Sur mon chemin/Livre II/Article 7

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Ernest Flammarion (p. 126-132).

KRASNOÏÉ-SÉLO


Krasnoïe-Sélo, 25 août.

Sous le ciel bas, et gris, et froid, et compact de nuages qui, tout à l’heure, crèveront, dans la plaine immense et boueuse que bornent des bois sombres, s’érigent des estrades géantes pouvant porter un peuple. Elles se décorent des couleurs de France, elles dressent aux quatre coins de leur quadrilatère des mâts où tombent, droites et sans un frisson, de hautes bannières tricolores que la brise n’agite point. Au centre, sur un tertre, une tente et le drapeau de l’empereur.

Dans les lointains, aux horizons brumeux, des points blancs, qui sont les toiles des campements, tirent seuls le regard dans ce paysage de bitume et de terre de Sienne. Cela a son caractère intense et sa beauté sombre. Cela fait contraste avec les paysages de lumière de Longchamps. Où donc le soleil de gloire des Quatorze-Juillet, se brisant et se reflétant à l’or des galons, aux chamarrures des uniformes ? Il n’y a là ni soleil, ni galons, ni chamarrures. Rappelez-vous nos fantassins tricolores avec leurs capotes bleues, leurs pantalons rouges et leurs guêtres blanches. Ceux-ci sont noirs et font sur la plaine des taches noires. Et le soleil, y en eût-il, n’éclaterait pas à l’acier des cuirasses, car les cuirassiers n’en ont point.

Nous sommes au centre d’un cercle immense dont quarante mille hommes tracent la circonférence. Et voilà que cette circonférence se meut, et le cercle semble se mouvoir avec lui. La ligne noire des hommes, dans une courbe parfaite, glisse de notre droite à notre gauche, se déplace en face, sur le côté et derrière. Nous sommes au centre d’une plaque tournante, et cela donne un peu le vertige.

Et puis l’arc que nous avons devant nous se brise et donne naissance à de soudaines figures géométriques qui s’isolent ou se fondent entre elles : des carrés, des losanges, des quadrilatères, qui s’allongent, puisse rétrécissent, pour venir se mêler et se masser à notre gauche. Tout cela se rapproche : on perçoit les jambes trottantes des chevaux par milliers. Les musiques des régiments viennent à nous, précédées des petits disques blancs des tambours. La Marseillaise prend son vol sur la plaine. Le défilé commence.

Devant la tente de l’empereur, au sommet du tertre, droit et haut sur l’horizon, détachant sa silhouette noire sur le blanc laiteux du ciel, le président de la République française voit venir à lui l’armée russe. Son geste salue les étendards qui passent à ses pieds, les drapeaux des régiments écarlates et dorés et les aigles, les aigles d’argent isolées au bout des hampes, telles des enseignes byzantines.

Quand ils passent, les soldats jettent au tsar leur morituri te salutant ! un hourra guttural et sauvage qui promet tous les dévouements : « Nous tâcherons de t’être utiles ! » et le tsar répond : « Merci, frères ! » le tsar, fine statue équestre, immobile devant le groupe des états-majors immobiles.

Le fleuve des régiments coule toujours à nos pieds, d’un cours régulier et large. Leurs vagues montent en cadence, aux rythmes doux des fifres et des tambours. Cette musique grêle rend alertes les soldats : le son des flûtes semble leur promettre des étapes joyeuses et fait diversion à l’orchestration des cuivres. Ceux-ci repartent, éclatants, ressaisissent les troupes, nous créent une atmosphère de guerre et de victoires. Nous entendons des airs qui retentirent sur d’autres champs : Sambre-et-Meuse.

Voici les régiments de la garde, ceux des chasseurs et ceux des grenadiers, voici les bonnets ronds et noirs, les tuniques sombres, les torses fameux où s’enroule la capote grise du régiment Moskovsky. Voici l’alignement rouge que font les épaulettes du 1er bataillon de l’empereur et l’alignement jaune que font aux uniformes noirs les épaulettes du 4e bataillon, de la Famille. Et toute l’infanterie défile, jetant son cri vers le tsar, inclinant ses aigles devant l’Hôte, rapide et quelque peu méprisant la rectitude des lignes, accusant parfois des courbes que nos revues ne connaissent point. Son pas est presque un pas de danse, et les officiers précèdent les bataillons, le sabre vers la terre au gré du bras qui se balance.

La cavalerie, la première du monde. Au son des trompettes, elle arrive. Les chevaux ont leur uniforme. Ils ont une robe unique. Des escadrons entiers montent des chevaux qu’aucune tache, qu’aucune teinte ne différencie ni ne distingue. Voici les noirs, trapus et forts. Voici les bruns, d’une finesse merveilleuse. Et les pommelés. Voici les chevaux immaculés des hussards rouges de l’empereur. Passent les régiments des chevaliers gardes avec leurs petites galettes blanches sur la tête, au trot de leurs chevaux, qui encensent. Et le régiment des cuirassiers de l’impératrice Marie Feodorovna, agiles et la poitrine nue de la cuirasse de parade.

Enfin, les cosaques, à la barbe farouche, aux bonnets d’astrakan, à la lance rouge ou bleue qui menace, penchés sur l’encolure des bêtes, dressés sur les étriers, prêts à tous les galops.

Des tribunes, on regarde sans un cri, sans une acclamation, sans un applaudissement, selon la coutume. Sous la tente diplomatique, les dames, en toilettes claires, babillent et potinent, un peu lasses du spectacle. Elles regardent le président au-dessus de l’empereur, au côté de l’impératrice, le président, qui n’a point détaché ses yeux de ces quarante mille hommes qui se meuvent dans la plaine et défilent en l’honneur de la France et pour lui. Elles parlent du rôle de gloire qui lui est momentanément dévolu et lui accordent qu’il le tient en toute dignité.

— En toute grâce, ajouta même une dame russe.

Une autre, une Française voulut faire une réserve.

— C’est vraiment malheureux qu’il ait fait, à son arrivée, cet accroc au protocole.

— Et lequel ? interroge-t-on.

— Comment ? vous ne savez pas ? Il a conservé son pardessus, ma chère. C’est énorme ici. On ne doit jamais conserver son pardessus dans une cérémonie officielle, et vous avez bien vu qu’à Peterhof, lors du débarquement, tous les officiers supérieurs avaient renvoyé leurs capotes dans leurs voitures. Or il s’est présenté au tsar en pardessus ! Il a passé la petite revue de Peterhof en pardessus ! On ne parle que de cela à la cour.

Une grande dame intervint :

— Je vous assure qu’on ne s’en entretient même pas. On n’ignore pas à la cour de Russie que le protocole permet le pardessus en France.

— Tout ceci ne serait pas arrivé, conclut la première grande dame, s’il avait eu un costume.

Et tout le monde est d’accord pour constater l’immense succès du président auprès du peuple et de l’aristocratie.

— C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas embrassé la croix à Saint-Isaac ! Ah ! s’il avait embrassé la croix ! Et puis que ne s’est-il agenouillé au tombeau de Pierre le Grand ? Ainsi font les visiteurs illustres quand ils viennent à Saints-Pierre-et-Paul.

Mais les potins s’interrompent. L’attention est de nouveau attirée sur le champ de manœuvres. Un cavalier s’avance à la tête du régiment de lanciers de Sa Majesté l’impératrice Alexandra Féodorovna. Le ruban bleu de Saint-André barre sa poitrine. Il caracole et brandit son sabre. Il crie un commandement, que répètent les officiers. Ce jeune homme, très pâle, à la barbe en pointe et à la moustache très noire, est le prince Louis-Napoléon, qui salue le tsar et Félix Faure. À son commandement, les lanciers se sont ébranlés. Ils prennent le galop de camp, arrivent et disparaissent.

Le président de la République française, passant en revue l’armée russe, vient de recevoir le salut du petit-neveu de Napoléon Ier, colonel des lanciers de la tsarine. Ainsi va l’histoire.

Ce fut, à la fin, les acclamations infinies de toute la promotion des jeunes officiers. « Vive la France ! Vive Félix Faure ! » L’empereur et le président montent dans le même landau, qui glisse vers l’arc de triomphe de sortie, entre a double haie des officiers, qui jettent un dernier, salut ami.

C’est le retour. Ce sont les troïkas et encore les petits chariots bas sur les roulettes, vieux de mille ans ; c’est la boue, l’affreuse boue, que les roues trop rapides vous jettent à la face. Ce son les moujiks, c’est le peuple des campagnes, sortant des isbas et qui vous contemple, et qui ne dit rien ; c’est le chemin de fer, c’est la gare de la Baltique, c’est Saint-Pétersbourg et c’est l’isvostchik, qui vous demande une quantité de roubles invraisemblable pour vous conduire à la Perspective.