épreuve des chainons. En citant cet exemple je n’ai pour but seulement de rendre hommage à un remarquable témoignage de sollicitude pour une œuvre d’intérêt public. Je tiens surtout à signaler, à propos de cet acte isolé, l’ardeur avec laquelle la noblesse bohême se livre aux améliorations de tout genre. Non pas nominalement, mais effectivement, par son intervention personnelle et par ses capitaux, elle est à la tête de tous les perfectionnemens scientifiques et industriels, je devrais dire aussi sociaux, car la grande majorité des seigneurs boêmes est favorable au rachat des corvées moyennant des conditions fort peu onéreuses pour le paysan. Par une conduite pareille, la noblesse bohême fait preuve à la fois d’humanité, de patriotisme et d’habileté ; c’est par de tels efforts, en effet, qu’on peut justifier sa prééminence et la conserver.
- ↑ L’ancienne langue de l’église slave avait deux alphabets différens, le cyrillien et le glagolite. On ne sait lequel des deux est le plus ancien. Il est vraisemblable que les apôtres slaves, Cyrille et Méthode, qui moururent à la fin du IXe siècle, furent les inventeurs du caractère cyrillien, qu’ils avaient trouvé l’alphabet glagolite usité parmi leurs catéchumènes, et qu’ils le transformèrent en y ajoutant des caractères imités du grec.
- ↑ Je crois devoir reproduire ici un passage du célèbre écrit de Sieyes, Qu’est-ce que le tiers-état ? où le grand publiciste de 89 exprime à peu près la même pensée que Napoléon :
« On dit en Angleterre que la chambre des communes représente la nation. Cela n’est pas exact. Peut-être l’ai-je déjà remarqué : en ce cas, je répète, que si les communes seules représentaient toute la volonté nationale, elles formeraient seules tout le corps législatif. La constitution ayant décidé qu’elles n’en étaient qu’une partie sur trois, il faut bien que le roi et les lords soient regardés comme des représentans de la nation. » (Qu’est-ce que le tiers-état ? chapitre V.)